vendredi 22 novembre 2024

Linn ULLMANN – Fille, 1983 – Editions Bourgois - 2024

 

 

L'histoire

Roman ou récit, le dernier ouvrage de Linn Ullman est un retour entre passé et présent. A 16 ans, alors qu'elle vit avec sa mère à New-York, elle est remarquée par un photographe nommé A, alors qu'elle monte un escalator. Celui-ci l'aborde et lui présente la directrice de casting pour une agence de mannequin célèbre.

Contre l'avis de sa mère, elle s'envole pour Paris où elle pense faire une carrière prometteuse. Mais la capitale française n'a rien de merveilleux et le conte se transforme en cauchemar.


Mon avis

Un récit pas banal dans la forme comme dans le fond, qui nous livre entre pudeur et liberté la vie d'une adolescente de 16 ans, pas assez mûre, pas assez éduquée pour faire face au monde cruel du mannequinat.

Déjà, avant de partir, Karin vivait déjà l'adolescence avec un peu de drogue, pas mal d'alcool, des petits copains, en séchant l'école tout en le cachant soigneusement à sa mère.

Lors d'une balade, elle est remarquée par A, photographe de mode réputé. Celui-ci la fait venir à Paris pour de supposées séances de shooting pour le magasine Vogue . Débarquée dans une ville dont elle ne parle pas la langue, elle ignore le nom et l'adresse de son hôtel et se perd. Elle a juste l'adresse de A. qu'elle rejoint et qui la met dans son lit, avant de lui présenter un supposé sponsor entouré de jolies filles. L'homme sera condamné plus tard pour pédophilie, mais Karine échappe à son emprise entraînée par des copines pour finir la nuit dans des boites branchées. Ivre, incapable de se souvenir de l'adresse de son hôtel, elle retourne chez A. Ce qui suscite la jalousie des autres filles, même si A a 30 ans de plus qu'elle. Ce qu'elle prend pour de l'amour n'est que du sexe, et il n'y aura aucune photo de cette brindille venue du Nord. Bien au contraire, faussement enivrée par cette vie, on comprend qu'elle subi des viols d'hommes plus âgés mais dont elle a effacé le souvenir. Elle ne restera qu'un an à Paris.

Mais le passé ressurgit, et sans arriver à s'en souvenir, Karin passe de dépressions en insomnies, et divague entre ce passé lointain et sa vie actuelle, où elle vit Suède, entourée par sa fille Eva, militante écolo, sa mère vieillissante qui ne se plaint jamais et de son chien plus très en forme non plus.

Le récit semble décousu, alternant dans un même chapitre le passé, les moments heureux de sa vie, mais toujours hanté par quelque chose qu'elle n'arrive pas à nommer, ce traumatisme qui ne veut pas dire son nom, ce corps sali dans lequel elle doit vivre quitte à se dédoubler avec une sœur imaginaire. A la limite de la folie, seuls son travail, l'amitié des proches arrivent à la sortir de la dépression et de continuer sa vie de femme.

Dans un monde qui, bien avant l'affaire me-too, ne prenait pas en compte le consentement, surtout d'une mineure, dans l'infime solitude de n'avoir personne à qui se confier, c'est avec ses mots durs mais aussi parsemés d'instant de poésie dans la nature, de petits détails d'un quotidien sain à la campagne que Karin se confie. Les repères temporels sont bien inscrits pour permettre au lecteur de garder le fil de ce roman, qui fait aussi référence à Marguerite Duras, Annie Ernaux et d'autres noms ou lieu de la culture suédoise. Un livre âpre, violent dans ses non-dits que l'on imagine, mais aussi rédempteur car jamais l'autrice ne se présente comme une victime. Finalement les mots et l'écriture ne sont-ils pas les meilleurs alliés des troubles passés ?


Extraits

  • Je n’éprouve plus cette fureur contre la fille âgée de seize ans et baptisée Karin, et tant pis si personne ne l’appelait et ne l’appelle plus par ce prénom ; je n’éprouve plus cette honte envers elle, cette frénésie à la biffer, à l’oublier, à feindre qu’elle n’existait pas. Qu’elle existe. Et pourtant : le fait que nul ne se souvienne de ce qui m’est arrivé, que rien n’ait été écrit à ce sujet, me pousse à douter de la véracité de ce que j’ai vécu, j’en viens à douter que ça m’est effectivement arrivé, ou plutôt, je sais que ça m’est arrivé – Ce que tu peux être cruche comme gamine, t’as rien à faire ici –, mais je doute de la validité de ce que j’ai vécu, je doute de l’intérêt à le révéler. Et en même temps : si je n’écris pas à ce sujet, sous prétexte que je doute, sous prétexte que le doute engendre l’angoisse, sous prétexte que je fais n’importe quoi ou presque pour ne surtout pas être saisie par l’angoisse, sous prétexte que le doute et l’angoisse me transportent dans ce même état d’impuissance qui était le mien quand j’avais seize ans, dès lors j’oublie que, comme Annie Ernaux l’écrit, « les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte ».

  • C’était comme de l’eau, mare après mare après mare, informe. Ce qui s’est passé avant, et ce qui s’est passé après, puis encore après. Je n’en suis pas certaine.

  • Tout ce sur quoi j’écris au fil de ces pages, ce qui s’est déroulé avant et après la photo qu’a prise de moi A, se compose principalement d’oubli, de la même manière que le corps se compose principalement d’eau. Ce dont je ne me souviens pas, qui ne jaillit que sous la forme de rêves, de pressentiments ou de douleurs, ne peut pas être écrit, même s’il doit pourtant l’être.

  • Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal, m’a dit ma psychologue, la première, une femme dans la cinquantaine. J’ai pensé à toutes les femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir.

  • En écrivant ce qui m’est arrivé, en racontant l’histoire de la manière la plus véridique possible, je m’efforce de les rassembler dans un seul corps : la femme de 2021 et la fille de 1983. Je ne sais pas si c’est possible.

  • Dès que surgit l'intention de garder un secret, ce dernier commence à agir en nous. Sous la forme d'une inquiétude, d'une solitude, d'une mélancolie. 


    Biographie

Née à Oslo , le 09/08/1966, Linn Ullmann est la fille du réalisateur Ingmar Bergman et de l’actrice Liv Ullman. Enfant, elle a jouée dans certains des films de son père (Cris et chuchotements, 1972).
Elle vit à Oslo où elle exerce le métier de journaliste et critique littéraire.
Son premier roman Avant que tu ne t’endormes (Plon, 1999) l’a propulsée parmi les jeunes écrivains norvégiens les plus appréciés. Elle est aussi l’auteur de Vertiges (Plon, 2003).
Linn Ullmann est la femme de l'écrivain Niels Fredrik Dahl (1957).

En savoir plus ici :https://fr.wikipedia.org/wiki/Linn_Ullmann

Son site : https://linnullmann.no/


mardi 19 novembre 2024

Sandrine TOLOTTI – Les épopées minuscules – Editions Premier Parallèle – 2023 -

 

L'histoire

Sous le titre principal, se trouve une annotation « 100 contes vrais et autres histoires de la vie ordinaire ». Un charmant livre où ici sont rassemblées les petites histoires dont on ne parle jamais, qui ne font pas la Une des journaux. Des petites vies du quotidien avec pourtant ce qu'elles ont de magnifique.


Mon avis

Voilà un livre délicat qui pourra se retrouver sous le sapin de Noël, tant il est agréable à lire, et qui peut se lire un peu comme on veut. Par petits chapitres ou tout d'un seul, ce sera le choix de chacun.

Simplement structuré en 4 saisons , puis par les mois qui composent les dites saisons, avec minutie, l'autrice a recueilli des petites histoires pas banales vécues réellement par des personnes tout à fait ordinaires. Un travail de fourmi, pour retrouver ses anonymes qui n'ont pas découvert la théorie de la relativité ou l'Intelligence Artificielle, mais qui ont eu des vies ou des petits moments de vie extraordinaires.

Avec finesse, sans mots superflus, nous faisons un tour du monde de ces petites gens qui eux aussi ont fait des travaux de fourmi. Comme ce musicien à la mémoire infaillible qui a recueilli les chants et poèmes des personnes détenues dans les camps de concentration pour les écrire plus tard et leur rendre hommage. Voilà cette chinoise, épouse, mère de plusieurs enfants, maltraitée par son mari qui un jour, après avoir économisé sous après sous, décide de tout plaquer et faire le tour du monde d'abord dans sa petite voiture, puis l'histoire s'étant répandue (le sort des femmes en Chine au milieu du siècle dernier n'était guère enviable) a pu s'offrir un camping car, puis divorcer de son époux malsain.

Un banc public qui raconte son utilité dans les rencontres sociales ou solitaires de qui mange son repas de midi, qui lit ou fait la sieste au soleil. Au total 100 histoires tout à fait réelles qu'il a fallu découvrir dans des archives de presse ou d'autres romans.

Un vrai régal de poésie, de loufoquerie où les petits riens sont sublimés, et où on prend le temps d'avoir le temps. Et de tacler toute en finesse cette société où tout va trop vite, où tout est marchandise et où il faut toujours avoir une occupation.

Le livre est joliment illustré par Laura Francese (en noir et blanc).Ici on aime les fleurs qui poussent dans les interstices des routes, le temps qui s'arrête un instant. Émotions garanties, ce livre est un recueil spécial qui nous invite aussi à écrire nos petits moments de gloire ou nos actions amusantes, poétiques ou loufoques ? J'ai adoré.


Extraits

  • En août 1929, à la fois pour permettre aux usines de tourner en permanence et pour diminuer l'emprise de la religion sur les esprits et sur les vies, l'économiste soviểtique Yuri Larin invente la« semaine de travail continue» et convainc Staline de l'adopter. La semaine n'est pas seulement continue. Elle se compose de cycles de cinq jours : quatre jours de travail, un jour de repos. La main-d'æuvre est répartie en équipes de cinq personnes, chacune ayant une journée de relâche différente. Ce dont le prolétariat ne tarde pas à se plaindre:« Que voulez-vous qu'on fasse à la maison si nos femmes sont à l'usine, nos enfants à l'école et que personne ne peut nous rendre visite ? Quel genre de vie est-ce, que de se reposer par roulement et pas ensemble, comme un prolétariat uni. Ce n'est pas congé, si on est seul', » Cette réforme qui abolissait le dimanche ne dura donc pas. Mais l'idéologie insista un peu et, de 1931 à 1940, I'Union soviétique adopta la semaine de six jours, toujours pour abolir le dimanche. Mais cette fois, tout le monde eut le même jour de pause.

  • La carte postale a quelque chose d'un texto avec de la texture. Le grain du papier. Les pleins et les déliés de l'écriture manuscrite. Parfois, les cicatrices glanées en route, surtout quand elle fut longue. Le destinataire se surprend alors à refaire son parcours, de la boite au sac, du sac au centre de tri, du centre de tri à d'autres centres de tri et de là au sac et du sac à la boîte, la sienne, le tout effectué å pied, à cheval, à bicyclette, en voiture, en camion, en avion, allez savoir ; peut-être est-elle passée des 50°C d'un désert aux 7°C de la soute ; peut-être a-t-elle entendu parler trois, quatre, cinq langues ; peut-être a-t-elle traversé des rivières, des lacs, des mers, des océans. Et l'on imagine, enchanté, sa marche lente.

  • Chaque année, en mars, les autorités de Genėve surveillent comme le lait sur le feu les branches du marronnier officiel de la ville : son premier bourgeon marque symboliquement l'arrivée du printemps. Car depuis 1818, Genève entretient la traditíon qui consiste à noter sur un même parchemin la date d'éclosion de la première feuille de l'arbre (nous en sommes au quatriême marronnier officiel), Aujourd'hui, cette suite de micro-événements constitue un document précieux sur l'évolution du climat.

  • Quand elle visite I'Iran en 2013-2014 (à moto), l'écrívaine-voyageuse Lois Pryce constate à son tour qu'à ce hobby pourtant so british, les Iraniens, ces pique-niqueurs " forcenés", battent « à plates coutures » les sujets de Sa Majesté :« Je pensais que nous, joyeux Anglais, écrasions tout avec nos plaids écossais de voyage et nos paniers en osier, mais vous n'avez rien vu si vous n'avez pas vu un pique-nique iranien. Avec, étalée sur un tapis persan plastifié facile à nettoyer, une débauche de matériel pour le thé, des minarets de Tupperware, des pyramides de grenades et des gâteaux et des confiseries et des chichas... » Sans oublier ce qu'il faut de riz aux épices, d'herbes, de yogourts, de pastèques, de pain frais... On ne pique-nique pas, on gueuletonne.

  • Toutes les vies comptent, tout le temps.

  • La poche est le soldat inconnu de la guerre pour la libération du vestiaire des femmes.

  • Grandma Moses fut de ces mouflettes qui ne renoncent jamais à leur tasse aux étoiles : la vie au grand air, la contemplation des paysages vallonnés, ses préférés, et surtout, surtout, la petite robe rouge que son père lui avait promise enfant, quil n'avait pu acheter car les magasins étaient fermés le jour dit et qui s'était transformée sous l'influence de sa mère conventionnelle en terrible robe rouille. L'adulte n'avait jamais transgressé l'éducation ainsi reçue, mais dans son tableau "Sugaring Time", elle s'était représentée vêtue de la robe rouge de ses rêves.

  • Tant que l'homme n'est pas mort, il n'a pas fini d'être créé (proverbe peul)

  • En ce début de la saison des asperges, rappelons la ténacité de sa réputation aphrodisiaque. Au XIX° siècle, le pharmacien et gastronome Stanislas Martin estimait encore dans sa "Physiologie des substances alimentaires" que l'odeur particulière des urines produites après avoir mangé le divin légume trahissait régulièrement la liaison adultère.


    Biographie

Sandrine Tolotti est journaliste, créatrice de la newsletter « L'Intimiste ».
Elle a été rédactrice en chef de la revue Books.
Elle est basée dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.

En savoir plus ici : http://www.premierparallele.fr/auteur/sandrine-tolotti

Son Facebook :https://www.facebook.com/p/Sandrine-Tolotti-100012416588409/


jeudi 14 novembre 2024

Molly KEANE - L'amour sans larmes – Éditions de la Table Ronde – réédition de 2024.

 

L'histoire

Julian, fils chéri de la terrible Angel, une femme vivant dans une maison baroque sur la côte irlandaise, revient de la guerre 1939-1945 auréolé de médaille, mais avec une encombrante fiancée, Sally, américaine, chanteuse de cabaret et de 10 ans l' aînée du fils prodigue. Ce n'était pas du tout ce qu'avait prévu sa mère, femme possessive qui adore manipuler son monde. Sa fille Shaney est amoureuse d'un capitaine à la retraite, ce n'est pas une union possible là où un jeune lord aurait fait l'affaire. Tiddley, petite cousine éloignée orpheline, pas très jolie, obéit corps et âme à Angel, qui en profite pour lui faire faire des travaux ingrats. Birdie, la cuisinière et intendante au fort caractère tombe amoureuse du valet de Sally, et seul lui résiste l'intendant de la maison, Oliver, avec humour et complicité. Angel va devoir utiliser toutes les ressources malveillantes dont elle a le secret pour défaire ses unions qui ne correspondent en rien à ses désirs...



Mon avis

Cela aurait pu s'appeler « le jeu de l'amour et du hasard » pour cette comédie un peu longuette où les personnages s'allient, se méfient les uns des autres selon les circonstances.

Dans le monde idéal d'Angel, cette mère encore assez belle et élégante, malgré une tendance à la décoration d'un mauvais goût assumé, tout le monde doit l'aimer et être reconnaissante de bienfaits supposés dont elle dispense son entourage. Une façon de garder sous contrôle son petit monde. A sa décharge, elle a élevé seule ses deux enfants après la mort de son époux et remis le domaine en ordre, échappement à l'endettement. Mais sous ses allures policées, où on glisse certains mots de français pour faire chic, cette forte personnalité se voit confrontée à un avenir qui n'entre pas du tout dans ses plans. Alors qu'elle prépare, avec cadeaux luxueux et repas gargantuesque le retour du fils chéri, celui-ci arrive avec à son bras une américaine qui a aussi son fort caractère. La guerre est déclenchée, mais toute en finesse, où les tacles se cachent derrière une fausse bienveillance et où les caractères de chacun s'affirment.

Il est regrettable que ce roman, trahi par une écriture un peu vieillotte et redondante, manque d'humour et d'un travail sérieux sur la psychologie des personnages. Bien évidemment tous les plans d'Angel sont mis à mal et des unions inenvisageables naissent. Ce qui aurait pu être très amusant, mais l'autrice irlandaise loupe là une occasion de faire de son intrigue un festival de cocasseries. Les personnages sont à la limite du cliché, les volte-faces permanent mettent à mal une intrigue qui est en fait très surprenante dans sa fin. Est-ce un problème de traduction ? En tout cas çà peut se lire mais vous n'en tirerez pas de grandes émotions.


Extraits

  • Ils s’aventuraient désormais sur un terrain miné – les vieilles adorations, les vieilles rancœurs de la chair, les sacrifices gâchés, les intentions percées à jour, les consentements amers. Oliver savait à quel point les souvenirs de Birdie et ses réactions actuelles étaient colorés par la nature même du passé, par ces années qui avaient emporté sa jeunesse, par tout cet amour qu’elle avait donné parce qu’elle ne pouvait faire autrement qu’aimer. Il dit tranquillement : « Elle va détester ça. » Birdie précisa avec une douceur effroyable : « Et s’arranger pour tout casser ».

  • C’était sa voix, ferme, rocailleuse et douce : Angel n’avait jamais été aussi effrayée par une voix. Elle attendit immobile, suspendue, solitaire, toutes ses fibres tendues jusqu’à la dernière. Ses mains, ses yeux, les muscles de son ventre se durcirent, formant comme des nœuds et des pierres. L’air de l’après-midi était fait de feu, de glace et de solitude. Elle était en dehors, et ce pour la première fois.

  • Elle arbora une nouvelle fois son merveilleux sourire courageux, et le porteur, sincèrement ému, la regarda s’écarter de la jetée : vaillante, joyeuse, pitoyable, magnifique, elle lui avait sans s’en rendre compte joué éhontément toute la gamme.

  • Ne te mêle pas de mon bonheur, si ça ne te fait rien !


    Biographie

Née à Newbridge (comté de Kildare) , le 20/07/1904 et décédée à Ardmore , le 22/04/1996, Molly Keane, née Marie Nesta Skrine, est une romancière et dramaturge irlandaise.
Dramaturge et romancière, elle a publié sous les noms de M. J. Farrell et de Molly Keane (Keane étant le nom de son mari) et certains de ses romans ont été adaptés pour la télévision.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Molly_Keane



dimanche 10 novembre 2024

MO MALO – Nuuk – Editions de la Martinière 2019 ou Point Poche 2020

 

 

L'histoire

Nous retrouvons ici le commissaire Qaanaaq Adriensen, mis à mal par sa hiérarchie, obligé de consulter la psychologue du service tous les jours, une vraie garce. Mais alors qu'il a l’ordre de faire la tournée des postes de police du Groenland, deux événements surviennent. D'abord le suicide d'une adolescente Maja qui se trouvait être enceinte, puis le meurtre d'une autre, et enfin le commissaire reçoit un colis dans lequel se trouve une main tranchée recouverte d'un tatouage cousu (une coutume chamanique). Puis un bras. Malgré son mariage imminent et sa quasi interdiction de mener une enquête, Qaanaaq n'est pas le genre à se défiler. Il peut compter sur les fidèles de sa brigade et dénouer une affaire complexe.



Mon avis

Retrouver l'univers groenlandais de Mo Malo est un vrai plaisir pour un polar aussi réjouissant par son intrigue, que pour les coutumes traditionnelles des inuits.

Ici il est question de « tatouages cousus », autrement dit, on passe un fil avec une aiguille à travers la peau, et dont la signification est rituelle. La pratique est de plus en plus rare au Groenland, d'une part parce que la législation interdit de se tatouer le visage, et parce que cette coutume est particulièrement douloureuse. Hors, la main tatouée comporte un tatouage dont il faut comprendre la signification, ce que l'équipe de la police centrale de Nuuk ne sait pas faire. De plus, la jeune adolescente qui s'est suicidée était enceinte mais pas de son petit ami, qui s'est donné la mort alors qu'il travaillait comme chalutier.

Une enquête complexe à souhait, dans ce vaste pays, le moins peuplé du monde, tant les conditions de vie y sont difficiles : entre froid polaire, vents violents et glacés, sans parler de l'épais brouillard qui empêche de voir à 2 m de distance à Nuuk, la capitale. Les avions ou hélicoptères, seuls moyens de liaisons avec les moto-neige pour de courtes distances permettent de relier les villes entre elles, doivent parfois rester immobilisés au sol en cas de fortes tempêtes neigeuses.

Mais il y a aussi la beauté de ces immensités de blanc, le charme infini des fjords, et une culture inuite chamanique, encore très présente dans les villages reculés.

Ainsi selon la légende, Siqiniq le soleil est est féminin est violée par son frère Taqiq la lune qui est masculin. Pour se venger, elle se coupe un sein et le donne à manger à son frère. Celui-ci toujours amoureux de sa sœur la poursuit, mais toujours elle lui échappe, dans la ronde des jours et des nuits. La légende précise que c'est lors d'un tivajuut que Siqiniq fut violée pour la première fois par son frère incestueux. Le tivajuut était une fête qui avait lieu lors du solstice d'hiver. Avec des festivités alimentaires, des chants et des danses, les jeunes femmes majeures et consentantes trouvaient un mari venu d'une autre tribu pour éviter la consanguinité. Cette pratique n’existe plus maintenant au Groenland. De même un chamane ne doit jamais donner l'ordre à une personne de se suicider, c'est même totalement interdit. Grâce à ces éléments précieux, Qaanaaq va pouvoir résoudre cette affaire mystérieuse.

Un autre point est aussi abordé dans le livre. Les foyers pour enfants orphelins ou abandonnés par leurs parents ou des mères qui veulent oublier un enfant non désiré. Si certains foyers sont chaleureux, d'autres sont des bâtisses sales et mal entretenues, avec un manque de personnel et d'activités pour des jeunes, qui souvent se mettent à boire ou consommer des drogues ou errer sans but précis, et sans avenirs certains.

L'univers que crée Mo Malo, à partir de recherches, de voyages au Groenland, et de contacts sur place est étonnant. A la fois cruel, dans une intrigue bien ficelée, mais aussi beau dans son immensité blanche.

Je dirais qu'il faut au moins lire un livre de Mo Malo pour un voyage déroutant, dans une écriture simple, avec des petits moments d’humour ou de poésie.


 

 

 

Extraits

  • Qui pouvait le surveiller d’assez près pour le traquer de la sorte ?
    Le survol de l’île d’Uummannaq, balayée par les filaments vert absinthe d’une aurore boréale, était un enchantement. Dominé par ses deux pics de granit rose, le village du même nom se présentait comme un port de pêche au charme indéniable. À l’office de tourisme de Nuuk, Visit Greenland, on prétendait qu’Uummannaq était la destination la plus courue par les Groenlandais eux-mêmes, loin de cette autoroute à touristes étrangers qu’était devenue la baie de Diskø. Isolée. Sauvage. Authentique. Qaanaaq imaginait d’ici les arguments des dépliants.

  • Une décharge le traversa. L’excitation. Il se sentait à nouveau si vivant. Être flic : cette névrose dont on ne se débarrassait jamais tout à fait. Ce poison si doux qu’on en oubliait les interdits comme les injonctions. Finalement, cette satanée tournée ne serait peut-être pas si inutile.

  • Mais sans doute était-ce aussi cela, grandir : accepter de n'être qu'un rouage dans un travail d'équipe. Ne plus prétendre être celui qui résoudra tout, tout seul. Reconnaître la primauté du groupe sur l'individu, gage de survie pour chacun, comme les Inuits d'antan l'avaient si bien compris.

  • Le lieu offrait une vue agréable sur le rivage et sur la mer, où un petit troupeau d'icebergs indolents broutait l'écume.

  • Dans la culture inuite, ne plus se sentir aimé revenait en quelque sorte à cesser d'être humain. A cesser d'exister.

  • La prochaine fois que tu vas te baigner avec des requins, tu penses à leur donner à manger avant de te jeter à l'eau. OK ?

  • Le chasseur inuit le sait bien : on ne traque pas sa proie en dépit des éléments imposés par la nature, encore moins contre eux. On doit en faire ses alliés.

  • La balance qui juge nos âmes prend-elle le poids de notre corps en compte ?

  • Le vide lui parle. Il se dit son ami. Si elle vient à lui, c'est promis, il abolira toute douleur. Dans ce Grand Nord hostile, il sera son ultime réconfort. Il l'enveloppera, comme les vêtements qu'elle porte, de trois épaisseurs. Mieux encore : une couche d'air, une couche de glace, une couche de pierre. Les seules matières que sont faites pour durer dans un tel univers.

  • Qaanaaq aborda cette ascension avec respect. Il n'était pas question de conquérir la montagne comme l'aurait fait un quelconque trekkeur du dimanche mais plutôt de solliciter d'elle un accueil bienveillant. Il tâchait ainsi de peser chacun de ses pas. De retenir tout geste brusque, de ne rien profaner du domaine dans lequel il pénétrait.

  • La glace, et elle seule, avait repris son empire et ses droits. L'homme chassait peut-être sur son royaume, mais à la fin elle parvenait toujours à l'en chasser.

  • Une culture vous possédait en premier lieu par sa langue ; les rudiments de kalaallisut assimilés au fil des mois avaient largement contribué à réveiller l’Inuit tapi en lui.

  • Depuis quelques heures déjà, la mer de Baffin menait la vie dure au Saviq. La zone de pêche habituelle rendue impraticable par la concentration d'icebergs descendus du nord, le bateau ne cherchait plus qu'à se maintenir à distance raisonnable des blocs les plus dangereux, là-bas, plus au large, là où leurs pics ne hérissaient pas les flots démontés.

  • A Noël, la plupart des responsables officiels recevaient des boites de chocolat ou des bouteilles d'alcool millésimées. Adriensen, lui, se voyait offrir un corps humain en kit. Où allait se placer la générosité, de nos jours !

  • Appu le corrigea aussi sec. – C’est pas des runes. Ce sont des lettres du syllabaire inuktitut. Nootaïkok hochait la tête. – Le quoi ? demanda Erik.
    Les deux Inuits se désolèrent. Ils avaient beau savoir que l’éducation danoise occultait très largement leur île et leur culture, ce genre de rappel se révélait toujours une blessure. Une injure à leur peuple.

  • Une seule est demeurée sans partenaire. Mais de ce répit elle ne semble tirer aucun soulagement. Elle sait que pire, bien pire, l’attend. Car, qu’elle le veuille ou non, elle sera sienne. Il anticipe déjà ses cris et ses griffures, ses « non » qu’il prendra pour des « oui », ce tabou qu’elle invoquera et qu’il lui sera si doux de briser. Elle se débattra, c’est certain. Et pourtant il l’aura, c’est tout aussi sûr. L’œil de la caméra, tapie dans un angle, pourra en témoigner. Rien, pas même la honte ou les plaintes, ne pourra empêcher hier de posséder aujourd’hui.



    Biographie

Né à :Rueil-Malmaison , le 18/05/1968, Mo Malø est le pseudonyme de l'écrivain Frédéric Mars, de son vrai nom Frédéric Ploton.
Diplômé du Celsa (1988-1991), après plusieurs années passées dans la presse magazine et diverses rédactions online, il a quitté le journalisme et la photo pour ne se consacrer qu'à son travail d'auteur de livres. Outre ses romans, il a publié plus d'une quarantaine d'essais, documents et livres illustrés, sous diverses identités, y compris en qualité de "nègre".

Il est connu principalement pour ses ouvrages consacrés au couple, à la sexualité et aux nouveaux modes de rencontre. De sa collaboration avec l'illustratrice Pénélope Bagieu, sont également nés trois ouvrages, dont le Chamasutra et le Cahier d'exercices pour les adultes qui ont séché les cours d'éducation sexuelle. Il est le traducteur français de la collection de comédies érotiques Sex&Cie, d'Ania Oz.

Il a également publié plusieurs livres sur l'art délicat de la sieste. Il a dirigé plusieurs collections, en particulier pour le compte des éditions Tana et des éditions de l'Hèbe (Suisse). Il a animé pendant deux ans (2005-2006) une chronique dans l'émission "Lahaie, l'amour et vous" sur RMC Info.

Sous le pseudonyme de Frédéric Mars, il a publié des thrillers romantiques et des thrillers historiques et contemporains. Il a également publié plusieurs romans érotiques sous divers pseudonymes dont Emma Mars et est auteur d'un essai humoristique, "Le cat code" (2017), écrit sous le nom de plume de Chat Malo.

Sous le pseudonyme de Mo Malø, il publie une série de polars se situant au Groenland : "Qaanaaq" (2018), "Diskø" (2019), "Nuuk" (2020), "Summit" (2022). Sa série des enquêtes de Qaanaaq Adriensen a été traduite dans de nombreux pays et repérée par plusieurs prix littéraires : finaliste des Prix du meilleur polar des lecteurs de Points, du Prix Michel Lebrun et du grand prix de l’Iris Noir, lauréat du Prix Découverte des Mines Noires et du Coquelicot noir.
La série "La Breizh Brigade" (2023), met en scéne une équipe d’enquêtrices hors du commun.

 

En savoir plus

 

mardi 5 novembre 2024

Emily ST JOHN MANDEL – Station Eleven – Rivages 2016 -

 

L'histoire

Un acteur jouant le Roi Lear de Shakespeare meurt tout d'un coup sur scène. Jeevan, un jeune homme qui ne sait pas trop quoi faire de sa vie, tente de le réanimer. Encore sous le choc, il erre dans Toronto sous la neige et reçoit plusieurs appels de son meilleur ami Hua, médecin. Celui-ci lui conseille de fuir : une terrible épidémie de grippe violente et mortelle est en train de se propager à la vitesse de l'éclair.

Survivant dans un monde désolé où il n'y a presque plus de vie, ni de ce qui rend la vie vivable (électricité, eau potable, sécurité, santé), Jeevan réussit avec quelques autres rescapés à faire revivre le monde d'avant en montant une petite troupe de comédiens et musiciens qui sillonne le Michigan pour jouer des pièces et de la musique. Y aura-t-il un espoir de revivre dans un monde « normal » ?


Mon avis

Best-seller et vainqueur des plusieurs prix littéraires, ce livre d'anticipation a été écrit avant la crise du covid, presque comme précurseur de la catastrophe de la plus grave crise humanitaire du 21ème siècle.

Une pandémie de grippe fulgurante anéantit 99% de la population mondiale: en quelques jours, la société telle que nous la connaissons disparaît, laissant des individus perdus sans le tout-technologique.
Peu à peu, l'image d'un nouveau monde plausible se dessine en miroir de la civilisation disparue: des rescapés en petites communautés, capables du pire en violences et faux prophètes, mais aussi du meilleur par l'entraide, l'empathie, le désir de transmettre. Au-delà du sens pratique pour résister, c'est une réflexion sur le deuil, la capacité de résilience et le refus d'abdiquer sa part d'humanité pour la barbarie.
Avec une belle profondeur émotionnelle, des images fortes et une construction narrative intelligente qui brouille les pièces du puzzle, l'autrice
nous fait mourir, renaître et survivre avec ses personnages, établissant des liens entre eux, entre l'avant et l'après.

Un livre fort, parfois difficile à lire, même si l'écriture est belle, qui démonte les mécanismes d'une société obsédée par le progrès technologique, l'individualisme, ou plus rien ne fait sens profond. Et si la crise du covid semble dernière nous, d'autres dangers menacent l'humanité : le dérèglement climatique qui entraîne catastrophes sur catastrophes, des guerres qui n'en finissent pas, un monde qui semble se replier su lui-même.

Mais s'il reste un message fort, c'est de nous faire ouvrir les yeux sur notre société de privilégiés, sur la beauté de la nature (qui reprend ses droits), le confort fragile de notre civilisation qui paraît si évident, et l'importance de l'art, de l'amitié et de l'amour. Un roman magistral, orchestrée par la plume tantôt poétique, tantôt acerbe de cette jeune autrice, dont c'est le 4ème roman.

Adapté en mini-série pour la télévision américaine, elle n'a pas encore été diffusée en France.


Extraits

  • Liste non exhaustive :
    Plus de plongeons dans des piscines d'eau chlorée éclairées en vert par en dessous. Plus de matchs de base-ball disputés à la lumière des projecteurs. Plus de luminaires extérieurs, sur les vérandas, attirant les papillons de nuit les soirs d'été. Plus de trains filant à toute allure sous la surface des métropoles, mus par la puissance impressionnante du troisième rail. Plus de villes. Plus de films, sauf rarement, sauf avec un générateur noyant la moitié des dialogues - et encore, seulement les tout premiers temps, jusqu'à ce que le fuel pour les générateurs s'épuise, parce que l'essence pour voitures s'évente au bout de deux ou trois ans. Le carburant d'aviation dure plus longtemps, mais c'était difficile de s'en procurer.
    Plus d'écrans qui brillent dans la semi-obscurité lorsque des spectateurs lèvent leurs portables au-dessus de la foule pour photographier des groupes en concert. Plus de scènes éclairées par des halogènes couleur bonbon, plus d'électro, de punk, de guitares électriques.
    Plus de produits pharmaceutiques. Plus aucune garantie de survivre à une égratignure à la main, à une morsure de chien, à une coupure qu'on s'est faite au doigt en éminçant des légumes pour le dîner.
    Plus de transports aériens. Plus de villes entrevues du ciel à travers les hublots, scintillement de lumières ; plus moyen d'imaginer, neuf mille mètres plus bas, les vies éclairées en cet instant par lesdites lumières. Plus d'avions....
    Plus de pays, les frontières n'étant pas gardées....
    Plus d'internet. Plus de réseaux sociaux, plus moyen de faire défiler sur l'écran les litanies de rêves, d'espoirs fiévreux, des photos de déjeuners, des appels à l'aide, des expressions de satisfaction, des mises à jour sur le statut des relations amoureuses grâce à des icônes en forme de cœur - brisé ou intact -, des projets de rendez-vous, des supplications, des plaintes, des désirs, des photos de bébés déguisés en ours ou en poivrons pour Halloween. Plus moyen de lire ni de commenter les récits de la vie d'autrui et de se sentir ainsi un peu moins seul chez soi. Plus d'avatars.

  • Il y eut la grippe qui explosa à la surface de la terre, telle une bombe à neutrons, et le stupéfiant cataclysme qui en résultat, les premières années indescriptibles où les gens partirent sur les routes pour finalement se rendre compte qu’il n’existait aucun endroit, accessible à pied, où la vie continuait telle qu’ils l’avaient connue auparavant ; ils s’installèrent alors où ils pouvaient - dans les relais routiers, d’anciens restaurants, des motels délabrés -, en restant groupés par mesure de sécurité.

  • Je parle de ces gens qui se sont retrouvés dans une vie au lieu d'une autre et qui en sont infiniment déçus. Vous voyez ce que je veux dire? Ils ont fait ce qu'on attendait d'eux. ils voudraient faire autre chose, mais c'est devenu impossible avec les gosses, les hypothèques et tout le reste, ils sont pris au piège. C'est le cas de Dan.- Donc, selon vous, il n'aime pas son job. - Exact, mais à mon avis, il ne s'en rend même pas compte. J'imagine que vous rencontrez tout le temps des gens comme lui. Des somnambules de haut niveau, essentiellement.

  • La civilisation, en l'An vingt, était un archipel de petites localités. Ces colonies avaient combattu les bêtes sauvages, enterré leurs voisins, vécu, péri et souffert ensemble pendant les années sanglantes qui avaient suivi le cataclysme, avaient survécu dans des conditions épouvantables, et ce seulement en se serrant les coudes dans les périodes d'accalmie : autant dire qu'elles ne se mettaient pas en quatre pour accueillir les étrangers.

  • Les citoyens de l'aéroport avaient pris l'habitude de se retrouver tous les soirs autour du feu, tradition tacite que Clark aimait et détestait à la fois. Ce qu'il aimait, c'était la conversation, les moments de légèreté ou même de silence, le fait de ne pas être seul. Mais parfois, le petit cercle d'individus et la lueur du feu ne faisaient qu'accentuer le vide et la solitude du continent, telle la flamme vacillante d'une bougie dans un océan de ténèbres. Il est surprenant de voir la rapidité avec laquelle on en vient à trouver normal de vivre sur un banc, avec une simple valise, près d'une porte d'embarquement.

  • L’enfer, c’est l’absence de ceux qu’on voudrait tant avoir auprès de soi.

  • Kirsten et August cheminaient en silence. Un cerf traversa la route, devant eux, et s'immobilisa un instant pour les regarder avant de se fondre sous les arbres. La beauté de ce monde quasiment dépeuplé. Si l'enfer c'est les autres, que dire d'un monde où il n'y a presque plus personne? Peut-être l'humanité s'éteindrait-elle bientôt, mais Kirsten trouvait cette pensée plus apaisante que triste. Tant d'espèces étaient apparues sur la Terre et avaient disparu par la suite; quelle importante, une de plus? D'ailleurs, combien d'humains restait-il aujourd'hui?

  • Ça ne tient pas debout, insista Elizabeth. Sommes-nous censés croire que la civilisation a pris fin d'un seul coup ?
    -Ma foi, avança Clark, elle a toujours été un peu fragile, vous ne trouvez pas ? » Ils étaient assis côte à côte dans le salon Skymiles, où Elizabeth et tyler avaient établi leurs quartiers. «Je ne sais pas, murmura Elizabeth d'une voix lente en observant le tarmac. J'ai suivi des cours d'histoire de l'art pendant des années, par intermittence, entre deux projets. Et naturellement, l'histoire de l'art est indissociable de l'histoire tout court : on voit que les catastrophes se sont succédé, qu'il y a eu des évènements terribles, des moments où les humains ont dû s'imaginer que c'était la fin du monde. Mais tous ces moments-là ont été transitoires. Ils passent toujours.

  • La forêt s’était furtivement rapprochée du parking de l’école, dépêchant en avant-garde des arbustes qui poussaient dans les crevasses béantes du macadam.

  • Il savait, depuis longtemps déjà, que les changements intervenus dans le monde étaient irréversibles, mais cette prise de conscience n'en jetait pas moins une lumière plus crue sur ses souvenirs. La dernière fois que j'ai mangé un cornet de glace dans un parc ensoleillé. La dernière fois que j'ai dansé dans une boîte de nuit. La dernière fois que j'ai vu un bus circuler. La dernière fois que je suis monté dans un avion qui n'avait pas été converti en habitation, un avion qui décollait vraiment. La dernière fois que j'ai mangé une orange.

  • August déclarait que, sur une infinité d'univers parallèles, il en existait forcément un où il n'y avait pas eu de pandémie et où il aurait pu devenir physicien comme prévu, ou alors un autre où il y avait eu une pandémie mais avec un virus ayant une structure génétique subtilement différente, une minuscule variante qui le rendait moins destructeur - en tout cas, un univers où la civilisation n'avait pas pris fin de manière aussi radicale.

  • Une vie mentalement revécue est une série de photographies et de courts-métrages décousus : la pièce de théâtre à l'école quand il avait neuf ans, avec son père radieux assis au premier rang; les sorties en boîte avec Arthur, à Toronto, sous les lumières tournoyantes; un amphi à l'université de New-York. Un cadre supérieur - un client - se passant les mains dans les cheveux pendant qu'il parlait de son effroyable patron. Un procession d'amants dont il gardait en mémoire certains détails : les draps bleu marine, une divine tasse de thé, des lunettes de soleil, un sourire. Le poivrier du Brésil dans le jardin d'un ami, à Silver Lake. Un bouquet de lis tigrés sur un bureau. Le sourire de Robert. Les mains de sa mère occupée à tricoter en écoutant la BBC. *

  • Le lendemain, le premier étranger arriva. Ils avaient pris l'habitude de poster des gardes munis de sifflets afin d'être alertés de l'approche d'un inconnu. Ils avaient tous vu ces films post-apocalyptiques où de dangereux retardataires venaient en découdre pour s'emparer des dernières miettes. Néanmoins, observa Annette après réflexion, tous les films de ce genre-là qu'elle avait vus mettaient en scène des zombies. "Tout ça pour dire que la situation pourrait être bien pire", conclut-elle.

  • Depuis quelque temps, elle songeait à écrire sa propre pièce... Elle voulait écrire quelque chose de moderne, un texte qui s'adresserait à cette nouvelle ère dans laquelle ils avaient atterri. Survivre ne suffit peut être pas, avait elle dit à Dieter lors de l'une de leurs discussions nocturnes, mais d'un autre côté, Shakespeare non plus. Il avait alors ressorti ces éternels arguments, comme quoi Shakespeare avait vécu dans une société ravagé par la peste, et que la Symphonie Itinérante se trouvait dans une situation analogue.


    Biographie

Née Merville, Colombie-Britannique, en 1979, Emily St. John Mandel est une romancière canadienne anglophone. Elle est née à Merville, un territoire non organisé de la Colombie-Britannique situé sur l'île de Vancouver. Elle a sept ans lorsque sa famille déménage à Comox. Trois ans plus tard, alors qu'elle a dix ans, sa famille emménage sur l'île Denman où elle passe son enfance.
Elle s'inscrit à une école de danse de Toronto, The School of Toronto Dance Theatre, puis vit un temps à Montréal, avant de s'installer à New York où elle épouse le dramaturge Kevin Mandel avec qui elle a une fille. Le couple divorce en novembre 2022.

Son premier roman, "Dernière nuit à Montréal" ("Last Night in Montreal"), a été finaliste au prix du livre de l'année 2009 du ForeWord Magazine. "On ne joue pas avec la mort" ("The Singer's Gun", 2010), son deuxième titre traduit en France, remporte le Prix Mystère de la critique en 2014. Son troisième roman, le premier publié au Canada, est "Les Variations Sebastian" ("The Lola Quartet", 2012). Elle publie en 2014 "Station Eleven", un roman dystopique se déroulant dans un monde post-apocalyptique après qu'un virus a ravagé la Terre. Traduit dans plus d’une trentaine de pays, il a remporté le prix Arthur C. Clarke en 2015 et l’a imposée comme l’une des plumes les plus reconnues d’Amérique du Nord.
Son cinquième roman, "L'Hôtel de verre" ("The Glass Hotel"), est publié en 2020. Il raconte l'histoire d'une crise financière et la disparition d'une femme. En 2022, Emily St. John Mandel publie un sixième roman, "La Mer de la tranquillité" ("Sea of Tranquility"), qui mélange la science-fiction avec des enjeux contemporains tel que la misogynie, le colonialisme et l'écologie.
Depuis 2022, Mandel vit à Brooklyn et a une petite amie.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Emily_St._John_Mandel

Son site : https://www.emilymandel.com/



dimanche 3 novembre 2024

Gustavo RONDRIGUEZ – Les Matins de Lima – Editions de l'Observatoire – 2020 -

 

 

L'histoire

Trinidad est arrivée à Lima après une enfance malheureuse à travailler dans les mines d'or. Ayant réussi à monter sa petite entreprise de confection d'uniformes, elle vit chichement dans le quartier pauvre de Lima. Atteinte d'une maladie de reins, elle doit subir une greffe. Sa mère étant morte quand elle avait 10 ans, son seul espoir réside à retrouver son père, un chanteur qui a eu son heure de gloire, sous le nom de Danny en reprenant des titres cultes des années 80/90. Est-ce que ce père inconnu, réputé pour avoir des maîtresses dans chaque coin du Pérou acceptera-t-il d'aider cette jeune femme de 29 ans qui lui ressemble tellement physiquement ?


Mon avis

Voici le premier roman traduit en français de Gustavo Rodriguez, et on peut dire qu'il fait très fort en nous montrons les travers du Pérou, ce pays où les visiteurs viennent prendre un selfie devant le Machu Picchu ou boire un pisco sour dans les quartiers branchés de Lima, la capitale et ramener quelques souvenirs de l'artisanat des ethnies qui peuple ce pays entre océan pacifique et sommets andins.

Trinidad elle est bien loin de ses préoccupations touristiques. Ayant perdu sa mère dans une fusillade entre cartels de le drogue, dès 10 ans elle a travaillé pour l'extraction de l'or à Madre de Dios au sud du Pérou. Hors on extrait l'or avec du mercure, puis on sépare la matière précieuse et le mercure. Hors Trinidad n'a jamais eu d'équipements de protection, et elle a développé une maladie des reins qui l'oblige à passer par des dialyses une fois par semaine. Son seul espoir, que son père dont elle connaît le nom et a le numéro de téléphone accepte de la rencontrer et de lui donner un rein. Danny, homme vieillissant et charmeur, a sillonné tout le pays, avec un petit orchestre où il reprenait les tubes américains des années 80/90. Sans être pauvre, il trouve encore des salles et des bals pour l'accueillir. Surtout c'est un séducteur invétéré ce que supporte très mal sa compagne officielle, une péruvienne prétentieuse qui camoufle son âge sous des tonnes de maquillages et des tenues de minettes.

Dans ce roman qui se lit facilement, on y lit la dénonciation des mafias diverses, celles qui exploitent les mines d'or illégalement, en quasi-impunité, sans se soucier des conséquences pour les travailleurs, surtout des amérindiens pauvres et sans culture. Les cas de cancers se multiplient et souvent il est trop tard. Le Pérou est le 6ème producteur mondial d'or, mais aussi un pays pauvre avec un taux de chômage élevé et 26% de la population vivant sous le seuil de pauvreté (chiffres de l'INEI 2021).

Par ailleurs, ces mafias s'illustrent aussi dans la prostitution. Des recruteuses font miroiter aux jeunes filles très pauvres et souvent issues des minorités un bon emploi à Lima. Piégées, elles se retrouvent dans des bordels dans les quartiers chauds de Lima. Trinidad a au moins réussi à échapper à cela. Ayant économiser de quoi monter à la capitale, elle a travaillé comme caissière, serveuse, en économisant pour monter sa petite entreprise qui la fait vivre chichement mais dignement. Il faut dire que la jeune femme n'est pas considérée comme très belle. Trini est une métisse, au caractère fort, capable d'analyser rapidement la psychologie de la personne qu'elle a en face. Elle est secondée dans sa maladie par sa meilleure et seule amie, et malgré des rebondissements, elle finira par obtenir de façon inattendue sa greffe.

Voilà un livre choc, à la fois incisif et drôles. Les personnages, hormis notre héroïne et son père finalement très heureux de retrouver cette fille qui lui ressemble tant, sont caricaturaux à souhait. La maîtresse en titre, d'une jalousie maladive est le cliché total de la femme qui ne veut pas vieillir. La famille de Danny est hilarante, avec la mama capricieuse à souhait, mais cache aussi un secret. Les frères de Danny sont pour l'un livreur type uber qui passe son temps à fumer de la ganja entre deux missions et German, le petit dernier travaille justement dans une société qui exploite des mines en tant que chargé de la promotion de la société. Lui aussi cache ses petits défauts. Avec un don inné du récit, ce roman choral nous montre la fragilité des femmes dans un monde où le patriarcat a de beaux jours devant lui, les scandales liés aux exploitations des populations indigènes. Entre humour, propos un peu crus, petits moments de poésie, nos émotions sont grandes et c'est ce qui fait pour moi un bon roman. Pas de mots en trop, une maîtrise totale de son sujet jusqu'à la fin, et une dénonciation en règle d'une société péruvienne divisée.


Extraits

  • L’étalon est chaud bouillant, dit Nieves en soulevant sa lèvre supérieure, espiègle. Il m’envoie des photos de sa chambre d’hôtel avec écrit : « Manque plus que ton petit cul. » Tu te rends compte ? -Hyper-romantique, répondit Trinidad en souriant.

  • Tout le monde finit par s'habituer aux changements de sa vie, qu'il s'agisse de plaisirs comme de supplices, et si Trinidad se déplaçait aisément dans les rues de Lima, c'était non seulement parce qu'elle n'avait pas le choix, mais aussi parce que la vie l'avait soumise à un entraînement rigoureux. Mais pour savoir si elle exagère, laissons un instant Trinidad à sa petite monnaie pour revenir quinze ans plus tôt, en ce petit matin, où elle retrouva sa mère morte. Trinidad n'avait pas eu d'autres choix que de se rendre de Tarapoto, où sa grand-mère habitait. C'était un voyage de deux-mille kilomètres, du sud au nord de l'Amazonie, un trajet zigzagant parmi des dizaines de climats différents. Une réalité qu'un riche ne comprendra jamais, car s'agissant de voyages, seul l'argent peut acheter les lignes droites.

  • Il existe un fait irréfutable : à mesures qu’ils vieillissent, les gens ont de plus en plus de souvenirs et de moins en moins de projets.

  • De son côté, en l'attendant au restaurant, Daniel Rios vivait l'imminence de la rencontre comme une hémorragie de souvenirs diffus. Sa période Tarapoto était floue et il ne se souvenait pas vraiment de la mère de Trinidad. Avec combien de femmes avait-il couché durant ces années heureuses ? Et avec combien sans capote ? Un jour, en ce temps-là, son frère German lui avait dit souffrait du même mal que leur pays : une hyperinflation galopante. Il avait sans doute raison, pensa-il. Comme le surplus de monnaie finit par faire baisser la valeur des choses, trop de coup d'un soir tuent le coup d'un soir. De cette décennie turbulente, seules deux ou trois femmes émergeaient plus ou moins nettement, mais aucune d'entre elles n'était la mère de cette jeunette qu'il s'apprêtait à rencontrer, cerné de poulets rôtis.

  • Au fond de lui, il craignait une mort tragique, comme l’est souvent la vie de ces Péruviennes qui partent pleines d’illusions pour ces terres où paradis et enfer dorment enlacés.

  • Quand la bouche et le regard sourient en même temps, tu es foutue.

  • Si le souvenir ne te rend pas heureux, à quoi bon l’invoquer ?

  • Bon, je réponds ou pas ?
    Fais la lambiner un peu. ça t’est souvent arrivé d’avoir une bourge qui te supplie ?c’est la première fois. Moi,jamais. Mon boulot c’est de lécher des culs pour booster les ventes du magasin. Quelle plaie ma vieille. Heureusement qu’il y a ton étalon pour lécher le tien.Truie ! Grand bien te fasse.


    Biographie

Ce sixième roman de Gustavo Rodríguez, connu et reconnu au Pérou, est le premier publié en France. Né à Lima en 1968, il a aussi écrit de nombreux livres pour la jeunesse.

En savoir plus : https://es.wikipedia.org/wiki/Gustavo_Rodr%C3%ADguez_(escritor)

son site : https://gustavorodriguez.pe/biografia/