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mardi 5 novembre 2024

Emily ST JOHN MANDEL – Station Eleven – Rivages 2016 -

 

L'histoire

Un acteur jouant le Roi Lear de Shakespeare meurt tout d'un coup sur scène. Jeevan, un jeune homme qui ne sait pas trop quoi faire de sa vie, tente de le réanimer. Encore sous le choc, il erre dans Toronto sous la neige et reçoit plusieurs appels de son meilleur ami Hua, médecin. Celui-ci lui conseille de fuir : une terrible épidémie de grippe violente et mortelle est en train de se propager à la vitesse de l'éclair.

Survivant dans un monde désolé où il n'y a presque plus de vie, ni de ce qui rend la vie vivable (électricité, eau potable, sécurité, santé), Jeevan réussit avec quelques autres rescapés à faire revivre le monde d'avant en montant une petite troupe de comédiens et musiciens qui sillonne le Michigan pour jouer des pièces et de la musique. Y aura-t-il un espoir de revivre dans un monde « normal » ?


Mon avis

Best-seller et vainqueur des plusieurs prix littéraires, ce livre d'anticipation a été écrit avant la crise du covid, presque comme précurseur de la catastrophe de la plus grave crise humanitaire du 21ème siècle.

Une pandémie de grippe fulgurante anéantit 99% de la population mondiale: en quelques jours, la société telle que nous la connaissons disparaît, laissant des individus perdus sans le tout-technologique.
Peu à peu, l'image d'un nouveau monde plausible se dessine en miroir de la civilisation disparue: des rescapés en petites communautés, capables du pire en violences et faux prophètes, mais aussi du meilleur par l'entraide, l'empathie, le désir de transmettre. Au-delà du sens pratique pour résister, c'est une réflexion sur le deuil, la capacité de résilience et le refus d'abdiquer sa part d'humanité pour la barbarie.
Avec une belle profondeur émotionnelle, des images fortes et une construction narrative intelligente qui brouille les pièces du puzzle, l'autrice
nous fait mourir, renaître et survivre avec ses personnages, établissant des liens entre eux, entre l'avant et l'après.

Un livre fort, parfois difficile à lire, même si l'écriture est belle, qui démonte les mécanismes d'une société obsédée par le progrès technologique, l'individualisme, ou plus rien ne fait sens profond. Et si la crise du covid semble dernière nous, d'autres dangers menacent l'humanité : le dérèglement climatique qui entraîne catastrophes sur catastrophes, des guerres qui n'en finissent pas, un monde qui semble se replier su lui-même.

Mais s'il reste un message fort, c'est de nous faire ouvrir les yeux sur notre société de privilégiés, sur la beauté de la nature (qui reprend ses droits), le confort fragile de notre civilisation qui paraît si évident, et l'importance de l'art, de l'amitié et de l'amour. Un roman magistral, orchestrée par la plume tantôt poétique, tantôt acerbe de cette jeune autrice, dont c'est le 4ème roman.

Adapté en mini-série pour la télévision américaine, elle n'a pas encore été diffusée en France.


Extraits

  • Liste non exhaustive :
    Plus de plongeons dans des piscines d'eau chlorée éclairées en vert par en dessous. Plus de matchs de base-ball disputés à la lumière des projecteurs. Plus de luminaires extérieurs, sur les vérandas, attirant les papillons de nuit les soirs d'été. Plus de trains filant à toute allure sous la surface des métropoles, mus par la puissance impressionnante du troisième rail. Plus de villes. Plus de films, sauf rarement, sauf avec un générateur noyant la moitié des dialogues - et encore, seulement les tout premiers temps, jusqu'à ce que le fuel pour les générateurs s'épuise, parce que l'essence pour voitures s'évente au bout de deux ou trois ans. Le carburant d'aviation dure plus longtemps, mais c'était difficile de s'en procurer.
    Plus d'écrans qui brillent dans la semi-obscurité lorsque des spectateurs lèvent leurs portables au-dessus de la foule pour photographier des groupes en concert. Plus de scènes éclairées par des halogènes couleur bonbon, plus d'électro, de punk, de guitares électriques.
    Plus de produits pharmaceutiques. Plus aucune garantie de survivre à une égratignure à la main, à une morsure de chien, à une coupure qu'on s'est faite au doigt en éminçant des légumes pour le dîner.
    Plus de transports aériens. Plus de villes entrevues du ciel à travers les hublots, scintillement de lumières ; plus moyen d'imaginer, neuf mille mètres plus bas, les vies éclairées en cet instant par lesdites lumières. Plus d'avions....
    Plus de pays, les frontières n'étant pas gardées....
    Plus d'internet. Plus de réseaux sociaux, plus moyen de faire défiler sur l'écran les litanies de rêves, d'espoirs fiévreux, des photos de déjeuners, des appels à l'aide, des expressions de satisfaction, des mises à jour sur le statut des relations amoureuses grâce à des icônes en forme de cœur - brisé ou intact -, des projets de rendez-vous, des supplications, des plaintes, des désirs, des photos de bébés déguisés en ours ou en poivrons pour Halloween. Plus moyen de lire ni de commenter les récits de la vie d'autrui et de se sentir ainsi un peu moins seul chez soi. Plus d'avatars.

  • Il y eut la grippe qui explosa à la surface de la terre, telle une bombe à neutrons, et le stupéfiant cataclysme qui en résultat, les premières années indescriptibles où les gens partirent sur les routes pour finalement se rendre compte qu’il n’existait aucun endroit, accessible à pied, où la vie continuait telle qu’ils l’avaient connue auparavant ; ils s’installèrent alors où ils pouvaient - dans les relais routiers, d’anciens restaurants, des motels délabrés -, en restant groupés par mesure de sécurité.

  • Je parle de ces gens qui se sont retrouvés dans une vie au lieu d'une autre et qui en sont infiniment déçus. Vous voyez ce que je veux dire? Ils ont fait ce qu'on attendait d'eux. ils voudraient faire autre chose, mais c'est devenu impossible avec les gosses, les hypothèques et tout le reste, ils sont pris au piège. C'est le cas de Dan.- Donc, selon vous, il n'aime pas son job. - Exact, mais à mon avis, il ne s'en rend même pas compte. J'imagine que vous rencontrez tout le temps des gens comme lui. Des somnambules de haut niveau, essentiellement.

  • La civilisation, en l'An vingt, était un archipel de petites localités. Ces colonies avaient combattu les bêtes sauvages, enterré leurs voisins, vécu, péri et souffert ensemble pendant les années sanglantes qui avaient suivi le cataclysme, avaient survécu dans des conditions épouvantables, et ce seulement en se serrant les coudes dans les périodes d'accalmie : autant dire qu'elles ne se mettaient pas en quatre pour accueillir les étrangers.

  • Les citoyens de l'aéroport avaient pris l'habitude de se retrouver tous les soirs autour du feu, tradition tacite que Clark aimait et détestait à la fois. Ce qu'il aimait, c'était la conversation, les moments de légèreté ou même de silence, le fait de ne pas être seul. Mais parfois, le petit cercle d'individus et la lueur du feu ne faisaient qu'accentuer le vide et la solitude du continent, telle la flamme vacillante d'une bougie dans un océan de ténèbres. Il est surprenant de voir la rapidité avec laquelle on en vient à trouver normal de vivre sur un banc, avec une simple valise, près d'une porte d'embarquement.

  • L’enfer, c’est l’absence de ceux qu’on voudrait tant avoir auprès de soi.

  • Kirsten et August cheminaient en silence. Un cerf traversa la route, devant eux, et s'immobilisa un instant pour les regarder avant de se fondre sous les arbres. La beauté de ce monde quasiment dépeuplé. Si l'enfer c'est les autres, que dire d'un monde où il n'y a presque plus personne? Peut-être l'humanité s'éteindrait-elle bientôt, mais Kirsten trouvait cette pensée plus apaisante que triste. Tant d'espèces étaient apparues sur la Terre et avaient disparu par la suite; quelle importante, une de plus? D'ailleurs, combien d'humains restait-il aujourd'hui?

  • Ça ne tient pas debout, insista Elizabeth. Sommes-nous censés croire que la civilisation a pris fin d'un seul coup ?
    -Ma foi, avança Clark, elle a toujours été un peu fragile, vous ne trouvez pas ? » Ils étaient assis côte à côte dans le salon Skymiles, où Elizabeth et tyler avaient établi leurs quartiers. «Je ne sais pas, murmura Elizabeth d'une voix lente en observant le tarmac. J'ai suivi des cours d'histoire de l'art pendant des années, par intermittence, entre deux projets. Et naturellement, l'histoire de l'art est indissociable de l'histoire tout court : on voit que les catastrophes se sont succédé, qu'il y a eu des évènements terribles, des moments où les humains ont dû s'imaginer que c'était la fin du monde. Mais tous ces moments-là ont été transitoires. Ils passent toujours.

  • La forêt s’était furtivement rapprochée du parking de l’école, dépêchant en avant-garde des arbustes qui poussaient dans les crevasses béantes du macadam.

  • Il savait, depuis longtemps déjà, que les changements intervenus dans le monde étaient irréversibles, mais cette prise de conscience n'en jetait pas moins une lumière plus crue sur ses souvenirs. La dernière fois que j'ai mangé un cornet de glace dans un parc ensoleillé. La dernière fois que j'ai dansé dans une boîte de nuit. La dernière fois que j'ai vu un bus circuler. La dernière fois que je suis monté dans un avion qui n'avait pas été converti en habitation, un avion qui décollait vraiment. La dernière fois que j'ai mangé une orange.

  • August déclarait que, sur une infinité d'univers parallèles, il en existait forcément un où il n'y avait pas eu de pandémie et où il aurait pu devenir physicien comme prévu, ou alors un autre où il y avait eu une pandémie mais avec un virus ayant une structure génétique subtilement différente, une minuscule variante qui le rendait moins destructeur - en tout cas, un univers où la civilisation n'avait pas pris fin de manière aussi radicale.

  • Une vie mentalement revécue est une série de photographies et de courts-métrages décousus : la pièce de théâtre à l'école quand il avait neuf ans, avec son père radieux assis au premier rang; les sorties en boîte avec Arthur, à Toronto, sous les lumières tournoyantes; un amphi à l'université de New-York. Un cadre supérieur - un client - se passant les mains dans les cheveux pendant qu'il parlait de son effroyable patron. Un procession d'amants dont il gardait en mémoire certains détails : les draps bleu marine, une divine tasse de thé, des lunettes de soleil, un sourire. Le poivrier du Brésil dans le jardin d'un ami, à Silver Lake. Un bouquet de lis tigrés sur un bureau. Le sourire de Robert. Les mains de sa mère occupée à tricoter en écoutant la BBC. *

  • Le lendemain, le premier étranger arriva. Ils avaient pris l'habitude de poster des gardes munis de sifflets afin d'être alertés de l'approche d'un inconnu. Ils avaient tous vu ces films post-apocalyptiques où de dangereux retardataires venaient en découdre pour s'emparer des dernières miettes. Néanmoins, observa Annette après réflexion, tous les films de ce genre-là qu'elle avait vus mettaient en scène des zombies. "Tout ça pour dire que la situation pourrait être bien pire", conclut-elle.

  • Depuis quelque temps, elle songeait à écrire sa propre pièce... Elle voulait écrire quelque chose de moderne, un texte qui s'adresserait à cette nouvelle ère dans laquelle ils avaient atterri. Survivre ne suffit peut être pas, avait elle dit à Dieter lors de l'une de leurs discussions nocturnes, mais d'un autre côté, Shakespeare non plus. Il avait alors ressorti ces éternels arguments, comme quoi Shakespeare avait vécu dans une société ravagé par la peste, et que la Symphonie Itinérante se trouvait dans une situation analogue.


    Biographie

Née Merville, Colombie-Britannique, en 1979, Emily St. John Mandel est une romancière canadienne anglophone. Elle est née à Merville, un territoire non organisé de la Colombie-Britannique situé sur l'île de Vancouver. Elle a sept ans lorsque sa famille déménage à Comox. Trois ans plus tard, alors qu'elle a dix ans, sa famille emménage sur l'île Denman où elle passe son enfance.
Elle s'inscrit à une école de danse de Toronto, The School of Toronto Dance Theatre, puis vit un temps à Montréal, avant de s'installer à New York où elle épouse le dramaturge Kevin Mandel avec qui elle a une fille. Le couple divorce en novembre 2022.

Son premier roman, "Dernière nuit à Montréal" ("Last Night in Montreal"), a été finaliste au prix du livre de l'année 2009 du ForeWord Magazine. "On ne joue pas avec la mort" ("The Singer's Gun", 2010), son deuxième titre traduit en France, remporte le Prix Mystère de la critique en 2014. Son troisième roman, le premier publié au Canada, est "Les Variations Sebastian" ("The Lola Quartet", 2012). Elle publie en 2014 "Station Eleven", un roman dystopique se déroulant dans un monde post-apocalyptique après qu'un virus a ravagé la Terre. Traduit dans plus d’une trentaine de pays, il a remporté le prix Arthur C. Clarke en 2015 et l’a imposée comme l’une des plumes les plus reconnues d’Amérique du Nord.
Son cinquième roman, "L'Hôtel de verre" ("The Glass Hotel"), est publié en 2020. Il raconte l'histoire d'une crise financière et la disparition d'une femme. En 2022, Emily St. John Mandel publie un sixième roman, "La Mer de la tranquillité" ("Sea of Tranquility"), qui mélange la science-fiction avec des enjeux contemporains tel que la misogynie, le colonialisme et l'écologie.
Depuis 2022, Mandel vit à Brooklyn et a une petite amie.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Emily_St._John_Mandel

Son site : https://www.emilymandel.com/



lundi 9 septembre 2024

Sigridur Hagalin Bjornsdottir - la lectrice disparue – Babel poche 2021

 

 

L'histoire

Edda et Einar sont nés du même père, mais de deux mères différentes qui finalement deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Edda est hyperlexique, autrement elle développe des facultés de lecture avancées, alors que son frère Einar est lui dyslexique et l'apprentissage de la lecture est pour lui très difficile. A l'adolescence, Einar décide de partit sur des bateaux de pêche au nord de l'Islande, donnant peu de nouvelles. Après une tentative de suicide, Edda est considérée comme autiste. Elle n'a pas d'amis, elle vit seule avec ses livres, et aucun suivi médical n'est fait, sa mère Julia, autoritaire et possessive refusant de voir les troubles de sa fille et préférant lui accorder toute son attention. Puis Edda change et devient une «influenceuse » renommée, se marie et donne naissance à un bébé. Mais trois moi après, elle disparaît, on sait juste qu'elle est allée à New-York, avec une petite fortune personnelle qu'elle s'est constituée. Julia oblige alors Einar d'aller retrouver sa sœur, et de la ramener en Islande.


Mon avis

Un livre sur la lecture voilà un sujet passionnant et assez bien maîtrisé par l'autrice irlandaise donc c'est l'avant dernier livre.

Ici, tout marche par duo ou couple.

Il a le couple des deux mères, Julia, une femme forte, directive, colérique qui a l'habitude de prendre les choses en main. Puis Ragneidour, une femme gentille, qui hélas subi un AVC et dont Julia s'occupe car Julia ne manque pas d'empathie. Elles ont été mises enceintes par le même homme, un type sans intérêt, qui promet de les aider financièrement. Mais les deux femmes, dont le caractère sont complémentaires deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Julia accouche d'une petite-fille qu'elle nomme Edda et Ragneidour d'un garçon prénommé Einar.

Voilà le deuxième couple principal de ce roman. Edda apprend à lire très vite, elle invente des histoires pour son petit frère, qui lui accuse un retard scolaire. Einar est diagnostiqué comme dyslexique et si il est sociable, il finit pas détester l'école et tout l'enseignement. Doté d'un physique impressionnant, en ayant assez des tensions entre lui et Julia qui l' élève comme son propre fils, il part s'engager dans des bateaux de pêche au nord de l'Islande, dans des fjords venteux.

Il laisse aussi sa sœur, fragile, seule. Edda qui apprend très vite, à une mémoire visuelle impressionnante est diagnostiquée autiste, mais sa mère refuse toutes formes de soin, et d'ailleurs Edda ne coopère pas vraiment. Son monde est restreint aux livres, elle est incapable de se lier à quelqu'un, et sa solitude devient une souffrance. Puis soudain, elle change totalement. De la jeune fille qui ne faisait pas attention à elle, elle devient une belle femme, impeccablement maquillée, qui épouse un homme d'affaires dans les nouvelles technologies. Elle accouche d'un petit garçon, et trois mois après elle disparaît. Dépression post-partum ? Un autre amoureux secret ? La police islandaise considère qu'elle est adulte et libre de ses choix, mais retrouve sa trace à New-York. La police américaine a assez à faire avec les cas d'urgence comme les disparitions d'enfants et ne s'intéresse pas à cette affaire. Après tout cette femme est adulte, elle s'est constituée une petite fortune personnelle (à l'insu de sa famille). Paniquée, Julia ordonne à Einar, de retrouver sa sœur. Parlant mal l'anglais, il retrouve facilement sa sœur, où plutôt c'est elle qui le trouve et qui lui explique son drame. Ni son mariage, ni son bébé qu'elle est incapable d'aimer ne l'ont rendue heureuse. Son hyperlexie est son fardeau, aussi a-t-elle pris contact avec une société très discrète Alex Analityca, qui est une filiale des GAFA. Ceux-ci sont persuadés qu'à l'avenir les gens ne liront plus et que tout se passera par l'oralité. Déjà on écrit plus beaucoup dans nos sociétés : stylo et crayon sont remisés au profit des commandes vocales qui existent déjà sur nos smartphones et ordinateurs. Sans parler de ces enceintes ultra connectées comme justement « Alexa » d'Amazone qui passe votre musique préférée, éteint ou allume les lumières tout cela au prix d'abonnements extrêmement rentables.

Dans ce monde dystopique créé par l'autrice, Alex Analytica propose une petite opération pour limiter la zone lecture/écriture dans le cerveau de Edda, pour réduire ses souffrances. Edda fait référence au Phèdre de Platon, où Socrate expliquait préférer l'oralité à l'écrit, plus véridique selon lui. Mais Platon parlait d'une antiquité où seuls les érudits avaient accès à l'écriture et la lecture, pas les masses plébéiennes. De même une référence un peu maladroite à Inanna, plus connue sous le nom d'Ishtar, la grande déesse mésopotamienne dont les légendes varient selon les écrits et les lieux. Considérée comme la déesse de l'amour, de la fertilité mais aussi de la guerre, aucun écrit n'indique qu'Ishtar ait en une réflexion sur la lecture. Par contre les légendes sont assez d'accord pour la voir mariée à son propre frère, tout comme Isis était la sœur et l'épouse d'Osiris. Autrement dit le tabou suprême de l'inceste. Hors Edda/Einar formeraient le couple parfait et complémentaire, mais cela reste impossible. Ces deux là sont très connectés l'un à l'autre un peu comme des jumeaux, mais il n'y a aucun désir physique entre eux, juste que chacun épaule l'autre. C'est Einar qui fera entendre raison à sa sœur, et qui l'aidera à s'accepter telle qu'elle est. Le rôle inversé d'Osiris (dans la mythologie égyptienne, c'est Isis qui redonne une forme de vie à son mari assassiné).

A ce petit détail près, le livre est une réussite : il nous met en garde contre la facilité apparente des nouvelles technologies, de l'Intelligence Artificielle (on voit déjà les dégâts que font des programmes comme chatGPT. Sous la forme d'un présent et d'un jadis, l'écriture est assez simple et les concepts de Platon/Socrate assez bien expliqués, mais il y manque une contradiction, que l'autrice nous laisse faire.

Ne jetons pas nos cahiers et nos stylos, ne nous précipitons pas vers la fausse facilité d'une technologie qui n'est là que pour nous asservir et limiter notre pensée. Lisons, écrivons, dessinons mais surtout restons très vigilant à ces technologies qui ne sont là que pour nous asservir ! Un livre très dérangeant finalement et que je recommande, malgré quelques petites erreurs.


Extraits

  • Il faut du courage pour être quelqu’un de bien, ajoute-t-elle. Il faut naviguer, à contre-courant, se battre pour la bienveillance.

  • Voyez, l’économie de marché fera de vous des hommes libres jusqu’à ce que les crises, les inégalités et le changement climatique aient raison de votre euphorie.

  • Nous voulons préparer l’humanité à un futur dont la lecture sera absente, répond le vieux professeur. L’écrit est condamné….. Les géants des nouvelles technologies travaillent avec acharnement sur les outils qui le rendront obsolète. L’ensemble de la vie intellectuelle de l’Occident est tributaire de l’écrit depuis des siècles et des siècles, principalement de la langue littéraire, mais depuis quelques années on observe un certain nombre de turbulences. La jeune génération se nourrit spirituellement et communique de plus en plus en recourant à des moyens visuels, par le biais des programmes télévisés, des jeux en ligne, de YouTube et d’Instagram. … Les écrivains et les éditeurs sont témoins de la baisse du nombre de lecteurs, les enseignants voient les compétences de lecture et d’écriture s’effondrer chez leurs élèves…. L’écrit a perdu sa prédominance en l’espace de quelques années….. Je ne verrai pas tout ça reprend le vieil homme, cette révolution ne sera sans doute achevée que d’ici un demi siècle, mais vous, vous en serez témoins, vos enfants y prendront une part active et leurs enfants ne connaîtront rien d’autre qu’un monde dénué de textes. Ils ne sauront donc pas lire.

  • Justement, le temps est une drôle de créature. Il semble avancer et s'écouler en formant un courant linéaire et continu, mais en réalité, il s'enroule sur lui-même, rebondit par moments sur les pierres plates d'une rivière, se suspend et reprend haleine dans les abîmes tranquilles, pourrit dans les bourbiers puis se jette du haut des falaises en cascades affolées. Parfois, on ditait qu'il refuse de se conformer aux lois de la physique et qu'il recule, en quête de son origine.

  • Son corps semblait trop grand pour lui, comme si la silhouette de l'homme qu'il allait devenir avait déjà pris forme, mais qu'il ne la remplissait pas encore entièrement.

  • Chaque fois que je lis un mot, ma mémoire le stocke pour toujours, les créations des écrivains sont mes seuls amis, les personnages de roman mes seuls amants. Mon esprit m'a enfermée dans une prison dont les barreaux sont les mots, il m'a isolée du royaume des vivants, des individus de chair et de sang.

  • Imagine qu'il n'y a plus aucun bruit et que ton esprit n'abrite aucun mot. Imagine un lieu et une époque où il n'existe aucun mot pour définir quoi que ce soit, où les choses sont là sans que tu aies besoin de les nommer. Avant que nous ayons appris à parler, pendant que nous gazouillions comme des oiseaux, avant que les mots régissent le monde.

  • Tu nous as mises enceintes à quelques semaines d’intervalle, tu as fait un enfant à Ragnheiður pendant que je t’attendais ici comme une pauvre idiote, tu nous as trahies toutes les deux. Par conséquent, tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, ni de nous, ni de nos enfants.

  • Nous n’avons pas besoin de garder espoir ni d’aller fouiller dans notre histoire familiale. Le passé, c’est le passé, Edda est une adulte.

  • Edda ne se droguait pas, mais elle a déjà eu des épisodes psychiatriques et fait une tentative de suicide. En général, on finit par retrouver les femmes comme elle déambulant, complètement désorientées, mais saines et sauves. Elle semble n’avoir rien emporté d’autre que les vêtements qu’elle avait sur elle.

  • Chacun sait que l’équilibre des femmes se trouve fragilisé après l’accouchement. Votre sœur n’est pas la première à disparaître comme ça. La dépression post-partum est un phénomène assez fréquent. Je ne suis pas spécialiste, mais je crois savoir que cela va même parfois jusqu’à ce qu’on pourrait qualifier d’accès de folie, précise le policier.

  • Socrate avait peur de l’écriture. Il pensait qu’elle détruirait la faculté que l’être humain a de penser de manière indépendante et de se souvenir.

  • La solitude ne lui a jamais pesé, elle a toujours été son amie, mais cet hiver, alors que , peu à peu, le soleil monte plus haut dans le ciel glacial, il semble que sa lumière l'éclaire d'un nouveau jour et que, tout à coup, elle distingue le monde à travers la coquille de plus en plus transparente qui la sépare de tous les autres et la préserve des bruits de l'extérieur.

  • La question qui se pose à moi avec la plus grande acuité … est de savoir si l’écrit a été une bénédiction ou une malédiction pour l’humanité. Il est indubitable que les premières formes d’écriture n’ont servi ni les poètes ni les philosophes, mais les collecteurs d’impôts. Le bas peuple n’a pas profité de cette fantastique trouvaille, il a au contraire perdu sa liberté et ses anciennes coutumes et s’est retrouvé asservi dans les champs de rois guerriers qui affamaient leurs sujets et les écrasaient d’impôts. Les taxes dont devaient s’acquitter les paysans étaient consignées sur tablettes, et il a fallu des milliers d’années pour que naisse l’idée que le peuple pouvait mettre à profit l’usage de la langue écrite qui jusqu’alors avait servi à l’enchaîner.

  • Elle a sauvé ce qu’elle pouvait sauver, sauvé ce qu’on considère comme étant ma vie et me voilà assise là, muette pour l’éternité, paralysée d’un côté, une expression d’étonnement figée sur la moitié droite de mon visage. Ils s’entêtent : rééducation langagière, kinésithérapie, ergothérapie et que sais-je encore. Une tragédie, disent-ils, une femme en parfaite santé transformée en bonne à rien, alors qu’elle est tellement douée, tellement artistique, tellement jeune, elle n’a même pas quarante ans.

  • Elle appartient à cette race de femmes qui ont serré les dents et maintenu notre nation en vie pendant mille ans, bravant les famines, les catastrophes naturelles et les épidémies. Ces femmes-là n’ont pas le temps de s’attarder sur des conneries comme la liberté individuelle ou la diplomatie, pour elles, tout est question de vie ou de mort, et seules comptent leurs certitudes.

  • Elle a toujours pensé appartenir à cette race de gens qui n’hésitent pas à prendre des décisions aussi audacieuses qu’imprévisibles, elle a soif d’expériences. Elle veut mener une existence passionnante dans les grandes métropoles étrangères, accumuler les histoires, les amants, et en acquérir une profonde sagesse, un peu comme Anaïs Nin, si ce n’est qu’elle n’est pas certaine d’avoir envie de coucher avec des femmes mariées. En revanche, elle veut bien goûter aux sushis. Et même si cet homme l’a fait mettre à la porte du Bíóbar, même s’il est assis à sa table comme si cet endroit et le reste du monde lui appartenaient, son charme envahissant pique sa curiosité.

  • Elles sont tellement jeunes, elles ont tout juste vingt ans, et dégagent quelque chose de pur et de limpide. Elles ne semblent pas se rendre compte que leur arrangement est étrange, pas plus qu’elles ne mesurent où il nous conduira.
    Nos mères étaient le nombril du monde, elles étaient le centre de gravité de nos existences, omniscientes et omnipotentes. Nous tournions autour d’elles comme deux satellites et, quelque part à la périphérie se trouvait notre père, ce soleil radieux pesant comme un trou noir, venu d’une autre galaxie.

  • Edda présente d’étonnantes prédispositions pour la lecture, en outre, elle retient tout ce qui est écrit, précise Júlía en servant le café dans les tasses. Son vocabulaire est très étendu pour son âge. Il s’agit sans doute d’une sorte de don, mais sa précocité sera peut-être moins visible quand les autres enfants auront rattrapé son niveau en lecture. Pour l’instant, ça ne présage rien.


Biographie

Sigríður Hagalín Björnsdóttir est journaliste, dirige le service informations de la télévision publique islandaise où elle présente le journal télévisé.
Elle a étudié à l'étranger (en Espagne, à New York et Copenhague) avant de retourner à Reykjavík. Elle est romancière. "L’île" est son premier roman.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sigr%C3%AD%C4%91ur_Hagal%C3%ADn_Bj%C3%B6rnsd%C3%B3ttir

Sur Phèdre de Platon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Platon)

Sur Ishtar : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ishtar


dimanche 21 avril 2024

Sue RAINSFORD – Jusque dans la terre – Editions Aux Forges de Vulcain - 2022

 

L'histoire

La jeune Ada vit avec son père aux abords d'une forêt. Ce sont des guérisseurs, mais avec des méthodes qui ne ressemblent en rien à ce que l'on imagine. Les chamanes traitent souvent les maladies avec des plantes, des prières, de la médiation. Là, on fait une sorte de chirurgie bizarre et on se sert de la terre comme un moyen de guérison. Ada qui vit de façon très solitaire rencontre un garçon Samson dont elle tombe folle amoureuse. Mais cet amour déplaît fortement au père et aussi à la sœur du jeune homme, une femme enceinte et déterminée. De même ce duo de guérisseurs étranges est un peu mal vu au village, même si tout le monde va les consulter. L’implacable mécanique du pouvoir de la terre, l'humus, se met en place.



Mon avis

Avouons le, quand j'ai choisi ce livre, je ne m'attendais pas du tout à cela. Je pensais à une sorte de roman nature writing mais sûrement pas à me rapprocher de l'univers de David Cronenberg, réalisateur canadien auteurs de films de science-fiction, parfois à la limite du gore.

Nous ignorons l'époque, le lieu mais nous savons qu'Ada est née de la terre, et éduquée par un père autoritaire, qui lui apprend à guérir les vivants. Pour cela, l'endroit où ils habitent bénéficie d'un sol spécial. Et nous entrons dans le « body horror ». Ici pour une personne qui a un problème pulmonaire, on l'endort, on l'ouvre et on détache les poumons qui vont macérer dans une solution spéciale, et on enterre presque la malade 24 heures. Puis on lui remet ses poumons, on la réveille, la malade ne se souvient de rien sinon qu'elle est guérie. Comme si la terre avait se pouvoir d'absorber le mal, mais pas toujours. Car les maladies, si elles sont sorties du corps restent et il faut alors savoir les éloigner. Où refuser de soigner un malade dont l'état est trop grave.

Ada et son père ne sont pas des humains. On le comprend quand Ada se crée un sexe de femme pour accueillir l'homme qu'elle aime et se dit immortelle. C'est elle qui nous conte cette histoire entrecoupé des témoignages des « cures » le nom que donne ces guérisseurs étranges aux malades.

Et comme une perversion ne va jamais seule, l'autrice crée un autre monstre, Samson, dont Ada, qui n'a jamais connu l'amour, ni de sa mère (elle n'en a pas), ni de son père (taiseux et agressif), met du temps à comprendre que les rapports qu'elle entretient avec l'homme aimé ne sont qu'illusions. Car lui couche avec toutes les filles qui passent, les met parfois enceintes et on sous-entend qu'il aurait violé sa sœur et que l'enfant qu'elle porte vient de lui. Lui prétend le contraire. Ada va devoir faire un choix difficile, d'autant qu'elle découvre aussi que son père l'a créée et qu'il y a eu des échecs avant.

Ce premier roman, si il dénonce à la fois les violences faites aux femmes, et les faux prophètes (on pourrait penser à l'Intelligence Artificielle et ses dérives) est aussi un livre où le sentiment de malaise est quasi-constant. Ce père terrible qui se prend pour un dieu créateur, cet homme à femme violent et menteur, cette héroïne chahutée entre ce que l'on a appris et la réalité font de ce petit livre à la fois un chef d’œuvre morbide mais aussi une inversion. La terre nourricière peut être féroce. Et cet humus si important pour le guérisseur (je ne spolie pas) est grignoté par les racines des arbres. Le message est aussi écologique, laissons la nature vivre sa vie de nature, ne jouons pas les apprentis sorciers avec des choses que nous ne méritons pas.

Personnellement, je n'ai pas aimé justement ce climat instauré d'emblée de jeu, à peine compensé par des envolées poétiques. D'autres auteurs/trices parlent de ces sujets sans passer par une sorte de gore (certes j'ai lu bien pire) mais ce climat malsain généré par le livre m'a déplu.


Extraits

  • Et ses seins, masse fluide emplissant les bonnets de son soutien-gorge comme des feuilles mortes humides qui bloquent l'entrée d'une canalisation.

  • Après un certain temps, les oiseaux avaient compris et ne s'approchaient plus de moi. C'est difficile à exprimer, à décrire, une solitude aussi absolue.

  • Et parfois, même si elle est nuisible, une maladie est trop profondément enracinée, et le corps ne peut même plus envisager de s'en débarrasser.

  • Les étés, par ici, se composent de longues herbes négligées, d’une uniforme lumière de citron, de chaleur qui cuit la terre et qui fait vibrer l’air. Les ombres sont si noires, si profondes qu’elles semblent aussi solides, aussi vivantes que les corps qui les projettent. Par ici, l’été, même les matins brûlent d’une ardeur acérée, et tous les matins, quand je me lève, je laisse la chaude confusion de mes draps pour aller dehors, sur les pavés du patio, et j’examine la grille de la bouche d’évacuation. Entaille, petit trou, petit ravin. Même par ce temps, une moiteur secrète y scintille. Moi, elle me fait peur.

  • J’ai toujours détesté les limaces, depuis que je suis toute petite. Une fois, j’en ai pris une et je l’ai coincée entre mon index et mon pouce, et je les ai frottés l’un contre l’autre jusqu’à ce que la bête, minuscule, un bébé, de la taille d’une fève, soit écrasée. La nuit, j’entends leur lente procession. Toutes ces limaces qui vivent sous la maison, je les entends se traîner sur les cailloux et dans la poussière, se ratatiner comme la peau de vieux fruits. Aveuglément, de ci de là, sur la pelouse, leurs yeux-tentacules aux aguets. Et maintenant, à la lumière du jour, le jardin bruisse et soupire, m’empêchant de percevoir les murmures souples de leurs ventres. J’en vois une, petit mufle aveugle, serpent noir de la taille d’un pouce, qui sort de la grille fissurée. Elle se dirige vers l’herbe jaune, sorte de croûte carbonisée qui recouvre les entrailles luxuriantes de la pelouse. Si Père était là, il épandrait du sel. Il en verserait dans la bouche d’évacuation.
    Si je pouvais entendre craquer leurs mille cadavres, si je pouvais supporter leur odeur sans nausée, je ferais la même chose. Père ne détestait pas les limaces, mais il s’en méfiait. À la fois liquides et solides, ni l’un ni l’autre pourtant, et si lentes. Il est juste, je suppose, que j’en suive une aujourd’hui, car ce jour est celui où une longue attente s’achève enfin. Car la Terre bouge. Pour la première fois depuis tant et tant de pâles années. Elle bouge. Tout est terminé.
    Tout près, le plant touffu de lavande ne répand presque plus de parfum. C’est la chaleur.Rien n’y résiste. Enfin, rien n’y résiste qui n’est pas sous terre.

  • Si nous leur donnons la moindre raison d'avoir peur de nous, ils cesseront immédiatement de penser au fait qu'ils ont besoin de nous. En un instant. Et ils nous forceront à partir.

  • Père a toujours été plus bestial que moi.
    Certaines nuits, il laissait son échine s’affaisser, il se mettait à quatre pattes, il abandonnait raison et langage, et il courait de par la forêt.
    Il revenait à l’aube, la gorge, la poitrine et le ventre rouges, entrait par la porte de derrière, se redressait et se mettait debout dans la cuisine. Les os qui craquent, les épaules qui se remettent en place, disait-il. – Pourquoi tu ne viens jamais à la chasse avec moi, Ada ? Je riais et je répondais que j’avais mes propres loisirs.


Biographie

Née 1988, Sue Rainsford est une romancière et critique d'art irlandaise.
Diplômée d’un MFA en écriture et littérature de Bennington College dans le Vermont, États-Unis.
Lauréate de la résidence d’artistes MacDowell Fellowship en 2019.
Son premier roman Jusque dans la terre est encensé par le New York Times, le Guardian et The Irish Times. Et obtient de nombreux prix dont le Kate O'Brien Award.9 août 2022.

Son site : https://www.suerainsford.com/



samedi 13 avril 2024

Christine RENARD – La planète des poupées – Editions l'Apprentie - 2022

 

 

L'histoire

Une mission terrestre de chercheurs part pour Margaretta d'Eridan, une planète vivable à mille années lumière de la Terre. Planète colonisée par 300 volontaires qui comporte maintenant une capitale, plusieurs grandes villes. L'ambiance y est détendue, les jardins sont fleuris mais la civilisation est différente. Ici on va à l'école des moines jusqu'à 10 ans et on entre en apprentissage, des métiers dont on vivra plus tard, car il n'y a pas d'argent en circulation, tout se fait par troc. Aux femmes, les métiers de tisserandes, potières, couturières, aux hommes, les métiers demandant plus de force, comme travailler aux récoltes ou dans les mines ou les forêts. Mais il y a une particularité sur cette planète : devant chaque maison, il y a des statues grandeur nature des jeunes femmes à marier qui sont attachées par un cadenas. Si un jeune homme veut épouser une fille, il doit demander à celle-ci la clé du cadenas (qu'elle peut ou non lui donner), il emporte la poupée, et le mariage se fait devant le prêtre en présence des fiancés et de la poupée. De plus pour les femmes, le bonheur est d'avoir beaucoup d'enfants (de 7 à 16 ou plus), dans leurs grandes maisons magnifiquement entretenues. Mais ces poupées intriguent l'un des chercheurs qui en dérobe une en faisant croire qu'il veut se marier avec elle. Il est retrouvé poignardé. L'intrépide psychologue et narratrice du récit va mener l’enquête.


Mon avis

Christine Renard (1929 – 1979) est une écrivaine oubliée. Pourtant elle aura écrit plusieurs romans, des poèmes et des essais. Ce sont ses descendants qui ont retrouvés ses manuscrits (seul un avait été publié, le petit éditeur avait fait faillite) et trouvé un éditeur pour publier ce roman qui a temps de résonances avec notre époque. De plus, si on pense que le roman a été écrit en 1942, notons que c'est assez rare pour une écrivaine française de se tourner directement vers la science-fiction.

Mais revenons à notre histoire. Tout comme Margaret Atwood (la Servante Écarlate fut publiée en 1985), Christine Renard nous dépeint un univers totalement dystopique. En apparence Margaretta est la planète du bonheur. En 300 ans d'existence il n'y a eu que 4 crimes, jamais de vol, la population est joyeuse et les villes sont magnifiques, avec les 3 lunes qui donnent des nuits claires et roses. Le climat est idéal, et il n'y a pas de police à vraiment parler, mais des gardes, un commandeur qui fait office de maire, et surtout ces monastères immenses et mystérieux où l'on ne rentre que pour faire ses études ou par convocation.

Mais c'est le sort des femmes qui intrigue le plus notre jeune psychologue : les mères gardent leurs statues toutes la vie, et ne pensent qu'à marier leur fille avec un beau jeune homme qui donnera de beaux enfants. Avoir une nombreuse progéniture, tenir sa maison et son petit commerce fait d'échanges (chaque femme a une spécialité) le jour du marché et préparer la fête trimestrielle qui permet aux gens des autres villes de venir et surtout favoriser les mariages pour évité la consanguinité. Mais ces statues, parées des répliques des plus belles robes et bijoux de la femme intrigue fortement un anthropologue indélicat. Par curiosité, il embobine une jeune fille, qui plus est est très démunie. Son père est de l'autre coté de la planète pour son travail, la mère est malade et elles ne sont seulement que deux sœurs, mises au banc de la société. Les femmes charitables leur échangent des pots de confiture contre de la nourriture, mais trouvent qu'elles ne travaillent pas beaucoup. Hors, le terrien vole la statue mais se fait assassiner... par celle-ci ! En effet les statues ont des pouvoirs étranges. Fabriquées par les prêtres, elles deviennent des amantes fabuleuses, mais si les intentions du séducteur ne sont pas pures (refus du mariage par exemple) après avoir pris la statue, un mécanisme permet de trancher la main indélicate ou d'éventrer un contrevenant. Mais la statue criminelle est retrouvée éventrée et vide, pour ne pas révéler les mécanismes secrets qui l'animent. Et l'histoire est confirmée à la narratrice qui, parce qu'elle tricote et crochète divinement – ce qui est quasi inconnu sur la planète – s'est fait beaucoup d'amies margarettiennes. En fait une fois le mariage célébré, les relations sexuelles un peu frustres se bornent à faire des enfants. La sexualité est jugée comme dégoûtante par les femmes, mais les poupées elles sont là pour combler tous les désirs des maris, qui s’échangent même les poupées avec d'autres maris et l'approbation des épouses.

Ici, bien avant le MLF, Christine Renard fait une critique acerbe du patriarcat. Car bien sur, tout le monde a été élevé par les puissants prêtres, les femmes dans l'idée de procréer (surtout pour une planète jeune et encore peu peuplée) et du dégoût des rapports humains, les hommes dans l'idée de faire un maximum d'enfants mais aussi d'assouvir des désirs qui pensent-ils ne plairaient pas à leurs épouses légitimes. L'infidélité étant interdite, ces poupées (bien plus améliorées que les poupées gonflables) sont bien utiles.

Hors la narratrice a bien envie de faire sauter ce système moyen-âgeux pour permettre une liberté des femmes. Mais c'est une révolution sans violence, car les prêtres qui dirigent en secret la planète et construisent les poupées sont persuadés par la narratrice que c'est une évolution positive, et que chaque femme pourra garder sa liberté de choix. Il s'agit aussi, au-delà d'une bataille féministe, de savoir anticiper le futur de cette planète, qui doit avoir elle aussi son histoire à elle et pas forcément celle que la Terre veut lui imposer. On pense notamment que si le roman a été écrit en 1942, lors de la 2ème guerre mondiale, la vie sur notre planète n'était pas joyeuse, et que l'histoire humaine peuplée de guerres n'est pas l'exemple à suivre sur Margaretta, planète qui n'a jamais connu de conflit, et qui si elle en donna saura s'adapter par la médiation. En totale résonance avec les mouvements Me-too mais aussi aux guerres que l'on connaît (Ukraine, Gaza) et qui semblent aujourd'hui sans solutions, ce roman entre science-fiction et polar est profondément anticipateur de ce que nous vivons. Même la crise climatique est anticipée : sur Margaretta, tout pousse à profusion mais les habitants ne semblent pas abuser. A part les fleurs cutivées dans leur jardin, on ne note pas d'excès. Les gardes-robes (faites maison) ne débordent pas, la vaisselle en céramique ou en bois est solide, tout est fait main et fait pour durer aussi. Une leçon sans doute à l'heure où l'eau deviendra un enjeu majeur, ainsi que les autres méfaits du réchauffement climatique.

Petit roman de 160 pages, sans effets d'écriture, il se lit tout seule, mais ce que l'on en retiendra est surtout la découverte d'une écivaine méconnue et si novatrice.


Extraits

  • Ainsi vivaient les femmes de Margaretta. Elles apprenaient à tenir une maison, à élever des enfants, elles allaient parader au marché pour montrer combien elles étaient jolies et bien habillées et capables, tout cela pour qu’un garçon vienne les demander en mariage.

  • Quand fut ouverte pour la moi la lourde porte du hall, le soleil entra à flots. Je me mis à rire de bonheur, j'étais vivante et semblable à celle que j'étais en arrivant. Les jeunes n'auraient plus jamais peur, ils penseraient à cette journée sans honte, et même avec fierté. Le monastère saurait qu'il fallait compter avec eux, et les jeunes ne l'oublieraient jamais.
    Dès qu'ils me virent, ils mirent toutes les voitures en marche à la fois. Solveig me fit un signe en me désignant la place libre à côté d'elle. Je m'y installai incapable de dire un mot, tant la joie me serrait la gorge. Tout en conduisant les cheveux au vent, Solveig répétait : "C'est merveilleux, c'est merveilleux!"

  • Jamais jeunes filles n'ont attendu le prince charmant avec plus de ferveur. Deux regards anxieux fixés sur la rue, des petites mains crispées sur la poitrine, et ce sourire sans joie, sourire de commande, sourire courageux, car on n'attrape pas les hommes avec des larmes.

  • Comme j'essayais timidement de suggérer que les femmes, à tout prendre, n'avaient guère moyen de s'exprimer dans aucun domaine, il me traita de "suffragette à la noix" et me dit que je ne ferais pas mal d'aller apprendre à faire le ménage auprès des Margarettiennes qui, au moins, savaient se tenir à leur place, elles.

  • Je la regardai aller et venir, changer de chaussures, accrocher sa cape dans une armoire, avec des gestes précis et naturels.
    "Ça ne me dit pas pourquoi vous vous êtes levée si tôt, reprit-elle, sans l'ombre d'une gêne.
    - Je vais vous le dire, mais vous pourriez peut-être me donner un peu de café." Elle eut un rire léger.
    "C'est vrai, vous êtes comme ça le matin. Venez, je vais vous en faire."
    Je dis, sans la quitter des yeux.
    "Comment, vous n'en avez pas encore pris ?"
    - Moi ? Non. Vous savez, je ne suis pas comme vous."


Biographie

Née à Lucenay-lès-Aix (Nièvre), le 10/02/1929 et décédée à : Paris, le 07/11/1979, Christine Renard est une écrivaine française de science-fiction et fantastique. Elle a publié une dizaine de livres ainsi qu'une soixantaine de nouvelles.
En 1963, paraît son premier roman, À contre-temps. Elle travaille alors au CNRS tout en préparant sa thèse de psychologie. Elle se lie avec un autre écrivain de science-fiction, médecin et spécialiste des poisons, Claude-François Cheinisse, connu sous le pseudonyme de Christian Libos, avec qui elle rédige une longue nouvelle, Delta. Tous deux feront paraitre des nouvelles dans la meme revue, Fiction. Ils se marient en 1965 et un premier enfant naît en 1966, Françoise. Occupée par celui-ci et par sa thèse (portant sur les fantasmes en science-fiction), Christine ne publie plus de fiction avant 1967, année où Delta paraît enfin. Après quelques déboires éditoriaux et la naissance d'une deuxième fille, Danielle, elle publie un deuxième roman dont l'éditeur fait aussitôt faillite. Quelques adaptations radiophoniques de ses œuvres lui permettent de faire son retour en 1975, notamment avec une trilogie de romans pour adolescents influencée par l'œuvre de son ami, le poète André Hardellet. S'ensuit une période faste qu'un cancer interrompra brutalement en emportant Christine Renard le 7 novembre 1979. Après sa mort, Claude-François Cheinisse, son mari, fit paraître un certain nombre d'inédits, en particulier le recueil À la croisée des parallèles, conçu comme un recueil à quatre mains, une sorte de dialogue post mortem. Celui-ci en effet met en regard dix de ses propres nouvelles (dont certaines écrites pour l'occasion) avec dix nouvelles de Christine Renard. L'une d'elles, La Nuit des albiens, reçut le prix Rosny aîné en 1982. De plus en plus dépressif, Claude-François Cheinisse se suicida en septembre 1982, entraînant dans la mort leurs deux filles, alors âgées de treize et seize ans, ainsi que sa propre mère.


dimanche 7 avril 2024

Sandra-Malika Charlemagne – la Traqueuse – Editions Velvet – novembre 2023.

 

 

L'histoire

Aléthéia est une brillante chercheuse dans le domaine de l'intelligence artificielle. Hélas suite à une grave accident de voiture, elle est plongée dans un coma irréversible. Nous sommes en 2500, la terre continue de tourner. Mais dans le même espace-temps existe un autre monde « La cité » crée par l'Index qui dans ses hautes sphères regroupes les âmes des érudits, savants, gens de bien, Hors la jolie métisse fait partie des traqueurs, ces combattants envoyé dans l'inter-monde, sorte d'enfer, où les traqueurs doivent rechercher des personnes de bien, égarées dans un monde cauchemardesque. Alors qu'elle doit être débranchée sur fonds de disputes familiales, l'index et un Envoyée du quartier de la philosophie lui demande de rechercher un philosophe. Le temps est compté et Aléthéia a peu de temps pour remplir cette dernière mission.


Mon avis

Voilà un roman singulier qui se situe entre la science-fiction et la philosophie.

Pour comprendre le monde où vit Aléthéia (du grec révélation – vérité), on peut imaginer les cercles de l'enfer de Dante. Tout en bas se situe l'inter-monde, sorte d'enfer avec son contingents d'âmes mauvaises, qui sont prêtes à tout pour tuer, et d'âmes égarées, souvent asse intelligentes pour créer dans cet univers obscur, leur propre paradis ou un endroit pour se cacher.

Au centre se trouve la Terre qui continue à vivre, et là, la romancière met en avant les calculs et les coups bas du capitalisme, le mari d'Aléthéhia fait tout pour que sa femme soit débranchée au plus vite, pour capter son héritage et la famille de la jeune femme tente de contrecarrer les plans de cet homme fainéant, qui cherche en vain de l'argent pour éviter des clauses testamentaires.

Enfin au dessus, règne la Cité, un univers crée par l'Index, qui se dit bûcheron, et qui elle même comporte plusieurs sphères : celles es érudits, des savants, des femmes et hommes de bien, qui ont des quartiers réservés pour poursuivre, au delà de la mort, leurs recherches. Puis les sphères plus basses où on s'occupe des mourants pour apaiser leur passage dans l'au-delà, si ils n'ont pas rejoint l'inter-monde. Une sorte de purgatoire bienveillant voir de paradis pour les plus méritants.

Aléthéia est chargée d'une mission difficile : à la demande d'une Envoyée, une personne de haute qualité, elle doit rechercher un homme et le ramener dans la cité où il pourra poursuivre dans la sérénité son œuvre philosophique. Car l'Envoyée n'est autre que Hannah Arendt, la célèbre philosophe-politologue, qui cherche son amour de jeunesse en la personne de Martin Heidegger, philosophe allemand qui hélas s'est compromis avec la dictature d'Hitler en 1933/1944, et dont certains écrits sont franchement anti-sémites. Alors qu’Hannah Arendt était juive, et a du fuir vers les USA les persécutions nazies. Mais elle éprouve encore une sympathie pour le philosophe qui a droit à son pardon.

Une mission périlleuse pour la jeune métisse, accompagnée de sa symbiote, une chatte nommée Sophos (du grec, sagesse) qui sont ses yeux et une protectrice aussi, tout comme le bâton d'ivoire qui la protège.

Une fois que l'on a compris les mondes créés par l'autrice, passons au fond. Il s'agit ici d'une quête philosophique et intellectuelle. Le pouvoir de l'esprit sur la matière, et le matériel, tant l'autrice nous explique les retors du capitalisme à travers les tractations autour de l'héritage de l’héroïne. Elle nous démontre les pouvoirs de l'imaginaire et la capacité de l'esprit à s'ouvrir aux pensées les plus complexes. Le choix Heidegger philosophe controversé mais qui s'est justement intéressé aux problème de la réalité, du temps qu'il définit de façon plus large que le temps humain n'est pas anodin dans une histoire où le temps est dissocié. Il n'y a pas de temps dans la Cité comme dans l'inter-monde.

Enfin, par rapport aux écrits de science-fiction ou de fantasy, ce ne sont pas les hommes qui sont les héros, mais des femmes. Non seulement Aléthéia (mot que l'on doit aussi à Heidegger), sa symbiote Sophos, mais aussi Emma, meilleure amie et ex- amante qui s aura prendre des décisions intelligentes, l'infirmière dévouée Nour qui subit les coups de son mari.

Finalement c'est un monde très actuel que nous décrit l'écrivaine : le capitalisme, le manque de « spiritualité » ou de connaissances, les luttes féminines, les choix que l'on fait dans sa vie.

Une fois que l'on a compris l'univers dystopique créé, ce roman est très page turner et fascinant. Je ne suis pas du tout une adepte du genre fantasy mais là je dis bravo


Biographie

Sandrine-Malika Charlemagne écrivaine multidisciplinaire.
Elle a écrit pour le théâtre et le cinéma, conduit des ateliers littéraire et d'écriture.

En savoir plus ici : https://sandrinemalikacharlemagne.blogspot.com/



mercredi 27 mars 2024

Randolph STROW – The visitants – Editions Au vent des Iles - 2023 -

 

L'histoire

Écrit en 1959, publié en 1979 pour la première fois et traduit en français en 2023, The visitants (en anglais visiteurs ou spectre, apparition) a eu un énorme retentissement en Australie, tant pour sa structure que l'histoire incroyable que nous raconte l'auteur.

Nous sommes en Papouasie -Nouvelle-Guinée dans les îles Trobriand en 1959, alors qu'elle est sous le statut de Territoire australien où séjournait R. Strow.

Racontée par 8 voix distinctes, la majorité étant des indigènes, elle relate un fait mystérieux, l'apparition d'une sorte de soucoupe volante, dirigée par des humains qui a failli se poser sur l'île....


Mon avis

Véritable phénomène littéraire en Australien « The visitants » a reçu l’équivalent du prix Goncourt à sa parution en 1979, alors que l'auteur l'écrit 20 ans plus tôt. Et pourtant voilà un roman totalement déroutant. De une pour la langue utilisée. Les papous de Nouvelle-Guinée ont 851 dialectes différents mais une sorte de langue commune, le kiriwina, parlé par l'écrivain voyageur est devenue langue communebriand, métissage de divers dialectes et d'un peu d'anglais. La traductrice a choisi des renvois en bas de page pour traduire les mots.

L'histoire est vue par différentes personnes, qui vivent toutes sur la plantation du vieux Mc Donnell, un peu le seigneur local, et s'ouvre sur l'enquête d'un mystérieux objet volant, amical mais qui repart aussitôt après avoir failli se poser. Il faut dire que des choses étranges, ils en voient les indigènes avec le phénomène « cargo ». Des engins venus de la mer déposent des denrées alimentaires et aussi d'autres produits manufacturés. Il ne s'agit pas de prendre les papous pour des idiots mais ils ont une culture ancestrale totalement éloignée de notre culture européenne. Mais le colon n'est pas toujours sympathique, surtout quand il vient pour collecter les impôts. De plus les papous revendiquent leur indépendance alors qu'ils sont sous la tutelle de l'Australie. Indépendance qui sera enfin acquise en 1975 mais restera membre du Commonwealth.

Mais ici nous ne sommes qu'en 1959, et il y a une forme qu'incapacité des personnages principaux à se comprendre et même le désirer. Chacun a ses croyances bien ancrées, avec diverses légendes, mais une communication impossible. Sans spoiler, on peut dire que tout reposerait sur un énorme malentendu.. Et c'est là où Stow est brillant : il dénonce les méfaits de la colonisation à tout prix, mais aussi les différences entre les différentes cultures aborigènes, ce qui crée des tensions, des rancœurs, des alliances opportunes. Et son héros, Cawdor à la fin tragique, est une sorte d'Ulysse contemporain, qui est bien le seul à chercher l'harmonie là où tout n'est que désordre, ce qui nous vaut des pages de poésies totales. Mais derrière le drame, c'est tout ce système colonial qui séduit avec des babioles, qui divise les communautés au lieu de les souder. Un roman difficile mais magistral qui nous emmène non seulement très loin géographiquement, mais aussi philosophiquement.



Extraits

  • Mister Dalwood avait trouvé un petit bernard-l’hermitte sans maison et il cherchait un coquillage à lui donner. Quand il a fini par trouver un coquillage, le crabe ne voulait pas y entrer parce qu’il y avait un autre crabe dedans. Alors Mister Dalwood a cherché encore et enfin il a trouvé un coquillage vide. Il était trop grand mais le crabe est rentré dedans et a filé. « Ma bonne action pour la journée », a dit Mister Dalwood

  • Un souffle de vent a balayé la coursive au moment où je me détournais de la porte, apportant avec lui tous les parfums du matin : la mer et l’herbe, les poules et les fleurs de frangipanier, les feuilles qui dégagent toutes les odeurs possibles entre foin et vanille. Sur la véranda, j’ai empli mes poumons de cette senteur sucrée-salée de l’île après l’aube. J’ai pris ma place à la table au bord de la véranda et cherché des yeux en contrebas, à travers les rudes feuilles d’un papayer claquant au vent, le lagon étincelant et l’igau immaculé qui allait nous emmener à travers toute cette fraîcheur vers une fraîcheur renouvelée.

  • Et j’ai pensé : la honte est très puissante, la honte est terrible, surtout la honte d’un homme. J’ai pensé : voilà une chose capable de tuer, la honte d’un homme.

  • C’était seulement les yeux. Dieu sait qu’il n’avait pas grand-chose de plus pour lui. Une crevette d’homme d’âge moyen, avec une tignasse de boucles noires, en vieux short de l’armée si élimé qu’on pouvait voir le cache-sexe en fourreau d’aréquier qu’il portait en deuxième ligne de défense. Mais tellement immobile, comme s’il n’avait pas bougé depuis des heures. Et quand il a ouvert la bouche et que j’ai vu la noix de bétel sur ses dents et su qu’il allait me parler, j’ai eu très peur un instant, comme on peut avoir peur des bruits de la nuit même si on sait qu’on croit pas aux esprits.


Biographie

Né à Geraldton (Australie), le 28/11/1935 et mort le 29/05/2010 à Essex, Royaume-Uni , le 29/05/2010, Julian Randolph Stow est un écrivain, romancier et poète australien, Prix Miles-Franklin (1958); Prix Patrick-White (1979). Il sort diplômé de l'université de l'Université d'Australie-Occidentale en 1956. La même année paraît son premier roman, "A Haunted Land" (1956), récit extravagant, qui touche au gothique.
En 1957, le jeune homme prend en charge le cours de littérature anglophone à l'Université d'Adélaïde et publie sa deuxième œuvre de fiction, "The Bystander", où il reprend les thèmes du livre précédent. Il se rend par la suite dans une mission anglicane qui se consacre aux Aborigènes dans le nord-ouest du pays, travaille au côté d'un anthropologue en Nouvelle-Guinée, puis voyage en Angleterre, en Écosse et à Malte. Il vit principalement en Angleterre à partir de 1959.

Randolph Stow enseigne à l'Université de Leeds, en Angleterre, en 1962 et en 1968, ainsi qu'à l'université de son État natal en 1963. Cette année-là paraît "Tourmaline", autre roman étrange, violent et terrifiant, suivi deux ans plus tard par "The Merry-Go-round in the sea" (1965). Suivront ""Visitants" (1979), "The Girl Green as Elderflower" (1980). Ses livres confirment, sous des formes très différentes, son talent de romancier. "To the Islands" (1958) obtient le Australian Literature Society Gold Medal en 1959. Avec "Visitants", Randolph Stow a remporté le Prix Patrick White, le Nobel australien, en 1979. Ses romans mettent en scène des héros tourmentés, poussés à l'autodestruction, violents, qui s'accordent aux paysages sauvages et désertiques de l'Australie-Occidentale.
Stow publie également plusieurs recueils de poésie, parmi lesquels "Act One" (1957), "Outrider" (1962) et "A Counterfeit Silence" (1969). Il publie par ailleurs "Poetry from Australia" (1969) avec ses confrères Judith Wright et William Hart-Smith. Il est également l'auteur d'un ouvrage pour enfants, "Midnite" (1967), ainsi que de deux livrets pour des opéras.


jeudi 7 mars 2024

Colin NIEL – Darwyne – Editions du Rouergue – ou Livre de poche 2024 -

 

 

L'histoire

Mathurine, assistante sociale à la protection de l'enfance reçoit un signalement concernant une famille qui vit dans un grand bidonville en lisière de la forêt amazonienne. Yolanda la mère, est une femme sans-papier et vit dans un cabret ces cabanons fait de zinc, et planches tout en haut de Bois-Sec. C'est une très belle femme élégante, très soignée, son intérieur est propre. Mère de deux enfants, Ladymia qui vit avec son amoureux et travaille en ville, et de Darwyne un garçon de 10 ans boitillant, elle réussit à gagner sa vie en proposant des plats qu'elle prépare, ou des marchandises qu'elle revend sur son petit stand. Mais impossible de communiquer avec l'enfant qui refuse de parler. Jhonson, le nouvel amant de sa mère déplaît fortement au garçon qui voue une adoration sans borne à cette mère. Mathurine a du mal à entrer en contact avec l'enfant, mutique, en échec scolaire. C'est lors d'une sortie dans la forêt, cette canopée qui ne cesse de repousser sans cesse l’artificialisation des sols, que Mathurine comprend combien l'enfant aime cette forêt dont il connaît tous les animaux et semble à son aise dans cet environnement sauvage.

Mais Mathurine ignore ce qui se passe réellement entre la mère et ce fils traité de « petit pian » et des « beaux- pères » qui disparaissent inexorablement. Et peu à peu les masques tombent.


Mon avis

Qu'est-ce qui fait pour moi un magnifique roman ?

La richesse des émotions, le trait d'humour, un fond social et un peu de magie. C'est tout cela que nous retrouvons dans l'envoûtant dernier roman de Colin Niel.

Envoûtant comme cette forêt qui ne veut pas se laisser dompter par l'homme et qui envahit systématiquement le petit cabret (cabanon en créole) où vivent Yolanda, son fils et son nouvel amoureux qui passe son temps à désherber.

Un roman qui marche par dualité et trialité.

Dualité des relations entre la mère et son fils : Yolanda, cette si belle femme qui s'habille avec goût, qui réussit à survivre dans le pire des bidonvilles, en essayant de donner une bonne éducation à ses enfants, entretient avec son fils, le petit Darwyne âgé de 10 ans des relations complexes voire malsaines. Darwyne qui voue une adoration quasi mystique à sa mère, et qui, handicapé, boitille, sauf dans la forêt amazonienne qu'il connaît comme sa poche. Il communique à l'aide des appeaux qu'il fabrique avec la faune dont il connait tous les spécimens et la flore abondante.

Dualité des relations aimantes entre Yolanda et sa fille aînée Ladymia qui a un emploi en ville, est fiancée et vit dans un vrai appartement tout carrelé.

Dualité entre Yolanda et ses amants, dont le dernier en date, Jhonson, le 8ème beau-père, un homme fou amoureux de cette femme mais qui n'aime pas son fils qu'il trouve bizarre et inversement. Darwyne déteste ces faux beaux-pères qui ne se comportent jamais en père pour lui, et qui ont une tendance fâcheuse à disparaître sans jamais dire au revoir.

Puis les trios s'installent : la relation à peine esquissée entre Mathurine, l'assistante sociale, Darwyne et la forêt qu'ils aiment parcourir, cette amazone qui peut être aussi effrayante que magique. Trio entre Yolanda, son actuel compagnon et Mathurine où la mère craint qu'on lui retire son fils. Trio entre Mathurine, son désir d'enfant et Darwyne auquel elle s'attache un peu trop.

Puis arrive le fantastique, sous forme d'hallucinations pour le dernier amant de la mère. Colin Niel s'ispire ici d'une vieille légende guyanaise : une créature forestière et magique bien connue des peuples d'Amazonie, Maskilili capable du bien comme du mal. On peut véritablement parler de « nature writing » tant la forêt est un traitée comme un personnage.

Le dernier trio qui clôt le livre avec brio est celui qui entraîne Yolanda, la forêt et Darwyne dans un maelstrom où il n'y a plus de retour possible.

N'oublions pas le duo est celui qui oppose les habitants de ce bidonville qui s'étend toujours, en tentant de défricher une canopée qui ne le veut pas, et la ville où les décisions ne sont pas prises, faute de moyens ou de réelle volonté politique. Après tout, dans ce « Bois Sec », ne vivent que des sans-papiers. Voilà une réflexion très en phase avec l'actualité, notamment à Mayotte, autre territoire d'outre-mer, pauvre et sans politiques à long terme.

Au delà de tout cela, il y a aussi une préoccupation écologique, la préservation de l'espace naturel et sauvage face à l'artificialisation des terres et l'espoir d'une vie en harmonie avec la nature.

Un vrai coup de cœur pour ce roman dont on ne se défait pas, tant le mystère, l'ambiance hypnotique et des personnages très travaillés nous emmène dans un voyage inoubliable. Le titre « Darwyne » n'est pas non plus choisi par hasard.



Extraits

  • Bon, Lucien, dit le maître. Dis-nous : toi, qu'est-ce que tu as écrit ? Tu veux faire quoi quand tu seras grand ? Darwyne sort de ses réflexions. La classe entière se tourne vers l'écolier interpellé, deux rangs devant lui. Lucien, un gamin grand comme s'il était déjà au collège, qui se tortille sur sa chaise, sourire aux lèvres. - Allez, dis-nous. - Pff, monsieu, pourquoi moi ?Le maître insiste, et Lucien dit enfin : - Bon, j'ai écrit... J'ai écrit CAFeieur.- Quoi ? Caféier, tu veux dire ? Mais ce n'est pas un métier, c'est un arbre, ça.- Non, non, non. CAFeieur. Tu fais la queue des heures, sous le soleil. Mon Dieu, c'est difficile. L'adulte soupire, rit un peu aussi, l'air de se demander s'il s'agit ou non d'une blague. Une autre voix s'élève spontanément, côté fenêtre. Celle de Jayden, qui clame avec fierté : - Moi, monsieur je veux être mule. - Mule ? - Oui. Transporteur international de cocaïne. Comme mon grand frère.

  • Puis il empoigne sa débroussailleuse et se dirige vers le portail automatique, la villa avec terrasse et piscine et arbres fruitiers dans son dos. Il devine que l'homme le suit du regard, rassuré de le voir quitter les lieux. Parce que les gens comme lui, les étrangers, ça va pour débroussailler son terrain, mais il ne faudrait pas qu'ils s'incrustent non plus. Il a compris ça, Jhonson, qu'ici il y a des frontières faites pour ne jamais être franchies.

  • A force, la pluie a fini par s'imposer comme une nouvelle normalité, même plus entrecoupée par la moindre éclaircie. Bois Sec s'est habitué aux vibrations des tôles au-dessus des visages abattus, au goutte à goutte sur les meubles et les lits, brèches trop coriaces pour qu'on cherche encore à les combler, à l'humidité omniprésente, bois gonflés, habits jamais vraiments secs, draps moites sur les matelas aux odeurs de moisi. On a cessé de se plaindre, désormais on se contente de préserver ce qui peut l'êre encore, réparations d'urgence en attendant la fin du déluge.

  • Jhonson boit son eau fraiche. Il en a déjà entendu parler, de cette histoire de réchauffement , mais il ne sait pas très bien quoi en penser. Ni en quoi ça les concerne, vu la chaleur qu'il fait déjà toute l'année et tous les problèmes d'argent et de papiers que les gens comme eux ont déjà sur les épaules.

  • Darwyne, il s'y connait en beaux-pères. Il lui semble, même, que sa vie d'enfant a été rythmée par ça, par le passage des hommes de la mère dans leur petit carbet. Il ne se souvient pas des noms, ou plutôt il n'a pas envie de s'en souvenir, alors dans sa tête, il leur a donné des numéros : beau-père un, beau-père deux, beau-père trois.

  • Beaucoup plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s'il y a bien un danger en forêt amazonienne c'est celui-là : se perdre.

  • Les enfants, c’est comme les arbres, finalement, il ne faut pas les laisser pousser n’importe comment.

  • Elle se dit qu'en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette coupure entre ces jeunes et l'immensité du monde vivant qui les entoure. Que c'est l'un des grands drames de l'humanité moderne, que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre volatile. Que c'est cette ignorance qui pousse les humains à détruire cette part du monde qu'à présent ils appellent "nature", qui au fil des siècles leur est devenue étrangère.

  • Elle songe à ces espèces "découvertes " il y a peu par les naturalistes, plusieurs centaines au cours des dernières années, plantes, poissons, reptiles, oiseaux, un ouistiti, même, à peine un an plus tôt en pleine Amazonie. Elle pense à celles encore inconnues du monde dit "moderne", jamais observées, jamais décrites, bien plus nombreuses encore à en croire les spécialistes.

  • Dès le début, quand elle le lui a présenté, il l’a trouvé bizarre. Ce n’est pas tant ses pieds en dedans et sa manière de marcher, non, c’est autre chose. Il a l’air un peu crétin, en fait. Et sale, aussi, malgré les bains que lui impose sa mère. Toujours à traîner dans la terre, à fouiller je ne sais quoi dans les racines de cette vieille souche qu’il faudra un jour évacuer du terrain. À observer les volatiles qui viennent se poser sur les piquets du fil à linge, à faire des petits bruits pour essayer de les imiter. À tailler ses machins avec le couteau de la cuisine pendant des heures, franchement, ce ne sont pas des occupations pour un enfant de son âge. 

  • À son avis, les beaux-pères, ce sont toujours de mauvaises personnes : il y en a des plus grands que d’autres, des plus forts, des plus calmes, des qui rigolent, des qui crient, des qui jouent les gentils pour l’amadouer ou se faire mousser devant la mère, mais au fond ils sont tous pareils. Avec
    le temps et les souvenirs qui s’accumulent, Darwyne a appris à ne plus se faire d’illusion à ce sujet : il sait comment les choses commencent, et comment elles finissent. Toujours de la même manière, et plutôt mal, il lui semble. C’est un cycle qui se répète, en fait, il n’y a que le numéro qui change.Alors avec le nouveau, le numéro huit, ce sera la même chose. Darwyne en est certain.

  • Darwyne l'aime bien, cette brume-là. Il aime la regarder s'écouler comme un fleuve au ralenti, se déliter en volutes, il aime voir les oiseaux la transpercer dans leurs ébats. On dirait un voile, oui, un voile aux dimensions infinies sous lequel le monde se cache quand le jour revient le découvrir.

  • Jamais il n'irait dire cela, ni à la mère ni à personne d'autre, mais ce qu'il entend d'abord, c'est la lisière débroussaillée en train de guérir de ses blessures. Les plaies qui se referment lentement, le crissement ligneux des tissus végétaux. Et plus loin, Darwyne entend gronder la faune nocturne qui se presse derrière l'orée, il entend les oiseaux de nuit, feuler le grand ibijau, crisser la chouette à lunettes, il entend chanter les rainettes et les adénomères, il entend brailler les singes hurleurs, tout là-bas. Et ne sachant aucun de ces noms-là, ces noms couchés dans les livres des naturalistes, il les nomme à sa manière dans sa tête.

  • Quand la paroisse se répand devant la façade blanche, que s’engagent les palabres sur le bitume défoncé, rumeurs d’expulsions prochaines par les forces de l’ordre, tenues de consultations médicales gratuites par une association, Darwyne et sa mère ne s’attardent jamais. Elle n’aime pas les cancans, c’est ça l’explication. Mais Darwyne, il croit que ça a un peu à voir avec lui, avec l’allure qu’il a dans sa tenue trempée de sueur, le genre de tenue qui va très bien aux autres enfants mais à lui beaucoup moins.

  • Mon avis, c'est qu'ici les étrangers, tout le monde les déteste. Et que ce qui leur arrive, ça n'intéresse personne. Soit on est des parasites, soit on est... des fantômes.

  • C'est une séductrice, quoi. Dans sa vie, les hommes, ils apparaissent, comme par magie. Après, quand ça ne va plus, ils disparaissent totalement, terminé, elle ne veut plus en parler.

  • C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé.

  • Toi, tu l'aimes, ta maman. Tu l'aimes beaucoup, hein? Et alors l'enfant hoche le menton, lèvres rentrées yeux grands ouverts, soudain emplis de cet amour que Mathurine vient d'évoquer. Elle en a croisé des gosses, des dizaines, des centaines, mais rarement elle a vu un attachement filial d'une telle évidence. Comme s'il venait de s'emparer de tous les traits de son visage, qu'il en débordait même, impossible à contenir.

  • Lorsque Jhonson arrive à la source, une rixe est sur le point d’éclater. C’est l’heure de pointe, trop de monde agglutiné autour du fil d’eau. A ce que lui ont raconté ses nouveaux amis, c’était pire l’année dernière, avant que la mairie ne se décide à installer des bornes-fontaines à l’autre bout du quartier. A l’époque, ici c’était le seul endroit où venir s’approvisionner, alors forcément c’était la cohue, parfois trois cents familles venaient faire la queue en fin de journée.


Biographie

Né Clamart , le 16/12/1976, Colin Niel est un romancier français, auteur de romans noirs.

Ingénieur agronome, ingénieur du génie rural et des eaux et forêts, diplômé d'études approfondies en biologie de l'évolution et écologie, il a travaillé pendant 12 ans dans la préservation de la biodiversité. Il a vécu plusieurs années en Guyane française, où il a notamment été chef de mission pour la création du parc amazonien de Guyane, mais aussi à Paris, à Lille, à Montpellier, en Guadeloupe où il fut directeur adjoint du parc national de la Guadeloupe.
Il commence à écrire à son retour de Guyane et donne vie au capitaine André Anato, un gendarme noir-marron à la recherche de ses origines, et à ses enquêtes en Amazonie française. Sa série guyanaise comprend: "Les hamacs de carton" (2012, prix Ancres noires 2014), son premier roman, "Ce qui reste en forêt" (2013, prix Sang pour Sang Polar 2014), "Obia" (2015, prix des lecteurs Quais du polar/20 Minutes 2016, prix Polar Michel Lebrun 2016) et "Sur le ciel effondré" (2018, Trophée 813 du meilleur roman francophone 2019).

En 2017, il publie "Seules les bêtes" (qui ne fait pas partie de sa série guyanaise), pour lequel il reçoit notamment le prix Landerneau Polar 2017 ainsi que le prix Polar en Séries de Quais du Polar 2017. Ce roman est adapté au cinéma par Dominik Moll en 2019, avec Denis Ménochet. En 2019, en collaboration avec le photographe Karl Joseph, paraît un album : "La Guyane du capitaine Anato".
En 2020 parait "Entre fauves", thriller choral entre désert de Namibie et vallées pyrénéennes, qui explore les relations entre hommes et grands prédateurs, et l'instinct de chasse niché en chaque être humain. Il a reçu le Prix Libraires en Seine 2021.
Colin Niel vit à Marseille, où il se consacre à l'écriture.

mardi 5 mars 2024

JOSU ARTEAGA – Histoire universelle des hommes-chats – Éditions Nouveau Monde – 2022-

 

 

L'histoire

La drôle de vie des habitants d'un village basque espagnol de l'autre coté des Pyrénées. Ici tout semble figé dans le temps. Il y a des légendes et puis la vie rude des paysans, partagés entre franquisme, militants ETA. Rivalités, complicités, cocasses des situations avec un peu de fantasmagories, c'est le premier livre de l'auteur basque espagnol.


Mon avis

Voilà un drôle de petit livre (250 pages) d'un auteur quasi inconnu. Il nous conte la vie dans un village fictif des Pyrénées espagnols, coté basque. Ici la capitale c'est Pampelunne et pas Madrid. On y vit chichement, on s'aime et on se déteste. Des légendes parcourent le village qui oscille entre des encore adeptes du franquisme, des militants de l'Etat, des utopistes qui ne restent pas longtemps. Mais la légende la plus persistante est peut-être vraie : des mains et des pieds coupés qui seraient enfouis quelque part. Sous l’œil des chats, errants, ou domestiqués qui vivent leurs vies de chats, Josu Artega livre ici, par une prose à la fois très poétique et pleine d'humour, une critique de la société espagnole qui a avancé presque à marche forcée vers le capitalisme de masse, où les repères n'existent plus dans ce village figé, comme partout dans le monde.

Le village est fictif, tout comme les mots basques totalement réinventés par l'auteur, et que le traducteur a choisi de traduire en occitan et que l'on comprend parfaitement, le texte original modifiait la langue basque pour en faire des calembours, intraduisibles pour le lecteur français. Ici l'humanité est bien faible et on ne croit pas plus au catholicisme qu'au politique. On vit selon les coutumes ancestrales et on ne se préoccupe que de ce qui se passe chez son voisin. Finalement un récit assez universel, où chaque chapitre est comme une petite nouvelle, qui forme un tout : le livre. Comme la disparité des humains forme un tout, un peuple, une nation.

Avec un petit coté fantastique pour pimenter le tout, cet ouvrage ne laissera pas indifférent, tant il est hors des sentiers battus de la Littérature.


Extraits

  • Un grand asile d’aliénés. Le monde entier. Remplis de dingues qui se croient raisonnables. Fous à lier.

  • Capituler face à l’indolence.



Biographie

Josu Artéaga vit au pays basque espagnol dans un petit village. Il a été ouvrier, chanteur et bassiste d'un groupe de rock punk. Il a déjà écrit et publié des nouvelles et des poèmes. Son premier livre « Histoire universelle des hommes-chat » a été diffusé en Espagne et au Mexique. Sa traduction française est due à l’obstination de son traducteur qui avait découvert des poèmes publiés dans des journaux espagnols. Il aime aussi le jardinage et fait toujours un travail de recherche sur cette minuscule région, l'Arraste, qui a une tradition de ferronnerie et de coopératives ouvrières. Un peu oubliée du monde, cette région montagneuse a aussi été le refuge pour de nombreux membres de l'ETA.