L'histoire
Konstance, 14 ans vit sur un vaisseau spatial commandé par une intelligence artificielle, en 2100. Anna vivait en 1453, brodeuse à Constantinople qui est en train de chuter, reprise par les ottomans et initiée à la lecture par un vile homme. A la même époque, une jeune berger bulgare Omeirn très pauvre est enrôlé dans l'armée ottomane. De nos jours Zeno dans l'Idaho, ancien soldat, se prend de passion pour la littérature antique. Seymour, un orphelin pauvre qui a pour ami une chouette se désespère de la mort de celle-ci, mais finit par apaiser sa violence dans la poésie. Enfin Aeton personnage grec ami de l'écrivain voyageur Antoine Diogène (332 avant JC) découvre un manuscrit caché attribué à l'écrivain. Tous ces personnages sont à la recherche de la traduction et des indications du livre de Diogène « la Cité des Anges et des Oiseaux », sorte de paradis sur terre ou ailleurs. Ils y passent leur vie, au détriment de vivre la leur, dans un puzzle magnifique et magistralement orchestré par l'auteur.
Mon avis
Comment qualifier ce roman de 700 pages qui mêlent le passé antique, le début de l'Empire Ottoman, le présent et un futur et 4 voix distinctes et les personnages secondaires qui sont des amis ? Est-ce un roman onirique, d'anticipation, d'histoire, de quête personnelle de son destin ? Un peu de tout cela, magnifiquement écrit par Doerr, un écrivain inclassable. Et quelle est donc cette Cité des Anges et des Oiseaux pour laquelle les héros se battent. Il faut comprendre le texte transmis par Aeton et découvert assez facilement par Diogène qui obtient d'autres informations sur cet homme, un personnage ambigu, sorte de demi dieu grâce à ses pouvoirs de transformations. Les tablettes gravées en ancien grec « La cité des Anges et des Oiseaux » est pourtant un manuscrit mythique. L’écrivain Antoine Diogène a suivi Alexandre le Grand dans ses conquêtes dont il relate les faits et recuille aussi les mythes des contrées conquises. Ces œuvres sont regroupées dans un codex conservé à la BNF.
Y a-t-il des erreurs de traduction ? Et surtout où se situe cette cité de paix absolue ? C'est à cette question que tentent de répondre les personnages mais aussi de l'interpréter à travers d'autres écrits de Diogène. Ces héros qui ne se connaissent pas, puisqu'ils vivent dans des époques et des lieux différents mais leurs histoires personnelles ont quelques choses de commun. Omein ce jeune homme très pauvre, enrôlé de force dans l'armée ottomane, est aidé par un gradé érudit qui en fera son fils adoptif. Anna brideuse avec sa sieur vit chichement dans une chambre à Constantinople et est la pire brodeuse de la ville, elle se pique régulièrement avec l'aiguille mais son intelligence et son amour des livres la laisse indifférente à la conquête ottomane qui saccage la ville. Zeno lui, est un émigré quia subi les moqueries des gamins de l'école et à fait l'armée, un homme solitaire qui sauvera Seymour d'un acte terroriste raté et le prendra sous son aile alors qu'il est devenu un vieil homme.
Nous notons que tous ces personnages ont les mêmes parentés : la pauvreté, un guide spirituel ou amical, et une passion infinie pour les livres. Car c'est un véritable hommage à la littérature et à son pouvoir rédempteur, son capacité à nous émerveiller et à chercher qui est au centre de ce roman si original des Doerr. Certes les premiers chapitres sont un peu fastidieux car ils préparent les aventures de nos 5 personnages, leur quête et leur parcours de vie. Ce n'est pas un hasard si tout tourne autour de Constantinople dont la fabuleuse librairie a brûlé dans le siège de ottomans. Konstance en a le prénom, Zeno est émigré turc, Anna y vit, Omein y est amené et Seymour est ne sait pas que son père inconnu était stambouliote.
Mais Boerr qui met en place un véritable puzzle littéraire, par sa forme, en alternant les voix et les époques est aussi un écologiste. L'amour de la nature est présente chez tous les personnages, et rêvée par Konstance, puisqu'en 2100 la vie sur notre terre n'est plus possible, peut-être le personnage le plus audacieux du livre.
Et le style à la fois simple mais avec des jolies pages de pure poésie, une part d'onirisme qui habite chaque personnage dans sa différence, là aussi une ode aux humains humbles et peu gâtés par la vie qui trouvent leur échappatoire dans cette quête de la fantasmagorique Cité des Anges. Tous nos héros ont chacun des difficultés de vie : homosexualité tacite de Zeno, handicap d'Omeir, violence de Seymour, isolement de Konstance, le deuil d'Anna. Mais Doerr ne juge pas ses héros. Ils leur offre à chacun une rédemption, un apaisement, un guide physique ou spirituel. Une œuvre brillante comme vous n'en n'avez jamais lu, qui repasse l’histoire à l'aube des mythes que l'on transmet, et des livre que seul l'Humain sait conserver et passer à d'autres. Un livre qui restera dans ma bibliothèque mais que j'offrirais mes proches, tant il est intense et magnifique.
Extraits :
Dans l'esprit de Seymour, c'est comme si un mécanisme s'était grippé : il ne voit plus dans la planète qu'un processus d'agonie, et les gens qui l'entourent sont tous complices du meurtre. Les occupants d'Eden's Gate remplissent leurs poubelles de déchets, roulent en SUV entre leurs deux résidences et écoutent de la musique dans leur jardin sur des enceintes Bluetooth tout en se répétant qu'ils sont des gens bien, des personnes honnêtes et respectables qui vivent le prétendu "rêve américain", comme si leur pays était un Eden où les bienfaits d'un Dieu généreux se trouvaient équitablement répartis entre les êtres. Mais en réalité, ils participent à un système pyramidal qui broie la masse des plus défavorisés, dont sa mère fait partie. Et en plus, ils s'en félicitent.
Je sais pourquoi les bibliothécaires t'ont lu ces vieilles histoires : si elles sont bien racontées, celui qui les écoute reste en vie aussi longtemps que dure le récit
Un reposoir, dit-il enfin. Tu connais ce mot ? Un lieu de repos. Un texte - un livre - est un lieu de repos pour les souvenirs de ceux qui ont vécu avant nous. Un moyen de préserver la mémoire après que l’âme a poursuivi son voyage. »
Alors il ouvre grand les yeux, comme s’il contemplait le fond des ténèbres infinies.
« Mais les livres meurent, de la même manière que les humains. Ils succombent aux incendies ou aux inondations, à la morsure des vers ou aux caprices des tyrans. Si personne ne se soucie de les conserver, ils disparaissent de ce monde. Et quand un livre disparaît, la mémoire connaît une seconde mortMon enfant, chacun de ces livres est un portail, une ouverture qui te donne accès à un autre lieu, à une autre époque. Tu as toute la vie devant toi, et ils ne te feront jamais défaut
Quelque part dans la ville, un rougeoiement éclot : un soleil qui se lève au mauvais endroit et au mauvais moment. C'est étrange, comme la souffrance peut paraître belle quand on la regarde d'assez loin.
Les maisons avaient été bâties avec des ossements de griffons, et le froid était si vif que, lorsque les sauvageons velus prenaient la parole, les mots se pétrifiaient dans l'air, et leurs compagnons devaient attendre le printemps pour comprendre ce qu'ils avaient voulu dire.
Anna est médusée. Depuis sa naissance, on tâche de la persuader qu'elle a vu le jour dans un monde qui s'achève : fin d'un empire et d'une époque, fin du règne de l'homme sur la Terre. Mais l’enthousiasme qui irradie de ce scribe lui laisse penser que, dans une ville telle qu’Urbino, bien loin d'ici, d'autres possibilités existent peut-être, et elle rêve tout éveillée, survolant la mer Égée au-dessus des navires, des îles et des tempêtes, le vent s'engouffrant entre ses doigts écartés, pour se poser enfin dans un palais pur et radieux où règnent Justice et Tempérance, et dont les salles sont garnies de livres que chacun peut consulter librement.
Quelle formule magique ? - Gobelune, craquedingue et virevague. Konstance éclate de rire. La dernière fois, tu as dit « claquefigue » et « crissecrosse ». - Ah oui, elle le dit aussi. Alors la lampe brille très, très fort, et pfft, elle s'éteint d'un coup. Il fait sombre dans la pièce, mais Aethon voit à la clarté de la lune les plumes qui poussent dans le dos de la femme, sur son cou et jusqu'au bout de ses doigts. Son nez durcit et s’incurve, ses pieds se recourbent pour former des serres jaunes, ses bras se changent en de magnifiques ailes brunes, et ses yeux… - Deviennent trois fois plus grands et prennent une teinte de miel liquide. - Absolument. Et après ? - Après ça, elle déploie ses ailes et s'envole par la fenêtre, pour disparaître dans le jardin et dans la nuit.
Zeno reprend son souffle, le feu crachote, les murs du baraquement se dissolvent, et dans un recoin de son esprit inaccessible à la douleur, à la faim et aux gardiens du camp, le sens du vers grec se dessine, franchissant les siècles.
"Ainsi font les dieux", dit-il, "ils tissent les fils du désastre à l'étoffe de nos vies, afin d'inspirer un chant pour les générations à venir."Il y a tout de même de beaux moments, quelques heures où, tandis qu’il s’acharne sur ces vieux textes, les mots s’effacent pour laisser les images venir à lui à travers les siècles : des navires débordant de soldats en armure ; la mer pailletée de lumière ; les voix des dieux portées par le vent. Il a un peu l’impression d’avoir de nouveau six ans, et de se trouver simultanément devant la cheminée auprès des jumelles Cunningham et en compagnie d’Ulysse perdu au large de la Schérie, avec le fracas des vagues heurtant les rochers.
La lassitude finit par me gagner : j'avais effectué un bien long voyage, sans me rapprocher pour autant de ma destination. Je n'étais qu'un poisson dans la mer, à l'intérieur d'un autre poisson plongé dans une mer bien plus vaste, et j'en vins à me demander si le monde lui-même ne flottait pas dans le ventre d'un poisson plus volumineux encore -un emboîtement sans fin de spécimens de plus en plus gros. Fatigué par ces réflexions, j'abaissais les membranes de mes yeux.
Au cours d'une existence, on accumule une infinité de souvenirs, le cerveau ne cesse de les trier, pesant les répercussions et refoulant la souffrance, mais à l'âge qu'il a atteint, on traine malgré tout une charge écrasante de souvenirs, un fardeau aussi lourd qu'un continent, et le moment vient où il faut quitter ce monde en les emportant avec soi.
Arbre et Clair-de-Lune attendent patiemment sous le joug, le dos fumant, la pluie s'égouttant de leurs cornes, et le garçon cherche les cailloux sous leurs sabots et les plaies à leurs épaules, jaloux à l'idée qu'ils ne vivent que dans l'instant, sans redouter ce qui vient.
Celui qui connait la totalité des Savoirs jamais écrits sait uniquement ceci : qu'il ne sait encore rien.
La culture occidentale a transmis l'idée selon laquelle l'humanité était là pour soumettre la Terre. Que l'ensemble de la création existait seulement pour que nous en tirions profit. Et pendant deux mille six cents ans, nous nous en sommes à peu près sortis. Les températures sont restées stables et les saisons prévisibles, nous avons abattu des forêts, pillé les océans et donné la préséance à un Dieu unique : la Croissance. Accumulez des biens, augmentez vos richesses, étendez vos murs. Et si tous les trésors que vous serrez entre vos murs ne suffisent pas à soulager votre souffrance ? Cherchez-en de nouveaux.
Je suis Aethon, simple berger d’Arcadie, et l’histoire que je vais vous conter est si absurde, si invraisemblable, que vous n’allez pas en croire un traître mot. Et pourtant, elle est bien vraie. Moi, que l’on traite de bécasse et d’écervelé, Aethon le benêt et la tête de linotte, j’ai voyagé autrefois jusqu’aux confins de la terre et au-delà, vers les portes étincelantes de la Cité des nuages et des oiseaux, là où nul ne manque de rien et où un livre contenant tous les savoirs.
Derrière elle, dans un cylindre transparent qui s’élève sur cinq mètres de hauteur, se trouve une machine composée de milliards de fils dorés, dont aucun n’est plus épais qu’un cheveu humain. Chaque filament s’entrelace à des milliers d’autres pour former des écheveaux d’une extraordinaire complexité. De temps en temps, une pelote à la surface de la machine émet une lueur clignotante : tantôt ici, tantôt là. C’est Sybil.
La chouette cligne des yeux dans la lumière déclinante. Sa tête a
la grosseur d’un ballon de volley. A la voir, on dirait que les âmes de dix mille arbres se sont condensés en une forme unique.Un texte - un livre - est un lieu de repos pour les souvenirs de ceux qui ont vécu avant nous. Un moyen de préserver la mémoire après que l'âme a poursuivi son voyage
Tu vois, petite, les choses qui paraissent les plus solides en ce monde - les montagnes, la fortune, les empires : leur stabilité n'est qu'illusoire. Nous les croyons destinées à durer, mais cela vient seulement de la brièveté de notre existence.
Biographie
Né
en 1973 à Cleveland Ohio), Anthony Doerr est un écrivain américain,
romancier et nouvelliste.
Diplômé en histoire au Bowdoin College
à Brunswick, Maine (1995), il est titulaire d'un MFA à l'Université
d'État de Bowling Green, en Ohio.
Couronné à plusieurs reprises
par des prix importants, Anthony Doerr construit peu à peu une œuvre
inclassable et étonnante.
Sélectionné par la revue Granta comme
l'un des meilleurs jeunes auteurs écrivains américains, il a
publié: "Le nom des coquillages" ("The Shell
Collector", 2002), "A propos de Grace" ("About
Grace", 2004), "Le mur de mémoire" ("Memory
Wall", 2010), couronné par le Story Prize et par le Sunday
Times Short Story Award, l'un des plus importants prix récompensant
des nouvelles).
Son roman "Toute la lumière que nous ne
pouvons voir" ("All the Light We Cannot See", 2014),
figurant sur la New York Times Best Seller list, lui vaut le prix
Pulitzer en 2015. Il vit avec sa femme et ses deux fils à Boise,
Idaho.
En
savoir plus :
son site : https://www.anthonydoerr.com/
En savoir Plus :
Sur le roman
https://www.lesechos.fr/weekend/livres-expositions/lodyssee-cosmique-danthony-doerr-1787377
https://www.albin-michel.fr/sites/default/files/pages/node/1206/edit/booklet_RL_2022_0.pdf
https://www.avoir-alire.com/la-cite-des-nuages-et-des-oiseaux-anthony-doerr-critique-du-livre
https://www.youtube.com/watch?v=O1UyuSjwO5Y
Dans l'univers du roman
Constantinople
Sur l'intelligence artificielle
Sur la Grèce antique
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