L'histoire
Une mission terrestre de chercheurs part pour Margaretta d'Eridan, une planète vivable à mille années lumière de la Terre. Planète colonisée par 300 volontaires qui comporte maintenant une capitale, plusieurs grandes villes. L'ambiance y est détendue, les jardins sont fleuris mais la civilisation est différente. Ici on va à l'école des moines jusqu'à 10 ans et on entre en apprentissage, des métiers dont on vivra plus tard, car il n'y a pas d'argent en circulation, tout se fait par troc. Aux femmes, les métiers de tisserandes, potières, couturières, aux hommes, les métiers demandant plus de force, comme travailler aux récoltes ou dans les mines ou les forêts. Mais il y a une particularité sur cette planète : devant chaque maison, il y a des statues grandeur nature des jeunes femmes à marier qui sont attachées par un cadenas. Si un jeune homme veut épouser une fille, il doit demander à celle-ci la clé du cadenas (qu'elle peut ou non lui donner), il emporte la poupée, et le mariage se fait devant le prêtre en présence des fiancés et de la poupée. De plus pour les femmes, le bonheur est d'avoir beaucoup d'enfants (de 7 à 16 ou plus), dans leurs grandes maisons magnifiquement entretenues. Mais ces poupées intriguent l'un des chercheurs qui en dérobe une en faisant croire qu'il veut se marier avec elle. Il est retrouvé poignardé. L'intrépide psychologue et narratrice du récit va mener l’enquête.
Mon avis
Christine Renard (1929 – 1979) est une écrivaine oubliée. Pourtant elle aura écrit plusieurs romans, des poèmes et des essais. Ce sont ses descendants qui ont retrouvés ses manuscrits (seul un avait été publié, le petit éditeur avait fait faillite) et trouvé un éditeur pour publier ce roman qui a temps de résonances avec notre époque. De plus, si on pense que le roman a été écrit en 1942, notons que c'est assez rare pour une écrivaine française de se tourner directement vers la science-fiction.
Mais revenons à notre histoire. Tout comme Margaret Atwood (la Servante Écarlate fut publiée en 1985), Christine Renard nous dépeint un univers totalement dystopique. En apparence Margaretta est la planète du bonheur. En 300 ans d'existence il n'y a eu que 4 crimes, jamais de vol, la population est joyeuse et les villes sont magnifiques, avec les 3 lunes qui donnent des nuits claires et roses. Le climat est idéal, et il n'y a pas de police à vraiment parler, mais des gardes, un commandeur qui fait office de maire, et surtout ces monastères immenses et mystérieux où l'on ne rentre que pour faire ses études ou par convocation.
Mais c'est le sort des femmes qui intrigue le plus notre jeune psychologue : les mères gardent leurs statues toutes la vie, et ne pensent qu'à marier leur fille avec un beau jeune homme qui donnera de beaux enfants. Avoir une nombreuse progéniture, tenir sa maison et son petit commerce fait d'échanges (chaque femme a une spécialité) le jour du marché et préparer la fête trimestrielle qui permet aux gens des autres villes de venir et surtout favoriser les mariages pour évité la consanguinité. Mais ces statues, parées des répliques des plus belles robes et bijoux de la femme intrigue fortement un anthropologue indélicat. Par curiosité, il embobine une jeune fille, qui plus est est très démunie. Son père est de l'autre coté de la planète pour son travail, la mère est malade et elles ne sont seulement que deux sœurs, mises au banc de la société. Les femmes charitables leur échangent des pots de confiture contre de la nourriture, mais trouvent qu'elles ne travaillent pas beaucoup. Hors, le terrien vole la statue mais se fait assassiner... par celle-ci ! En effet les statues ont des pouvoirs étranges. Fabriquées par les prêtres, elles deviennent des amantes fabuleuses, mais si les intentions du séducteur ne sont pas pures (refus du mariage par exemple) après avoir pris la statue, un mécanisme permet de trancher la main indélicate ou d'éventrer un contrevenant. Mais la statue criminelle est retrouvée éventrée et vide, pour ne pas révéler les mécanismes secrets qui l'animent. Et l'histoire est confirmée à la narratrice qui, parce qu'elle tricote et crochète divinement – ce qui est quasi inconnu sur la planète – s'est fait beaucoup d'amies margarettiennes. En fait une fois le mariage célébré, les relations sexuelles un peu frustres se bornent à faire des enfants. La sexualité est jugée comme dégoûtante par les femmes, mais les poupées elles sont là pour combler tous les désirs des maris, qui s’échangent même les poupées avec d'autres maris et l'approbation des épouses.
Ici, bien avant le MLF, Christine Renard fait une critique acerbe du patriarcat. Car bien sur, tout le monde a été élevé par les puissants prêtres, les femmes dans l'idée de procréer (surtout pour une planète jeune et encore peu peuplée) et du dégoût des rapports humains, les hommes dans l'idée de faire un maximum d'enfants mais aussi d'assouvir des désirs qui pensent-ils ne plairaient pas à leurs épouses légitimes. L'infidélité étant interdite, ces poupées (bien plus améliorées que les poupées gonflables) sont bien utiles.
Hors la narratrice a bien envie de faire sauter ce système moyen-âgeux pour permettre une liberté des femmes. Mais c'est une révolution sans violence, car les prêtres qui dirigent en secret la planète et construisent les poupées sont persuadés par la narratrice que c'est une évolution positive, et que chaque femme pourra garder sa liberté de choix. Il s'agit aussi, au-delà d'une bataille féministe, de savoir anticiper le futur de cette planète, qui doit avoir elle aussi son histoire à elle et pas forcément celle que la Terre veut lui imposer. On pense notamment que si le roman a été écrit en 1942, lors de la 2ème guerre mondiale, la vie sur notre planète n'était pas joyeuse, et que l'histoire humaine peuplée de guerres n'est pas l'exemple à suivre sur Margaretta, planète qui n'a jamais connu de conflit, et qui si elle en donna saura s'adapter par la médiation. En totale résonance avec les mouvements Me-too mais aussi aux guerres que l'on connaît (Ukraine, Gaza) et qui semblent aujourd'hui sans solutions, ce roman entre science-fiction et polar est profondément anticipateur de ce que nous vivons. Même la crise climatique est anticipée : sur Margaretta, tout pousse à profusion mais les habitants ne semblent pas abuser. A part les fleurs cutivées dans leur jardin, on ne note pas d'excès. Les gardes-robes (faites maison) ne débordent pas, la vaisselle en céramique ou en bois est solide, tout est fait main et fait pour durer aussi. Une leçon sans doute à l'heure où l'eau deviendra un enjeu majeur, ainsi que les autres méfaits du réchauffement climatique.
Petit roman de 160 pages, sans effets d'écriture, il se lit tout seule, mais ce que l'on en retiendra est surtout la découverte d'une écivaine méconnue et si novatrice.
Extraits
Ainsi vivaient les femmes de Margaretta. Elles apprenaient à tenir une maison, à élever des enfants, elles allaient parader au marché pour montrer combien elles étaient jolies et bien habillées et capables, tout cela pour qu’un garçon vienne les demander en mariage.
Quand fut ouverte pour la moi la lourde porte du hall, le soleil entra à flots. Je me mis à rire de bonheur, j'étais vivante et semblable à celle que j'étais en arrivant. Les jeunes n'auraient plus jamais peur, ils penseraient à cette journée sans honte, et même avec fierté. Le monastère saurait qu'il fallait compter avec eux, et les jeunes ne l'oublieraient jamais.
Dès qu'ils me virent, ils mirent toutes les voitures en marche à la fois. Solveig me fit un signe en me désignant la place libre à côté d'elle. Je m'y installai incapable de dire un mot, tant la joie me serrait la gorge. Tout en conduisant les cheveux au vent, Solveig répétait : "C'est merveilleux, c'est merveilleux!"Jamais jeunes filles n'ont attendu le prince charmant avec plus de ferveur. Deux regards anxieux fixés sur la rue, des petites mains crispées sur la poitrine, et ce sourire sans joie, sourire de commande, sourire courageux, car on n'attrape pas les hommes avec des larmes.
Comme j'essayais timidement de suggérer que les femmes, à tout prendre, n'avaient guère moyen de s'exprimer dans aucun domaine, il me traita de "suffragette à la noix" et me dit que je ne ferais pas mal d'aller apprendre à faire le ménage auprès des Margarettiennes qui, au moins, savaient se tenir à leur place, elles.
Je la regardai aller et venir, changer de chaussures, accrocher sa cape dans une armoire, avec des gestes précis et naturels.
"Ça ne me dit pas pourquoi vous vous êtes levée si tôt, reprit-elle, sans l'ombre d'une gêne.
- Je vais vous le dire, mais vous pourriez peut-être me donner un peu de café." Elle eut un rire léger.
"C'est vrai, vous êtes comme ça le matin. Venez, je vais vous en faire."
Je dis, sans la quitter des yeux.
"Comment, vous n'en avez pas encore pris ?"
- Moi ? Non. Vous savez, je ne suis pas comme vous."
Biographie
Née à Lucenay-lès-Aix
(Nièvre), le 10/02/1929 et décédée à : Paris, le 07/11/1979,
Christine Renard est une écrivaine française de science-fiction et
fantastique. Elle a publié une dizaine de livres ainsi qu'une
soixantaine de nouvelles.
En 1963, paraît son premier roman, À
contre-temps. Elle travaille alors au CNRS tout en préparant sa
thèse de psychologie. Elle se lie avec un autre écrivain de
science-fiction, médecin et spécialiste des poisons,
Claude-François Cheinisse, connu sous le pseudonyme de Christian
Libos, avec qui elle rédige une longue nouvelle, Delta. Tous deux
feront paraitre des nouvelles dans la meme revue, Fiction. Ils se
marient en 1965 et un premier enfant naît en 1966, Françoise.
Occupée par celui-ci et par sa thèse (portant sur les fantasmes en
science-fiction), Christine ne publie plus de fiction avant 1967,
année où Delta paraît enfin. Après quelques déboires éditoriaux
et la naissance d'une deuxième fille, Danielle, elle publie un
deuxième roman dont l'éditeur fait aussitôt faillite. Quelques
adaptations radiophoniques de ses œuvres lui permettent de faire son
retour en 1975, notamment avec une trilogie de romans pour
adolescents influencée par l'œuvre de son ami, le poète André
Hardellet. S'ensuit une période faste qu'un cancer interrompra
brutalement en emportant Christine Renard le 7 novembre 1979. Après
sa mort, Claude-François Cheinisse, son mari, fit paraître un
certain nombre d'inédits, en particulier le recueil À la croisée
des parallèles, conçu comme un recueil à quatre mains, une sorte
de dialogue post mortem. Celui-ci en effet met en regard dix de ses
propres nouvelles (dont certaines écrites pour l'occasion) avec dix
nouvelles de Christine Renard. L'une d'elles, La Nuit des albiens,
reçut le prix Rosny aîné en 1982. De plus en plus dépressif,
Claude-François Cheinisse se suicida en septembre 1982, entraînant
dans la mort leurs deux filles, alors âgées de treize et seize ans,
ainsi que sa propre mère.
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