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vendredi 3 janvier 2025

Sujata MASSEY – Les veuves de Malabar Hill (les enquêtes de Perveen Mistry) – Editions Charleston 2024 -

 

 

L'histoire

A 23 ans, Perveen Mistry, tout juste diplômée d'Oxford est la seule femme avocate de Bombay (aujourd'hui Mumbai). Cadette d'une riche famille parsie (des perses ayant migré vers l'Inde et qui pratique la religion Zoroastre), elle travaille dans le cabinet de son père, un avocat réputé. N'ayant pas le droit de plaindre dans les juridictions indiennes en tant que femme, elle continue à se former auprès de son père aimant et s'occupe des dossiers d'héritage, de rédactions de testaments ou de divorces. Alors qu'un gros client de son père, un musulman qui a 3 épouses, décède, Perveen décèle des anomalies dans le testament. En tant que femme, elle seule peut parler aux trois épouses, qui vivent recluse dans leurs quartiers. Et là, étrangement, le mandataire testamentaire, un homme sans scrupules est retrouvé assassiné.. Une affaire que la jeune et persévérante avocate a bien l'intention d'éclaircir.


Mon avis

Ce polar hindou passionnant est maîtrise de bout en bout par son autrice, qui invente un personnage de jeune avocate charismatique et un peu têtue aussi. En fait, elle s'est inspirée de la réelle Cornélia Sorabji qui fut la toute première femme a exceller dans le métier d'avocate dans les années 1920. A cette époque l'Inde était toujours une colonie britannique, et les parsis, alliés des anglais, ont beaucoup fait pour l'éducation des jeunes femmes, et la cohésion sociale.

Perveen Mistry a donc la chance d'être née dans une famille soudée et bienveillante, pour laquelle faire des études de haut niveau est une obligation.

L'histoire se divise entre le présent (1921) et le passé de Perveen (1916-1917). Alors toute jeune femme, elle se fait courtiser par un homme très beau de 10 ans son aîné. Malgré les réticences de sa famille, un mariage est conclu. Sa belle-famille vit à Calcutta, à l'autre bout du pays. Mais très vite, sa belle-mère la maltraite, plus questions de suivre des études dans les Universités de la ville, et surtout son mari boit, rentre tard le soir et pire que tout lui transmet une blennorragie. C'en est trop pour Perveen qui s'enfuit et retourne dans sa famille. Grâce aux talents de son père, elle obtient la séparation de corps et peut rester vivre dans sa famille à Bombay. Mais le temps que l'affaire se tasse, son père l'envoie terminer ses études en Angleterre à Oxford. Trois ans plus tard, Perveen, embauchée dans le respectable cabinet d'avocats de son père, tombe sur une étrange affaire de succession dans une famille musulmane. En tant que femme, et par respect pour la culture des 3 épouses recluses dans le harem, elle seule peut communiquer avec les veuves aux caractères différents. On découvre alors que le mandataire désigné par le mari est surtout un imposteur qui compte bien s'organiser pour récupérer à son avantage le bel héritage. Mais quand il est assassiné, il faut prendre des dispositions et Perveen est bien décidée à éclaircir cette inquiétante affaire.

Pas de temps morts dans ce livre totalement page-turner, et dont l'héroïne a un caractère bien trempé, même si elle est fine psychologue. C'est aussi le sort des femmes en Inde, à cette époque, que revisite l'autrice. Pour les femmes du petit peuple, tout comme les hommes, les métiers sont ouvriers, ou alors domestiques, au mieux préceptrices pour les familles riches. Mais pour Perveen, il en est autrement. Sa famille est riche et bien implantée à Bombay, et le père, qui adore sa cadette, exige des diplômes du supérieur, pour assurer à sa fille des revenus et une position sociale. D'ailleurs, avec son amie anglaise, une grande blonde Alice, qu'elle a connu à Oxford et qui est mathématicienne, elles estiment que le droit doit changer, et que les femmes doivent avoir plus de pouvoir.

A la fois drôle, ponctué de rebondissements, j'ai adoré ce roman qui nous plonge dans une autre époque et d'autres coutumes. Un glossaire et des annotations à la fin du livre nous permettent de mieux comprendre la culture parsie.


Extraits

  • Les parsis orthodoxes observent cette coutume de l'isolement pendant les règles, dit-il en hochant la tête. ce serait fort peu probable que vous puissiez concevoir pendant cette période. - mais l'isolement et le fait que je ne sois pas autorisée à prendre un bain ne peuvent être bon pour la santé, insista Perveen. ce n'est pas comme ça que j'ai été élevée. -Même si vous êtes parsi ? -Je suis issue d'une famille moderne de Bombay, répondit--elle avant d'ajouter aussitôt : pour être franche, je vis très mal l'isolement. je redoute ce moment pendant tout le mois. cela a commencé à affecter mon sommeil et mon humeur.-Comment ça ?,Lui adressant un regard plus appuyé, il pris son stylo et commença à prendre des notes. - Je fais de terribles cauchemars. je rêve que je me trouve dans cette petite pièce, même quand je n'y suis pas, expliqua-t-elle en se rappelant les rêves de la semaine précédente. Je me sens triste et désespérée. Cela me met en colère contre mon mari. Il ne me défend pas contre ses parents, bien qu'il pense que cette coutume soit d'un autre âge.

  • Selon la loi parsie, la relation d’un homme avec une prostituée n’est pas considérée comme un motif de divorce ni même de séparation judiciaire.
    Perveen n’en croyait pas ses oreilles.– C’est incroyable ! Son père acquiesça.– C’est la loi que nous appliquons depuis que la loi parsie du mariage a été votée en 1865.– Et si un mari frappe sa femme ? Ça ne peut pas être une cause de divorce ? demanda Perveen avec une bouffée d’espoir. Il y avait deux témoins dans la pièce, et le chauffeur de tonga.– Seulement s’il s’agit d’une violence extrêmement grave, répondit Jamshedji en la dévisageant avec sérieux. Alors la Cour peut t’accorder une séparation judiciaire. Mais le fait est que tu n’as pas perdu un œil ; tu n’as pas reçu de coup de couteau ; tu n’as pas été transportée à l’hôpital. Nous ne pouvons pas envisager de présenter ainsi notre argumentation.

  • Le mur derrière l'étagère était un jali de marbre agrémenté de nombreuses perforations géométriques. (…) La présence de murs et de fenêtres en jali permettait aux femmes du foyer d'observer la vie dont elles étaient exclues. C'était un élément intentionnel de l'architecture musulmane, une façon d'inclure ceux qui se trouvaient de l'autre côté de ces écrans.

  • On pourrait penser que les maisons à deux sections préservent mieux l'intimité, mais il se pourrait que ce soient celles qui retiennent le moins de secrets.

  • Je ne sais pas si mon père a mentionné que les femmes qui vivent ici sont des purdahnashins. Elles se sentiraient violées si elles devaient se trouver face à vous pour une discussion. Leurs contacts avec les hommes sont très limités.

  • Si une soeur cadette se marie avant son frère aîné, les gens vont croire qu'elle y est obligée parce qu'elle est enceinte. Toutes les perles de sa réputation seront vendues.

  • Farid laissait trois veuves, qui vivaient touts dans sa demeure, et quatre enfants - ce que Jamshedji appelait ”une modeste descendance pour un polygame”.

  • Ces derniers temps, se tenir des heures accroupie pour décorer la maison des Sodawalla était surtout une corvée. Perveen avait l'impression de dessiner un cadre élégant pour entourer le tableau horrible qu'était devenue son existence.

  • Il était rare qu’un visiteur se présente si tôt à la Maison Mistry. Le cabinet se trouvait dans le quartier du Fort, là où s’était établie la première colonie de Bombay. Le vieux mur d’enceinte s’était écroulé depuis longtemps, mais le quartier était resté le bastion de la loi et de la finance, toutes ses officines ouvrant pour la plupart entre neuf et dix heures.

  • De bonnes pensées, de bonnes paroles et de bons gestes, c'est le credo parsi. Nous n'en détenons pas le monopole.

  • Perveen inspecta du regard l’entrée en marbre baignant dans la lumière des appliques dorées. Elle serait ravie de montrer le bâtiment gothique à son amie, Alice Hobson-Jones. Les plafonds à six mètres de hauteur, tout spécialement, faisaient l’orgueil de feu son grand-père, Abbas Kayam Mistry. Il lui semblait qu’il les regardait toujours depuis le grand portrait qui gardait l’entrée. Ses yeux, aussi noirs que son fetah** à sommet plat, paraissaient tout voir, tout en ne diffusant pas la moindre chaleur.

  • Présumant que l’homme était un client misérable, Perveen baissa les yeux, elle ne voulait pas qu’il se sente gêné par son regard – l’idée qu’une femme puisse être avocate en choquait plus d’un par ici. Elle fut surprise de constater que l’homme n’était pas pauvre du tout : ses jambes fines étaient gainées de bas sombres, ses pieds de chaussures basses en cuir noir éraflé.

  • Alors que Perveen écoutait depuis sa place, entre ses parents, elle se rendit compte que tous les autres plaignants demandaient le divorce après des années de malheur, pas six mois. Le seul autre plaignant à peu près de son âge était un jeune marié qui, elle l’apprit pendant son témoignage, demandait le divorce en raison de l’incapacité de son épouse à consommer le mariage. Toutes les histoires étaient pitoyables. Perveen écouta celle d’un homme d’affaires qui avait installé une prostituée dans sa chambre conjugale, obligeant son épouse à rester dans le coin de la pièce.


Biographie

Née à Sussex (Angleterre), le 04/03/1964, Sujata Massey est une auteure américaine de romans policiers. Sujata Massey est née en Angleterre d'un père indien et d'une mère allemande. Lorsque Sujata Massey avait l'âge de cinq ans, sa famille quitte l'Angleterre pour les Etats-Unis. Elle a été élevée principalement à St. Paul, dans le Minnesota, et vit à Baltimore, dans le Maryland.De 1991 à 1993, elle a vécu au Japon.
En 1997, elle a publié le premier d'une série de onze romans policiers dont l'action se déroule principalement au Japon. Le personnage principal de cette série est Rei Shimura, une antiquaire américano-japonaise de Californie.

Après le Japon, Sujata Massey s'est intéressée à l'Inde avec de nombreux romans et polars. Elle a lancé une série qui nous transporte dans une Inde des années 1920 et sur les aventures de Perveen Mistry qui travaille dans un cabinet d'avocat dont le premier tome « Les veuves de Malabar Hill » vient d'être traduit en français. Les autres romans sont en cours de traduction.
Avant de devenir romancière à plein temps, elle était journaliste de reportage au Baltimore Evening Sun. Ses romans ont remporté les prix Agatha et Macavity et ont été finalistes des prix Edgar, Anthony et Mary Higgins Clark.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sujata_Massey


samedi 28 décembre 2024

Audrey MARTY – le voyage de Lady Liberty – Les Presses Littéraires – 2024 -

 

 

L'histoire

Gabrielle de Saint-Geniez, issue d'une famille bourgeoise toulousaine, aurait du épouser un mari bien loti et bien plus âgé qu'elle. Mais sa bonne fée, une archéologue qui connaît aussi bien le tout Paris et le tout Toulouse de la Belle Époque, en a décidé autrement. Très influente au sein de la famille Saint-Geniez, elle lui trouve un poste de journaliste à la Dépêche (future Dépêche du Midi). En fait de journalisme, en tant que femme, on lui refile les « chiens écrasés » ou la rédaction des annonces publicitaires. Irréprochable, Gabrielle s'exécute. Mais une fois de plus, Jane Dieulafoy, sa bonne marraine, intercède auprès des autorités et du journal et l'on confie à Gabrielle la chance de sa vie : accompagner en tant que reporter pour la Dépêche (et d'ailleurs comme seule journaliste à bord) le transfert de la France vers l'Amérique de la Statue de la Liberté, pièce monumentale que la France offre aux États-Unis construite par le sculpteur Bartholdi. Une épopée historique d'où naît l'émancipation d'une femme.


Mon avis

Le deuxième roman d'Audrey Marty, historienne d'art, qui mêle fiction et réalité historique.

Gabrielle, une jeune femme ambitieuse, très bien élevée a surtout la chance d'avoir pour marraine Jane, un archéologue qui travaille avec son mari, mais qui est connue dans le Paris mondain de cette « Belle Époque » où Haussmann reconfigure la capitale, et où commence l'ère de l’industrialisation.

Tout d'abord journaliste à la Dépêche, Gabrielle, au prix d'un petit mensonge, va se rendre en Grande Bretagne où elle est accueillie chaleureusement pour un congrès de celles qu'on surnomme les suffragettes. Elle y fait la connaissance de la première femme chirurgienne d'Angleterre Elizabeth Garrett Anderson. Elle écoute les discours de ces femmes qui veulent faire reconnaître leurs droits civiques et est convaincue par leurs idées, leurs conseils et leurs gentillesses à son égard.

De retour en France, toujours avec l'appui de sa marraine, une femme aussi indépendante, elle est envoyée sur l'Isère, la frégate de renom de l'époque qui doit transporter les 210 caisses qui composent la statue monumentale dite Lady Liberty et qui doit être acheminée vers la Baie d'Hudson. Départ le 21 mai 1885. Et voilà la jeune femme, la seule femme sur le navire, qui commence un périple non sans difficulté. La pluie et les orages se succèdent. Elle succombe au mal de mer, mais finalement s'y habitue et se lie d'amitiés avec les officiers, dont un est chargé de sa sécurité ? Dès qu'elle le peut, elle envoie le compte-rendu de la traversée au journal, où elle fait la Une. On se passionne pour ce nouveau monde, que l'on trouve très moderne. Malgré des avaries et une pose aux Açores, le navire est accueilli dans la liesse par la population. Puis il faut remonter la statue. Gabrielle profite de son séjour à New-York, ville qui l'éblouit par ces gratte-ciels pour rencontrer Mary-Louise Booth, la rédactrice en chef du Harper’s Bazaar, Joseph Pulitzer, le patron de presse à l’origine du Prix du même nom, Calamity Jane, l’héroïne du Far West et bien d’autres…

Sous forme de road-movie, facile à lire, car l'écriture ne cherche pas à imiter le style un peu « redondante» du 19ème siècle, on lit avec plaisir ce livre qui mélange histoire et fiction. La première femme journaliste à la Dépêche ne sera embauchée qu'en 1913. On suit avec joie les aventures de cette jeune femme qui reviendra en France auréolée de gloire. Un livre passionnant qui nous éclaire à la fois sur la vie des femmes bourgeoises (dévouées à leurs familles et époux) et sur les velléités d'une indépendance féminine qui ira crescendo.

Extraits

  • Dans cette partie du pays, le réseau ferroviaire s’étendait sur près de cinq cents kilomètres. De nombreuses compagnies de chemin de fer se disputaient le monopole de son exploitation. En quelques années, les ingénieurs avaient su développer sur tout le territoire un maillage tentaculaire de voies ferrées, accomplissant de mon point de vue, un travail de Titans. Mary-Louise tempéra mon enthousiasme vis-à-vis de ces constructeurs de l’extrême. Le déploiement des axes de circulation s’était fait au détriment des populations indiennes que l’on avait expropriées de leurs terres, sans parler de la déviation des cours d’eau et du dynamitage des montagnes, qui avaient engendré des dégâts irrémédiables. C’était la rançon du progrès, songeai-je tristement.


    Biographie

Historienne de l'art et archiviste, Audrey Marty se passionne pour les personnalités féminines oubliées. Son premier livre, une biographie, est paru en 2020 chez Le Papillon rouge éditeur. "Le destin fabuleux de Jane Dieulafoy, de Toulouse à Persépolis, l'aventure au féminin" retrace le parcours de vie atypique de cette Toulousaine, qui fut la première archéologue française. Cette pionnière de l'archéologie portait les cheveux courts et un pantalon et fut l'une des première françaises à recevoir la Légion d'Honneur. Ce livre a reçu le Prix du Lions club du Sud 2021.
Après avoir réalisé deux ouvrages de commande pour son éditeur Le Papillon rouge, "Le grand Toulouse et ses peintres" et "Peintres et couleurs d'Occitanie", elle a publié une nouvelle biographie.
"Nouma Hawa, reine des fauves, la véritable histoire de la première dompteuse du monde" est paru en 2023 aux Editions Métropolis.
Cet ouvrage dresse le portrait d'une lingère ardéchoise, qui deviendra la dompteuse de lions la plus populaire de la Belle Epoque. Elle fut l'une des rares femmes à posséder sa propre ménagerie. Plus qu'une biographie, ce livre nous plonge dans l'univers forain et nous permet de découvrir les premiers pas du cirque moderne et du cinématographe, les seuls grands divertissements que les classes populaires étaient en mesure de s'offrir à la toute fin du XIXème siècle.
Son site : https://www.audrey-marty.com/




Alice Mc DERMOTT – Absolution – Editions de la Table Ronde -2024 -

 

 

L'histoire

Patricia, à peine 23 ans et tout juste mariée à Peter, part avec lui à Saïgon au Vietnam pour une mission diplomatique confiée à son mari. De suite, elle fait la connaissance des femmes expatriées souvent issues de la haute société, dont les maris sont généraux, cadres pour l'industrie. Le Vietnam est alors coupé en deux : au nord, la RDV, communiste, fondée par Hô Chi Minh et au sud la République du Vietnam sous protectorat américain dirigée par Ngô Dinh Diêm, sur fond de guérilla menée par des partisans de Minh, malgré la présence militaire forte des américains.

Tout au long du livre, Patricia, devenue une vieille dame, se repenche sur ces 18 mois passés dans un pays et prend conscience des actes commis là-bas, sous la pression de Charlène, femme emblématique de ce cercle de femmes expatriées dans les années 60.


Mon avis

Voilà un joli roman, complexe qui nous éclaire doublement sur ces années sous tutorat américain du Vietnam et sur la vie de ces femmes expatriées avec famille et mari. Sous forme de lettres échangées entre Patricia et Rainey, la fille de Charlène, (partie I) puis les nouvelles de Rainey (partie II) et la réponse de Tricia (partie III).

Tout juste mariée, catholique pratiquante et institutrice à Harlem, Tricia épouse Peter, qui après une carrière chez ESSO, vient d'être recruté par les services de renseignements extérieurs, avec pour mission de convertir au catholicisme romain les vietnamiens du SUD.

Assez « oie blanche » mais fine psychologue, Tricia devient vite amie, faire-valoir et complice de Charlène, une femme à forte personnalité, capable du meilleur comme du pire. En fait une femme affranchie de pas mal de tabous. Elle gère l'argent du ménage, s'occupe de ses 3 enfants, les jumeaux Rainey et Ransom 8 ans, ainsi que son nouveau né. Les enfants sont scolarisés dans l'école américaine puis gardé par la bonne.

Lors d'un petit incident domestique, la bonne de la maison Lily confectionne un habit traditionnel pour la poupée Barbie avec laquelle la petite fille joue tout le temps. Ce qui donne à sa mère une idée, faire venir (grâce à sa sœur très riche restée aux USA) des barbies typée vietnamienne, et les habillé en do-daï, la tenue typique (une longue veste et un pantalon). Elle décide de les vendre à ses riches copines pour financer des dons pour les enfants hospitalisés, tout en prenant un petit pourcentage pour elle-même et parfois pour Tricia qui n'a pas beaucoup d'argent de poche. Les affaires marchent bien, et les deux femmes préparent des colis pour les enfants hospitalisés, en fait beaucoup sont brûlés au Napalm mais on dit que ce sont les français. Les colis contiennent des bonbons, des petites peluches, des cigarettes pour les parents, et autres babioles qui, si elles ne coûtent pas bien cher, ravissent les enfants. Charlène, son indépendance en tant que femme, qui est aussi crainte que respectée dans ce milieu où les femmes d'expatriées s'ennuient, boivent des cocktails au bord d'une piscine, achètent des robes, et considèrent leurs personnels domestiques vietnamiens comme des objets. Et Tricia aimerait bien, elle aussi, s'affranchir de certaines convenances, surtout par rapport à un mari assez mutique

De son coté Patricia enchaîne les fausses couches, elle qui aimerait tellement avoir un enfant. Charlène au vu des orphelins qui sont nombreux dans les hôpitaux, a encore une idée : les vendre à des riches familles américaines sans enfants... Une idée qui révulse Patricia...

Un roman subtil, qui nous éclaire sur la situation de ces femmes expatriées dans les années 1960, soumises encore aux injonctions patriarcales : être une bonne mère, avoir des enfants, être bien habillée et apprêtée, ne pas s'occuper de politique, et être les parfaits faire-valoir de leurs époux de la haute bourgeoisie ou aministration américaine.

  • Biographie

Née à Brooklyn, New York , le 27/06/1953, Alice McDermott est romancière et professeur d'université. Elle est professeur à l’Université Johns Hopkins.
Son roman "Charming Billy" (1998) a obtenu American Book Award (1999) et le National Book Award for Fiction.
Elle vit près de Washington avec son mari et leurs trois enfants.

Absolution est son neuvième roman.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alice_McDermott


dimanche 1 décembre 2024

Camilla Sosa VILLADA – Histoire d'une domestication – Métaillé 2024 -

 


L'histoire

Elle est la comédienne transgenre la plus célèbre de son pays. Elle est riche, mariée à un avocat célèbre qui est ouvertement homosexuel. Ensemble ils adoptent un petit garçon porteur du VIH. Ils sont beaux, riches, enviés mais derrière ce masque de mondanités, la Comédienne révèle un tempérament cynique, rusée et prête à se venger de tout affront en usant de tous les registres possibles. Sa dernière lubie, l'adaptation de la pièce de théâtre de Jean Cocteau « la voix humaine » où elle est seule en scène. La pièce est un succès incroyable où on la compare aux plus grandes actrices passées. Mais en même temps, sa vie privée se délite, et elle ne fait surtout rien pour y remédier. Un caractère hors normes.


Mon avis

J'avais adoré le premier roman de Carmen Villada « Les vilaines » traduit en 20 langues et qui a lancé cette autrice argentine. Une fois de plus, elle nous surprend par un roman sur les relations conjugales d'un couple hors-normes.

Il y a la Comédienne (aucun prénom n'est donné dans se livre), cette femme transgenre qui dès 7 ans, malgré les coups du père mais la bénédiction sans faille de la mère, s'habille en femme et affirme son désir de changer de sexe. Elle prendra des hormones, se fera faire une magnifique poitrine, un peu de chirurgie esthétique mais n'ira pas à se faire ôter son sexe d'homme (sans aucune explication comme si cet être hybride reflétait son caractère).

Et pour avoir du caractère elle en a notre actrice : adulée par son public, riche, on sait qu'elle s'est prostituée avant d'intégrer un cours de théâtre et de devenir iconique. Par son argent, par sa beauté, parce qu'elle donne tout à son art, elle est adulée par toute la bonne société de Buenos Aires. Mais elle se montre capricieuse aussi, refuse les interviews mais pose comme modèle pour Vogue ou autre magasine, toujours impeccable et raffinée.

Mais coté vie privée, elle se marie sur un coup de tête avec un avocat, très bel homme, réputé dans sa profession, mais homosexuel. Lui a des amants qui la rendent folle de rage, mais elle ne se gêne pas non plus pour avoir les siens. Son metteur en scène avec lequel elle souffle le chaud et le froid, des rencontres de passage. Dans un souci de respectabilité, elle accepte, sous la pression de son mari, d'adopter un enfant et un enfant atteint du VIH en plus, ce qui suscite l'admiration. Les rejets de ce qu'elle est, de son couple, elle s'en fout. Elle n'est pas avare de piques, de méchancetés parfois gratuites. Sous l'apparence d'une famille bien comme il faut, c'est une relation amour/haine qui s'installe dans le couple et même vis-à-vis de l'enfant qui trop choyé devient capricieux à souhait. Elle n'a jamais connu l'amour véritable, comment aurait-elle pu ? Un père alcoolique et violent, qui a divorcé de sa femme, une femme libre qui rejette les hommes, mais qui se fait respecter dans son village, car elle lit les cartes et aide les femmes, notamment toutes celles qui sont violentées par les maris ou compagnons, les femmes violées, tout la violence d'une société qui reste profondément enracinée dans un patriarcat où rien ne résiste.

En fait, une seule chose résiste, et cela en dépit des régimes politiques qui plonge l'Argentine dans des répressions économiques : l'argent. Car ce couple atypique est riche, indécemment riche, et cette richesse et revendiquée, elle comme le fruit de son travail, tout comme lui. Elle aurait du le quitter, mais il reste entre eux une sorte de lien invisible et tenu. Car lui, cet homme effacé, qui cède facilement aux chantages et aux caprices de cette femme, en est profondément amoureux. Ce lien c'est aussi la sexualité, et l'autrice n'hésite pas à en parler sans tabous, ce qui aussi une forme de libération. Finalement, la « domestication », cette idée de former un couple normal, Papa, Maman, Enfant ne pouvait pas tenir. C'est plus un champs de bataille qui s'installe insidieusement dans ce couple où la Comédienne impose son rythme d'amour/haine, jusqu'à une fin tragique, car elle ne trouve pas l'issue, la bonne porte de sortie qui la glorifiera encore. Et puis l'âge arrive et la beauté commence à se faner et cela est aussi une souffrance.

La famille a réinventer, la liberté des femmes et la lutte des violences faites aux femmes, la difficulté à assurer son statut de transsexuelle (mais ici résolu par l'argent), le statut social des grands bourgeois pour lesquels tout est permis, alors que les gens des campagnes ne vont presque pas à l'école pour travailler vite, dans des emplois mal payés qui engendrent frustrations, et violences voilà tout ce que dénonce, dans un récit sec, sans superflu, parfois abc des mots crus, cette autrice qui est devenue elle aussi une star de l'écriture au-delà des frontières de l'Argentine, dont elle sait si bien analyser les ressorts.


Extraits

  • Les trans s’occupaient de cette flopée d’enfants sans père ni mère qui survivaient dans la ville comme ils pouvaient. Lorsque dans les médias on cherchait à orienter l’opinion publique – Vous croyez que c’est possible que les trans prennent en charge la vie d’un enfant ? Vous pensez que ces enfants peuvent devenir des enfants sains ? Ne sont-ils pas condamnés à l’homosexualité ? Ne pourraient-ils pas être violés ? Sont-elles capables de donner de l’amour ? –, les gens répondaient que le monde était dans un tel processus de dévastation, de pourrissement, qu’il valait mieux l’amour venu de ces mères que l’absence d’amour. On savait parfaitement que les trans se prostituaient pour entretenir leurs petits frères, pour envoyer de l’argent chez elles, dans des provinces lointaines ou vers d’autres pays. Elles donnaient cet argent à leurs neveux, aux enfants de leurs amies. Tantes, mères de substitution, belles-mères, personne n’ignorait que, depuis de nombreuses années déjà, depuis de très très longues années, les trans jouaient un rôle que personne sur cette terre ne pouvait ou ne voulait jouer, pas même l’État, à savoir ces liens sans nom, sans statut, ces liens inclassables qui caractérisaient encore la vie des trans. Elles n’étaient les mères de personne, les filles de personne, les amours de personne, les voisines de personne, les tantes de personne.

  • Je voulais un fils, un garçon. J'étais attentive aux signes. Quand j'étais enceinte, on me disait que ce serait une fille à cause de la forme du ventre, mais moi je ne voulais pas. Je ne voulais pas que ce soit une fille. Les femmes de ma famille souffraient beaucoup. Mes sœurs, ma mère, ma grand-mère. Les hommes souffraient moins.

  • Que c'était vrai qu'ils se punissaient l'un l'autre du fait de s'être mutuellement désirés. Ils n'avaient jamais imaginé, pas plus elle que lui, que l'amour pouvait être aussi insupportable.

  • Surtout, ne me laisse pas seul maintenant. Je suis venu à cette horrible fête par ta faute, lui a-t-il dit en la prenant fermement par l'avant-bras. Elle a reconnu dans cette détermination une conduite très masculine.

  • Comment est-ce qu'on survit à un viol?
    - Tu n'as jamais été violée?
    - Bon, on n'est pas en train de parler de moi. Je suis l'intervieweuse, les gens n'ont pas envie d'apprendre des choses à mon sujet.
    - Bien sûr. Les gens sont au courant... mais pourquoi tu crois qu'ils veulent savoir ça sur moi?
    - Tu es tellement forte, tu as tant de force en toi.
    - Mais nous avons toutes été violées! Il n'y en a pas une qui ne l'ait pas été. Je ne suis spéciale en rien.

  • Elle avait été une grande disciple dans l'art de rendre un homme fou. Elle avait appris que ce qui comptait, ce n'était pas l'amour, la routine ou les jours à se réveiller l'un à côté de l'autre, mais la satisfaction d'avoir un type avec qui jouer et que l'on pouvait embrouiller. L'art d'ôter à l'homme tout point d'appui, de le blesser, de lui faire des promesses, de le menacer, de dessiner pour lui un monde qu'on pouvait détruire d'un simple soupir.

  • C'était saisissant à quel point les femmes du village craignaient leurs maris, leurs petits amis, leurs pères, leurs oncles qui les avaient violées quand elles étaient petites, leurs beaux-pères qui les avaient tripotées quand elles étaient adolescentes. La peur qu'elles éprouvaient adhérait aux murs de sa maison, telle une tache d'humidité. Les femmes qui venaient chez elle étaient des femmes battues, trompées, détrompées, de nouveau battues, des femmes qui semblaient n'avoir aucune issue à leurs problèmes. La mère de la comédienne suturait ici et là des blessures, comme elle pouvait. Elle savait qu'elle se confrontait à la tristesse d'être femme dans un village comme celui-là, où il y avait un châtiment pour toute tentative d'élan vital. Elle résistait au choc de ces solitudes désespérées avec la force puisée dans la rancune qui lui venait de son expérience de femme mariée.

  • Il y a eu de la magie sur scène, non? La comédienne ne répond pas. Il y a eu de la magie sur scène, le genre de truc qu'on entend dans les loges. Elle est agacée par les mièvreries des gens qui prennent à ce point le théâtre au sérieux. Les cérémonials, les échauffements ridicules, les embrassades, les superstitions, les rituels et les solennités qui entourent le petit monde du théâtre. Ne pas passer le balai sur scène, ne pas prononcer le nom de Macbeth, ne pas prononcer le nom d'anciens présidents, ne pas s'habiller en jaune. Si elle pense à sa carrière, elle se félicite d'avoir fait tout ce qui portait la poisse, provoquant l'effroi de ses camarades. Aucune violation du Tao du théâtre n'a eu raison d'elle.

  • Mais l'aboulie s'est prolongée et chez lui l'impatience a grandi. Ce lieu commun psychanalytique paraissait si évident: on désire quand il manque quelque chose.

  • Ils ont beau lui promettre de l'air frais et la liberté pour leur fils, elle leur rappelle toujours qu'elle est née et a grandi dans un village de montagne.
    Elle connaît l'envers de la paisible vie rurale et l'asphyxie qu'on éprouve dans ces enfers si vastes.

  • Est-il nécessaire d'en savoir davantage? Non. Parfois, on se contente d'enterrer les vies passées sous le bonheur présent, et personne ne se sent coupable de le faire.

  • Même si avoir raison en Amérique latine ne sert pas à grand-chose, moi j'aime le goût du triomphe qu'il y a à avoir raison, voilà ce qu'elle dit souvent.

  • C’est le moment où elle cesse d’être la folle de Cocteau, la femme tyrannique, possessive et mythomane de Cocteau, pour devenir une trans simplette et phobique qui rentre chez elle. Le meilleur endroit sur terre.

  • Une comédienne ne cherche pas à savoir qui elle est. Une comédienne, on l'invente. Une comédienne est un rêve.

  • C'était incroyable, tous les hommes faisaient la même chose: parler de leurs privilèges de manière obscène, davantage intéressés par ça que par les seins de leurs maîtresses. 

     

    Biographie

Née à : La Falda , le 28/02/1982, Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle a fait pendant trois ans des études en communication sociale et pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas", 2019), en cours de traduction dans 20 langues, est son premier roman.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Camila_Sosa_Villada

vendredi 22 novembre 2024

Linn ULLMANN – Fille, 1983 – Editions Bourgois - 2024

 

 

L'histoire

Roman ou récit, le dernier ouvrage de Linn Ullman est un retour entre passé et présent. A 16 ans, alors qu'elle vit avec sa mère à New-York, elle est remarquée par un photographe nommé A, alors qu'elle monte un escalator. Celui-ci l'aborde et lui présente la directrice de casting pour une agence de mannequin célèbre.

Contre l'avis de sa mère, elle s'envole pour Paris où elle pense faire une carrière prometteuse. Mais la capitale française n'a rien de merveilleux et le conte se transforme en cauchemar.


Mon avis

Un récit pas banal dans la forme comme dans le fond, qui nous livre entre pudeur et liberté la vie d'une adolescente de 16 ans, pas assez mûre, pas assez éduquée pour faire face au monde cruel du mannequinat.

Déjà, avant de partir, Karin vivait déjà l'adolescence avec un peu de drogue, pas mal d'alcool, des petits copains, en séchant l'école tout en le cachant soigneusement à sa mère.

Lors d'une balade, elle est remarquée par A, photographe de mode réputé. Celui-ci la fait venir à Paris pour de supposées séances de shooting pour le magasine Vogue . Débarquée dans une ville dont elle ne parle pas la langue, elle ignore le nom et l'adresse de son hôtel et se perd. Elle a juste l'adresse de A. qu'elle rejoint et qui la met dans son lit, avant de lui présenter un supposé sponsor entouré de jolies filles. L'homme sera condamné plus tard pour pédophilie, mais Karine échappe à son emprise entraînée par des copines pour finir la nuit dans des boites branchées. Ivre, incapable de se souvenir de l'adresse de son hôtel, elle retourne chez A. Ce qui suscite la jalousie des autres filles, même si A a 30 ans de plus qu'elle. Ce qu'elle prend pour de l'amour n'est que du sexe, et il n'y aura aucune photo de cette brindille venue du Nord. Bien au contraire, faussement enivrée par cette vie, on comprend qu'elle subi des viols d'hommes plus âgés mais dont elle a effacé le souvenir. Elle ne restera qu'un an à Paris.

Mais le passé ressurgit, et sans arriver à s'en souvenir, Karin passe de dépressions en insomnies, et divague entre ce passé lointain et sa vie actuelle, où elle vit Suède, entourée par sa fille Eva, militante écolo, sa mère vieillissante qui ne se plaint jamais et de son chien plus très en forme non plus.

Le récit semble décousu, alternant dans un même chapitre le passé, les moments heureux de sa vie, mais toujours hanté par quelque chose qu'elle n'arrive pas à nommer, ce traumatisme qui ne veut pas dire son nom, ce corps sali dans lequel elle doit vivre quitte à se dédoubler avec une sœur imaginaire. A la limite de la folie, seuls son travail, l'amitié des proches arrivent à la sortir de la dépression et de continuer sa vie de femme.

Dans un monde qui, bien avant l'affaire me-too, ne prenait pas en compte le consentement, surtout d'une mineure, dans l'infime solitude de n'avoir personne à qui se confier, c'est avec ses mots durs mais aussi parsemés d'instant de poésie dans la nature, de petits détails d'un quotidien sain à la campagne que Karin se confie. Les repères temporels sont bien inscrits pour permettre au lecteur de garder le fil de ce roman, qui fait aussi référence à Marguerite Duras, Annie Ernaux et d'autres noms ou lieu de la culture suédoise. Un livre âpre, violent dans ses non-dits que l'on imagine, mais aussi rédempteur car jamais l'autrice ne se présente comme une victime. Finalement les mots et l'écriture ne sont-ils pas les meilleurs alliés des troubles passés ?


Extraits

  • Je n’éprouve plus cette fureur contre la fille âgée de seize ans et baptisée Karin, et tant pis si personne ne l’appelait et ne l’appelle plus par ce prénom ; je n’éprouve plus cette honte envers elle, cette frénésie à la biffer, à l’oublier, à feindre qu’elle n’existait pas. Qu’elle existe. Et pourtant : le fait que nul ne se souvienne de ce qui m’est arrivé, que rien n’ait été écrit à ce sujet, me pousse à douter de la véracité de ce que j’ai vécu, j’en viens à douter que ça m’est effectivement arrivé, ou plutôt, je sais que ça m’est arrivé – Ce que tu peux être cruche comme gamine, t’as rien à faire ici –, mais je doute de la validité de ce que j’ai vécu, je doute de l’intérêt à le révéler. Et en même temps : si je n’écris pas à ce sujet, sous prétexte que je doute, sous prétexte que le doute engendre l’angoisse, sous prétexte que je fais n’importe quoi ou presque pour ne surtout pas être saisie par l’angoisse, sous prétexte que le doute et l’angoisse me transportent dans ce même état d’impuissance qui était le mien quand j’avais seize ans, dès lors j’oublie que, comme Annie Ernaux l’écrit, « les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte ».

  • C’était comme de l’eau, mare après mare après mare, informe. Ce qui s’est passé avant, et ce qui s’est passé après, puis encore après. Je n’en suis pas certaine.

  • Tout ce sur quoi j’écris au fil de ces pages, ce qui s’est déroulé avant et après la photo qu’a prise de moi A, se compose principalement d’oubli, de la même manière que le corps se compose principalement d’eau. Ce dont je ne me souviens pas, qui ne jaillit que sous la forme de rêves, de pressentiments ou de douleurs, ne peut pas être écrit, même s’il doit pourtant l’être.

  • Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal, m’a dit ma psychologue, la première, une femme dans la cinquantaine. J’ai pensé à toutes les femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir.

  • En écrivant ce qui m’est arrivé, en racontant l’histoire de la manière la plus véridique possible, je m’efforce de les rassembler dans un seul corps : la femme de 2021 et la fille de 1983. Je ne sais pas si c’est possible.

  • Dès que surgit l'intention de garder un secret, ce dernier commence à agir en nous. Sous la forme d'une inquiétude, d'une solitude, d'une mélancolie. 


    Biographie

Née à Oslo , le 09/08/1966, Linn Ullmann est la fille du réalisateur Ingmar Bergman et de l’actrice Liv Ullman. Enfant, elle a jouée dans certains des films de son père (Cris et chuchotements, 1972).
Elle vit à Oslo où elle exerce le métier de journaliste et critique littéraire.
Son premier roman Avant que tu ne t’endormes (Plon, 1999) l’a propulsée parmi les jeunes écrivains norvégiens les plus appréciés. Elle est aussi l’auteur de Vertiges (Plon, 2003).
Linn Ullmann est la femme de l'écrivain Niels Fredrik Dahl (1957).

En savoir plus ici :https://fr.wikipedia.org/wiki/Linn_Ullmann

Son site : https://linnullmann.no/


dimanche 3 novembre 2024

Gustavo RONDRIGUEZ – Les Matins de Lima – Editions de l'Observatoire – 2020 -

 

 

L'histoire

Trinidad est arrivée à Lima après une enfance malheureuse à travailler dans les mines d'or. Ayant réussi à monter sa petite entreprise de confection d'uniformes, elle vit chichement dans le quartier pauvre de Lima. Atteinte d'une maladie de reins, elle doit subir une greffe. Sa mère étant morte quand elle avait 10 ans, son seul espoir réside à retrouver son père, un chanteur qui a eu son heure de gloire, sous le nom de Danny en reprenant des titres cultes des années 80/90. Est-ce que ce père inconnu, réputé pour avoir des maîtresses dans chaque coin du Pérou acceptera-t-il d'aider cette jeune femme de 29 ans qui lui ressemble tellement physiquement ?


Mon avis

Voici le premier roman traduit en français de Gustavo Rodriguez, et on peut dire qu'il fait très fort en nous montrons les travers du Pérou, ce pays où les visiteurs viennent prendre un selfie devant le Machu Picchu ou boire un pisco sour dans les quartiers branchés de Lima, la capitale et ramener quelques souvenirs de l'artisanat des ethnies qui peuple ce pays entre océan pacifique et sommets andins.

Trinidad elle est bien loin de ses préoccupations touristiques. Ayant perdu sa mère dans une fusillade entre cartels de le drogue, dès 10 ans elle a travaillé pour l'extraction de l'or à Madre de Dios au sud du Pérou. Hors on extrait l'or avec du mercure, puis on sépare la matière précieuse et le mercure. Hors Trinidad n'a jamais eu d'équipements de protection, et elle a développé une maladie des reins qui l'oblige à passer par des dialyses une fois par semaine. Son seul espoir, que son père dont elle connaît le nom et a le numéro de téléphone accepte de la rencontrer et de lui donner un rein. Danny, homme vieillissant et charmeur, a sillonné tout le pays, avec un petit orchestre où il reprenait les tubes américains des années 80/90. Sans être pauvre, il trouve encore des salles et des bals pour l'accueillir. Surtout c'est un séducteur invétéré ce que supporte très mal sa compagne officielle, une péruvienne prétentieuse qui camoufle son âge sous des tonnes de maquillages et des tenues de minettes.

Dans ce roman qui se lit facilement, on y lit la dénonciation des mafias diverses, celles qui exploitent les mines d'or illégalement, en quasi-impunité, sans se soucier des conséquences pour les travailleurs, surtout des amérindiens pauvres et sans culture. Les cas de cancers se multiplient et souvent il est trop tard. Le Pérou est le 6ème producteur mondial d'or, mais aussi un pays pauvre avec un taux de chômage élevé et 26% de la population vivant sous le seuil de pauvreté (chiffres de l'INEI 2021).

Par ailleurs, ces mafias s'illustrent aussi dans la prostitution. Des recruteuses font miroiter aux jeunes filles très pauvres et souvent issues des minorités un bon emploi à Lima. Piégées, elles se retrouvent dans des bordels dans les quartiers chauds de Lima. Trinidad a au moins réussi à échapper à cela. Ayant économiser de quoi monter à la capitale, elle a travaillé comme caissière, serveuse, en économisant pour monter sa petite entreprise qui la fait vivre chichement mais dignement. Il faut dire que la jeune femme n'est pas considérée comme très belle. Trini est une métisse, au caractère fort, capable d'analyser rapidement la psychologie de la personne qu'elle a en face. Elle est secondée dans sa maladie par sa meilleure et seule amie, et malgré des rebondissements, elle finira par obtenir de façon inattendue sa greffe.

Voilà un livre choc, à la fois incisif et drôles. Les personnages, hormis notre héroïne et son père finalement très heureux de retrouver cette fille qui lui ressemble tant, sont caricaturaux à souhait. La maîtresse en titre, d'une jalousie maladive est le cliché total de la femme qui ne veut pas vieillir. La famille de Danny est hilarante, avec la mama capricieuse à souhait, mais cache aussi un secret. Les frères de Danny sont pour l'un livreur type uber qui passe son temps à fumer de la ganja entre deux missions et German, le petit dernier travaille justement dans une société qui exploite des mines en tant que chargé de la promotion de la société. Lui aussi cache ses petits défauts. Avec un don inné du récit, ce roman choral nous montre la fragilité des femmes dans un monde où le patriarcat a de beaux jours devant lui, les scandales liés aux exploitations des populations indigènes. Entre humour, propos un peu crus, petits moments de poésie, nos émotions sont grandes et c'est ce qui fait pour moi un bon roman. Pas de mots en trop, une maîtrise totale de son sujet jusqu'à la fin, et une dénonciation en règle d'une société péruvienne divisée.


Extraits

  • L’étalon est chaud bouillant, dit Nieves en soulevant sa lèvre supérieure, espiègle. Il m’envoie des photos de sa chambre d’hôtel avec écrit : « Manque plus que ton petit cul. » Tu te rends compte ? -Hyper-romantique, répondit Trinidad en souriant.

  • Tout le monde finit par s'habituer aux changements de sa vie, qu'il s'agisse de plaisirs comme de supplices, et si Trinidad se déplaçait aisément dans les rues de Lima, c'était non seulement parce qu'elle n'avait pas le choix, mais aussi parce que la vie l'avait soumise à un entraînement rigoureux. Mais pour savoir si elle exagère, laissons un instant Trinidad à sa petite monnaie pour revenir quinze ans plus tôt, en ce petit matin, où elle retrouva sa mère morte. Trinidad n'avait pas eu d'autres choix que de se rendre de Tarapoto, où sa grand-mère habitait. C'était un voyage de deux-mille kilomètres, du sud au nord de l'Amazonie, un trajet zigzagant parmi des dizaines de climats différents. Une réalité qu'un riche ne comprendra jamais, car s'agissant de voyages, seul l'argent peut acheter les lignes droites.

  • Il existe un fait irréfutable : à mesures qu’ils vieillissent, les gens ont de plus en plus de souvenirs et de moins en moins de projets.

  • De son côté, en l'attendant au restaurant, Daniel Rios vivait l'imminence de la rencontre comme une hémorragie de souvenirs diffus. Sa période Tarapoto était floue et il ne se souvenait pas vraiment de la mère de Trinidad. Avec combien de femmes avait-il couché durant ces années heureuses ? Et avec combien sans capote ? Un jour, en ce temps-là, son frère German lui avait dit souffrait du même mal que leur pays : une hyperinflation galopante. Il avait sans doute raison, pensa-il. Comme le surplus de monnaie finit par faire baisser la valeur des choses, trop de coup d'un soir tuent le coup d'un soir. De cette décennie turbulente, seules deux ou trois femmes émergeaient plus ou moins nettement, mais aucune d'entre elles n'était la mère de cette jeunette qu'il s'apprêtait à rencontrer, cerné de poulets rôtis.

  • Au fond de lui, il craignait une mort tragique, comme l’est souvent la vie de ces Péruviennes qui partent pleines d’illusions pour ces terres où paradis et enfer dorment enlacés.

  • Quand la bouche et le regard sourient en même temps, tu es foutue.

  • Si le souvenir ne te rend pas heureux, à quoi bon l’invoquer ?

  • Bon, je réponds ou pas ?
    Fais la lambiner un peu. ça t’est souvent arrivé d’avoir une bourge qui te supplie ?c’est la première fois. Moi,jamais. Mon boulot c’est de lécher des culs pour booster les ventes du magasin. Quelle plaie ma vieille. Heureusement qu’il y a ton étalon pour lécher le tien.Truie ! Grand bien te fasse.


    Biographie

Ce sixième roman de Gustavo Rodríguez, connu et reconnu au Pérou, est le premier publié en France. Né à Lima en 1968, il a aussi écrit de nombreux livres pour la jeunesse.

En savoir plus : https://es.wikipedia.org/wiki/Gustavo_Rodr%C3%ADguez_(escritor)

son site : https://gustavorodriguez.pe/biografia/


lundi 16 septembre 2024

Henriette CHARDAK – L'oubliée de Salerne, le roman de Trotula – Editions Le Passeur - 2023 -

 

 

L'histoire

Qui connaît aujourd'hui Trotula Ruggério, fille d'un médecin dit « El médico » et d'une femme sage-femme ? Pas grand monde, alors que cette dame hors du commun fut officiellement la première femme médecin d'Italie, dont les découvertes sont aujourd’hui parmi les bases de la médecine. C'est ce destin incroyable que nous raconte H. Chardak qui s'est longuement documentée avant d'écrire ce livre passionnant.


Mon avis

L’Histoire, influencée par les religions, a souvent omis ou oublié certaines femmes de grands talents. Et parmi elles, on trouve une certaine Trotula (petite truite en italien) née en 1050 à Salerne (actuellement en Campanie). A cette époque où l »Italie n'était pas un pays unifié, mais divisé en une dizaine d'états, qui étaient en guerre les uns contre les autres, sans parler de la main-mise voulue par le « Norrois Robert, Salerne jouissait d'un statut particulier. C'était une capitale intellectuelle, mais surtout renommée pour son école de médecine où l'on coutoyait des experts venus des pays méditerranéens, des philosophes, et l'on parlait plusieurs langues, le latin, mais aussi le persan, l'hébreu et autres langues.

Très jeune Trotula se décida à devenir médecin. L'école de médecine n'acceptait pas de femmes, à moins qu'elles ne soient mariées et de bonne famille. La jeune femme épousa un jeune homme lui même médecin-urologue qui l'encouragea dans ses études. On ne délivrait pas de diplômes mais juste le droit d’exercer.

Très vite Trotula s'intéressa à la gynécologie. A cette époque, l'accouchement n'était pas une partie de plaisir, et de plus beaucoup de femmes mettaient au monde des morts-nés ou des enfants difformes qui ne survivaient pas longtemps. Trotula comprit assez vite que ces naissances mauvaises étaient dues à la mauvaise hygiène de vie des patientes, à l'abus d'alcool et de nourritures trop riches et grasses. Elle mis au point des onguents pour facilité l'accouchement et des anesthésiants issus de plantes, dont elle avait compris les pouvoirs et qui font aujourd’hui partie de nos pharmacies (où imitées par la chimie plus rentable). On sait que le thym est un anti-biotique naturel, associé au citron et au miel. Comme la sauge est une plante qui aide les femmes dans les douleurs des menstrues, ou la reine des prés favorise l'élimination. Tout est bien sur une notion de posologie que la jeune médecin appris à doser. On dit aussi qu'elle mis fin à des grossesses non désirées par injection de plantes (comme l'armoise) sans triturer le corps.

Avant tout, elle prônait une hygiène de vie comme la propreté aussi bien au foyer que pour les individus. Elle préparait des savons, des onguents pour assouplir la peau et la rendre plus belle, diminuer l'acné ou les varices.

Féministe avant l'heure, elle revendiqua toute sa vie son statut de médecin, faisant fi des commérages et ne fut jamais inquiétée, là où quelques siècles plus tard on brûlait vive les « sorcières ». D'ailleurs elle refusait le patriarcat et ne se maria qu'avec un homme qui la traitait en égale mais l'aidait dans ses recherches.

Présenté sous forme de mémoires à ses futures élèves, l'histoire personnelle de Troubla se mêle aussi avec la grande histoire. Heureusement Falerne fut épargnée par les conflits tant sa renommée dans le monde était respectée. Ce qui ne l'empêchait pas de soigner tous les blessés de guerre, les pauvres comme les riches, en ne faisant pas payer les plus pauvres, tous étant égaux. Des encarts insérés par l'autrice nous donnent les preuves scientifiques de certaines plantes utilisées par Troubla. Jamais elle ne pratiqua de césarienne « à vif » mais toujours à l'aide de plantes anesthésiantes savamment dosées, ni aucun acte nécessitant le scalpel sans tout faire pour atténuer les douleurs. Sa renommée grandit et des femmes venues des autres états italiens mais aussi de pays plus lointains la consultèrent, et furent soignées ou soulagées. Déjà à l'époque on avait identifier certains cancers (on ôtait les tumeurs) mais il n'y avait pas de traitement de fond comme les chimiothérapies. Troubla trouva quand même de remèdes pour soulager la douleur, et parfois soigner à base de cataplasmes les tumeurs les moins avancées.

Troubla écrivit aussi des traités (traduits du latin à l'italien).

En France, il fallut attendre 1759 pour qu'Angélique de Coudrai fasse paraître un ouvrage « l'abrégé des accouchements », puis que Marie-Louis Dugès-Lachapelle ouvrit dans la foulée la première école de sages-femmes où elle forma près de 20 000 femmes, soit plus que les médecins à la même époque. Il fallut encore attendre la fin du 19ème siècle pour que les femmes soient admises à l'école de médecine.

Le livre donne une liste impressionnantes des documents consultés par l'autrice, ainsi que les noms français et latins des ingrédients utilisés dans la pharmacopée de l'époque.

Notons aussi que la philosophie de Trotula De Ruggério a toujours plaidé pour une vie saine : hygiène rigoureuse, nourritures saines et sans abondance (elle limitait l'usage de la viande rouge à une fois par semaine . Étrangement, l'OMS a récemment publié une recommandation estimant que la consommation de viande rouge 2 à 3 fois par semaine. Elle prônait aussi des promenades quotidiennes au bon air.

Ce gros ouvrage de 524 pages, hors les notes de l'autrice est captivant. Il ne nous donne pas de recettes pour nous soigner, laissons faire les spécialistes, mais retrace une époque où les femmes aussi avaient du talent.

Il nous permet surtout de comprendre comment notre corps de femme réagit de façon globale et nous propose une immersion dans un monde lointain et pourtant proche, tant les découvertes de Trotula font écho à notre contemporain.


Extraits

je vous propose cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=4inI6ShdsTI&t=6s


Biographie

Diplômée du conservatoire de musique de Besançon et de l'école de journalisme de Strasbourg, Henriette Chardak est journaliste, réalisatrice de documentaire et auteur. Elle est également licenciée en journalisme, presse écrite et audiovisuelle, techniques de l’information et anglais de l'université de Strasbourg.
Elle débute aux Dernières Nouvelles d'Alsace comme journaliste et dessinatrice. Elle publie également dans Le Point et Ciel et Espace.
Elle participe aux débuts de Radio Nova, et chronique également sur Ici et Maintenant !.
Elle rencontre ensuite le réalisateur Ken Russell, qu'elle suit en Angleterre. Elle fait également la connaissance de Roger Daltrey, de The Who.
Voulant devenir assistante à la réalisation, elle est finalement embauchée à Antenne 2 par Armand Jammot. Elle devient également scénariste pour la chaîne et réalise de nombreuses productions.
Henriette Chardak diversifie son parcours et devient aussi peintre, auteur-compositeur, metteur en scène, photographe et scénariste.
En tant qu'écrivain, elle a publié Élisée Reclus, l’homme qui aimait la Terre (Stock, 1997) et de Tycho Brahé, l'homme au nez d'or et Johannes Kepler, le visionnaire de Prague, les deux premiers volets de la collection "Les rêveurs du ciel " (Presses de la Renaissance, 2004).

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Henriette_Chardak


vendredi 13 septembre 2024

Tsitsi DANGAREMBGA – Ce corps à pleurer – Editions Mémoire d'Encrier 2022

 


L'histoire

Tambuzdsai, une zimbabwaise d'un certain âge se retrouve au chômage après avoir démissionné d'une agence de publicité qui, pour attirer les touristes vantait les mérites de ce pays d'Afrique, coincé entre la Zambie, le Mozambique, et le Botswana, alors que c'est l'un des pays les plus pauvres (72% de la population vit sous le seuil de pauvreté). Elle se retrouve à devoir loger dans une auberge de jeunesse, puis dans une chambre petite et très sale, avec une propriétaire un peu folle sur les bords. De toutes sa famille (le clan), elle est la seule à avoir fait des études supérieures. Beaucoup de femmes se sont mobilisées pendant la guerre interne entre les Ndébélés et Shonas, deux ethnies éclatent et on reproche insidieusement à Tambu de ne pas avoir été sur le front.

Tambu décroche enfin un poste d'enseignante en biologie (qui n'est pas sa discipline) dans une école. Très vite, elle est désarçonnée par l'attitude laxiste des élèves qui s'habillent mini-mini, fument, se maquillent. Un incident la conduit à l'hôpital pour dépression. Puis elle trouve refuge auprès de sa cousine et retrouve un poste dans une société qui propose des voyages d'éco-tourisme, un peu le même piège que la première agence. Dépitée, celle qui voulait réussir dans la vie trouve finalement son « untu » auprès des femmes de sa famille.



Mon avis

Deuxième roman de la trilogie Tambudzsai (le premier est consacré à son enfance, et le dernier n'est pas encore traduit à ce jour), nous assistons au parcours difficile d'une femme qui veut tout tenter pour s'élever dans l'échelle sociale.

Le Zimvabwé est un pays qui a fait la une plusieurs fois avec la dictature de Robert Mugabe.

Mais l'héroïne ne se soucie pas de politique, elle se soucie surtout de son sort personnel, et ici l'utilisation du « tu » pour la décrire a comme quelque chose d'impitoyable. Car Tambudzsai va d'échecs en échecs. Trop centrée sur elle-même et sur la valeur qu'elle se donne pour avoir eu des diplômes d'excellence, elle pense qu'elle mérite une place au soleil. Mais, cette fille née dans un village pauvre, qui vit dans la capitale Harare semble avoir coupé les ponts avec sa famille. Mais c'est sans compter sur la solidarité de ces femmes, pauvres, démunies mais qui savent aussi prendre en main leur destin, même si cela implique de travailler dur.

Qui connaît la réalité du Zimbabwé ? Peu de monde. Hors dans ce pays, qui vit de l'agriculture mais aussi des ressources minières (diamants et autres métaux rares, dont l'exploitation se fait clandestinement pour le pouvoir en place), la discrimination entre noirs et blancs est flagrante. Les blancs dirigent le pays, font main basse sur les terres agricoles et minières.

Le statut des femmes n'est guère enviable. Sauf si elles sont aisée, indépendantes et souvent proches du pouvoir, les autres femmes sont mariées à des hommes qu'elles n'aiment pas, des hommes violents qui les tabassent, souvent ivres d'un alcool de mais frelaté. On note que 32% des femmes de moins de 18 ans sont mariées de force. Aussi beaucoup de femmes noires préfèrent ne pas se marier et vivre en communauté. De plus l'éducation est catastrophique, 88% de la population est analphabète.

Mais ces réalités là, Tambu, notre héroïne ne les découvre que petit à petit. Tellement paniquée par son avenir, se sentant seule, elle somatise au point de ne plus se nourrir. Pétrie de honte d'avoir menti à sa famille à laquelle elle dit que tout va bien, sans pouvoir les soutenir financièrement. Tambu erre de lieux d'hébergement miteux en emplois qui ne lui conviennent pas, car elle a été élevée dans des valeurs qui ne sont plus celles de la jeunesse d'aujourd'hui et qu'elle est incapable de comprendre.

Cela rappelle les déplacements de populations liées aux guerres.

Plusieurs ethnies cohabitent non sans mal au Zimbabwé. Les principales sont les N'débélés d'origine zoulous qui ont leur propre langues et les shonas qui sont d'origine bantou et ont aussi leur langues. La lange officielle est l'anglais, mais on recense au moins 8 langues dont l'Afrikaans, issu de l'allemand, surtout parlé par les blancs.

Avec de roman puissant, sans chichis, c'est toute la détresse d'un peuple sans repères.

Son personnage à la fois cruel, sans beaucoup d'empathie, mais aussi en dépression, Tambu incarne la pauvreté qui a atteint des milliers de Zimbabwéens dans les années 2000, Tsitsi Dandarembga saisit avec une ironie poignante le désastre économique qu’a subi son pays. Car Ce corps à pleurer est tout autant celui de son héroïne, Tambudzaï, que le corps social dans son ensemble, gagné par le serpent de la défaite et dont les charognards attendent, en riant, la défaite totale et définitive.

Un grand roman, fascinant par ses rebondissements, et par l'étude minutieuse non seulement d'une femme, mais des personnages secondaires très approfondie.


Extraits

  • Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu le secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout.

  • Lorsque tu étais jeune et combative, lorsque tu cultivais le maïs dans le champ familial et que tu vendais les épis pour pouvoir payer tes frais de scolarité, tu étais différente de celle que tu es devenue. Quand et comment tout a changé ?

  • Lors des premières convocations pour des entretiens, tu exultes, t’habillant à chaque fois avec apprêt, remettant tes Lady Di et ta tenue favorite dans laquelle – c’est encourageant – tu flottes désormais. (…) Tu as envie de soustraire 20 ans à ton âge et de crier : Hé, je suis là, toute neuve, reconstruite ; regarde-moi, je débute ! 

  • La hyène se rit de toi lorsque tu franchis le portail. Une fois encore, elle s’est insinuée au plus près de ta peau, prête à arracher les derniers lambeaux de certitude que tu as préservés au moment où tu chuteras

  • Tu veux voir la forme que prend la douleur, cartographier ses veines et ses artères, arracher du corps l’épiderme et tous ses motifs de vaisseaux sanguins.

  •  Il y a un poisson dans le miroir. Le miroir est au-dessus du lavabo, dans un coin de ta chambre. Le robinet (dans les chambres de la pension de jeunes femmes, eau froide uniquement) goutte. Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu te secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout. Tu redresses la tête et retombes sur l’oreiller. Pourtant, enfin, tu es devant le lavabo. Là, le poisson te renvoie ton regard, les yeux saillants d’orbites violacées, la gueule béante, les joues s’affaissant comme sous le poids d’écailles innombrables. Impossible de te regarder...

     

Biographie

Tsitsi Dangaremga, (Mutoko, 1959) est une écrivaine et cinéaste zimbabwéenne.
En 1987, elle débute avec une œuvre théâtrale, She no longer weeps, écrite dans sa langue maternelle, le shona. Cette pièce lui procura un grand succès et, quand elle publia en 1989 son premier roman, intitulé Nervous conditions (A fleur de peau, éd. française, Albin Michel, 1991), sa notoriété était déjà internationale. Avec ce roman elle gagne le Commonwealth Writers Prize, pour la section africaine.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsitsi_Dangarembga et ici : https://memoiredencrier.com/auteurs/tsitsi-dangarembga/



Sur le Zimbabwé  : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zimbabwe#Politique_et_organisation_sociale


Nota : ce roman a été érit en anglais et traduit par Nathalie Carré qui est une spécialiste du swahili. Avec l'accord de la romancière, la traductrice a préféré insérer en fin d'ouvrage un lexique des mots shonas utilisés dans le texte original.

mercredi 4 septembre 2024

Tim DUP – Je suis fait de leur absence – Stock 2024 -

 

 

L'histoire

Pierre 21 ans, vit avec sa campagne dans une maison à Roseville sur Mer, petit bourg proche de Honfleur. Il se remémore l'année de sa rencontre avec Victoria 1 an plus tôt et surtout médite sur le drame qui a entaché sa propre vie : la mort de sa mère en 2001, par son propre père, après des violences conjugales. L'un des premiers féminicides de ce siècle. Comment peut-on vivre avec cette absence brutale qui va changer à jamais son destin et la vie de cette famille petite-bourgeoise où le silence est de mise ?


Mon avis

Il est étonnant qu'un homme écrive sur les féminicides. C'est pourtant bien avec ce premier livre que Tim Dup s'empare d'un sujet difficile.

Il avait un peine 1 an, quand son propre père a tué sa mère, après une suite de violences conjugales. Il a été élevé par ses grands-parents maternels qui ont fait comme ils ont pu, en essayant de minimiser le drame.

Pierre vit dans la maison de vacances familiale près de Ronfleur, où il passé beaucoup de sa jeunesse. La maison doit être mise en vente, mais sans obliger Pierre qui se retrouve avec la compagne qu'il s'est choisi, une femme simple qui attend un enfant de lui.

Mais sans cesse, il songe au drame, à l'absente, à ce qu'il aurait peu faire. Le récit alterne 3 époques, le présent (2020), l'été précédant (2019) et les années juste avant et après le drame. Mais de sa mère, il n'a presque pas de souvenirs, peu de photos comme si elle était taboue.

Dans un contexte familial où les non-dits sont légions, Pierre ne peut qu'imaginer cette mère, et passer les étapes d'un deuil quasi impossible. Colère, haine pour sa famille et pour les institutions de l'époque, qui bien qu'au courant de la situation de la jeune femme n'ont pas pris les mesures adéquates pour la protéger, comme l'envoyer dans un foyer spécialisé, prendre des sanctions pour le non respect du coupable qui n'a pas respecter son injonction d'éloignement etc.

Un tableau terrible de ce que peut-être une vie gâchée par un tél drame, dans une écriture magnifique, presque poétique par moment.

On connaît l'engagement de l'auteur auprès des associations féministes et sa lutte contre les féminicides, mais ici, c'est le point de vue de la principale victime qui est donné. Avec ses angoisses, ses crises de colères, ses coups de folie qui lui font perdre son permis, pourtant vital dans cette région parsemée de petits villages, cette Normandie typique avec son crachin, ses ciels nuageux, et des endroits encore marqués par le débarquement de 1944. Le silence aussi, car les normands sont des taiseux.

Seul regret, une fin ouverte où l'on ne sait pas ce que le narrateur va faire au juste, même si il est résolu à vivre pour son fils à venir, pour la femme qu'il aime, il fonce comme un fou sur les routes sinueuses qui doivent le reconduire chez lui.


Extraits

  • Mon grand-père m’a éduqué, trivialement, comme on éduque un garçon, en ravalant son cœur, accolé à l’image d’Épinal du mâle alpha avec laquelle lui aussi a tenté de jouer, comme Vincent, sans grande réussite. Les gens sensibles élevés à grand renfort de baffes et de désaffection, comme mon père, reproduisent souvent les schémas de sécheresse qui leur ont fait du tort. Je ne suis donc pas perplexe quant à la facilité avec laquelle je m’approprie la même colère. Le monde est ainsi fait depuis le néolithique, comment pouvons-nous espérer nous en sortir rapidement ?

  • Pourquoi s'imagine-t-on que l'amour doit être une passion violente, coercitive, que le désordre est synonyme de densité? C'est beau, de vivre humblement avec quelqu'un toute sa vie, de voir surgir dans ses yeux quelque chose d'inconnu, jour après jour, alors qu'on pensait y avoir tout lu.

  • Il faudra des années d'éducation, de contre-culture, d'enseignement, de transmission, de savoir donné, de mentalités changées pour défroisser les structures patriarcales, les postures masculinisantes, donnant de la valeur à la puissance, ou mutisme, à la rudesse.

  • Je constate que nous sommes nombreux à chier sur la société, cette structure humaine qui a abandonné l'idée de tendre vers l'équilibre plutôt que la surabondance. Ce monde qui laisse couler des hommes au fonds des mers, brûle et ne s'inquiète que des tendances à la une. Rien ne m'incite à participer à cette grande mascarade. Ceux qui tiennent le système, plongés dans leur mépris, se soucient si peu des gens, si peu de prendre soin.

  • Parce que oui, de l'extérieur, l'inimaginable donne l'impression que les solutions sont évidentes. Elles ne le sont pas.

  • C'est sa version à elle qui me manquera toujours.

  • Tout ce qui était susceptible de provoquer une rupture à l'intérieur du groupe familial l'effrayait. Le franchissement, même symbolique, d'une classe sociale pourrait entraîner une séparation. Elle le refuserait.

  • Quand on nous dit que, cette année, 213 000 femmes déclarent avoir été victimes de violences par leur conjoint ou ex-conjoint, il faut s'imaginer que cela représente, par analogie des pierres tombales, un peu moins de vingt-quatre cimetières américains de Colleville.

  • C’est épuisant, de ne pas savoir définitivement s’abandonner. De ne pas offrir une chance à ces vacances. Il faut encore que le gouffre du drame familial vienne tout vampiriser. Cela devient insupportable. Et sans Victoria, je chloroforme le moindre espoir d’euphorie.

  • Théodore, Suzanne, Vincent et les autres n’y peuvent rien. Même s’ils sont là, l’absence d’amarrage à mes parents manquera toujours. Oui, c’est beau, un couple complice, une équipe qui dure dans le temps. Mais cela reste un couple, dont la définition m’écrase depuis des années.

  • C’est elle, ma province maritime faussement cossue, gouvernée par l’oisiveté et les horaires des marées. Les perdus et les miséreux du secteur, les vieux bourgeois qui se partagent le patrimoine local, les belles baraques de la côte et les maisons de charme du centre-ville, les ménages d’actifs plus aisés qui s’installent dans les résidences autour, à Ablette ou Franchonville, et la moindre présence des 18-30 ans, comme moi, comme mes potes, qui avons les ressources les plus limitées tout en étant sauvés par l’accès à la propriété de nos familles.

  • Cette mort dont il était impossible de faire le deuil. Cette mort que l’on pose à distance de toute réalité depuis longtemps. Comment auraient-ils pu ? Déjà que, d’ordinaire, rien ne rend légère la venue d’un décès. Les gens meurent loin de chez eux, dans des cliniques ou des services hospitaliers, sans veillée à domicile, le corps et sa gestion refilés aux soignants, aux légistes, aux professionnels, en somme, à la rigueur et l’austérité des pompes funèbres. Alors, dans ce pays et cette culture où la mort nous est étrangère, ils ont appréhendé le départ de Sophie comme ils le pouvaient ; de façon désastreuse.


Biographie

Né Rambouillet, le 07/12/1994, à 21 ans, et avec seulement un EP à son actif, Tim Dup est l'une des dernières sensations de la chanson, grâce à sa voix qui rappelle Mano Solo, et des textes influencés par Brel ou Ferré.
Son premier EP vient de sortir, et son passage à Rock en Seine était très attendu ; il y jouait solo, avec un piano, un synthé et un ordinateur. De quoi fabriquer, en live, son propre mélange des genres, assez jubilatoire. « Enfant, j’ai beaucoup écouté Ferré, Moustaki, Gainsbourg. Plus tard, j’ai découvert le rap et l’électro. Comme beaucoup de gens de ma génération, je ne rejette pas la musique de mes parents, au contraire ; Brel, c’était un peu le slam d’aujourd’hui. Je suis dans l’intégration de mes influences, et leur réinterprétation. »
Alleluia ! Il fait partie de ceux qui vivifient la chanson, en soignant la grande tradition du texte sans rien figer dans son expression. D’ailleurs, l’avenir non plus n’est pas figé : « A la rentrée, je fais des concerts et je reprends ma vie d’étudiant – en communication et médias à la Sorbonne. Tout l’enjeu de cette année sera de concilier la fac et la musique. Pour l’instant, je veux me laisser le choix. » Si tout va bien, Tim Dup sortira un album en 2017. Il a d’ores et déjà quinze chansons prêtes à être dégainées.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tim_Dup