samedi 3 décembre 2022

TOMMY ORANGE – Ici n'est plus ici – Albin Michel - 2019

 

L'histoire 

A Oakland, dans la baie de San Francisco, les amérindiens vivent dans des quartiers plus que miséreux et bien souvent élevés à l'école de la rue : drogues, alcool, non-éducation. Ils sont douze femmes et hommes indiens conviés au grand pow-wow annuel qui est censé redonner un esprit communautaire à des peuples décimés par les anciennes guerres amérindiennes, la misère, la vie rude.

Mais tout ne va pas se passer comme prévu.



Mon avis 

Ce premier roman de Tommy Orange, lui même indien résonne comme un coup d'éclat magistral pour redonner à la culture indienne ses lettres de noblesse mais aussi sa violence et sa situation actuelle.

Ils sont 12 hommes et femmes dont les voix alternent par chapitre, chacun ayant son histoire, son vécu. Adopté par des blancs ici, métissé là, vivant chichement et considérés comme des exclus, ils vont nous raconter une part de leur histoire. Ce grand pow-wow permettra des retrouvailles entre membres d'une même famille qui ne se connaissaient pas. Dans la première partie du livre, nous assistons à une galerie de portraits des protagonistes, leurs histoires, leurs rattachement plus ou moins fort à leur identité oubliée et laminée par les blancs.

Dans la seconde partie, le pow-wow tant attendu dégénère, avec ses conséquences tragiques, comme un écho lointain au passé. C'est fort, puissant.

Curieusement, les guerres indiennes et les massacres des populations d'Amérique ne figurent pas à ce jour parmi les génocides officiellement recensés par l'Organisation des Nations Unies. La non-reconnaissance de la violence à des effets d'autant plus terribles qu'ils empêchent toute reconstruction et le pardon qui appaiserait la société américaine. On sait que la Covid 19 a fait trop de morts dans les populations amérindiennes en 2020 et 2021. Les Navajos ont du se battre pour organiser des campagnes de vaccinations. D'autant que ces peuples vivent dans des réserves, peu salubres et surpeuplées.
D'origine cheyenne, l'auteur sait de quoi il parle. Son discours dépasse toutefois largement la seule cause amérindienne : ce livre est un cri, un appel au droit d'exister, une incitation à oser enfin regarder la réalité en face de part et d'autre, à raconter le passé et les souffrances qui résultent encore aujourd'hui de toutes les colonisations, et qui font le lit actuel et futur d'explosions de violence incontrôlées et incontrôlables.

Finalement nous sommes tous concernés par l'histoire universelle de la colonisation quelqu'elle soit. Nous savons que la paix dans bien des régions du monde serait possible une fois nos préjugés dépassés. Dans chaque ethnie, nous aurons des belles personnes et des mauvaises, des minorités qui sèment le chaos (je pense aux combats des femmes en Iran, de la situation catastrophique en Afghanistan, aux menaces de famine dans certains pays.


Extraits :

  • Opale est solide comme la pierre, mais il y a de l’eau trouble qui vit en elle et menace par moments de déborder, de la noyer – de monter jusqu’à ses yeux. Parfois elle ne peut plus bouger. Parfois il lui semble impossible de faire quoi que ce soit. Mais ce n’est pas grave car elle est devenue très forte pour se perdre dans ce qu’elle fait. Plus d’une chose à la fois, de préférence. Comme faire sa tournée en écoutant un livre audio ou de la musique. Le secret, c’est de rester occupée, se distraire, puis se distraire de sa distraction. Être doublement détachée. Il suffit de procéder par couches. Il suffit de disparaître dans le bruit et l’action.

  • Les indiens urbains se sentent chez eux quand ils marchent à l'ombre d'un building. Nous sommes désormais plus habitués à la silhouette d'un gratte-ciel d'Oakland qu'à n'importe quelle chaîne de montagnes sacrées, aux sequoias des collines d'Oakland qu'à n'importe quelle forêt sauvage. Nous sommes plus habitués au bruit d'une voie express qu'à celui des rivières, au hurlement des trains dans le lointain qu'à celui des loups, nous sommes plus habitués à l'odeur de l'essence, de béton coulé de frais et de caoutchouc brûlé qu'à celle du cèdre, de la sauge, voire du frybread - ce pain frit qui n'a rien de traditionnel, comme les réserves n'ont rien de traditionnel, mais rien n'est original, tout vient d'une chose préexistante, qui elle-même fut précédée par le néant. Tout est nouveau et maudit. Nous voyageons en bus, en train et en voiture à travers, sur et sous des plaines de béton. Être indien en Amérique n'a jamais consisté à retrouver notre terre. Notre terre est partout ou nulle part.

  • Tu sais, tu te comportes encore comme si tu avais quatorze ans, comme si tu mourais d’envie de retourner à tes jeux vidéo. Je ne serai pas toujours là, Ed. Un jour tu te retourneras et je serai partie, et tu regretteras de ne pas avoir profité davantage de ces moments passés ensemble. - Non mais je rêve.- Je te le dis, c’est tout. Internet a beaucoup à offrir, mais jamais aucun site Web ne remplacera la compagnie de ta mère.

  • Ne permets jamais à personne de t’expliquer ce que signifie être indien. Nous sommes trop nombreux à avoir donné notre vie pour qu’une petite part d’entre nous soit là, en ce moment, dans cette cuisine. Toi, moi. Chaque élément de notre peuple qui l’a fait est précieux. Tu es indien, parce que tu es indien.

  • Il est important qu'il s'habille comme un Indien, danse comme un indien même s'il joue la comédie, même s'il a de bout en bout l'impression d'être un usurpateur, parce que la seule façon d'être indien en ce monde est d'avoir l'apparence d'un indien et d'agir comme un indien.

  • Ton père te racontait qu'il n'avait pas pu faire de basket à l'université en Oklahoma parce qu'il était indien. En 1963, il n'en fallait pas plus. Les terrains et les bars étaient interdits aux indiens et aux chiens, en dehors des réserves.

  • Tout ici se forme en lien avec toutes les autres choses, vivantes ou non, issues de la Terre. Tout ce à quoi nous sommes liés. Le processus amenant tout élément à sa forme actuelle; chimique, synthétique, technologique ou autres, ne fait pas de son produit autre chose qu'un produit de la Terre vivante. Édifices, autoroutes, voitures ne sont-ils pas issus de la Terre? Ont-ils été acheminés depuis Mars, la Lune? Est-ce parce qu'ils sont traités, manufacturés ou parce que nous les maîtrisons? Sommes-nous si différents? N'avons-nous pas été tout autre chose à un moment donné? Homo sapiens, organismes monocellulaires, poussières spatiales, théories quantiques non identifiables d'avant le Big Bang..

  • Être indien en Amérique n’a jamais consisté à retrouver notre terre. Notre terre est partout et nulle part.

  • Certains d’entre nous ont cette impression chevillée au corps, tout le temps, comme si on avait fait quelque chose de mal…. Alors on se cache. On boit parce que l’alcool nous donne l’impression que nous pouvons être nous-mêmes sans avoir peur.

  • Nous avons organisé des pow wow parce que nous avions besoin d'un lieu de rassemblement. Un endroit où cultiver un lien entre tribus, un lien ancien, qui nous permet de gagner un peu d'argent et qui nous donne un but, l'élaboration de nos tenues, nos chants, nos danses, nos musiques. Nous continuons à faire des pow wow parce qu'il n'y a pas tant de lieux que cela où nous puissions nous rassembler, nous voir et nous écouter.

  • Mais nous sommes le résultat de ce qu'ont fait nos ancêtres. De leur survie. Nous sommes l'ensemble des souvenirs que nous avons oubliés, qui vivent en nous, que nous sentons, qui nous font chanter et danser et prier comme nous le faisons, des sentiments tirés de souvenirs qui se réveillent ou éclosent sans crier gare dans nos vies, comme une tache de sang imbibe la couverture à cause d'une blessure faite par une balle qu'un homme nous tire dans le dos pour récupérer nos cheveux, notre tête, une prime, ou simplement se débarrasser de nous.



Bibliographie

Né en 1982 à Oakland, Tommy Orange appartient à la tribu des Cheyennes du Sud de l'Oklahoma, mais il né et a grandi à Oakland, en Californie.
Il est diplômé d'un MFA en écriture créative de l’Institute of American Indian Arts, où il a eu comme professeurs Sherman Alexie et Joseph Boyden.
Il a fait sensation sur la scène littéraire américaine avec son premier roman "Ici n'est plus ici" ("There There", 2018), lauréat du prix John Leonard 2018 de National Book Critics Circle.

Voir aussi :

En savoir Plus :

Sur le roman

Sur les guerres amérindiennes (USA)


Sur les réserves amérindiennes aux USA


Une play List

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