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jeudi 30 janvier 2025

Sophie HENAFF – Drame de pique – Tome 4 des Poulets Grillés – Livre de poche - 2024

 

 

L'histoire

Cela ne va pas fort chez les « Poulets Grillés ». Ils sont logés au dernier étage d'un immeuble, rue des Innocents à Paris, et ils n'ont pas vraiment d'affaires. Mais à Paris, sévit une série de crimes : des personnes, sans liens apparents entre elle, tombent comme des mouches piquées ou vaporisées d'un sédatif puissant utilisés pour endormir les gros animaux sauvages des zoos. Aussitôt, la capitaine Cabestan, qui est depuis mariée et maman mobilise son équipe, avec la bénédiction pour une fois du nouveau chef de la PJ. Une enquête des plus sérieuses, menée par cette bande de « bras cassés », avec l'humour nécessaire qui fait la plume de l'autrice.


Mon avis

C'est toujours un plaisir de lire les enquêtes de la capitaine Cabestan et de son équipe de bras cassés. D'autant que c'est sans doute le meilleur de la série.

Nous sommes en 2022, la France sort à peine du Covid, mais notre 4ème brigade, celles des déprimés, de ceux qui ont des petites casseroles mais qui sont invirables s'ennuie ferme dans le dernier étage d'un vieil immeuble où ils sont désormais logés.

Mais un vent de panique commence à secouer la capitale. Un mystérieux tueur en série fait une hécatombe parmi la population, soit en les piquant avec une fine seringue soit en les aspergeant d'un produit vétérinaire très dangereux, utiliser pour endormir les gros animaux des zoos, lors d'interventions médicales. Quelques gouttes sur un humain et c'est l’asphyxie pulmonaire et la morgue.

Hors étrangement cette série de crimes coïncide à un sérial killer qui utilisait cette méthode il y a 20 ans et qui vient de sortir de prison, malgré sa condamnation à perpétuité. On peut facilement penser que l'assassin a remis cela, alors que le bonhomme a 77 ans, affaibli par des années de prison et pris en charge par sa fille qui avait déjà perdu sa mère, mais qui a su se trouver un bon mari et une bonne situation.

Avec l'autorisation d'enquêter de leurs côtés, malgré quelques bévues et entorses à la loi, notre fumeuse brigade va arriver à démêler les fils d'une affaire qui prend sa source lors du conflit entre serbes, croates et bosniaques après le démantèlement de l’ex-Yougoslavie.

Une enquête vraiment très travaillée, sur fond d'humour, de barbecues sur la terrasse, des folies dépensières de Dame Rosières, plus connue pour ses polars à succès que pour son travail, le petit génie informatique, monsieur La Poisse, rejoint par Lebreton à nouveau heureux en couple et le « major » qui a faussé compagnie à la maison de repos (plus psychiatrique d'ailleurs) car il se croit être la réincarnation de D'Artagnan, sans oublier la gaffeuse Evrard en grande forme. Totalement page tuner, on s'amuse bien avec cette bande de déjantés, mais l'énigme est tout aussi fascinante. Un total best-seller chez les lecteurs.



Extraits

  • Après un soupir, Mme Piver déposa son large sac sur la console du couloir et, tournant le dos, elle traîna des pieds jusque dans son salon où les policières la suivirent sans y avoir été véritablement invitées. La pièce était entièrement remplie de hiboux. Des hiboux et des chouettes de toutes tailles, en plâtre, en résine, en paille, en plastique, sur des étagères dédiées, dans les rayonnages de la bibliothèque vitrée, sur les coussins brodés, imprimés sur les rideaux et en motifs géométriques sur le tapis. Trois spécimens empaillés se dressaient sur une branche arrimée à la tringle à rideaux dans l’angle droit. L’un d’eux, ailes écartées, œil rond et menaçant, semblait prêt à fondre sur le café que l’hôtesse venait de servir à regret aux policières.

  • La serial killer utilise notre intelligence pour nous faire tomber dans des traquenards. Si on devient bête, c'est elle qui est piégée. On n'est plus prévisible, on n'aboutit pas aux mêmes endroits, elle ne peut plus nous devancer et attendre l'occasion de tuer. - D'un autre côté, en achetant des clous au lieu d'interroger des témoins, on risque aussi de ne pas résoudre l'affaire et de laisser galoper la fumière.

  • Ya plus que des jeunots là-bas ! Le mousseux leur sort du nez ! Ils n'ont pas fait le rapprochement avec la Main de Dieu. Ça va bien de mettre les vieux au rancart. sous prétexte que ça ne comprend pas les Macintosh, mais dès que l'information ne tombe pas toute cuite de la machine, ça se retrouve tout couillon et ça croit que Matt Pokora est le premier à avoir chanté "Ces années-là", fit Merlot en piquant de l'index la poitrine de Dax. - C'est un serial killer aussi, Matt Pokora ? demanda le lieutenant, confus.

  • Anne Capestan fixa le barbecue et se demanda à partir de quel moment son commissariat avait viré à la maison de campagne . Si la commissaire n’y prenait pas garde, un de ces jours, l’un ou l’autre de ses lieutenants irait coller leurs cellules en location sur Airbnb.

  • Avec sa tronche de directeur du digital, Marcus avait tout du type qui comptabilise ses pas sur smartphone et se tape un détour juste pour soigner sa ligne.

  • Arrêtez le bla-bla ! Vous m'avez déjà refilé des nuées de stagiaires, de CDD, de contrat bidule et de convention machin. Ils ne savent rien faire, on les paye au lance-pierre, et à condition que je les forme pendant 3 mois, ils me dépannent 15 secondes avant qu'on les vire. Je n'en peux déjà plus de votre monde nouveau, Marcus, et comme j'en avais ras le bol de l'ancien, je vais finir par tous vous abandonner au milieu du pont.

  • Rosière ne savait pas trop ce qui la prenait de vouloir se lancer comme ça, de se donner un de ces airs de jeunesse qui vous collent un coup de vieux.

  • Personne ne voyait jamais Evrard. Elle pouvait arriver quatorzième qu’on se pensait toujours treize à table. Sa pâleur, son châtain, sa taille, sa voix, son absence de beauté, de laideur, de relief, de lumière… Elle se déplaçait comme suspendue dans le gris de la ville, traversant les assemblées sans jamais imprimer les rétines ou frapper les tympans. Seul Dax l’apercevait, la contemplait même, grâce à son super-pouvoir de super-amoureux.

  • Rosière, tu me retrouves le juge Salto et vous lui faites une petite visite avec Lebreton. Il aura peut-être des infos qu'il n'a pas confiées à France 2. Et tant que vous serez au tribunal, vous me récupérez les minutes du procès.- Non, non, intervint Rosière. Capestan soupira - Quoi encore Eva ? - Non, rien à voir. Mais Salto je lui ai foutu une chaude- pisse dans l'épisode 7 de ma série télé, depuis on est en délicatesse...

  • Ah non ma chérie, tu vas pas te laisser enfumer par ces discours d'enculés ? C'est la grosse mode des managers à la con pour se dédouaner : je t'enterre avec une grande pelle et quatre larbins, toi t'es dans le trou, les mains liées dans le dos, mais si tu t'en sors pas, c'est de ta faute, parce que, équipée d'un minimum de volonté, t'aurais pu creuser une galerie avec les dents. Ras le cul des péteux qui suivent la route que d'autres ont goudronné et qui viennent t'expliquer la notion d'effort.

  • La haine s'éteignait ainsi de génération en génération, jusqu'à effacer totalement et rendre les guerres plus absurdes encore. Pour quelques anciens qui sursautaient en attendant de l'allemand, combien d'étudiants Erasmus fous de joie ? Tout le monde s'étripaient pour libérer Paris, et trois décennies plus tard des ados en voyage scolaire franco-allemand se coinçaient leurs appareils dentaires à force d'embrassades sur les auto-tamponneuses, parfaitement ignorant des terreurs de leurs parents. Est-ce que deux générations suffisaient ? Une ?


Biographie

Née le 09/08/1972, Sophie Hénaff est une journaliste, romancière et traductrice française. Figure emblématique du journal Cosmopolitan, elle est responsable de la rubrique humoristique "La Cosmoliste". Elle a fait ses armes dans un café-théatre lyonnais (L'Accessoire) avant d'ouvrir avec une amie un "bar à cartes et jeux de sociétés", le Coincoinche, puis, finalement, de se lancer dans le journalisme.

"Poulets grillés", paru en 2015, est son premier roman, et conte une enquête menée par une brigade composée d'éléments indésirables de la police. Il a reçu le prix Arsène Lupin, le prix Polar en séries et le Prix des Lecteurs-Le Livre de Poche 2016 .
En 2016 est publié "Rester groupés", la suite des aventures de la brigade parisienne dont on a fait la connaissance dans "Poulets grillés" et le troisième volet de la série "Art et Décès" en 2019.

Une adaptation télévisuelle est produite depuis 2022, dont Sophie Hénaff supervise les dialogues et est portée par Barbara Cabrita et Hubert Delattre, qui fait un gros carton d'audience aussi !

mardi 14 janvier 2025

Abir MUKEHERJEE – Avec la permission de Gandhi – Editions Lana Levi – 2022 -

 

 

L'histoire

En poste à Calcutta, le capitaine Whindham, accompagné de son fidèle sergent Sat, doit résoudre un crime odieux. Alors qu'un certain Gandhi prône l’indépendance de l'Inde, alors province anglaise, De plus le célèbre capitaine se rend compte de sa dépendance à l'opium mais est toujours présent pour les enquêtes, surtout celles où il n'a officiellement pas le droit d'y mettre le nez.


Mon avis

Ah, je retrouve avec plaisir l'écriture pleine d'humour et de dérision de l'écrivain Mukherjee et son fameux héros, le capitaine Wyndham.

Nous sommes en 1921, et Wyndham officie à Calcutta, la ville la plus bondée du pays. La situation est délicate, le futur roi d'Angleterre vient y faire une visite royale, et pendant ce temps, un certain Gandhi prêche l'indépendance de l'Inde mais sans violences. A Calcutta, il est représenté par un certain Basanti Das, un homme plus très jeune mais largement influent auprès de la population.

De plus, des meurtres rituels ont lieu sur des personnes qui ne se semblent pas se connaître : un trafiquant de drogue, une infirmière, un chercheur. Qui est donc ce tueur ? Malgré des mises en garde de sa hiérarchie et l'imposant bureau des services secrets de sa Majesté, Whyndham n'est pas du genre à lâcher cette affaire.

Pourtant le capitaine tente de se sevrer de son addiction à l'opium, tandis que son jeune lieutenant Sat Banerjee, indou, tente de l'aider, même si lui aussi pense à l'indépendance de son pays.

Raconté par le capitaine, cette aventure nous plonge au cœur de Calcutta, de ses quartiers riches aux plus mal famés. Et interroge sur le désir d'indépendance d'un pays déjà multi-culturel, entre les hindous, les népalais, les parsi, les tamouls.

Le tout avec un humour décapant et une intrigue bien ficelée, alliant des rebondissements au fil des pages qui vont rendent vite accro. Pour ce 3ème opus de la série Wyndham, l'auteur anglais est vraiment en grande verve.


Extraits

  • Je l'ai rencontré une fois, le prince Edward Albert Saxe-Cobourg Windsor, ou quel que soit son nom, dans les tranchées en 1916. A l'époque, comme maintenant, ils l'avaient envoyé pour nous remonter le moral. J'ai eu du mal à comprendre que la poignée de main d'un prince qui ne connaîtrait jamais les horreurs de la guerre puisse remonter le moral d'hommes dont l'existence consistait essentiellement à attendre la balle qui leur était destinée.

  • Le mort était probablement un fantassin d’un des gangs de l’opium en lutte permanente pour le contrôle de Chinatown : très certainement le Green Gang ou le Red Gang. Après tout, ce sont les plus gros acteurs du marché de l’opium chinois. Tous les deux sont basés à Shangaï, et Calcutta, porte d’entrée de leur drogue, est un bien précieux pour lequel ils sont prêts à verser le sang. Nous sommes parvenus à contenir leur querelle par le passé, mais aujourd’hui, avec le manque d’hommes, d’autres sujets sont devenus prioritaires, et les gangs en ont aussitôt profité pour se disputer le droit de remplir le vide que nous avons laissé.

  • Une des constantes de la vie ici est la bataille interminable contre les moustiques. Quelqu'un a décidé que c'était une bonne idée de construire une ville sur un marais, scellant ainsi le destin de Calcutta.

  • Nous ne pouvons dominer l'Inde que par la force des armes, mais la force est inefficace contre un peuple qui ne contre-attaque pas ; parce que vous ne pouvez pas tuer sans tuer aussi une part de vous-même.

  • Car trois choses allaient toujours se combiner contre elle : elle était pauvre, elle était indigène et c’était une femme. En Inde cela signifie que sa vie comptait peu, et qu’à moins de s’insérer dans une histoire plus vaste sa mort compte encore moins.

  • J'envisage de tout dire. Il paraît que la confession fait du bien à l'âme, mais en réalité tout dépend du confesseur.

  • Quand il me sert le verre je me félicite de ma fermeté. C'est typique de l'addiction et du deni: une petite victoire ici et là peut aider à camoufler les grandes défaites.

  • L'homme, dont le visage en sueur est déformé dans une grimace qui pourrait faire honneur à la scène du Theatre Royal, débite ses mots au rythme d'une mitrailleuse Gatling avec des gestes pleins d'emphase et en pointant un index boudiné vers le ciel. Un style oratoire souvent adopté par ceux qui ont très peu de choses à dire mais qui tiennent quand même à les faire avaler par tout le monde : un style bourré de slogans destinés à exciter la foule et écraser tout débat. Et malheureusement, c'est efficace.

  • Car ce que l'Englishman, ses lecteurs et le vice-roi n'ont pas saisi c'est que la menace ne vient ni du parti du Congrès, ni de ses Volontaires. Le véritable danger ce sont les millions d'opprimés muets qui constituent l'Inde réelle. Pour la première fois ces masses pauvres, illettrées, sans voix, qui représentent les neuf dixièmes de la population de ce pays sont en marche, et je ne doute pas, si on les met en colère, que leur seul nombre puisse balayer Gurkhas et Britanniques de la face de cette terre comme Gulliver s'est libéré des chaînes des Lilliputiens.

  • La première bouffée de la première pipe a été une délivrance. Avec la deuxième, les tremblements ont cessé, et avec la troisième mes nerfs se sont détendus. J’en ai demandé une quatrième. Si les trois premières répondaient à une nécessité médicale, la dernière serait pour le plaisir, en me mettant sur la voie de ce que les Bengalis appellent nirbon – nirvana.


Biographie

Né à Londres en 1974, Abir Mukherjee a grandi dans l’ouest de l’Écosse dans une famille d’immigrés indiens. Fan de romans policiers depuis l’adolescence, il a décidé́ de situer son premier roman à une période cruciale de l’histoire anglo-indienne, celle de l’entre-deux-guerres.
Premier d’une série qui compte déjà̀ quatre titres, "A Rising Man" (L’attaque du Calcutta-Darjeeling) a été́ traduit dans neuf pays.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Abir_Mukherjee



vendredi 3 janvier 2025

Sujata MASSEY – Les veuves de Malabar Hill (les enquêtes de Perveen Mistry) – Editions Charleston 2024 -

 

 

L'histoire

A 23 ans, Perveen Mistry, tout juste diplômée d'Oxford est la seule femme avocate de Bombay (aujourd'hui Mumbai). Cadette d'une riche famille parsie (des perses ayant migré vers l'Inde et qui pratique la religion Zoroastre), elle travaille dans le cabinet de son père, un avocat réputé. N'ayant pas le droit de plaindre dans les juridictions indiennes en tant que femme, elle continue à se former auprès de son père aimant et s'occupe des dossiers d'héritage, de rédactions de testaments ou de divorces. Alors qu'un gros client de son père, un musulman qui a 3 épouses, décède, Perveen décèle des anomalies dans le testament. En tant que femme, elle seule peut parler aux trois épouses, qui vivent recluse dans leurs quartiers. Et là, étrangement, le mandataire testamentaire, un homme sans scrupules est retrouvé assassiné.. Une affaire que la jeune et persévérante avocate a bien l'intention d'éclaircir.


Mon avis

Ce polar hindou passionnant est maîtrise de bout en bout par son autrice, qui invente un personnage de jeune avocate charismatique et un peu têtue aussi. En fait, elle s'est inspirée de la réelle Cornélia Sorabji qui fut la toute première femme a exceller dans le métier d'avocate dans les années 1920. A cette époque l'Inde était toujours une colonie britannique, et les parsis, alliés des anglais, ont beaucoup fait pour l'éducation des jeunes femmes, et la cohésion sociale.

Perveen Mistry a donc la chance d'être née dans une famille soudée et bienveillante, pour laquelle faire des études de haut niveau est une obligation.

L'histoire se divise entre le présent (1921) et le passé de Perveen (1916-1917). Alors toute jeune femme, elle se fait courtiser par un homme très beau de 10 ans son aîné. Malgré les réticences de sa famille, un mariage est conclu. Sa belle-famille vit à Calcutta, à l'autre bout du pays. Mais très vite, sa belle-mère la maltraite, plus questions de suivre des études dans les Universités de la ville, et surtout son mari boit, rentre tard le soir et pire que tout lui transmet une blennorragie. C'en est trop pour Perveen qui s'enfuit et retourne dans sa famille. Grâce aux talents de son père, elle obtient la séparation de corps et peut rester vivre dans sa famille à Bombay. Mais le temps que l'affaire se tasse, son père l'envoie terminer ses études en Angleterre à Oxford. Trois ans plus tard, Perveen, embauchée dans le respectable cabinet d'avocats de son père, tombe sur une étrange affaire de succession dans une famille musulmane. En tant que femme, et par respect pour la culture des 3 épouses recluses dans le harem, elle seule peut communiquer avec les veuves aux caractères différents. On découvre alors que le mandataire désigné par le mari est surtout un imposteur qui compte bien s'organiser pour récupérer à son avantage le bel héritage. Mais quand il est assassiné, il faut prendre des dispositions et Perveen est bien décidée à éclaircir cette inquiétante affaire.

Pas de temps morts dans ce livre totalement page-turner, et dont l'héroïne a un caractère bien trempé, même si elle est fine psychologue. C'est aussi le sort des femmes en Inde, à cette époque, que revisite l'autrice. Pour les femmes du petit peuple, tout comme les hommes, les métiers sont ouvriers, ou alors domestiques, au mieux préceptrices pour les familles riches. Mais pour Perveen, il en est autrement. Sa famille est riche et bien implantée à Bombay, et le père, qui adore sa cadette, exige des diplômes du supérieur, pour assurer à sa fille des revenus et une position sociale. D'ailleurs, avec son amie anglaise, une grande blonde Alice, qu'elle a connu à Oxford et qui est mathématicienne, elles estiment que le droit doit changer, et que les femmes doivent avoir plus de pouvoir.

A la fois drôle, ponctué de rebondissements, j'ai adoré ce roman qui nous plonge dans une autre époque et d'autres coutumes. Un glossaire et des annotations à la fin du livre nous permettent de mieux comprendre la culture parsie.


Extraits

  • Les parsis orthodoxes observent cette coutume de l'isolement pendant les règles, dit-il en hochant la tête. ce serait fort peu probable que vous puissiez concevoir pendant cette période. - mais l'isolement et le fait que je ne sois pas autorisée à prendre un bain ne peuvent être bon pour la santé, insista Perveen. ce n'est pas comme ça que j'ai été élevée. -Même si vous êtes parsi ? -Je suis issue d'une famille moderne de Bombay, répondit--elle avant d'ajouter aussitôt : pour être franche, je vis très mal l'isolement. je redoute ce moment pendant tout le mois. cela a commencé à affecter mon sommeil et mon humeur.-Comment ça ?,Lui adressant un regard plus appuyé, il pris son stylo et commença à prendre des notes. - Je fais de terribles cauchemars. je rêve que je me trouve dans cette petite pièce, même quand je n'y suis pas, expliqua-t-elle en se rappelant les rêves de la semaine précédente. Je me sens triste et désespérée. Cela me met en colère contre mon mari. Il ne me défend pas contre ses parents, bien qu'il pense que cette coutume soit d'un autre âge.

  • Selon la loi parsie, la relation d’un homme avec une prostituée n’est pas considérée comme un motif de divorce ni même de séparation judiciaire.
    Perveen n’en croyait pas ses oreilles.– C’est incroyable ! Son père acquiesça.– C’est la loi que nous appliquons depuis que la loi parsie du mariage a été votée en 1865.– Et si un mari frappe sa femme ? Ça ne peut pas être une cause de divorce ? demanda Perveen avec une bouffée d’espoir. Il y avait deux témoins dans la pièce, et le chauffeur de tonga.– Seulement s’il s’agit d’une violence extrêmement grave, répondit Jamshedji en la dévisageant avec sérieux. Alors la Cour peut t’accorder une séparation judiciaire. Mais le fait est que tu n’as pas perdu un œil ; tu n’as pas reçu de coup de couteau ; tu n’as pas été transportée à l’hôpital. Nous ne pouvons pas envisager de présenter ainsi notre argumentation.

  • Le mur derrière l'étagère était un jali de marbre agrémenté de nombreuses perforations géométriques. (…) La présence de murs et de fenêtres en jali permettait aux femmes du foyer d'observer la vie dont elles étaient exclues. C'était un élément intentionnel de l'architecture musulmane, une façon d'inclure ceux qui se trouvaient de l'autre côté de ces écrans.

  • On pourrait penser que les maisons à deux sections préservent mieux l'intimité, mais il se pourrait que ce soient celles qui retiennent le moins de secrets.

  • Je ne sais pas si mon père a mentionné que les femmes qui vivent ici sont des purdahnashins. Elles se sentiraient violées si elles devaient se trouver face à vous pour une discussion. Leurs contacts avec les hommes sont très limités.

  • Si une soeur cadette se marie avant son frère aîné, les gens vont croire qu'elle y est obligée parce qu'elle est enceinte. Toutes les perles de sa réputation seront vendues.

  • Farid laissait trois veuves, qui vivaient touts dans sa demeure, et quatre enfants - ce que Jamshedji appelait ”une modeste descendance pour un polygame”.

  • Ces derniers temps, se tenir des heures accroupie pour décorer la maison des Sodawalla était surtout une corvée. Perveen avait l'impression de dessiner un cadre élégant pour entourer le tableau horrible qu'était devenue son existence.

  • Il était rare qu’un visiteur se présente si tôt à la Maison Mistry. Le cabinet se trouvait dans le quartier du Fort, là où s’était établie la première colonie de Bombay. Le vieux mur d’enceinte s’était écroulé depuis longtemps, mais le quartier était resté le bastion de la loi et de la finance, toutes ses officines ouvrant pour la plupart entre neuf et dix heures.

  • De bonnes pensées, de bonnes paroles et de bons gestes, c'est le credo parsi. Nous n'en détenons pas le monopole.

  • Perveen inspecta du regard l’entrée en marbre baignant dans la lumière des appliques dorées. Elle serait ravie de montrer le bâtiment gothique à son amie, Alice Hobson-Jones. Les plafonds à six mètres de hauteur, tout spécialement, faisaient l’orgueil de feu son grand-père, Abbas Kayam Mistry. Il lui semblait qu’il les regardait toujours depuis le grand portrait qui gardait l’entrée. Ses yeux, aussi noirs que son fetah** à sommet plat, paraissaient tout voir, tout en ne diffusant pas la moindre chaleur.

  • Présumant que l’homme était un client misérable, Perveen baissa les yeux, elle ne voulait pas qu’il se sente gêné par son regard – l’idée qu’une femme puisse être avocate en choquait plus d’un par ici. Elle fut surprise de constater que l’homme n’était pas pauvre du tout : ses jambes fines étaient gainées de bas sombres, ses pieds de chaussures basses en cuir noir éraflé.

  • Alors que Perveen écoutait depuis sa place, entre ses parents, elle se rendit compte que tous les autres plaignants demandaient le divorce après des années de malheur, pas six mois. Le seul autre plaignant à peu près de son âge était un jeune marié qui, elle l’apprit pendant son témoignage, demandait le divorce en raison de l’incapacité de son épouse à consommer le mariage. Toutes les histoires étaient pitoyables. Perveen écouta celle d’un homme d’affaires qui avait installé une prostituée dans sa chambre conjugale, obligeant son épouse à rester dans le coin de la pièce.


Biographie

Née à Sussex (Angleterre), le 04/03/1964, Sujata Massey est une auteure américaine de romans policiers. Sujata Massey est née en Angleterre d'un père indien et d'une mère allemande. Lorsque Sujata Massey avait l'âge de cinq ans, sa famille quitte l'Angleterre pour les Etats-Unis. Elle a été élevée principalement à St. Paul, dans le Minnesota, et vit à Baltimore, dans le Maryland.De 1991 à 1993, elle a vécu au Japon.
En 1997, elle a publié le premier d'une série de onze romans policiers dont l'action se déroule principalement au Japon. Le personnage principal de cette série est Rei Shimura, une antiquaire américano-japonaise de Californie.

Après le Japon, Sujata Massey s'est intéressée à l'Inde avec de nombreux romans et polars. Elle a lancé une série qui nous transporte dans une Inde des années 1920 et sur les aventures de Perveen Mistry qui travaille dans un cabinet d'avocat dont le premier tome « Les veuves de Malabar Hill » vient d'être traduit en français. Les autres romans sont en cours de traduction.
Avant de devenir romancière à plein temps, elle était journaliste de reportage au Baltimore Evening Sun. Ses romans ont remporté les prix Agatha et Macavity et ont été finalistes des prix Edgar, Anthony et Mary Higgins Clark.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sujata_Massey


lundi 9 décembre 2024

Ian MANNOK – Le pouilleux Massacreur – La manufacture des livres – 2024-

 

 

L'histoire

L'adolescence de Sorb, un jeune d'origine arménienne, qui vit avec sa bande ? Nous sommes en 1962. Les gamins ne sont pas des gros voyous, ils ne dealent pas, juste quelques vols de voitures ou petits larcins, surtout du à l'ennui. Sorb lui veut être journaliste, et se fait embaucher par un journaliste indépendant un peu tordu. Puis, à la suite d'un meurtre qu'il n'a pas commis, il part en Afrique Noire quelques temps. Revenu en France, protégé par un commissaire de police, il se met à travailler pour e Figaro. Alors que la guerre d'Algérie bat son plein, les soucis de la petite bande sont bien éloignés d'une guerre qu'ils ne comprennent pas.


Mon avis

J'adore Ian Manook dans ses polars ethniques et j'avais adoré la série des Yeruldegger, en Mongolie, puis Askja dans les steppes de Mongolie, entre grands espaces et jolie intrigues.

Là, il signe un roman aux tendance autobiographiques. Bien sur en bon auteur, il adopte un langage un peu « titi parisien » voir argotique pour une histoire de petits voyous qui pourtant vont commettre des grosses bêtises. Bien sur il y a une visite des lieux oubliés de Paris, qui n'existent plus aujourd'hui, les boites échangistes où se fait la politique et cette mystérieuse guerre d'Algérie à laquelle la petite bande ne comprend pas grand chose et qui a d'autres soucis en tête. Des histoires d'amour et de vengeance, des rivalités avec des bandes de jeunes des cités voisines. Mais c'est surtout l'ennui de ces jeunes, dans ces tous nouveaux HLM, sans verdure, sans commerce, ni activités sportives qui pousse les jeunes à faire des «conneries ». Pourtant Sorb est un garçon intelligent qui suit tant bien que mal des études supérieures ce qui en fera le premier diplôme de sa famille qui s'en réjouit.

C'est l'histoire d'un homme en devenir qui se cherche, qui se perd. Un roman d'initiation, à la vie, à l'amour, aux valeurs. Écrit à la première personne, cette quête de sens fait vibrer ce passé, dans un texte où l'écrivain a sûrement mis beaucoup de lui pour retrouver cette France d'avant 68. Beaucoup de souvenirs, à n'en pas douter, pour ce premier texte en terre française d'un auteur voyageur.

Sorb, surnom pour Sorbonne parce qu'il est celui qui fait des études dans cette bande, avait pourtant tout pour construire une existence toute tracée. Des parents aimants qui l'aident à se lancer, une belle intelligence, une relation torride avec sa petite amie. Mais il ne voit pas les signes, ne se rend pas compte de l'importance de ce qu'il reçoit ni de ce qu'il peut en faire. Phénomène de groupe, le clan va de dérapage en dérapage, jusqu'à se morceler quand tout ira trop loin.

Pourtant, ce ne sont pas vraiment de sales gars, mais de ceux qui ne trouvent pas leurs places dans la société, dans une France qui se débat avec les soubresauts de la guerre d'Algérie. Avec Sorb, en pleine désillusion, qui côtoie deux mondes, entre sa copine friquée et le monde ouvrier dans lequel il grandit. Mais à mon avis, il manque de la hauteur à ce roman, avec des personnages un peu cliché comme cet inspecteur à la Audiard, ou la fiancée riche mais contestataire en rébellion contre sa famille friquée. On a bien sur de l'humour assez corrosif, des passages tristes mais des belles échappées dans un Paris qui n'existe plus. Pas assez pour en faire un chef d’œuvre à mon avis, on n'y retrouve pas le souffle dynamique des romans voyageurs. Mais un retour sur un passé qui trouve des échos aujourd'hui dans ce qu'on appelle les « quartiers ».


Extraits

  • M’man, la plupart de ces hommes ont un travail et gagnent leur vie. Ils ont un salaire. Une voiture même, souvent. – Mais alors pourquoi vivent-ils dans de telles conditions ? – Parce que, malgré leur salaire, on ne leur donne pas de logement. – Mais pourquoi, Mathieu, pourquoi ? – Parce qu’ils sont Arabes, m’man.

  • Les crimes ne résultent pas que de la confrontation des individus. Ils sont la conséquence de ce que la société fait de nous tous. Assassins ou victimes, ils le doivent aussi à leur éducation, à la morale ambiante, à leur situation sociale et économique, au regard de la société sur ce qu’ils sont, et au hasard. L’imparable faute à pas de chance. Le célèbre mauvais endroit au mauvais moment. Sans sa morne vie de prolo qui l’échoue chaque soir dans sa solitude, abruti de fatigue et de solitude, Laurent n’aurait pas eu besoin de se trouver une bande, il ne t’aurait pas connu, il ne t’aurait pas rejoint au Baltimore, et il ne serait pas devenu le poing du destin pour cette pauvre femme.

  • Le sexe est l’expression ultime du pouvoir. Les partouzes, les ballets roses, la pédophilie, c’est l’ultime arrogance de ceux qui croient tout avoir et en veulent plus encore. Et tu sais pourquoi ? – C’est vous le professeur en saloperies…– Parce que c’est l’avilissement de l’autre, l’affirmation de sa victoire contre la morale, contre l’humanité, l’accession au parterre des dieux, pour disposer comme eux des pauvres humains qui ne peuvent que subir. Baiser dans ces conditions, c’est tuer. C’est poignarder avec son sexe. Il n’y a pas de pouvoir sans sexe. Jamais !

  • Je fréquente la bande parce qu'en dehors de la fac, je n'ai rien d'autre à faire et que je m'ennuie dans le HLM blême de mes parents au milieu de ma cité dortoir... Le petit bourge futé d'urbaniste qui a imaginé la cité où nous vivons n'a prévu aucun bar. Zéro troquet. Dix mille nouveaux habitants et pas un rade ! Cité prolo, qu'ils ont dit. Métro, boulot, dodo. Pas bistro.

  • Le ciel bas est laineux. De chaque côté de la rue, des champs de boue le brisent en reflets mats dans des flaques et des ornières. Tout est sinistre et miséreux soudain. C’est une morne plaine qui s’étend jusqu’à l’horizon, jonchée d’immeubles tristes et géométriques au milieu de terrains vagues morcelés de chantiers et de cabanons. Et pour seuls arbres, des grues squelettiques qui construisent d’autres clapiers démesurés.

  • Écrire, s'évoquer des sentiments universel à travers des destins individuels.

  • L’enfance ne fait pas de nous ce que nous devenons, mais c’est ce que nous devenons qui tue notre enfance. Après, il ne reste plus que l’idée que nous nous en faisons.

  • Ce type ne sait pas mentir. Même sans rien dire, il a l'air coupable de ce qu'il cache. Martineau le salue de la tête. Les rares habitués sont partis. Il ne reste que la bande autour de la table. Ceux qui jouent et ceux qui regardent en attendant le massacre. Seule Annie navigue ailleurs, toute seule devant le juke-box, les yeux au plafond, et rêve qu'elle s'appelle Daniela et que l'amour d'Eddy Mitchell n'est qu'un jeu pour elle.

  • Quoi que tu écrives, souviens-toi bien de ça, quelqu'un se sert de toi, un autre te ment, un troisième t'édulcore, et un dernier te lit en ne comprenant que ce qu'il veut bien comprendre.

  • S’aimer, vivre ensemble, se marier… – Ah, ce genre de choses. – Oui, ce genre de choses. Je savais bien que nous en arriverions là un jour. Je ne pensais pas que cela arriverait alors que nous serions nus dans la paille de la galerie abandonnée de l’orangerie du château de Meudon.

  • Je m’appelle Sorb. Je n’ai pas choisi. C’est le diminutif de Sorbonne. Ceux de la bande m’ont donné ce surnom parce qu’ils me trouvent plus instruit qu’eux.

  • Il y a encore plus malheureux que le prolétariat relogé des cités. Il y a le populo abandonné de tous, celui des quartiers insalubres. Les moins que rien. Les sans nom. Les sans dents. Les miséreux. Ceux dont on attend qu'ils s'éteignent d'eux- mêmes, comme un feu qui couve et qu'on ne daigne même pas noyer, attendant qu'il s'étouffe...

  • Dehors, sous le grand cèdre. Nous regardons le trafic basculer dans la cuvette d'Anthony. C'est un déversoir. Un flot ininterrompu de feux arrière qui disparaissent dans le trou béant de la nuit en ensanglantant le paysage. Un fleuve de sang lumineux. Plus loin c'est Fresnes, et la bifurcation vers Paris, ce halo orangé et hypnotique là-bas, dans le fond. Comme une cloche en verre qui nous l'interdit et nous tente à la fois.

  • Des mecs de Meudon-la-Forêt, c’est tout. On zone, on fout la pagaille dans les Prisus, on choure deux ou trois trucs dans les Félix Potin, des quarante-cinq tours chez les disquaires, rien de méchant. On siffle les filles et on se tire en ricanant. Rien de grave. Quelques caisses aussi, bien sûr.

  • On écoute du rock américain. Dick Rivers et Richard Anthony aussi. Moi j’écoute Charles Aznavour en douce, parce que mon père est Arménien.

     

    Biographie

Né à Meudon, le 13/08/1949, Journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est Patrick Manoukian. Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.

Grand voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au Brésil où il séjournera treize mois de plus.

De retour en France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy, Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et "Pantanal".

En 1987, il crée deux sociétés : Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja, Beverly Hill, X-Files…).
De 2003 à 2011, il signe les scenarii de plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse "Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011), obtient le Prix Gulli 2012.
En 2013, il publie un roman policier intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La mort nomade" (2016).
Son roman "Hunter" (2018) est suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui attend sa conclusion.


Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Manoukian



dimanche 10 novembre 2024

MO MALO – Nuuk – Editions de la Martinière 2019 ou Point Poche 2020

 

 

L'histoire

Nous retrouvons ici le commissaire Qaanaaq Adriensen, mis à mal par sa hiérarchie, obligé de consulter la psychologue du service tous les jours, une vraie garce. Mais alors qu'il a l’ordre de faire la tournée des postes de police du Groenland, deux événements surviennent. D'abord le suicide d'une adolescente Maja qui se trouvait être enceinte, puis le meurtre d'une autre, et enfin le commissaire reçoit un colis dans lequel se trouve une main tranchée recouverte d'un tatouage cousu (une coutume chamanique). Puis un bras. Malgré son mariage imminent et sa quasi interdiction de mener une enquête, Qaanaaq n'est pas le genre à se défiler. Il peut compter sur les fidèles de sa brigade et dénouer une affaire complexe.



Mon avis

Retrouver l'univers groenlandais de Mo Malo est un vrai plaisir pour un polar aussi réjouissant par son intrigue, que pour les coutumes traditionnelles des inuits.

Ici il est question de « tatouages cousus », autrement dit, on passe un fil avec une aiguille à travers la peau, et dont la signification est rituelle. La pratique est de plus en plus rare au Groenland, d'une part parce que la législation interdit de se tatouer le visage, et parce que cette coutume est particulièrement douloureuse. Hors, la main tatouée comporte un tatouage dont il faut comprendre la signification, ce que l'équipe de la police centrale de Nuuk ne sait pas faire. De plus, la jeune adolescente qui s'est suicidée était enceinte mais pas de son petit ami, qui s'est donné la mort alors qu'il travaillait comme chalutier.

Une enquête complexe à souhait, dans ce vaste pays, le moins peuplé du monde, tant les conditions de vie y sont difficiles : entre froid polaire, vents violents et glacés, sans parler de l'épais brouillard qui empêche de voir à 2 m de distance à Nuuk, la capitale. Les avions ou hélicoptères, seuls moyens de liaisons avec les moto-neige pour de courtes distances permettent de relier les villes entre elles, doivent parfois rester immobilisés au sol en cas de fortes tempêtes neigeuses.

Mais il y a aussi la beauté de ces immensités de blanc, le charme infini des fjords, et une culture inuite chamanique, encore très présente dans les villages reculés.

Ainsi selon la légende, Siqiniq le soleil est est féminin est violée par son frère Taqiq la lune qui est masculin. Pour se venger, elle se coupe un sein et le donne à manger à son frère. Celui-ci toujours amoureux de sa sœur la poursuit, mais toujours elle lui échappe, dans la ronde des jours et des nuits. La légende précise que c'est lors d'un tivajuut que Siqiniq fut violée pour la première fois par son frère incestueux. Le tivajuut était une fête qui avait lieu lors du solstice d'hiver. Avec des festivités alimentaires, des chants et des danses, les jeunes femmes majeures et consentantes trouvaient un mari venu d'une autre tribu pour éviter la consanguinité. Cette pratique n’existe plus maintenant au Groenland. De même un chamane ne doit jamais donner l'ordre à une personne de se suicider, c'est même totalement interdit. Grâce à ces éléments précieux, Qaanaaq va pouvoir résoudre cette affaire mystérieuse.

Un autre point est aussi abordé dans le livre. Les foyers pour enfants orphelins ou abandonnés par leurs parents ou des mères qui veulent oublier un enfant non désiré. Si certains foyers sont chaleureux, d'autres sont des bâtisses sales et mal entretenues, avec un manque de personnel et d'activités pour des jeunes, qui souvent se mettent à boire ou consommer des drogues ou errer sans but précis, et sans avenirs certains.

L'univers que crée Mo Malo, à partir de recherches, de voyages au Groenland, et de contacts sur place est étonnant. A la fois cruel, dans une intrigue bien ficelée, mais aussi beau dans son immensité blanche.

Je dirais qu'il faut au moins lire un livre de Mo Malo pour un voyage déroutant, dans une écriture simple, avec des petits moments d’humour ou de poésie.


 

 

 

Extraits

  • Qui pouvait le surveiller d’assez près pour le traquer de la sorte ?
    Le survol de l’île d’Uummannaq, balayée par les filaments vert absinthe d’une aurore boréale, était un enchantement. Dominé par ses deux pics de granit rose, le village du même nom se présentait comme un port de pêche au charme indéniable. À l’office de tourisme de Nuuk, Visit Greenland, on prétendait qu’Uummannaq était la destination la plus courue par les Groenlandais eux-mêmes, loin de cette autoroute à touristes étrangers qu’était devenue la baie de Diskø. Isolée. Sauvage. Authentique. Qaanaaq imaginait d’ici les arguments des dépliants.

  • Une décharge le traversa. L’excitation. Il se sentait à nouveau si vivant. Être flic : cette névrose dont on ne se débarrassait jamais tout à fait. Ce poison si doux qu’on en oubliait les interdits comme les injonctions. Finalement, cette satanée tournée ne serait peut-être pas si inutile.

  • Mais sans doute était-ce aussi cela, grandir : accepter de n'être qu'un rouage dans un travail d'équipe. Ne plus prétendre être celui qui résoudra tout, tout seul. Reconnaître la primauté du groupe sur l'individu, gage de survie pour chacun, comme les Inuits d'antan l'avaient si bien compris.

  • Le lieu offrait une vue agréable sur le rivage et sur la mer, où un petit troupeau d'icebergs indolents broutait l'écume.

  • Dans la culture inuite, ne plus se sentir aimé revenait en quelque sorte à cesser d'être humain. A cesser d'exister.

  • La prochaine fois que tu vas te baigner avec des requins, tu penses à leur donner à manger avant de te jeter à l'eau. OK ?

  • Le chasseur inuit le sait bien : on ne traque pas sa proie en dépit des éléments imposés par la nature, encore moins contre eux. On doit en faire ses alliés.

  • La balance qui juge nos âmes prend-elle le poids de notre corps en compte ?

  • Le vide lui parle. Il se dit son ami. Si elle vient à lui, c'est promis, il abolira toute douleur. Dans ce Grand Nord hostile, il sera son ultime réconfort. Il l'enveloppera, comme les vêtements qu'elle porte, de trois épaisseurs. Mieux encore : une couche d'air, une couche de glace, une couche de pierre. Les seules matières que sont faites pour durer dans un tel univers.

  • Qaanaaq aborda cette ascension avec respect. Il n'était pas question de conquérir la montagne comme l'aurait fait un quelconque trekkeur du dimanche mais plutôt de solliciter d'elle un accueil bienveillant. Il tâchait ainsi de peser chacun de ses pas. De retenir tout geste brusque, de ne rien profaner du domaine dans lequel il pénétrait.

  • La glace, et elle seule, avait repris son empire et ses droits. L'homme chassait peut-être sur son royaume, mais à la fin elle parvenait toujours à l'en chasser.

  • Une culture vous possédait en premier lieu par sa langue ; les rudiments de kalaallisut assimilés au fil des mois avaient largement contribué à réveiller l’Inuit tapi en lui.

  • Depuis quelques heures déjà, la mer de Baffin menait la vie dure au Saviq. La zone de pêche habituelle rendue impraticable par la concentration d'icebergs descendus du nord, le bateau ne cherchait plus qu'à se maintenir à distance raisonnable des blocs les plus dangereux, là-bas, plus au large, là où leurs pics ne hérissaient pas les flots démontés.

  • A Noël, la plupart des responsables officiels recevaient des boites de chocolat ou des bouteilles d'alcool millésimées. Adriensen, lui, se voyait offrir un corps humain en kit. Où allait se placer la générosité, de nos jours !

  • Appu le corrigea aussi sec. – C’est pas des runes. Ce sont des lettres du syllabaire inuktitut. Nootaïkok hochait la tête. – Le quoi ? demanda Erik.
    Les deux Inuits se désolèrent. Ils avaient beau savoir que l’éducation danoise occultait très largement leur île et leur culture, ce genre de rappel se révélait toujours une blessure. Une injure à leur peuple.

  • Une seule est demeurée sans partenaire. Mais de ce répit elle ne semble tirer aucun soulagement. Elle sait que pire, bien pire, l’attend. Car, qu’elle le veuille ou non, elle sera sienne. Il anticipe déjà ses cris et ses griffures, ses « non » qu’il prendra pour des « oui », ce tabou qu’elle invoquera et qu’il lui sera si doux de briser. Elle se débattra, c’est certain. Et pourtant il l’aura, c’est tout aussi sûr. L’œil de la caméra, tapie dans un angle, pourra en témoigner. Rien, pas même la honte ou les plaintes, ne pourra empêcher hier de posséder aujourd’hui.



    Biographie

Né à :Rueil-Malmaison , le 18/05/1968, Mo Malø est le pseudonyme de l'écrivain Frédéric Mars, de son vrai nom Frédéric Ploton.
Diplômé du Celsa (1988-1991), après plusieurs années passées dans la presse magazine et diverses rédactions online, il a quitté le journalisme et la photo pour ne se consacrer qu'à son travail d'auteur de livres. Outre ses romans, il a publié plus d'une quarantaine d'essais, documents et livres illustrés, sous diverses identités, y compris en qualité de "nègre".

Il est connu principalement pour ses ouvrages consacrés au couple, à la sexualité et aux nouveaux modes de rencontre. De sa collaboration avec l'illustratrice Pénélope Bagieu, sont également nés trois ouvrages, dont le Chamasutra et le Cahier d'exercices pour les adultes qui ont séché les cours d'éducation sexuelle. Il est le traducteur français de la collection de comédies érotiques Sex&Cie, d'Ania Oz.

Il a également publié plusieurs livres sur l'art délicat de la sieste. Il a dirigé plusieurs collections, en particulier pour le compte des éditions Tana et des éditions de l'Hèbe (Suisse). Il a animé pendant deux ans (2005-2006) une chronique dans l'émission "Lahaie, l'amour et vous" sur RMC Info.

Sous le pseudonyme de Frédéric Mars, il a publié des thrillers romantiques et des thrillers historiques et contemporains. Il a également publié plusieurs romans érotiques sous divers pseudonymes dont Emma Mars et est auteur d'un essai humoristique, "Le cat code" (2017), écrit sous le nom de plume de Chat Malo.

Sous le pseudonyme de Mo Malø, il publie une série de polars se situant au Groenland : "Qaanaaq" (2018), "Diskø" (2019), "Nuuk" (2020), "Summit" (2022). Sa série des enquêtes de Qaanaaq Adriensen a été traduite dans de nombreux pays et repérée par plusieurs prix littéraires : finaliste des Prix du meilleur polar des lecteurs de Points, du Prix Michel Lebrun et du grand prix de l’Iris Noir, lauréat du Prix Découverte des Mines Noires et du Coquelicot noir.
La série "La Breizh Brigade" (2023), met en scéne une équipe d’enquêtrices hors du commun.

 

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lundi 28 octobre 2024

Jonas Jonasson – Douce, douce vengeance – Presses de la Cité - 2021

 

 

L'histoire

Victor Akderheim est un sale type. Non seulement il adhère à des idées fascistes, mais il se débrouille pour épouser la jeune Jenny, fils du Galeriste qui l'a adopté comme le fils qu'il n'a pas eu, la ruine et l'isole dans un studio en lointaine périphérie de Stockholm n après avoir tenté d'assassiner son fils Kevin, noir de peau, en le lâchant en pleine savane. Mais c'est sans compter sur la société d'Hugo « La vengeance est douce SA » qui, tout en restant dans les voies de la légalité se charge de réparer quelques petits conflits (mésentente entre voisins, épouses bafouées etc). Ce qui est très lucratif car Hugo adore l'argent. Quand 2 clients fauchés, Kevin et Jenny justement arrive.... la douce vengeance sera terrible.


Mon avis

Lire un Jona Jonasson est un régal. Tel un inventaire à la Prévert, il réussit à réunir : un marchand d'art ignare et horrible, un gérant de société aimant l'argent, une jeune ingénue et son ami Kevin, fils rejeté mais sauvé, ainsi qu'un petit village massai perdu au Kenya dont le Chamane Ole Mbatian adopte Kevin comme son fils, un enquêteur de la police suédoise qui a du mal à démêler le vrai du faux et la peintre célèbre sud-africaine Irma Stern.

Avec un rebondissement par page au moins, des purs moments de cet humour absurde qui est sa marque de fabrique, l'auteur suédois se surpasse dans un polar réjouissant.

Mais au-delà des apparences, l'auteur règle quelques comptes avec le coté sombre d'une société suédoise où les idées nauséabondes survivent et infusent discrètement dans la société, mais aussi l'absence de développement de l'Afrique, ici le Kenya reculé où la médecine sérieuse manque et que les remèdes traditionnaux n'arrivent pas toujours à soigner.

Les personnages sont particulièrement haut en couleurs, mais sans tomber dans le cliché et l'écriture fluide et amusante de Jonasson prouve qu'à 61 ans, il en a encore sous le coude. Il rend aussi hommage à une peintre peu connue du public français Irma Stern (1894 – 1966) qui en tant que juive fuira l’Allemagne nazie pour se réfugier au Cap en Afrique du Sud. Plusieurs expositions lui seront consacrées au Cap

Bref un polar joyeux, qui se lit tout seul tant il est addictif !


Extraits

  • À Londres, certains commençaient à dire tout haut qu’ils ne trouvaient pas normal que l’empire s’empare de territoires à l’autre bout du monde et réduise quasiment en esclavage leurs occupants. Selon d’autres, cet engouement pour les nègres n’était qu’une forme de communisme primaire, mais le débat s’enracina dans l’opinion populaire. Un jour, les Britanniques furent contraints de laisser les Kényans se débrouiller tout seuls. Le 12 décembre 1963, le pays - Mombasa incluse – retrouva son indépendance.

  • Ah, le grand homme médecine au couteau émoussé. Tu es venu couper ce qui tient encore ?Vingt ans après il boudait toujours. -Non pour te demander d'être mon chauffeur en échange d'une vache. Pareil paiement en nature ne se refusait pas quand on travaillait dans une station service. -Où veux-tu aller ? - En Suède.Hector vit la vache s'envoler.-Connais pas. Ca risque d'être de l'autre côté du lac, encore plus loin que le Kilimandjaro.

  • Jusqu'à très récemment, il dirigeait une entreprise fondée sur une idée brillante : convertir en espèces sonnantes et trébuchantes le désir des gens de se nuire mutuellement. Cent pour cent d'entre subissaient une injustice à un moment ou un autre. Cinquante pour cent souhaitaient obtenir réparation. Dix pour cent avaient les moyens de payer. Si seulement 1 % sautait le pas, La Vengeance est douce SA aurait des perspectives d'avenir plus que douces.

  • Curieux, le conseiller décida de commencer par le jeune homme. Il cherchait donc un emploi de guerrier massaï ? Nul besoin de consulter la base de données pour répondre que l’offre était limitée. Pouvait-il envisager autre chose ? Chauffeur de taxi par exemple ?

  • La Bible avait une tendance, assez pratique, à se contredire souvent. Il suffisait de choisir le passage qui nous arrangeait le plus pour une situation donnée.

  • Il convoqua la directrice artistique et déplora que l'exposition manque de masques africains. Il suggéra que les femmes du chef en produisent dans une hutte à l'abri des regards. En les enfouissant dans la terre et en les arrosant d'une eau ferrugineuse, on pouvait les faire vieillir de 200 ans en une semaine.

  • La tendance actuelle était aux opiacés. Hugo avait lu qu'ils faisaient des ravages aux Etats-Unis. Le corps médical prescrivait des antidouleurs à base d'opioïdes à un rythme jamais vu, encouragé par les laboratoires. L'espérance de vie masculine avait chuté à une vitesse telle que, selon les estimations, si rien n'était fait, il n'y aurait plus d'hommes d'ici trois cent quatre-vingts ans.
    - C'est triste pour les hommes , dit Kevin. - Presque autant pour les femmes, je trouve, ajouta Jenny.

  • Merci, monsieur le policier d'être venu si vite, dit-il en essayant - comme l'exigeait la tradition - de l'embrasser sur les joues et le front.

  • Son professeur de sciences naturelles à Bollmora avait eu l'amabilité de leur parler des animaux sauvages du continent africain. Les plus affamés chassaient la nuit, pendant que les plus féroces dormaient. Quand l'aube arrivait, les rôles s'inversaient.

  • Hugo envisagea également de planter une haie de genévriers à la lisière du terrain de son voisin. Seul inconvénient, il lui faudrait attendre une ou deux décennies avant de savourer sa vengeance, le temps que les genévriers aient suffisamment poussé. Mais alors, la haie serait dense, elle atteindrait jusqu’à 20 mètres. Ces arbres étant sacrément coriaces, ils feraient de l’ombre au voisin et à son potager pendant au moins cinq cents ans.

  • Une épouse ne suffit pas, deux épouses sont un casse-tête.

  • On naissait, on apprenait à manier les armes, on était circoncis, on se mariait, puis on passait sa vie à déplorer cette union.

  • Pour remercier l’homme qui lui avait sauvé la vie, elle avait peint un portrait de sa première épouse sous une ombrelle, et de son fils aîné près d’un ruisseau.

  • Tandis que les politiciens, les médias traditionnels et la télévision nationale sombraient main dans la main au fond du gouffre, les gens se mobilisaient en silence.


    Biographie

Jonas Jonasson est un écrivain et journaliste suédois.
Après des études de suédois et d'espagnol à l'université de Gothenburg, il a longtemps travaillé comme journaliste, consultant dans les médias puis producteur de télévision. Il a travaillé comme journaliste pour le quotidien de Växjö "Smålandsposten" et pour le tabloïd suédois "Expressen" jusqu’en 1994. En 1996, il crée une société de médias, OTW, qui a compté jusqu’à cent employés. Il arrête de travailler en 2003 après deux grosses opérations du dos et du surmenage. Peu après, il vend sa société.

Décidant de commencer une nouvelle vie, il se met à la rédaction d'un manuscrit, vend tout ce qu'il possède en Suède et part s'installer dans un village suisse, près de la frontière italienne, dans le canton du Tessin. En 2007, il achève son premier roman, "Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire" ("Hundraåringen som klev ut genom fönstret och försvann"). Il est publié en Suède en 2009. Bestseller international, il a été adapté au cinéma par Felix Herngren, sorti en 2013. L'Analphabète qui savait compter" ("Analfabeten som kunde räkna", 2013), son deuxième roman, traduit en plusieurs langues, a été un best-seller en Suède, en Allemagne et en Suisse. "Douce, douce vengeance" ("Hämnden är ljuv AB", 2020), son cinquième roman, est suivi de "Dernier gueuleton avant la fin du monde" ("Profeten och idioten", 2022).
Depuis 2010, Jonas Jonasson vit avec son fils sur l’île suédoise de Gotland.

site officiel : http://jonasjonasson.com/
En savoir plus : Irma Stern : onas Jonasson est un écrivain et journaliste suédois.

Après des études de suédois et d'espagnol à l'université de Gothenburg, il a longtemps travaillé comme journaliste, consultant dans les médias puis producteur de télévision. Il a travaillé comme journaliste pour le quotidien de Växjö "Smålandsposten" et pour le tabloïd suédois "Expressen" jusqu’en 1994. En 1996, il crée une société de médias, OTW, qui a compté jusqu’à cent employés. Il arrête de travailler en 2003 après deux grosses opérations du dos et du surmenage. Peu après, il vend sa société.

Décidant de commencer une nouvelle vie, il se met à la rédaction d'un manuscrit, vend tout ce qu'il possède en Suède et part s'installer dans un village suisse, près de la frontière italienne, dans le canton du Tessin.

En 2007, il achève son premier roman, "Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire" ("Hundraåringen som klev ut genom fönstret och försvann"). Il est publié en Suède en 2009. Bestseller international, il a été adapté au cinéma par Felix Herngren, sorti en 2013.

"L'Analphabète qui savait compter" ("Analfabeten som kunde räkna", 2013), son deuxième roman, traduit en plusieurs langues, a été un best-seller en Suède, en Allemagne et en Suisse. "Douce, douce vengeance" ("Hämnden är ljuv AB", 2020), son cinquième roman, est suivi de "Dernier gueuleton avant la fin du monde" ("Profeten och idioten", 2022).
Depuis 2010, Jonas Jonasson vit avec son fils sur l’île suédoise de Gotland.

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jeudi 26 septembre 2024

Meredith HALL – Plus grands que le monde – Editions REY - 2024

 

 

L'histoire

Tup et Doris tiennent une ferme laitière dans le Maine. Même aucun des deux n'avaient la vocation de devenir fermier, ils ont repris la ferme familiale de Tup, l'on réaménagée et y vivent avec leurs trois enfants que Doris couve. Les 3 enfants travaillent aussi à la ferme selon leurs capacités. Sunny l'aîné de 14 ans semble déjà aimer cet endroit, vaste, longé par un ruisseau. Sa sœur 11 ans, aime lire et aide déjà sa mère aux plantations. Puis le petit dernier Beston, joue tranquillement, dans cette ambiance bucolique et protégée.
Mais un jour, alors que les 3 enfants jouent avec un vieux pistolet qu'on croyait rouillé et sans cartouche, Sunny est tué par une balle perdue sans que personne ne sache vraiment qui a tiré. Pour Doris qui avait donné le revolver aux enfants c'est la lente et sombre descente vers la dépression, le mutisme. C'est Dodie et Beston qui font tourner la ferme, aidé par le père Tup qui a trouvé un refuge en ville dans les bras d'une femme à laquelle il fait une fille. Le chemin de la reconstruction est difficile et il faudra du temps, beaucoup de temps pour retrouver un semblant de normalité.



Mon avis

Incroyable succès de libraire pour ce premier roman de Meredith Hall, ce que j'ai un peu de mal à comprendre.

L'histoire s'étale sur 30 ans, et est racontée tour à tour par les différents membres de la famille, surtout Tup, le père, un homme qui s'imagine droit, mais qui est incapable de comprendre le chagrin infini de sa femme. Doris en effet, ne sort pas de sa chambre pendant plusieurs mois, puis devient mutique. Elle ne s’occupe pas des deux autres enfants, et n'aide pas à la ferme. Elle refuse toute thérapie, se sentant coupable, et revient très longtemps à un semblant de vie : préparer les repas, et aider Dodie qui a pris en charge tout le monde. Le personnage emblématique de ce roman, cette enfant qui devient femme élève son petit frère, tente de soutenir sa mère, tout en étant une excellente élève. Et l'on s'aperçoit que le travail dans une ferme familiale dans les années 40/50 n'est pas de tout repos. Il faut sortir les vaches puis les traire, castrer les veaux pour rester dans un équilibre de production. Mais il faut aussi laver le poulailler, couper les herbes pour en faire du foin, couper le bois de chauffe pour l'hiver, faire les semis selon les saisons, puis enrichir la terre du fumier conservé, entretenir cette vieille bâtisse.

Mais sur l'intrigue franchement il n'y a pas de quoi s'extasier. C'est mignon, triste, bucolique, mais l'autrice n'a pas su trouver la force des mots pour expliquer la douleur du deuil, ni faire monter en tension le malaise qui s’accroît entre Tup et sa femme. Certes quelques engueulades où les mots qu'on aurait pas du dire sont sortis sans intention de les dire, mais le tout bien enrobé de cette gentillesse et de cette fausse politesse qui baigne le roman. Ici on croit en Dieu, on récite la prière avant le repas. Doris, cette femme faible, ne cherche pas à sortir de ce chagrin, ne s'émancipe pas du tout, tout comme sa fille Dodie qui aurait pu et du faire des études supérieures et avoir un métier plus épanouissant que traire les vaches. Le père tout puissant trompe sa femme qui se refuse à lui, mais certain de son bon droit, et ne reconnaît pas plus l'enfant qu'il a fait à sa maîtresse que de s'occuper de l'éducation des enfants qui restent, qui eux aussi vivent dans le chagrin. Certes nous sommes en 1950, et les droits de femme ne sont pas bien grands, surtout dans ce milieu rural qui vit en vase clos, où la gentillesse des habitants est aussi proportionnelle aux ragots discrets. Bref nous ne sommes pas dans la force d'un roman comme Betty de Tiffany Mc Daniel dont l'écriture forte et l'engagement ne laissent planer aucun doute.

Ce genre littéraire, qui tourne un peu en rond sur lui-même peu plaire par son coté bucolique et suranné, qui renvoie à l'Amérique profonde et bien lissée par l'autrice. Mais pour moi cela ne suffit pas. Et si la famille finit par se retrouver dans un happy end évident, il manque ce souffle et cette pulsion qui nous entraîne dans une lecture appétissante.



Extraits

  • Autrefois, je croyais au bonheur. Je n'avais pas compris que nous ne parvenons jamais totalement jusqu'à cet univers-là. Nous le visitons lors de moments miraculeux, puis nous voyageons dans d'autres univers et, si nous avons un tant soit peu de sagesse, nous refusons l'amertume ou le regret quand le bonheur s'en va.

  • J'avais imaginé des vies de bonheur pour mes enfants, des vies dépourvues de toute appréhension de chagrin. Les leur avais-je promises ? J'espère que non. Petits, ils ont connu le bonheur, le vrai bonheur. La joie au quotidien. Ont-ils mal compris, pensant que cette joie les accompagnerait toute leur vie.

  • Pour tout, désormais, il y a un avant et un après. L'avant s'apparente à un rêve, le maintenant et l'après exigent quelque chose que nous ne possédons pas encore.

  • J’ai toujours cru que l’amour était joie. Que si l’amour nous lie, nous sommes assurés de toucher la grâce. L’amour nous lie, nous les Senter. Mais il ne nous a assurés de rien d’autre que de lui-même. Nous nous aimons. Tout peut arriver.

  •  Doris a toujours dit que je vivais trop dans ma tête. Désormais, ce n'est plus un sanctuaire. Tout ce qui peut nous aider, c'est trouver un moyen de laisser le passé et ma terrible défaillance suivre le cours de cette rivière impitoyable. 

  •  Papa dit que nous oublierons certaines choses, que l'oubli est une bénédiction cachée à l'intérieur des mauvaises choses.(…) J'ignore où est la différence entre oublier et se souvenir

  • Aujourd'hui, les ormes surplombent la maison, et l'été ils la préservent du soleil. J'ai toujours dit aux enfants qu'ils étaient comme des gardiens qui nous protégeaient du mal. Pour autant, elles sont nombreuses, ces fermes protégées par de vieux ormes, où les fils et les maris ne sont jamais rentrés de la guerre - rien probablement ne peut nous épargner ce genre de malheur. Mon esprit n'est pas capable d'élaborer de telles pensées.

  •  Ma ferme et toutes les promesses qu'elle recelait étaient nichées à l'intérieur de l'espace délimité par nos clôtures. 

  • J'aime beaucoup la couture, surtout le bourdonnement paisible de la machine qui tire son fil dans du tissu de qualité. J'aime sentir la présence de Best et de Papa dans mon dos, occupés à lire, le bruissement doux et mesuré de ma couture comblant tous les nouveaux silences de cette vieille maison, les respirations de la machine à coudre dans cette pièce où tant de silence est retenu.

  • Personne ne peut savoir ce qui va arriver. Vous rencontrez un homme, vous l’épousez, et vous découvrez si vous avez fait ou non le bon choix. Si c’est le cas, vous vous aimez et vous travaillez dur, puis vous avez votre premier bébé, et tout ce dont vous avez rêvé change dès l’instant où vous le tenez dans vos bras, où vous lui donnez à manger et le voyez scruter votre visage. J’avais dix-neuf ans à la naissance de Sonny est né, puis Dodie et plus tard Beston, j’étais disposée à renoncer à la vie que nous avions, Tup et moi, et à laisser mes enfants prendre cette place. Je le suis plus que jamais.

  • Je sais que mes enfants et mon mari m’appellent à l’aide. J’entends leurs voix, faibles et indistinctes, depuis une rive lointaine. J’aimerais répondre. Le vent et les remous du courant me portent loin d’eux. Quand je me tourne pour leur répondre, tous, nous n’entendons que le rugissement de la tempête.

  • Dieu est avec nous à chaque instant, Dodie, quoi qu'il se passe. Il est là dans ce que nous aimons, dans ce que nous trouvons beau et bon, et Il est là aussi dans chaque chose difficile et terrible. Dans tout cela, il y a Dieu.

  • Comme il est agréable, chaque jour au réveil, de se lever et de poser les yeux sur cette terre. Certains matins d'été, quand le brouillard au sol étreint la terre chaude, les arbres bordant les prés de fauche prennent des allures spectrales. Puis, lentement, le brouillard se lève et se dissipe, de sorte qu'au moment où je m'attelle à la vaisselle du petit déjeuner, le soleil façonne les ombres vives de la clôture barbelée, comme de longs points de couture bien nets qui nous attachent à cet endroit.

  • Personne ne prétend que Daniel sert de remplaçant. Mais c’est un garçon gentil et affectueux, très intelligent, aux yeux gris, doux et attentifs. Il était l’ami de Sonny, et sur certains plans il lui ressemble. Les jours où il se joint à nous à table, Beston et moi sommes entraînés dans des conversations avec mon père. L’atmosphère se détend. Il nous aide, Beston et moi, à laver la vaisselle, et ces soirs-là, ma mère ne sort pas, elle reste assisse sur sa chaise, nous écoute parler, et mon père reste boire son café.
    Daniel est un garçon très sérieux. Nous n’avons jamais reparlé une seule fois de ce jour-là. Mais il lui arrive parfois de prononcer le nom de Sonny, lorsqu’il évoque une histoire ou un souvenir. Au début, nous nous raidissions sous l’effet de … quoi ? La peur ? La honte ? D’un chagrin si vaste qu’aucun mot ne peut le circonscrire ? Mais Daniel avait persisté, factuel, et peu à peu, nous nous étions habitués à ce que notre fils, notre frère, vive de nouveau dans notre mémoire partagée.


Biographie

Meredith Hall, née en 1949, est une écrivaine et professeur émérite à l'Université du New Hampshire.
En 2007, elle publie ses mémoires, Without a Map, immédiatement reconnus outre-Atlantique comme un classique du genre. Elle collabore régulièrement avec Five Points, The Gettysburg Review, The Kenyon Review, ou encore The New York Times. "Plus grands que le monde" est son premier roman.


samedi 21 septembre 2024

Julie DELAFLOTTE-MEHDEVI – Trop humain – Editions Buchet-Castel – 2024 -

 

 

L'histoire

La vieille Suzie, âgée d'au -moins 90 ans, tient toujours tant bien que mal, le Café du Bal, héritage de sa mère dans le petit village de Tharcy. Celui sort de sa torpeur avec l'arrivée des « néo-ruraux- venus de la capitale ou d'ailleurs après la crise du Covid. Mais il y a aussi un vieil habitant du bourg, Monsieur Peck, homme qui a fait fortune dans la robotique et qui a racheté le presbytère. Lors d'un retour de ses nombreux voyages, le voici flanque de Tchap, un robot humanoïde qui sert d'assistant de vie technologique (AVE). Modelé sur l'image d'un bel homme, il a été programmé pour sélectionner des play-lists, a une encyclopédie universaliste dans la tête, peut mener une conversation, et surtout sait très bien danser. Alors que les avis sont mitigés parmi les habitués du café, Suzie se prend d'affection pour ce robot qui la fait danser (la salle de bal avait été fermée depuis la mort dans des circonstances infectes de la maman de Suzie). La vieille dame qui a toujours trimé seule se trouve ainsi un compagnon qui lui demande de lui raconter sa vie, pour faire des « corrélations ». Car le robot cherche aussi à apprendre des humains, parfois il ne comprend pas du tout, mais stocke dans sa mémoire la vie d'une femme presque jamais sortie de son village, qui a vécu 2 guerres, et qui mitonne tous les jours de petits plats traditionnels dans sa minuscule cuisine, son refuge, pour nourrir au départ les plus pauvres puis pour faire fructifier un peu ce que lui rapporte le seul café du village, où on boit plus de porto et de merlot que de café. Entre la vieille femme et le robot se crée une étrange amitié. Jusqu'au drame.


Mon avis

Voilà un roman très original puisqu'il mélange deux générations. Celle d'une dame très âgée qui vit chichement de son travail, qui a des plaisirs simples et celui d'un robot humanoïde, qui ressemble à s'y méprendre à une humain et qui est l’assistant technologique du riche Monsieur Neck qui l'a conçu pour ses propres besoins. Cet homme fortuné n'est pas non plus tout jeune, il ne fait pas grand chose pour le village, mais c'est un « Monsieur cultivé » qu'on respecte ou qu'on craint aussi un peu. Pourtant il n »y a rien de méchant chez Monsieur Neck qui aime les plaisirs intellectuels dans un village de paysans. Village qui renaît, ou plutôt le village voisin à 2 km « Les Buissons » où viennent s'installer des néo-ruraux, qui ne veulent plus subir le stress de la ville et qui redonnent du coup un peu d’activité économique dans ce petit coin de France.

On y retrouve le débat devenu presque un classique littéraire sur l'intelligence artificielle. Car dans le village il y a ceux qui sont pour, et ceux, surtout les plus âgés ou quelques jeunes familles arrivées là et se targuant d'écologie qui y sont fortement hostiles. Mais ici le dialogue se fait entre une vieille dame sans âge qui a toujours vécu dans le village et qui tient toujours tant bien que mal « le Café du Bal », hérité de ses parents avec ce petit bijou de technologie.

Elle en a des choses à dire la vieille dame, elle qui a vécu presque un siècle, connu deux guerres, des petites joies et des grands drames qu'elle confie à son copain Tchap, ce robot a l'écoute bienveillante, qui ne comprend pas toujours le passé et la mentalité des hommes. Malgré sa petite vie simple, qui consiste à tenir le café et cuisiner des spécialités comme les œufs sauce meurette, Suzie n'est pas une idiote : elle apprend, car à part le certificat d'études, elle n'a pas de diplômes, en regardant des documentaires sur son vieux poste de télé, mais aussi des films classiques du cinéma français des années 30/50 . Son autre petit plaisir est de cultiver son petit jardin et faire pousser des jolies fleurs, mais le corps ne suit plus, tout comme les balades à bicyclette dans les environs. Tchap enregistre, pose des questions, et patiemment Suzie explique sans se lasser. Le robot est son ami, le gardien de sa mémoire, toujours poli, même si Susie sait très bien qu'elle ne parle pas à un humain.

Et c'est toute la beauté de ce livre où on aime cette vieille dame, cette grand-mère universelle, qui ne s'émeut pas du progrès. Mais dans le village, des rumeurs se propagent. Le robot serait un espion, ou il inoculerait à votre insu quelque chose de malsain ou, ou... Et un jour le drame arrive.

Ici, il n'y a pas de jugement sur les bienfaits ou méfaits de l'IA. Tchap est gentil mais lui même est conscient que son espèce peut aussi être dangereuse. D'autant que le joli robot apprend et commence à faire des connexions. Alors que Suzie décline, il semble s'enrichir de savoirs. Mais il est programmé pour rester fidèle à ceux qui ont été désignés par son créateur comme ami(e)s, donc Suzie.

L'écriture fluide, mêlée de patois (on suppose que le village de Tharcy se situe en Bourgogne) ou du français populaire de ceux qui n'ont pas eu une éducation poussée. Mais c'est l'histoire de notre héroïne qui nous imprègne. Des blessures, des joies, le bonheur simple d'une valse, du chant des oiseaux, et la sagesse populaire.

Ce livre page-turner est parfaitement maîtrisé, ne pose pas de jugement mais délivre une histoire qui pourrait sembler totalement réelle.

J'ai adoré ce livre qui m'a renvoyé à la vie de mes deux grand-mères, et de ce qu'elles m'ont raconté de leurs mondes et de leur vie. Si depuis longtemps, elles sont au paradis des grand-mères, j'ai aussi beaucoup appris d'elles.


Extraits

  • Marius est seul.Il ricoche d'un copain à l'autre, des coups de main en petits boulots. Rien ne l'ancre jamais, ni l'apprentissage d'un nouveau geste- celui du maçon, du bûcheron- ni la découverte d'une maison, d'un pays.Huit ans, qu'il erre.Gens, lieux, expériences glissent sur lui comme l'eau sur le poil du Castor, un Castor qui descendrait le courant à la dérive, incapable de se décider à accoster là plutôt qu'ailleurs, incapable de se rappeler, si tant est qu'il l'ait jamais su, non seulement comment, mais avec qui, pour quoi construire son nid. L'idée d'être l'intime de quelqu'un, ne serait-ce que l'intime d'un lieu, lui semble inatteignable.Inatteignable, l'intimité de la vieille avec l'espace intégré de son comptoir. Il admire la façon dont elle fait corps avec lui, enchaîne les gestes, pose les verres à pied après les avoir essuyés sur l'étagère, à leur place exactement, sans regarder, comme un pianiste joue les yeux fermés.

  • Tchap m'a demandé un soir de lui parler de la solitude, au-delà de la définition du dictionnaire, comme il dit.Je me suis souvenue d'un endroit où elle était réduite à rien.C'était ici, dans cette salle de bal, avant la guerre.Au bal, tu prends du plaisir pour ton compte, mais en communion avec ceux autour de toi.C'est la musique qui fait ça, c'est un liant, comme l'œuf en cuisine.En " pense- bête", sur un banc, il y a quand même toujours celui où celle qui ne peut pas prendre son tour dans la ronde, qui vient précisément te rappeler la solitude à laquelle tu es en train d'échapper toi. Il faut qu'on réapprenne à danser ensemble, Marius.Il faut regarder danser les gens.Il y a quelque chose chez les méchants qui désarme, chez les gentils, qui aiguise. Il y a celui qu'on connaît pour être enjoué qui danse en serrant les dents, la mégère sévère que tu découvres d'un coup en train de dodeliner de la tête un sourire angélique aux lèvres. Le lendemain, tu pourras la croiser sur la place, elle fera peut-être sa mauvaise, mais tu ne la craindras plus pareil.

  • Monsieur Peck, je vais vous parler comme je parlerais à un robot, je veux dire : sans hypocrisie. Prêt ? Vous êtes en l’occurrence illogique, vos arguments – que nous reprendrons – sont faibles, au point que j’en suis perturbé pour mon compte, car c’est vous, mon créateur. Êtes-vous sûr de m’avoir bien programmé ? Autrement dit, m’avez-vous correctement armé pour penser droit ? Qui déraisonne ici, vous ou moi ? Dans les deux cas, je crois que ça y est, me voilà Homme. Car j’ai peur. 

  • Vous êtes sûr ? Regardez monsieur Peck, ses rapports avec les gens n' ont pas changé depuis qu'il vit au contact de Tchap. Quelqu'un d'autre ajoute : On dit qu'ils seront de plus en plus intelligents, qu'ils contrôleront bientôt tout, les centrales nucléaires, la température dans nos maisons, qu'ils corrigeront les devoirs des gamins à l'école, de tous les gamins, que ce serait même une mesure de justice et d'égalité. On dit qu'ils finiront par nous mener à la baguette, qu'ils seront comme une police de la pensée.

  • Les ragots sont une des distractions qu'on s'offre à la campagne, à défaut de théâtre.

  • L’imprévu pour une machine, c’est la panne. Pour nous le hasard, une coïncidence, l’imprévu c’est la vie.

  • Quand vous êtes vieux, renoncez une fois à un geste, et c'est fini, vos mains ne retrouvent plus le chemin des choses, alors je me coule dans l'habitude, en automatique, et allez, je vous resserre un petit Porto ? Et voilà ! Elle marche, le pas de plus en plus glissé, les hanches de plus en plus fixes. Elle va seule, rien devant, rien derrière.

  • Après l'euphorie des années "Dallas", Suzie raconte le long ralenti de ces années-là. Quelques personnes dévouées maintenaient le pays sous perfusion de kermesses, de foires aux graines, à l'occasion desquelles on se déguisait en ce paysan d'autrefois auquel on ne voulait surtout plus ressembler.

  • Suzie ne le sait pas, mais elle est gracieuse en cet instant, prise à rêver, le regard rivé au tableau qu'offre le cadre de la fenêtre sur le jardin.Une fenêtre qui n'est pas une fenêtre. Où plutôt qui est ça, et autre chose.Une fenêtre qui est porte, marche, vers un pays fantastique et intime.Depuis qu'elle est toute petite, cette vue, c'est " Noël". " Noël !" , comme on clamait au Moyen Âge, loin de décembre, sur le chemin pavoisé d'un roi.Dans ce jardin, au fil des années, des arbres sont morts, ont grandi, ont comblé le vide ou pas, mais l'un dans l'autre, chaque fois qu'elle pose ses yeux sur le paysage défini par le cadre strict de cette fenêtre , c'est le même dépaysement, le même ravissement qui la cueille.

  • tandis que Suzie raconte les années soixante-dix, quatre-vingt, les années Walkman. "Ça vibrait de partout, et c'était un nouveau mixeur ici, et une télé couleur là, et un aspirateur, et une mobylette pour la gamine, et une deuxième voiture.Ça les a changés, ces années là, les gens de la campagne. Ils avaient enfin le sentiment d'être dans le monde, à égalité ou presque avec la ville.

  • Nous, les Hommes, quand on se sent impuissant à résoudre un problème, à soigner une blessure, soit on se mange le poing, soit on trouve un coupable, soit on prie.On fait diversion, quoi. Tous les matins, quand j'ouvre cette porte (* de son café), j'ai un peu peur. Et tous les soirs, quand je la verrouille, je suis soulagée, d'avoir eu le courage de l'ouvrir au matin, et de la refermer sur moi.Les deux. Il fallait que cette porte reste ouverte, Tchapp.Sinon quoi, cela aurait voulu dire qu'il n"y avait rien à racheter, rien à sauver ? Qu'il n'y avait plus qu'à fuir ? Mais fuir ou? Je n'en serais pas moins prisonnière de ma peau, de mes souvenirs et ailleurs comme ici confrontée tout pareil à ceux de ma race.Il n'y a nulle part où se cacher, je te dis. Je ne sais pas répondre à ta question sur la vengeance et le pardon autrement que comme ça.

  • La télévision. Elle en aura bien profité de cet outil que l'homme à créé pour se regarder en face.C'est grâce aux documentaires qu'elle a gagné en vocabulaire. Autrement, regarder quoi? Ces dernières années, mettez les trente dernières, Suzie avait de plus en plus de mal à trouver des émissions qui lui convenaient.Elle ne s'en étonne pas, elle est si vieille, elle n'est déjà plus vraiment de ce monde, de " son" temps. Suzie se retrouve le plus souvent à zapper, à courir devant comme pour fuir, sauf donc à tomber sur un documentaire.Ça ne vieillit pas, le documentaire.

 

Biographie

Anne Delaflotte Mehdevi est une écrivaine française. Elle grandit près de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Elle suit des études en droit international et diplomatique et pratique le piano et le chant lyrique. De 1993 à 2011, elle vit à Prague où elle apprend et exerce le métier de relieur, parallèlement à son travail d’écrivaine, et où son compagnon (qui deviendrait son époux, le père de ses enfants) ouvre une librairie au début des années 90.
En 2008, elle publie "La relieuse du gué", son premier roman, dans lequel elle évoque le métier de relieur, à travers le personnage de Mathilde. Depuis, elle a publié "Fugue" (2010), puis "Sanderling" (2013) pour lequel elle a reçu le prix Thyde Monnier en 2013. Poursuite des thématiques de son premier roman, "Le portefeuille rouge", a été publié en 2015. “Le livre des heures” (2023), son cinquième roman, sélectionné pour le Prix des Libraires 2022, est suivi de "Trop humain", en 2024. Ses romans ont été traduits en allemand, italien, néerlandais, slovaque.
Elle vit aujourd’hui à Nice.

En savoir plus ici : https://www.youtube.com/watch?v=mBv8MdoEOMA&t=1s