L'histoire
Un acteur jouant le Roi Lear de Shakespeare meurt tout d'un coup sur scène. Jeevan, un jeune homme qui ne sait pas trop quoi faire de sa vie, tente de le réanimer. Encore sous le choc, il erre dans Toronto sous la neige et reçoit plusieurs appels de son meilleur ami Hua, médecin. Celui-ci lui conseille de fuir : une terrible épidémie de grippe violente et mortelle est en train de se propager à la vitesse de l'éclair.
Survivant dans un monde désolé où il n'y a presque plus de vie, ni de ce qui rend la vie vivable (électricité, eau potable, sécurité, santé), Jeevan réussit avec quelques autres rescapés à faire revivre le monde d'avant en montant une petite troupe de comédiens et musiciens qui sillonne le Michigan pour jouer des pièces et de la musique. Y aura-t-il un espoir de revivre dans un monde « normal » ?
Mon avis
Best-seller et vainqueur des plusieurs prix littéraires, ce livre d'anticipation a été écrit avant la crise du covid, presque comme précurseur de la catastrophe de la plus grave crise humanitaire du 21ème siècle.
Une
pandémie de grippe fulgurante anéantit 99% de la population
mondiale: en quelques jours, la société telle que nous la
connaissons disparaît, laissant des individus perdus sans le
tout-technologique.
Peu à peu, l'image d'un nouveau monde
plausible se dessine en miroir de la civilisation disparue: des
rescapés en petites communautés, capables du pire en violences et
faux prophètes, mais aussi du meilleur par l'entraide, l'empathie,
le désir de transmettre. Au-delà du sens pratique pour résister,
c'est une réflexion sur le deuil, la capacité de résilience et le
refus d'abdiquer sa part d'humanité pour la barbarie.
Avec une
belle profondeur émotionnelle, des images fortes et une construction
narrative intelligente qui brouille les pièces du puzzle, l'autrice
nous fait mourir, renaître et survivre
avec ses personnages, établissant des liens entre eux, entre l'avant
et l'après.
Un livre fort, parfois difficile à lire, même si l'écriture est belle, qui démonte les mécanismes d'une société obsédée par le progrès technologique, l'individualisme, ou plus rien ne fait sens profond. Et si la crise du covid semble dernière nous, d'autres dangers menacent l'humanité : le dérèglement climatique qui entraîne catastrophes sur catastrophes, des guerres qui n'en finissent pas, un monde qui semble se replier su lui-même.
Mais s'il reste un message fort, c'est de nous faire ouvrir les yeux sur notre société de privilégiés, sur la beauté de la nature (qui reprend ses droits), le confort fragile de notre civilisation qui paraît si évident, et l'importance de l'art, de l'amitié et de l'amour. Un roman magistral, orchestrée par la plume tantôt poétique, tantôt acerbe de cette jeune autrice, dont c'est le 4ème roman.
Adapté en mini-série pour la télévision américaine, elle n'a pas encore été diffusée en France.
Extraits
Liste non exhaustive :
Plus de plongeons dans des piscines d'eau chlorée éclairées en vert par en dessous. Plus de matchs de base-ball disputés à la lumière des projecteurs. Plus de luminaires extérieurs, sur les vérandas, attirant les papillons de nuit les soirs d'été. Plus de trains filant à toute allure sous la surface des métropoles, mus par la puissance impressionnante du troisième rail. Plus de villes. Plus de films, sauf rarement, sauf avec un générateur noyant la moitié des dialogues - et encore, seulement les tout premiers temps, jusqu'à ce que le fuel pour les générateurs s'épuise, parce que l'essence pour voitures s'évente au bout de deux ou trois ans. Le carburant d'aviation dure plus longtemps, mais c'était difficile de s'en procurer.
Plus d'écrans qui brillent dans la semi-obscurité lorsque des spectateurs lèvent leurs portables au-dessus de la foule pour photographier des groupes en concert. Plus de scènes éclairées par des halogènes couleur bonbon, plus d'électro, de punk, de guitares électriques.
Plus de produits pharmaceutiques. Plus aucune garantie de survivre à une égratignure à la main, à une morsure de chien, à une coupure qu'on s'est faite au doigt en éminçant des légumes pour le dîner.
Plus de transports aériens. Plus de villes entrevues du ciel à travers les hublots, scintillement de lumières ; plus moyen d'imaginer, neuf mille mètres plus bas, les vies éclairées en cet instant par lesdites lumières. Plus d'avions....
Plus de pays, les frontières n'étant pas gardées....
Plus d'internet. Plus de réseaux sociaux, plus moyen de faire défiler sur l'écran les litanies de rêves, d'espoirs fiévreux, des photos de déjeuners, des appels à l'aide, des expressions de satisfaction, des mises à jour sur le statut des relations amoureuses grâce à des icônes en forme de cœur - brisé ou intact -, des projets de rendez-vous, des supplications, des plaintes, des désirs, des photos de bébés déguisés en ours ou en poivrons pour Halloween. Plus moyen de lire ni de commenter les récits de la vie d'autrui et de se sentir ainsi un peu moins seul chez soi. Plus d'avatars.Il y eut la grippe qui explosa à la surface de la terre, telle une bombe à neutrons, et le stupéfiant cataclysme qui en résultat, les premières années indescriptibles où les gens partirent sur les routes pour finalement se rendre compte qu’il n’existait aucun endroit, accessible à pied, où la vie continuait telle qu’ils l’avaient connue auparavant ; ils s’installèrent alors où ils pouvaient - dans les relais routiers, d’anciens restaurants, des motels délabrés -, en restant groupés par mesure de sécurité.
Je parle de ces gens qui se sont retrouvés dans une vie au lieu d'une autre et qui en sont infiniment déçus. Vous voyez ce que je veux dire? Ils ont fait ce qu'on attendait d'eux. ils voudraient faire autre chose, mais c'est devenu impossible avec les gosses, les hypothèques et tout le reste, ils sont pris au piège. C'est le cas de Dan.- Donc, selon vous, il n'aime pas son job. - Exact, mais à mon avis, il ne s'en rend même pas compte. J'imagine que vous rencontrez tout le temps des gens comme lui. Des somnambules de haut niveau, essentiellement.
La civilisation, en l'An vingt, était un archipel de petites localités. Ces colonies avaient combattu les bêtes sauvages, enterré leurs voisins, vécu, péri et souffert ensemble pendant les années sanglantes qui avaient suivi le cataclysme, avaient survécu dans des conditions épouvantables, et ce seulement en se serrant les coudes dans les périodes d'accalmie : autant dire qu'elles ne se mettaient pas en quatre pour accueillir les étrangers.
Les citoyens de l'aéroport avaient pris l'habitude de se retrouver tous les soirs autour du feu, tradition tacite que Clark aimait et détestait à la fois. Ce qu'il aimait, c'était la conversation, les moments de légèreté ou même de silence, le fait de ne pas être seul. Mais parfois, le petit cercle d'individus et la lueur du feu ne faisaient qu'accentuer le vide et la solitude du continent, telle la flamme vacillante d'une bougie dans un océan de ténèbres. Il est surprenant de voir la rapidité avec laquelle on en vient à trouver normal de vivre sur un banc, avec une simple valise, près d'une porte d'embarquement.
L’enfer, c’est l’absence de ceux qu’on voudrait tant avoir auprès de soi.
Kirsten et August cheminaient en silence. Un cerf traversa la route, devant eux, et s'immobilisa un instant pour les regarder avant de se fondre sous les arbres. La beauté de ce monde quasiment dépeuplé. Si l'enfer c'est les autres, que dire d'un monde où il n'y a presque plus personne? Peut-être l'humanité s'éteindrait-elle bientôt, mais Kirsten trouvait cette pensée plus apaisante que triste. Tant d'espèces étaient apparues sur la Terre et avaient disparu par la suite; quelle importante, une de plus? D'ailleurs, combien d'humains restait-il aujourd'hui?
Ça ne tient pas debout, insista Elizabeth. Sommes-nous censés croire que la civilisation a pris fin d'un seul coup ?
-Ma foi, avança Clark, elle a toujours été un peu fragile, vous ne trouvez pas ? » Ils étaient assis côte à côte dans le salon Skymiles, où Elizabeth et tyler avaient établi leurs quartiers. «Je ne sais pas, murmura Elizabeth d'une voix lente en observant le tarmac. J'ai suivi des cours d'histoire de l'art pendant des années, par intermittence, entre deux projets. Et naturellement, l'histoire de l'art est indissociable de l'histoire tout court : on voit que les catastrophes se sont succédé, qu'il y a eu des évènements terribles, des moments où les humains ont dû s'imaginer que c'était la fin du monde. Mais tous ces moments-là ont été transitoires. Ils passent toujours.La forêt s’était furtivement rapprochée du parking de l’école, dépêchant en avant-garde des arbustes qui poussaient dans les crevasses béantes du macadam.
Il savait, depuis longtemps déjà, que les changements intervenus dans le monde étaient irréversibles, mais cette prise de conscience n'en jetait pas moins une lumière plus crue sur ses souvenirs. La dernière fois que j'ai mangé un cornet de glace dans un parc ensoleillé. La dernière fois que j'ai dansé dans une boîte de nuit. La dernière fois que j'ai vu un bus circuler. La dernière fois que je suis monté dans un avion qui n'avait pas été converti en habitation, un avion qui décollait vraiment. La dernière fois que j'ai mangé une orange.
August déclarait que, sur une infinité d'univers parallèles, il en existait forcément un où il n'y avait pas eu de pandémie et où il aurait pu devenir physicien comme prévu, ou alors un autre où il y avait eu une pandémie mais avec un virus ayant une structure génétique subtilement différente, une minuscule variante qui le rendait moins destructeur - en tout cas, un univers où la civilisation n'avait pas pris fin de manière aussi radicale.
Une vie mentalement revécue est une série de photographies et de courts-métrages décousus : la pièce de théâtre à l'école quand il avait neuf ans, avec son père radieux assis au premier rang; les sorties en boîte avec Arthur, à Toronto, sous les lumières tournoyantes; un amphi à l'université de New-York. Un cadre supérieur - un client - se passant les mains dans les cheveux pendant qu'il parlait de son effroyable patron. Un procession d'amants dont il gardait en mémoire certains détails : les draps bleu marine, une divine tasse de thé, des lunettes de soleil, un sourire. Le poivrier du Brésil dans le jardin d'un ami, à Silver Lake. Un bouquet de lis tigrés sur un bureau. Le sourire de Robert. Les mains de sa mère occupée à tricoter en écoutant la BBC. *
Le lendemain, le premier étranger arriva. Ils avaient pris l'habitude de poster des gardes munis de sifflets afin d'être alertés de l'approche d'un inconnu. Ils avaient tous vu ces films post-apocalyptiques où de dangereux retardataires venaient en découdre pour s'emparer des dernières miettes. Néanmoins, observa Annette après réflexion, tous les films de ce genre-là qu'elle avait vus mettaient en scène des zombies. "Tout ça pour dire que la situation pourrait être bien pire", conclut-elle.
Depuis quelque temps, elle songeait à écrire sa propre pièce... Elle voulait écrire quelque chose de moderne, un texte qui s'adresserait à cette nouvelle ère dans laquelle ils avaient atterri. Survivre ne suffit peut être pas, avait elle dit à Dieter lors de l'une de leurs discussions nocturnes, mais d'un autre côté, Shakespeare non plus. Il avait alors ressorti ces éternels arguments, comme quoi Shakespeare avait vécu dans une société ravagé par la peste, et que la Symphonie Itinérante se trouvait dans une situation analogue.
Biographie
Née Merville,
Colombie-Britannique, en 1979, Emily St. John Mandel est une
romancière canadienne anglophone. Elle est née à Merville, un
territoire non organisé de la Colombie-Britannique situé sur l'île
de Vancouver. Elle a sept ans lorsque sa famille déménage à Comox.
Trois ans plus tard, alors qu'elle a dix ans, sa famille emménage
sur l'île Denman où elle passe son enfance.
Elle s'inscrit à
une école de danse de Toronto, The School of Toronto Dance Theatre,
puis vit un temps à Montréal, avant de s'installer à New York où
elle épouse le dramaturge Kevin Mandel avec qui elle a une fille. Le
couple divorce en novembre 2022.
Son premier roman, "Dernière
nuit à Montréal" ("Last Night in Montreal"), a été
finaliste au prix du livre de l'année 2009 du ForeWord Magazine. "On
ne joue pas avec la mort" ("The Singer's Gun", 2010),
son deuxième titre traduit en France, remporte le Prix Mystère de
la critique en 2014. Son troisième roman, le premier publié au
Canada, est "Les Variations Sebastian" ("The Lola
Quartet", 2012). Elle publie en 2014 "Station Eleven",
un roman dystopique se déroulant dans un monde post-apocalyptique
après qu'un virus a ravagé la Terre. Traduit dans plus d’une
trentaine de pays, il a remporté le prix Arthur C. Clarke en 2015 et
l’a imposée comme l’une des plumes les plus reconnues d’Amérique
du Nord.
Son cinquième roman, "L'Hôtel de verre"
("The Glass Hotel"), est publié en 2020. Il raconte
l'histoire d'une crise financière et la disparition d'une femme. En
2022, Emily St. John Mandel publie un sixième roman, "La Mer de
la tranquillité" ("Sea of Tranquility"), qui mélange
la science-fiction avec des enjeux contemporains tel que la
misogynie, le colonialisme et l'écologie.
Depuis 2022, Mandel
vit à Brooklyn et a une petite amie.
En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Emily_St._John_Mandel
Son site : https://www.emilymandel.com/
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