Affichage des articles dont le libellé est Pauvreté. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Pauvreté. Afficher tous les articles

dimanche 3 novembre 2024

Gustavo RONDRIGUEZ – Les Matins de Lima – Editions de l'Observatoire – 2020 -

 

 

L'histoire

Trinidad est arrivée à Lima après une enfance malheureuse à travailler dans les mines d'or. Ayant réussi à monter sa petite entreprise de confection d'uniformes, elle vit chichement dans le quartier pauvre de Lima. Atteinte d'une maladie de reins, elle doit subir une greffe. Sa mère étant morte quand elle avait 10 ans, son seul espoir réside à retrouver son père, un chanteur qui a eu son heure de gloire, sous le nom de Danny en reprenant des titres cultes des années 80/90. Est-ce que ce père inconnu, réputé pour avoir des maîtresses dans chaque coin du Pérou acceptera-t-il d'aider cette jeune femme de 29 ans qui lui ressemble tellement physiquement ?


Mon avis

Voici le premier roman traduit en français de Gustavo Rodriguez, et on peut dire qu'il fait très fort en nous montrons les travers du Pérou, ce pays où les visiteurs viennent prendre un selfie devant le Machu Picchu ou boire un pisco sour dans les quartiers branchés de Lima, la capitale et ramener quelques souvenirs de l'artisanat des ethnies qui peuple ce pays entre océan pacifique et sommets andins.

Trinidad elle est bien loin de ses préoccupations touristiques. Ayant perdu sa mère dans une fusillade entre cartels de le drogue, dès 10 ans elle a travaillé pour l'extraction de l'or à Madre de Dios au sud du Pérou. Hors on extrait l'or avec du mercure, puis on sépare la matière précieuse et le mercure. Hors Trinidad n'a jamais eu d'équipements de protection, et elle a développé une maladie des reins qui l'oblige à passer par des dialyses une fois par semaine. Son seul espoir, que son père dont elle connaît le nom et a le numéro de téléphone accepte de la rencontrer et de lui donner un rein. Danny, homme vieillissant et charmeur, a sillonné tout le pays, avec un petit orchestre où il reprenait les tubes américains des années 80/90. Sans être pauvre, il trouve encore des salles et des bals pour l'accueillir. Surtout c'est un séducteur invétéré ce que supporte très mal sa compagne officielle, une péruvienne prétentieuse qui camoufle son âge sous des tonnes de maquillages et des tenues de minettes.

Dans ce roman qui se lit facilement, on y lit la dénonciation des mafias diverses, celles qui exploitent les mines d'or illégalement, en quasi-impunité, sans se soucier des conséquences pour les travailleurs, surtout des amérindiens pauvres et sans culture. Les cas de cancers se multiplient et souvent il est trop tard. Le Pérou est le 6ème producteur mondial d'or, mais aussi un pays pauvre avec un taux de chômage élevé et 26% de la population vivant sous le seuil de pauvreté (chiffres de l'INEI 2021).

Par ailleurs, ces mafias s'illustrent aussi dans la prostitution. Des recruteuses font miroiter aux jeunes filles très pauvres et souvent issues des minorités un bon emploi à Lima. Piégées, elles se retrouvent dans des bordels dans les quartiers chauds de Lima. Trinidad a au moins réussi à échapper à cela. Ayant économiser de quoi monter à la capitale, elle a travaillé comme caissière, serveuse, en économisant pour monter sa petite entreprise qui la fait vivre chichement mais dignement. Il faut dire que la jeune femme n'est pas considérée comme très belle. Trini est une métisse, au caractère fort, capable d'analyser rapidement la psychologie de la personne qu'elle a en face. Elle est secondée dans sa maladie par sa meilleure et seule amie, et malgré des rebondissements, elle finira par obtenir de façon inattendue sa greffe.

Voilà un livre choc, à la fois incisif et drôles. Les personnages, hormis notre héroïne et son père finalement très heureux de retrouver cette fille qui lui ressemble tant, sont caricaturaux à souhait. La maîtresse en titre, d'une jalousie maladive est le cliché total de la femme qui ne veut pas vieillir. La famille de Danny est hilarante, avec la mama capricieuse à souhait, mais cache aussi un secret. Les frères de Danny sont pour l'un livreur type uber qui passe son temps à fumer de la ganja entre deux missions et German, le petit dernier travaille justement dans une société qui exploite des mines en tant que chargé de la promotion de la société. Lui aussi cache ses petits défauts. Avec un don inné du récit, ce roman choral nous montre la fragilité des femmes dans un monde où le patriarcat a de beaux jours devant lui, les scandales liés aux exploitations des populations indigènes. Entre humour, propos un peu crus, petits moments de poésie, nos émotions sont grandes et c'est ce qui fait pour moi un bon roman. Pas de mots en trop, une maîtrise totale de son sujet jusqu'à la fin, et une dénonciation en règle d'une société péruvienne divisée.


Extraits

  • L’étalon est chaud bouillant, dit Nieves en soulevant sa lèvre supérieure, espiègle. Il m’envoie des photos de sa chambre d’hôtel avec écrit : « Manque plus que ton petit cul. » Tu te rends compte ? -Hyper-romantique, répondit Trinidad en souriant.

  • Tout le monde finit par s'habituer aux changements de sa vie, qu'il s'agisse de plaisirs comme de supplices, et si Trinidad se déplaçait aisément dans les rues de Lima, c'était non seulement parce qu'elle n'avait pas le choix, mais aussi parce que la vie l'avait soumise à un entraînement rigoureux. Mais pour savoir si elle exagère, laissons un instant Trinidad à sa petite monnaie pour revenir quinze ans plus tôt, en ce petit matin, où elle retrouva sa mère morte. Trinidad n'avait pas eu d'autres choix que de se rendre de Tarapoto, où sa grand-mère habitait. C'était un voyage de deux-mille kilomètres, du sud au nord de l'Amazonie, un trajet zigzagant parmi des dizaines de climats différents. Une réalité qu'un riche ne comprendra jamais, car s'agissant de voyages, seul l'argent peut acheter les lignes droites.

  • Il existe un fait irréfutable : à mesures qu’ils vieillissent, les gens ont de plus en plus de souvenirs et de moins en moins de projets.

  • De son côté, en l'attendant au restaurant, Daniel Rios vivait l'imminence de la rencontre comme une hémorragie de souvenirs diffus. Sa période Tarapoto était floue et il ne se souvenait pas vraiment de la mère de Trinidad. Avec combien de femmes avait-il couché durant ces années heureuses ? Et avec combien sans capote ? Un jour, en ce temps-là, son frère German lui avait dit souffrait du même mal que leur pays : une hyperinflation galopante. Il avait sans doute raison, pensa-il. Comme le surplus de monnaie finit par faire baisser la valeur des choses, trop de coup d'un soir tuent le coup d'un soir. De cette décennie turbulente, seules deux ou trois femmes émergeaient plus ou moins nettement, mais aucune d'entre elles n'était la mère de cette jeunette qu'il s'apprêtait à rencontrer, cerné de poulets rôtis.

  • Au fond de lui, il craignait une mort tragique, comme l’est souvent la vie de ces Péruviennes qui partent pleines d’illusions pour ces terres où paradis et enfer dorment enlacés.

  • Quand la bouche et le regard sourient en même temps, tu es foutue.

  • Si le souvenir ne te rend pas heureux, à quoi bon l’invoquer ?

  • Bon, je réponds ou pas ?
    Fais la lambiner un peu. ça t’est souvent arrivé d’avoir une bourge qui te supplie ?c’est la première fois. Moi,jamais. Mon boulot c’est de lécher des culs pour booster les ventes du magasin. Quelle plaie ma vieille. Heureusement qu’il y a ton étalon pour lécher le tien.Truie ! Grand bien te fasse.


    Biographie

Ce sixième roman de Gustavo Rodríguez, connu et reconnu au Pérou, est le premier publié en France. Né à Lima en 1968, il a aussi écrit de nombreux livres pour la jeunesse.

En savoir plus : https://es.wikipedia.org/wiki/Gustavo_Rodr%C3%ADguez_(escritor)

son site : https://gustavorodriguez.pe/biografia/


vendredi 13 septembre 2024

Tsitsi DANGAREMBGA – Ce corps à pleurer – Editions Mémoire d'Encrier 2022

 


L'histoire

Tambuzdsai, une zimbabwaise d'un certain âge se retrouve au chômage après avoir démissionné d'une agence de publicité qui, pour attirer les touristes vantait les mérites de ce pays d'Afrique, coincé entre la Zambie, le Mozambique, et le Botswana, alors que c'est l'un des pays les plus pauvres (72% de la population vit sous le seuil de pauvreté). Elle se retrouve à devoir loger dans une auberge de jeunesse, puis dans une chambre petite et très sale, avec une propriétaire un peu folle sur les bords. De toutes sa famille (le clan), elle est la seule à avoir fait des études supérieures. Beaucoup de femmes se sont mobilisées pendant la guerre interne entre les Ndébélés et Shonas, deux ethnies éclatent et on reproche insidieusement à Tambu de ne pas avoir été sur le front.

Tambu décroche enfin un poste d'enseignante en biologie (qui n'est pas sa discipline) dans une école. Très vite, elle est désarçonnée par l'attitude laxiste des élèves qui s'habillent mini-mini, fument, se maquillent. Un incident la conduit à l'hôpital pour dépression. Puis elle trouve refuge auprès de sa cousine et retrouve un poste dans une société qui propose des voyages d'éco-tourisme, un peu le même piège que la première agence. Dépitée, celle qui voulait réussir dans la vie trouve finalement son « untu » auprès des femmes de sa famille.



Mon avis

Deuxième roman de la trilogie Tambudzsai (le premier est consacré à son enfance, et le dernier n'est pas encore traduit à ce jour), nous assistons au parcours difficile d'une femme qui veut tout tenter pour s'élever dans l'échelle sociale.

Le Zimvabwé est un pays qui a fait la une plusieurs fois avec la dictature de Robert Mugabe.

Mais l'héroïne ne se soucie pas de politique, elle se soucie surtout de son sort personnel, et ici l'utilisation du « tu » pour la décrire a comme quelque chose d'impitoyable. Car Tambudzsai va d'échecs en échecs. Trop centrée sur elle-même et sur la valeur qu'elle se donne pour avoir eu des diplômes d'excellence, elle pense qu'elle mérite une place au soleil. Mais, cette fille née dans un village pauvre, qui vit dans la capitale Harare semble avoir coupé les ponts avec sa famille. Mais c'est sans compter sur la solidarité de ces femmes, pauvres, démunies mais qui savent aussi prendre en main leur destin, même si cela implique de travailler dur.

Qui connaît la réalité du Zimbabwé ? Peu de monde. Hors dans ce pays, qui vit de l'agriculture mais aussi des ressources minières (diamants et autres métaux rares, dont l'exploitation se fait clandestinement pour le pouvoir en place), la discrimination entre noirs et blancs est flagrante. Les blancs dirigent le pays, font main basse sur les terres agricoles et minières.

Le statut des femmes n'est guère enviable. Sauf si elles sont aisée, indépendantes et souvent proches du pouvoir, les autres femmes sont mariées à des hommes qu'elles n'aiment pas, des hommes violents qui les tabassent, souvent ivres d'un alcool de mais frelaté. On note que 32% des femmes de moins de 18 ans sont mariées de force. Aussi beaucoup de femmes noires préfèrent ne pas se marier et vivre en communauté. De plus l'éducation est catastrophique, 88% de la population est analphabète.

Mais ces réalités là, Tambu, notre héroïne ne les découvre que petit à petit. Tellement paniquée par son avenir, se sentant seule, elle somatise au point de ne plus se nourrir. Pétrie de honte d'avoir menti à sa famille à laquelle elle dit que tout va bien, sans pouvoir les soutenir financièrement. Tambu erre de lieux d'hébergement miteux en emplois qui ne lui conviennent pas, car elle a été élevée dans des valeurs qui ne sont plus celles de la jeunesse d'aujourd'hui et qu'elle est incapable de comprendre.

Cela rappelle les déplacements de populations liées aux guerres.

Plusieurs ethnies cohabitent non sans mal au Zimbabwé. Les principales sont les N'débélés d'origine zoulous qui ont leur propre langues et les shonas qui sont d'origine bantou et ont aussi leur langues. La lange officielle est l'anglais, mais on recense au moins 8 langues dont l'Afrikaans, issu de l'allemand, surtout parlé par les blancs.

Avec de roman puissant, sans chichis, c'est toute la détresse d'un peuple sans repères.

Son personnage à la fois cruel, sans beaucoup d'empathie, mais aussi en dépression, Tambu incarne la pauvreté qui a atteint des milliers de Zimbabwéens dans les années 2000, Tsitsi Dandarembga saisit avec une ironie poignante le désastre économique qu’a subi son pays. Car Ce corps à pleurer est tout autant celui de son héroïne, Tambudzaï, que le corps social dans son ensemble, gagné par le serpent de la défaite et dont les charognards attendent, en riant, la défaite totale et définitive.

Un grand roman, fascinant par ses rebondissements, et par l'étude minutieuse non seulement d'une femme, mais des personnages secondaires très approfondie.


Extraits

  • Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu le secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout.

  • Lorsque tu étais jeune et combative, lorsque tu cultivais le maïs dans le champ familial et que tu vendais les épis pour pouvoir payer tes frais de scolarité, tu étais différente de celle que tu es devenue. Quand et comment tout a changé ?

  • Lors des premières convocations pour des entretiens, tu exultes, t’habillant à chaque fois avec apprêt, remettant tes Lady Di et ta tenue favorite dans laquelle – c’est encourageant – tu flottes désormais. (…) Tu as envie de soustraire 20 ans à ton âge et de crier : Hé, je suis là, toute neuve, reconstruite ; regarde-moi, je débute ! 

  • La hyène se rit de toi lorsque tu franchis le portail. Une fois encore, elle s’est insinuée au plus près de ta peau, prête à arracher les derniers lambeaux de certitude que tu as préservés au moment où tu chuteras

  • Tu veux voir la forme que prend la douleur, cartographier ses veines et ses artères, arracher du corps l’épiderme et tous ses motifs de vaisseaux sanguins.

  •  Il y a un poisson dans le miroir. Le miroir est au-dessus du lavabo, dans un coin de ta chambre. Le robinet (dans les chambres de la pension de jeunes femmes, eau froide uniquement) goutte. Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu te secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout. Tu redresses la tête et retombes sur l’oreiller. Pourtant, enfin, tu es devant le lavabo. Là, le poisson te renvoie ton regard, les yeux saillants d’orbites violacées, la gueule béante, les joues s’affaissant comme sous le poids d’écailles innombrables. Impossible de te regarder...

     

Biographie

Tsitsi Dangaremga, (Mutoko, 1959) est une écrivaine et cinéaste zimbabwéenne.
En 1987, elle débute avec une œuvre théâtrale, She no longer weeps, écrite dans sa langue maternelle, le shona. Cette pièce lui procura un grand succès et, quand elle publia en 1989 son premier roman, intitulé Nervous conditions (A fleur de peau, éd. française, Albin Michel, 1991), sa notoriété était déjà internationale. Avec ce roman elle gagne le Commonwealth Writers Prize, pour la section africaine.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsitsi_Dangarembga et ici : https://memoiredencrier.com/auteurs/tsitsi-dangarembga/



Sur le Zimbabwé  : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zimbabwe#Politique_et_organisation_sociale


Nota : ce roman a été érit en anglais et traduit par Nathalie Carré qui est une spécialiste du swahili. Avec l'accord de la romancière, la traductrice a préféré insérer en fin d'ouvrage un lexique des mots shonas utilisés dans le texte original.

samedi 31 août 2024

Ivy POCHODA – Ces femmes-là – Editions Globe 2023

 


L'histoire

West Adams était autrefois un quartier chic de Los Angeles. Déserté pour des habitations plus luxueuses, il est traversé par une autoroute reliant le centre à la mer. Déjà éprouvé par des émeutes raciales en 1992, ce quartier est habité par des familles noires, souvent en grandes difficultés. Les filles à peine majeures se prostituent et de se drogue. En 1999, un tueur en série a égorgé 13 prostituées, sans aucune enquête sérieuse de la police. Et voilà qu'en 2014, le tueur (ou un autre) récidive en tuant à nouveau 4 jeunes femmes. Mais l'inspectrice Esmeralda Perry, une femme blanche, à bien l'intention d'aider ses femmes et d'arrêter le tueur.





Mon avis

Voilà un polar singulier, dont l'histoire est racontée par les victimes. Un polar qui dérange nos certitudes. On savait que le sort des femmes aux USA ne fait qu'empirer avec les restrictions sur le droit à l'avortement et le racisme qui a donné lieu au mouvement BML (Black Matter lives). Mais le roman d'Ivy Pochada a été publié en 2014, avant d'être traduit en français presque 10 ans plus tard.

A West Adams, au sud de Los Angeles, il ne fait pas bon vivre. Outre les fumées de l'autoroute, le vent chaud et les écarts de températures, la population est composée essentiellement de familles noires ou d'origines latino-américaines. Dorian y gère un petit stand de fritures (poissons et poulets panés) et nourrit presque gratuitement les « filles », ces jeunes femmes à peine majeures, juchées sur des talons improbables, maquillées à outrance et peu vêtues. Elles sont des prostituées qui travaillent soit comme « danseuses » dans des bars miteux, soit sur le trottoir. Dorian y a perdu sa fille Lecia, assassinée, il y a 15 ans, qui n'était ni prostituée ni mal habillée. De plus Dorian qui aime la nature et les oiseaux, trouve régulièrement des martinets empoisonnés dans son jardin. Elle décide de porter plainte à la police, mais sans grand espoir. Ils n'ont fait aucune enquête sérieuse lors de la mort atroce de sa fille. Mais la jeune inspectrice qui la reçoit semble lui prêter une attention particulière.

D'autant que quelques temps plus tard, une vieille prostituée Kathy est retrouvée assassinée, la gorge tranchée et la tête enveloppée dans un sac plastique. Puis c'est au tour de Julianna, que Dorian a pourtant chercher par tous les moyens de réinsérer dans une vie plus normal. Au total 4 femmes seront victimes d'un sérial killer en 18 mois.

Aucun misérabilisme, aucune compassion sous l'écriture sèche de l'autrice. Ce n'est pas spolier que de dire que le tueur est motivé par un racisme horrible, se souvenant du quartier d'autrefois avec ses belles propriétés immaculées, ces blancs de bonne lignée, et d'un prestige disparu. Les belles propriétés ne sont pas entretenues, elles hébergent des familles noires ou des constructions de fortune, des commerces peu chers et peu propres, et des bars qui ont leur petits salons privés pour les plus jolies prostituées qui peuvent s'offrir les services dédiés d'un videur pour clients indélicats ou violents.

Ici ce sont les victimes qui racontent, sans employer le « je ». On suit ainsi les tristes histoires de Dorian, Kathy, Feelia, Essie, Julianna, Marella qui vivent en marge d'une société où la justice et la police sont absentes, tout comme le peu de services sociaux. C'est un monde clos, qui ne sort pas de ce quartier misérable, qui tente de survivre, alcools et drogues aidant.

Des histoires comme celles-là, vous me direz que vous en avez déjà lu (comme « Arpenter la nuit » de la toute jeune Leila Motley qui, elle, s'inspirait d'un fait divers). Mais c'est nier les mots et le travail d'Ivy Pochoda qui sait décrire avec émotions mais sans aucune complaisance un monde qui doit forcément encore exister, sans le prétexte du polar. Donner la parole aux victimes, à leur chagrin, à leur solitude dans le deuil, que seule la jeune policière Perry est bien la seule à intéresser, elle-même victime d'un lourd passé. C'est mettre les points sur les i de l'indifférence de la société qui n'a que faire de ces femmes « qui ne sont que des petites putes » et qui sont réduites au silence (de la mort cruelle ou de l'indifférence), et de la destruction des corps (prostitution, mort affreuses).

C’est un ouvrage dur, fort, puissant, qui enfin réhabilite ces femmes oubliées. Ce livre a été classé parmi les meilleurs thrillers de 2020 par le New York Times.


Extraits

  • J'avais toujours peur pour elle. Des garçons. De la drogue. Des voitures. Des gangs. De la police. Elle traînait ses emmerdes derrière elle et elle ramenait tout ici dès qu'elle passait la porte. Je les vois, les filles comme elle dans la rue, dans le bus, qui changent tout le temps d'endroit, des filles avec des tatouages et des tenues moulantes, avec leur maquillage et leur coiffures. Des filles qui boivent, des filles qui fument, des filles qui se baladent avec des mecs qui pourraient être leur grand-père. Et je me dis, heureusement que c'est pas ma fille. Mais en fait si. C'est ma fille qui est couverte de tatouages. C'est ma fille qui fume comme un pompier. C'est ma fille qui sent l'herbe. C'est ma fille qui pue le sexe et pire encore.

  • On dit que t’as du pot si un mec ralentit à ton niveau. Du pot si on te laisse te pencher à la fenêtre d’une bagnole. Du pot si on t’emmène faire un tour – dans une des impasses crades près de Western Avenue ou dans les petites ruelles de Jefferson Park. Encore plus si tu vas à l’hôtel. Et encore plus si t’en sors indemne. J’ai du pot. Je connais la rue. Enfin, c’est ce que je croyais. Je vais te dire un truc : faut être vigilant. C’est un grand mot. Dur à prononcer. Mais ça vaut le coup de le connaître. Vigilante. Si je me retrouve encore en cloque, c’est comme ça que j’appellerai ma fille – Vigilante. Vigilante Jefferies. Mais putain, j’aurais jamais cru qu’il fallait être vigilante en dehors du taf. Quand j’étais pénarde au supermarché de la 65e en train de choper un quart de Hennessy et des Pall Mall. Même pas en train de taffer. Juste tranquille là, au coin de la rue, en train de cloper, de kiffer ma race, tu vois. Parce qu’il faisait frais pour une fois. Si ça, c’est pas un putain de miracle. Une journée fraîche, une nuit fraîche. Du vent dans les arbres, tu vois de quoi je parle ? Du vent qui fait danser les arbres. C’est beau à voir, ça

  • Il ne s’agit pas de résoudre des meurtres commis il y a plus de dix ans. Il s’agit de réparer une injustice.
    Sa voix est forte, rageuse et ferme. Elle ébranle Anneke.
    – Il s’agit de comprendre pourquoi l’assassin de nos filles a été en liberté pendant toutes ces années, pourquoi la police n’a rien fait à propos de la mort de nos filles. Pourquoi ils s’en fichaient. Pourquoi ils ont regardé ailleurs. Il s’agit de comprendre pourquoi la police pense que nos filles n’en valent pas la peine. Dorian tient un poster montrant le visage de sa fille.

  • Mais cette policière n’y va pas de main morte. On dirait qu’elle essaie d’être quelqu’un d’autre, avec son maquillage et ses cheveux faits pour un autre type de peau. Et pourtant, elle est flic. D’après l’expérience de Dorian, un flic n’essaie pas d’être quelqu’un d’autre. Un flic se contente d’être flic.

  • Au fil du temps, on apprend à lâcher prise. C’est comme ça. On arrête de faire du bruit. Sinon, on n’est plus que ça. Du bruit. Une plaie. Un problème. Rien que de la colère inutile. 

  • S’il y a bien un truc dont je suis sûre, c’est que le mec était pas noir. Les flics m’ont regardée comme si, pendant que mon sang s’écoulait de mon cou, ma cervelle s’était taillée avec.

  • Je vais ouvrir la fenêtre. Ça pue la mort ici alors qu’ils sont censés nous maintenir en vie. Putain, si ça c’est pas – comment on dit déjà ? ironique. C’est ça. C’est ça, ouais. Je vais ouvrir la fenêtre. Et je te préviens, je vais fumer. Y a plus qu’à espérer que t’aies pas une saloperie aux poumons ou un truc dans le genre. Y a plus qu’à espérer. Enfin, c’est pas un peu de fumée de clope qui va te tuer. Maintenant que t’es là.

  • Elle avait pris l’habitude d’être ignorée. Mais elle parlait quand même, d’une voix agressive et insistante. Sa fureur l’énervait elle-même. On aurait dit que sa voix appartenait à une autre femme. Elle détestait prononcer le prénom de sa fille dans leurs locaux infects. Elle détestait convoquer le souvenir de Lecia sous les néons froids, par-dessus les parasites des radios et le vacarme des téléphones.

  • J’ai toujours été intéressée par la destruction du corps féminin. Ou plutôt par la façon dont le monde s’acharne à le détruire. Selon moi, il est le seul à subir une telle violence, à la fois physique, psychologique et émotionnelle.

  • On dirait un décor de cinéma, avec tous les ingrédients du vieux film d’horreur : murs en pierre délabrés, ailes à l’abandon, tours branlantes, baies vitrées et carreaux cassés. D’un côté de la maison se dresse un porche voûté. Le long de la façade, il y a aussi tout un fatras d’échafaudages et Julianna ne saurait dire s’ils ont été installés pour rénover le bâtiment ou le maintenir debout.

  • Julianna sait à quoi ressemble un vrai restaurant classe, elle sait que là-bas, les menus ne sont pas glissés dans des pochettes en plastique, qu’on ne sert pas l’eau dans des verres de cantine, que la moitié des plats ne sont pas frits, que le vin ne sort pas d’un cubi et que les nappes ne sont pas imperméables.

  • Elle vieillira, perdra sa beauté, deviendra flasque et lourde à force de consommer de l’alcool et de la mauvaise bouffe. Elle ne bossera jamais dans la rue, mais elle devra compter sur des types comme son père pour passer du bon temps. Bientôt, elle les attendra, les espérera, guettera leur appel.

  • Le truc, c’est que les mecs veulent toujours tout avoir, même s’ils ne le savent pas eux-mêmes. Il faut les guider, les instruire, les amener à ouvrir grand leur portefeuille.

  • Qui n’aurait pas le cerveau niqué à force de faire ce qu’on fait, de voir ce qu’on voit ? De se défoncer en faisant semblant qu’on n’a rien à foutre de rien. De faire comme s’il n’y avait aucune différence entre nous et les petites étudiantes friquées qui viennent faire la fête dans les baraques du quartier en se croyant chez elles partout.

  • Elles savent très bien que c’est des conneries. Parce que le salaire de merde et les pourboires pourris des mecs qui préfèrent garder leurs biftons pour les vraies attractions du club ne sont rien comparés au fric qu’on peut se faire dans les salons privés. Avec les lap dance et tout le reste.

  • Kathy est comme un serpent qui mue ou dont la peau durcit à mesure qu’elle s’éloigne du restaurant. Sa voix change, devient plus sèche, plus froide tandis qu’elle s’arme pour la nuit. Elle jauge une femme postée à un coin où elle n’a rien à faire, insulte un automobiliste au regard insistant. Martèle le trottoir de ses talons et toise les passants.

  • On peut faire confiance à personne dans ce monde. C’est la vérité. À rien ni à personne. C’est ça qui est terrible.




Biographie

Ivy Claire Pochoda est une romancière et une ancienne joueuse professionnelle de squash née en 1977 à New-York.
Elle est titulaire d'un BA en littérature grecque classique de Harvard College (1998) et d'un MFA en écriture de Bennington College (2011).
"L'autre côté des docks" (Visitation Street, 2013), son deuxième roman, a été salué par la critique (américaine et française) et lauréat du Prix Page-America 2015. "Route 62" (Wonder Valley, 2017) a obtenu le Strand Magazine Critics Award for Best Novel.
Elle enseigne l'écriture créative à Lamp Arts Studio à Skid Row. Elle vit à Los Angeles avec son mari et sa fille.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivy_Pochoda

son site : https://www.ivypochoda.com/


samedi 3 août 2024

Victor GUILBERT – Terra Nullius – J'ai Lu - 2023

 

 

L'histoire

L'inspecteur Hugo Boloren n'a pas le moral. Sa mère, grande journaliste reporteur souffre de la maladie d'Alzheimer, et Hugo doit consulter un grand spécialiste à Lille. Le parisien est aussi mis à contribution pour aider la police locale sur le meurtre d'un petit garçon Jimcaage et d'un autre gravement blessé, dans ce qu'on appelle « Terra Nullius », une énorme décharge à ciel ouvert entre la France et la Belgique. A ces pieds, un campement de miséreux, de sdf, sans papiers et autres dont faisait parti le petit garçon. Aucun signalement aux services sociaux, et un « trésor » évoqué par l'enfant. Il est temps que la petite « bille » dans la tête de l'inspecteur face « ding ».


Mon avis

Deuxième tome sur 3 des enquêtes d'Hugo Boloren (après Douve déjà apprécié par la critique), nous nous retrouvons à Lille et ses environs.

Alors qu'il accompagne sa mère, qui fut autrefois une grande journaliste et qui est atteinte de la maladie d’Alzheimer, consulter un spécialiste à Lille, Hugo est sollicité par la police locale pour résoudre une affaire étrange. Entre la France et la Belgique gît une décharge illégale montreuse comme des collines de déchets. Les deux pays se renvoient la balle sans solutions. Pas plus qu'ils ne s'intéressent au campement de fortune installés aux pieds des déchets : une communauté de sdf, de sans papiers, de migrants refoulés à Calais où semble régner en matrone une vieille femme du nom de Mani.

Hors un jeune garçon de 12 ans, Jimcaale, confié aux bons soins d'une vieille femme est dans un état de mort cérébrale suite à une agression, suivie de celle moins dangereuse de son ami, un petit garçon d'origine asiatique qui lui a une famille.

Il doit seconder les inspecteurs lillois qui lui font goûter aux spécialités locales et surtout à la bière. Tout en suçant des carrés de chocolat noir pour suivre son sevrage tabagique, la petite « bille », la petite étincelle qui permet le déclic pour trouver la solution à cette enquête trouble ne vient pas vraiment. Hugo se creuse la tête, pour mettre en place ce puzzle ou plutôt ces puzzles qui ne s'assemblent pas. Pour cela, il peut compter sur l'aide bien venue de Lulu, la stagiaire et d'un trimoin (le même témoin dans 3 affaires distinctes) qui n'a juste que 2 petits mensonges à son actif mais est ravi de trouver une vraie place dans une vraie enquête. Drogue, misère, abandon des services publiques, trahisons sont au rendez-vous de ce polar qui s’accélère au fil des pages. Atypique, angoissé chronique, le personnage central nous sort un peu des sentiers battus du héros mais sans en faire un total anti-héros, il est un peu « le monsieur tout le monde » avec ses doutes, ses petits plaisirs. Les personnages secondaires sont attachants aussi, avec l'humour nécessaire dans cette ambiance sombre.

L'auteur dénonce aussi, mine de rien, tous les laissés pour compte, qui subsistent de dons, de petits vols et de débrouilles et ces décharges immondes qui polluent le monde. Mais ici, la grande décharge renferme dans ses entrailles quelques drôles de secrets. Un bon polar bien mené dans un style fluide. Lecture estivale parfaite.



Extraits

  • Côme a déjà commandé une tournée de bières que la serveuse propulse sur notre table sans faire tomber la moindre goutte. Je suis sensible à cet art de la dextérité bistrotière. «  Bière de Snick, la lambic authentique qui tombe à pic » est inscrit en lettres rouges sur les verres. La serveuse zélée précise à mon intention qu’en vrai, c’est pas une lambic, c’est pour la rime. On lève nos pintes en attendant que l’un de nous lance une sentence à propos. Rien ne vient, alors on hoche la tête, on ferme les yeux et on savoure la première lampée de Snick. prendre le temps d'être là, dans la steppe, immobiles. Il suffit d'écouter et de regarder pour avoir l'air d'un sage.

  • Vais-je reprendre un carré de chocolat ou me décider à réduire ma consommation ? Je soupire. C’est un leurre de croire qu’on se libère du tabac. Ces carrés de chocolats noirs millésimés, je peux me convaincre que je les savoure, que je les suçote… La vérité, c’est que je les fume. J’apprécie bien plus le manque vaguement comblé que le goût amer du cacao d’exception.

  • J’allume la petite radio sur ma table de nuit, cadeau de mon père à l’adolescence. Les transistors des années quatre-vingt-dix tiennent plus longtemps que les portables sortis il y a trois ans.

  • Il n’aime pas l’idée que certains jours mériteraient de ne pas être vécus, la vie est trop courte pour en jeter des morceaux.

  • Et puis, il y a le problème du doute, cette goutte amère capable de vous ruiner toute une marmite de certitudes.

  • La chaleur donne soif et la bière lilloise donne chaud. Un cercle vicieux qui s’autoalimente sans que ce soit désagréable.

  • C'est l'avantage d’être un casanier qui ne tient pas en place. J'ai toujours envie de rester chez moi, mais je me sens chez moi partout où je vais. C'est peut-être la définition du voyageur, d’être un pantouflard ambulant.

  • Je sais pourquoi vous ne voulez pas voir de psy. Fouiller dans le subconscient d’un flic, ça revient à creuser un trou dans le sable à marée haute.

  • Le jeune inspecteur sous-entend la dépression sans la nommer, cette fois-ci. Ce qui ma fait prendre conscience que je prononce rarement le mot "Alzheimer" en évoquant ma mère. La pudeur linguistique, c'est le déni de la pensée.

  • D'habitude, ces bouledogues français dégagent une aura sympathique, mais celui-là a le museau méchant. Une petite dent poussée de travers pointe à l'extérieur de ses babines et sa collerette vétérinaire trop grande lui donne de surcroît un air parfaitement stupide. L'illustration réussie de l'idée qu'on peut se faire de bête et méchant, pense Raphaël.

  • Le plus difficile à nier, c’est l’odeur insupportable. La décharge d’un côté, les habitations insalubres de l’autre, et le soleil qui tape fort au-dessus en prenant soin de développer les arômes.  

  • Le petit pouvoir pousse aux grandes phrases chez les petites personnes.

  • Les policiers sont comme les touristes ou les pigeons, personne n'aime ceux qui viennent de Paris.

  • Le téléphone de Lorraine vibre sur la table et son visage s'éclaire quand elle découvre le nom de "Cyril" qui s'affiche sur l'écran. Je me retiens de justesse de pousser un cri de surprise embarrassant. C'est la première fois que je vois un sourire qui a ce pouvoir, cette faculté de donner l'impression qu'il émet de la lumière à travers les pores de la peau. Comme si un excès de charme dégoulinait de la figure. Il a fallu que "Cyril" apparaisse sur son téléphone pour amorcer ce miracle. Je lui envie cette joie simple. Elle s'excuse, radieuse, s'éloigne, splendide, et répond, merveilleuse. Est-ce qu'il y a déjà eu quelqu'un quelque part qui me fasse rayonner le visage d'un coup de téléphone ?

  • La bille tente une arrivée en force, je la repousse en inondant mon esprit d'une lampée de bière à la limite de l'étoufement. Je veux transformer la bille en bout de puzzle, faire du concret avec de l'abstrait. Elle a repéré un nouvel élément dans le fouillis de mes pensées, elle va se perdre, elle se réveille trop souvent en ce moment. Je termine ma Snick et me tourne vers Lulu et le trimoin. - Vous avez des choses à me raconter?  

  • La plus grande décharge sauvage à ciel ouvert de France, les hectares de la honte comme on le murmure dans la région et jusque derrière la frontière belge qui la jouxte de trop près.

  • j'avale le dernier morceau de mon sandwich franco belge, preuve que lorsque des pays unissent leurs forces, ils peuvent faire de grandes choses


Biographie

Victor Guilbert est un auteur de théâtre, romancier et nouvelliste né en 1983. Il a fait des études au Cours Florent. Diplômé de lettres modernes à la Sorbonne, il a obtenu un Master 2 en linguistique.
C’est grâce au théâtre qu'il fait ses premiers pas dans le monde de l’écriture en proposant des pièces qui seront jouées entre Paris, la Normandie, jusqu’à Shanghai. Son spectacle, "Chroniques d'un débridé", a tourné en Chine et en France durant deux ans. Il se lance par la suite dans la rédaction de textes de chansons, sketchs, nouvelles, dont certaines primées, et rédige des articles pour divers blogs.

Après avoir vécu plusieurs années à Shanghai, où il a dirigé la Troupe de Théâtre Francophone de Shanghai, il habite désormais à Paris où il travaille comme rédacteur et blogueur en parallèle de ses activités littéraires. En 2017 sort son premier roman, "L’histoire fabuleuse du Français insouciant devenu Chinois insurgé", aux éditions Hikari. "Douve" (2021), son premier roman policier, a reçu le prix du meilleur polar 2022 au salon Saint-Maur en poche. Victor Guilbert remporte le Prix "Le Point" du Polar européen 2022 pour son roman "Terra Nullius" (2022, Hugo Thriller).

Son site : https://www.victorguilbert.com/


jeudi 18 juillet 2024

Amor TOWLES – Lincoln Highway – Fayard 2022 ou Livre de Poche 2023

 

 

L'histoire

1954, Nebraska, USA. Emmett Watson, 18 ans, rentre chez lui après avoir purgé une peine de 15 mois pour le meurtre involontaire d'un jeune homme. Mais en fait de chez lui, la ferme de son père, récemment décédé, est saisie par la Banque et le jeune homme n'a plus que sa voiture et son petit frère Billy qui a été placé chez des gentils voisins. Billy, bon lecteur et très curieux intellectuellement persuade son frère qu'ils doivent aller en Californie, retrouver leur mère qui a disparu mais a envoyé 9 cartes qui longent la Lincoln Highway, la seule route qui traverse les USA de la côte est à la côte ouest. Sachant qu'il sera mal reçu dans son village du Nebraska, Emmett accepte le plan. Il a appris le métier de charpentier et compte bien trouver du travail là-bas. Mais c'est sans compter sur 2 petites frappes, évadés de la prison qui débarquent chez lui. Eux n'ont pas les mêmes projets. Duchess le fourbe et Wolly, garçon instable psychologiquement, veulent rejoindre New-York puis les Adirondaks presque à la frontière canadienne pour récupérer l'héritage de Wolly.

Ils « empruntent » la voiture d'Emmett déjà en route pour rejoindre la Highway, et les quelques économies que le père du garçon a laissé. S'ensuit alors une course-poursuite à l'inverse de la destination initiale pour récupérer la voiture et le peu d'argent ? Un road-movie passionnant.



Mon avis

Gros best-seller aux États-Unis, le dernier roman d'Amor Towles nous propose un road-movie entraînant.

L'originalité du livre est que l'on fantasme beaucoup sur cette Lincoln Highway constuite en 1912 et qui parcourt les USA d'est en ouest, traversant 11 états américains et dont le départ officiel se fait à New-York. Hors cette route ne sera que peu empruntée par les différents protagonistes.

De plus l'histoire est raconté au « je » par Duchess, pas bien âgé mais roublard en diable et par Sally (la gentille voisine d'Emmett dont elle est follement amoureuse). Les chapitres numérotés à l'envers (le premier chapitre s'intitule 10) renforcent cette notion d'une inversion dans un projet qui n'aboutira qu'à la toute fin du livre.

Les personnages sont à la fois attachants et ambigus. Emmett est un garçon posé, pris dans les tourments de la vie. Il est profondément loyal et toute sa vie il se reprochera d'avoir causé la mort d'un homme, mais peu se montrer parfois naïf. Son petit frère Billy, parfois gaffeur mais très attaché à son frère a le chic pour attirer la sympathie autour de lui, quitte à commettre quelques imprudences. Duchess est le personnage ambigu par excellence. Pas très cultivé mais malin, il aime régler ses comptes à coups de poings, et surtout dans sa tête, il n'a fait qu'emprunter la voiture d'Emmett, et se promet de lui remettre la voiture et le rembourser de l'agent volé. Il s'en persuade même mais le lecteur comprend bien que si une autre opportunité se présente, les belles promesses seront vite oubliées. Et puis Wolly, légèrement handicapé mental, est un personnage lunaire et manipulable à souhait par Duchess. C'est d'ailleurs lui qui le persuade d'aller récupérer sa part d'héritage, puisqu'il est devenu majeur. Lequel héritage est de 200 000 dollars, une véritable fortune pour l'époque que Wolly a bien l'intention de diviser en 4 : une part pour lui, une pour Duchess, une pour Emmett et une pour Billy qu'ils considère comme ses amis et sa famille.

S'en suit un lot de personnages secondaires, hauts en couleurs, qui viennent en aide aux frangins puis disparaissent.

Mais sous cette intrigue bien ficelée, c'est un portrait de l'Amérique des pauvres, des vétérans de la guerre souvent abandonnés, des oubliés et des mal lotis. Ce dont le lecteur ne se rend pas compte de suite, car l'intrigue et ses rebondissements sont captivants.Avec une écriture fluide, des petits passages humoristiques, c'est vrai que cela se lit tout seul, « page turner comme on dit ». Même si c'est un peu prévisible, je regrette quelques longueurs qui ralentissent l'action. On aurait aimé un peu moins de digressions pour laisser place à plus d'actions. Mais on se prend quand même au jeu de ce pavé de 635 pages.



Extraits

  • Ainsi pour son père, déchirer une page d'un livre était sacrilège. D'autant plus choquant en l'occurence que la page en question provenait des Essais de Ralph Waldo Emerson - le livre que Charlie Watson admirait plus que tout autre. Au bas, il avait soigneusement souligné deux phrases à l'encre rouge.
    Il arrive dans l'éducation de tout homme où il en vient à la conclusion que l’envie, c'est l'ignorance, que l'imitation, c'est le suicide, qu'il doit s'accepter tel qu'il est, pour le meilleur et pour le pire, que même si le vaste monde regorge de bienfaits, pas un grain de blé ne viendra le nourrir si ce n'est par la vertu du travail qu'il accomplira sur ce lopin de terre qui lui a été accordé pour qu'il le laboure. Le pouvoir qui réside en lui est d'une nature nouvelle, et personne d'autre que lui ne sait ce qu'il est capable de faire, pas plus que lui-même ne le sait tant qu'il n'a pas essayé.

  • Si la culture choisie réclamait beaucoup d'eau, alors suivaient deux années de sécheresse. S'il passait à une autre nécessitant beaucoup de soleil, les nuages et les orages s'accumulaient à l'ouest. On pourrait dire que la nature est sans pitié. Qu'elle est indifférente et imprévisible. Mais que penser d'un fermier qui change de culture tous les deux ou trois ans ? Même enfant, Emmett comprenait que cela signalait un homme qui ne savait pas ce qu'il faisait.

  • Comme cela aurait été formidable si la vie de chacun d’entre nous avait été une pièce de puzzle ! Parce que, alors, aucune n’aurait constitué une gêne pour les autres. Chaque vie se serait calée dans son petit emplacement à elle et, ce faisant, aurait contribué à la reconstitution complète de l’image complexe.

  • Bien sûr qu'il avait toute la vie devant lui, et qu'il devait s'occuper de son frère. Bien sûr qu'il avait été l'agent du mauvais sort, pas celui qui l'avait provoqué. Mais là où il n'était pas d'accord, c'était sur l'idée qu'il avait payé entièrement sa dette car peu importe la part du hasard dans les événements, quand vous avez de vos propres mains mis un terme à l'existence d'un autre homme ici-bas, il vous faudra, si vous voulez prouver au Très-Haut que vous êtes digne de Sa miséricorde, rien de moins que votre vie entière.

  • Mais, le matin, il laissait sa porte entrouverte. Et quand je toquais, il m'accueillait en soulevant le chapeau qu'il ne possédait plus. Parfois, s'il avait un peu d'argent en poche, il m'envoyait acheter du lait, de la farine et des œufs, et nous préparait de toutes petites crêpes qu'il faisait cuire sur le fer à repasser. On mangeait notre petit déjeuner assis par terre et, plutôt que d'évoquer son passé, il me parlait de mon avenir - de tous les endroits où j'irais, de toutes les choses que je ferais. Une façon de commencer la journée en beauté.

  • Vous ne m'avez pas dérangé du tout, répondit le vieux monsieur avec un geste de la main en direction de son lit. Je lisais. Ah, me suis-je dit en apercevant le coin d'un livre dépassant de sous les draps. Le pauvre vieux, il souffre de la plus dangereuse de toutes les addictions.

  • Ce qu’il y a de drôle avec une photo, c’est qu’elle sait tout ce qui s’est passé avant qu’on la prenne, mais rien de ce qui va ses passer après. Pourtant, une fois encadrée et accrochée à un mur, ce qu’on y voit quand on regarde de près, ce sont ces choses sur le point de se produire…

  • Quand on a besoin qu'un homme vous aide, une fois sur deux il a disparu. Parti quelque part s'occuper de quelque chose dont il aurait tout aussi bien pu s'occuper le lendemain, et ce quelque part se trouve juste assez loin pour qu'il ne vous entende pas l'appeler. En revanche, si jamais vous voulez qu'il fiche le camp, impossible de s'en débarrasser.

  • Pour ce qui est d'attendre, les has-been ne manquent pas de pratique. Ils ont attendu leur jour de gloire, le jour où ils tireraient le numéro gagnant. Quand il est devenu clair qu'il n'arriverait jamais, ils ont commencé à attendre d'autres choses. L'heure de l'ouverture des bars, par exemple, ou le jour de l'arrivée du chèque des allocations. Puis, très vite, à attendre de voir ce que ça faisait de dormir dans un parc de tirer deux taffes d'une cigarette trouvée par terre. De voir à quelle nouvelle indignité ils pouvaient s'habituer tout en attendant d'être oubliés par ceux qu'ils avaient autrefois aimés. Mais, surtout, ils attendent la fin.

  • Quand tu es noir,que tu charries une sacoche de courrier ou que tu fasses le liftier ,que tu fasses de l'essence pour un client ou que tu te retrouves en taule ,tu portes toujours un uniforme .

  • Billy a lu les vingt premières plaques d'une voix énergique et gaie, comme si chacune d'elles constituait une agréable surprise. Pour les vingt suivantes, son enthousiasme a diminué. Puis sa voix s'est faite traînante. On pouvait presque entendre l'effet de la réalité enfonçant son pouce dans cet endroit de l'âme d'où jaillit l'enthousiasme de la jeunesse. Ce soir, la réalité allait très certainement laisser son empreinte su Billy Watson.

  • Quand tu voyageais de ville en ville, comment tu faisais pour aller à l'école ?
    - Ce qui vaut la peine d'être appris ne se trouve pas toujours dans les pages d'une encyclopédie, jeune homme. Disons simplement que la route fut mon école, l'expérience mon manuel, et le destin capricieux mon maître.

  • Une seconde plus tard, un portier se penchait vers moi. - Tu peux pas te garer ici, mon vieux. - Cinq minutes, pas plus, ai-je répondu en lui glissant un billet de cinq dollars. En attendant, je te suggère d'aller faire ami-ami avec le président Lincoln. Alors, au lieu de me dire où je n'avais pas le droit de me garer, il a ouvert la portière de Woolly et nous a fait entrer dans l'immeuble en touchant son chapeau. On appelle ça le capitalisme.

  • Il coupa le contact. Sacrée baraque ! Combien de personnes vivent ici, tu disais ? demanda Duchess. - Seulement ma sœur et son mari. Mais elle est enceinte. - Enceinte de quoi ? De quintuplés ?


Biographie

Né en 1964, Amor Towles a grandi dans la banlieue de Boston, Massachusetts. Il est diplômé de l'Université Yale et a un master en littérature anglaise de l'Université de Stanford. Descendant d'une des grandes familles wasp du Mayflower, il a fait une brillante carrière dans la finance.
Amor Towles est directeur d'une entreprise à Manhattan, où il vit avec sa femme et ses deux enfants.
Rules of Civility (2011) (Les règles du jeu) est son premier roman. Son deuxième roman, "Un gentleman à Moscou" sort en France en 2018. Lincoln Highway est donc son troisième roman publié à ce jour.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Amor_Towles

son site ici : https://www.amortowles.com/


samedi 29 juin 2024

Joan SAMSON – Délivrez nous du bien – Editions Toussaint l'Ouverture - 2024

 

L'histoire

La famille Moore, paysans de père en fils, vit sur ses terres pas loin du village de Harlowe dans le Nord du New-Hampshire (USA). Grand-mère Ma qui a sont franc parler, cohabite avec son fils John, un homme taiseux, sa femme Mim, et leur petite fille de 4 ans Hildie. Sans être très riches, ils vivent de leurs récoltes et de leurs vaches laitières. Un jour, le sherif du village arrive accompagné d'un homme qui se prétend commissaire priseur et demande un objet pour une vente aux enchères afin d'engager un adjoint au shérif. Ils repassent la semaine suivante, puis la suivante et au fil des semaines la maison se vide de ses biens, des outils, nécessaires aux travaux agricoles, des vaches. Un projet circule même de créer des résidences secondaires de luxe notamment sur les terres des Moore. Mais quand l'exploitation va trop loin, ce n'est pas sans conséquences.


Mon avis

Il aura fallu 49 ans pour que soit traduit et sorti de l'oubli ce roman incroyable de l'écrivaine Joan Samson (1937-1976). qui pourtant fit parler de lui à sa sortie, un an avant la mort de la jeune autrice.

Il s'agit d'une histoire de spoliation, comme vous n'en n'avez jamais lu. La vie se passe tranquillement à Harlowe, village de cultivateurs et d'éleveurs. Mais c'est sans compter sur l'arrivée d'un certain Perly Dunsmore, qui se présente comme commissaire priseur et conseiller. L'homme a du charme et fait de l’œil à Mim, qui si elle se sent flattée dans un premier temps, le déteste, impuissante. Avec la complicité du shérif Gore, un homme qui ne brille pas par son intelligence, le pillage des habitants commence. Sous prétexte de vouloir doter la police locale d'adjoints, des ventes aux enchères sont organisées et les ruraux priés de donner quelque chose. Mais ce quelque chose devient de plus en plus énorme. De plus, par un étrange hasard, les récalcitrants ont des ennuis : blessures physiques ou accidents mortels. Les Moore, attachés à leurs terres se voient ainsi privés de tout : les jolis meubles hérités, les rares tapis, les vaches laitières, et vivent dans la peur qu'on leur vole leur enfant. Car, comble de l'ignominie, ce commissaire priseur qui se fait construire une maison magnifique sur la « Main Street », l'avenue principale, va mettre aux enchères des enfants : un bébé abandonné soit disant, qui est en fait le fruit de ces amours illicites avec une jeune fille de la région, et un enfant de 3 ans qui est un des derniers fils d'une famille spoliée. Les biens sont achetés par des habitants riches de Boston ou des jeunes familles cherchant une maison. Car le commissaire-priseur veut transformer Harlowe en station de vacances chic, profitant de sa situation près des montagnes, les White Mountains, prévoit des pistes de ski, et autres agréments pour les futurs acheteurs. Et bien évidemment sur les terres volées aux ruraux, qui reçoivent une maigre somme de dédommagement, quand ils ne se font pas expulsés pour des motifs idiots.

Moore qui a tout perdu, et qui voit sa famille dépérir, rongée par l'angoisse que leur jolie petite fille ne soit enlevée et vendue, reste figé dans son désespoir. Les autorités à Concord (la capitale du New Hampshire) sont inefficaces, le renvoyant de services administratifs en services administratifs. Alors il prend une grand décision au péril de sa vie. Ce geste libérateur va entraîner les habitants spoliés et permettre au village de se retrouver.

Incroyablement moderne, ce roman qui attaque de front le capitalisme effréné, la création de besoins aux dépens des autres est l'un des rares à raconter cette histoire qui s'inspire probablement de faits réels, poussés ici à l'extrême. L’écriture simple, sèche aussi de l'autrice fait monter le climat d'angoisse qui saisit la famille, la peur de la mère, la détermination de Ma a ne pas céder, et son fils qui semble plonger dans un état léthargique, jusqu'au sursaut, celui de perdre non seulement ses terres mais aussi sa fille adorée. Elle nous laisse, nous lecteurs, impuissants, tant on aurait envie de massacrer ce commissaire-priseur qui vient d'on ne sait où et qui fait main-basse sur une bourgade tranquille. Un formidable roman, où la psychologie des principaux personnages est très bien étudiée, sans aucune fausse note. Roman noir, tragique mais compensé par une fin heureuse, c'est un incontournable dans votre bibliothèque.



Extraits

  • Le feu s'élevait en un cône parfait comme suspendu à la fine volute de fumée qui montait en ligne droite vers le vaste ciel printanier. Mim et John tiraient du bois mort d'un tas près du mur de pierre et le jetaient dans les flammes, se reculant rapidement tandis que les feuilles sèches s'embrasaient dans un sifflement. Hildie, quatre ans, entendit le camion arriver avant même que leur vieux chien de berger ne dresse l'oreille. Elle trottina vers le bord du chemin et attendit fébrilement. C'était le pick-up de Gore. Il roulait à vive allure et s'enlisait profondément dans la boue en la faisant gicler de part et d'autre. John et Mim convergèrent derrière l'enfant, chacun passant en revue ce qui pouvait clocher pour que le shérif vienne jusqu'à la dernière ferme du bout de la route.

  • Il y avait la cadence discrète des horloges tictaquant les unes contre les autres - l’horloge coucou, l’horloge huit jours avec son ancolie peinte sur le verre, et l’horloge de parquet dans l’entrée. Les différents carillons et le gazouillis du coucou n’étaient plus synchronisés, et la maison était remplie de tic-tac aléatoires que les Moore entendaient à peine, un contrepoint au chant des oiseaux qui filtrait du dehors.

  • Mim, écoute-moi, dit-il en l’attirant sous les couvertures. Les choses sont ce qu’elles sont. Mais ils ne peuvent pas te prendre la chair de ta chair. Et ils ne peuvent pas prendre la terre, parce qu’on est dessus. – Des mots, John. Ca, ça ne les arrête pas. Qu’est-ce qu’ils ont fait tout cet été et cet automne ? – C’est encore l’Amérique. Ils peuvent pas. Il y a des limites. – Réfléchis. Toute la terre sous les grandes villes, c’étaient des fermes avant. Et d’une façon, je ne sais pas comment, ils ont fait partir les fermiers.

  • Les pendules parties, la vieille demeure des Moore était silencieuse, mais chaque mouvement semblait marquer un pas vers l’inexorable venue du jeudi. La liste habituelle des corvées automnales se dissolvait. Il n’y avait aucune vache à soigner, aucun dollar en trop pour acheter de la peinture, aucun outil pour couper du bois ou réparer des meubles. Même les innombrables babioles à dépoussiérer et à briquer avaient été emportées. Maintenant que le poste de télévision n’était plus là, les Moore maintenaient l’électricité coupée pour économiser de l’argent. Leurs routines prirent un rythme primaire qui aurait rapidement pu paraître commode, s’il n’avait pas été entièrement bouleversé par chaque visite du jeudi.

  • Je dis qu'on a compris foutrement trop bien depuis foutrement trop longtemps et qu'on est restés foutrement trop silencieux !

  • Souvenez-vous seulement de ceci, dit-il enfin d'une voix caverneuse qui tranchait nettement dans la confusion. Tout ce que j'ai fait, vous m'avez laissé le faire.

  • Vous êtes-vous posé la question, John, de savoir si vous étiez en position de nous empêcher d’entrer ?



Biographie

Joan Samson est une écrivaine américaine. Née à Erie en Pensylvanie le 9/9/1937 et décédée à Cambridge Massachusetts le 27/02/1976 ?
Elle a fréquenté le Wellesley College de 1955 à 1957, ses années de premier cycle étant interrompues par un mariage et son départ pour Chicago avec son mari. Elle a terminé ses études à l’Université de Chicago (B.A. 1959) et a enseigné à l’école primaire à Chicago (1959-1960). Peu de temps après, son mariage s’est achevé.

Elle a ensuite enseigné à Newton, Massachusetts (1960-1963). Elle a également enseigné à Londres, en Angleterre. C’est là, que le 27 mai 1965, elle a épousé Warren C. Carberg, Jr., administrateur de bibliothèque. Ils ont vécu quelques années en Europe avant de retourner dans le Massachusetts. Ils ont eu deux enfants, une fille et un fils.
Samson est retournée étudier à l’Université Tufts (MA 1968), a enseigné dans une école de campagne à Brookline, Massachusetts, en 1968-1969, et a travaillé comme secrétaire de rédaction pour la revue "Daedalus" de 1973 à 1975.
En 1974, elle écrit un premier livre, "Watching the New Baby". Basé sur la naissance de sa fille, c’est un récit destiné aux futurs parents qui s’apprêtent à accueillir un nouveau membre dans leur famille.
Elle décide, en 1975, bien qu’elle ne se soit jamais essayée à la fiction (l’auteur de la famille, c’est son mari, professeur de lettres), d’écrire une nouvelle d’une dizaine de pages sur l’arrivée dans un village du New Hampshire d’un étranger venu de la ville. L’idée lui serait venue d’un cauchemar. Après avoir fait lire la nouvelle à son mari, celui-ci l’encourage à en faire un roman, et c’est grâce à Pat Myrer, agent littéraire de chez McIntosh and Otis avec qui elle avait collaboré, que Joan Samson parvient rapidement à publier son texte. Le livre, "The Auctioneer" ("Délivrez-nous du bien"), parait en janvier 1976, et en peu de temps se hisse sur la liste des meilleures ventes. Joan Samson meurt le 27 février 1976, à l'age de 38 ans, d’un cancer du cerveau quelques semaines après la parution.

vendredi 14 juin 2024

Madeleine BENJAMIN – Les enfants du Blizzard – Albin Michel 2023 -

 

 

L'histoire

Les deux sœurs Gerda et Raina, 16 et 17 ans sont employées comme institutrices avec comme mission d'apprendre l'anglais à la vague de migrants venus de Suède, Norvège, Allemagne, attirés par les annonces du gouvernement américain. Nous en en 1888, et ce que les USA nomment le Dakota où vit aussi une réserve Cheyenne. Mais sur ces terres, gelées en hiver et chaudes en été, difficile de cultiver ou de faire de l'élevage. Surtout que le temps est capricieux. Le 12 janvier 1888 la matinée est quasi estivale, mais un blizzard et un ouragan terribles s’abattent sur les écoles où enseignent les jeunes filles. Comment protéger ces enfants, peu vêtus du froid glacial qui s' engouffre partout ?



Mon avis

Madeleine Benjamin romance un sujet historique dont même les américains ne se souviennent plus. Le terrible blizzard de l'hiver 1888 qui a fait officiellement 260 morts chez les enfants, bien plus, car ne sont pas comptés les enfants amérindiens ou pas déclarés par leurs familles.

En 1887, le gouvernement des États-Unis avait lancé une grande campagne dans les pays d'Europe du Nord pour y faire venir des colons. Les grandes plaines de l'ouest, du Nebraska et du Dakota restaient peu peuplées, et les amérindiens parqués dans des réserves surveillées par l'Armée. Alors ils sont venus les colons auxquels on donnait des hectares de terre, parce que chez eux, l'emploi se faisait rare, les paysans ne gagnaient pas grand chose. C'est ainsi que les deux sœurs Olsen, filles d'intellectuels poussés par le changement et parlant anglais sont recrutées dans des écoles à une classe. Des bâtiments mal conçus avec des enfants de 5 à 15 ans issus des familles de colons.

Mais voilà que ce terrible blizzard arrive, alors que le matin même le temps était doux et que les enfants n'avaient pas leurs lourdes pelisses. Pour Raina, consciente que le petit bois de chauffage pour l'unique poêle ne suffira pas, décide de sauver tous les enfants, à commencer par Annette, une petite fille placée dans une famille où elle n'est pas la bienvenue et à qui la jalouse et stupide propriétaire n'a pas un mot aimable. Elle n'ignore pas non plus que son mari Gunner est intéressé par la jolie et fraîche Raina, une jeune fille prudente qui ne croit pas aux belles promesses.

La première partie du roman est formidablement étouffante , on souffre , on a froid , on espère , on prie mais on ne peut pas se sortir de ce marasme glacial .
Par la suite , viendra le temps de ..., vous savez , ce temps désespéré qui succède à toute catastrophe. Tellement bien relaté avec , il faut bien le dire, même si l'autrice grossit un peu les traits pour mieux faire passer le message, mais sans jamais tomber dans le misérabilisme et la mièvrerie. Deux sœurs, deux choix différents,
Derrière ce qu'on pourrait considérer comme un grave accident climatique se cachent bien des aspects de cette immigration. Les fausses promesses relayées par la presse pour " attirer " les volontaires, leur installation dans des plaines " désertiques " à la terre incultivable, la misère des colons, le retour au pays de la plupart , le racisme , le " système " éducatif qui n'en est pas un. Et puis il y a les profiteurs, les journalistes corrompus pour enjoliver la réalité, la compagnie de chemin de fer qui peut s'étendre, avec des tarifs élevés et des guerres internes entre les mairies, car là où le train passe, c'est une activité économique qui s'installe aussi.
Bien écrit, fluide, les chapitres alternent entre les récits et les choix des deux sœurs que désormais tout oppose. Avec une fin « ouverte » où l'on espère que Raina qui passe des diplômes universitaires mais reste hélas seule effectivement trouvera son bonheur.

Une lecture d'autant plus salutaires qu'en cette année 2024, les ouragans se sont déchaînés dans le middle-west américain, tout comme les chutes de neige, les inondations, des blessés et les morts. Pour l'écrire, l'autrice a fait des recherches pendant 1 an, en consultant les archives de presse, en regroupant des témoignages des enfants des survivants, dont certains sont devenus des personnages de ce livre.



Extraits

  •  Raina avait grandi, ce matin-là. Elle avait grandi, était sortie de l'enfance, des incertitudes, des idées fantasques, de ce romantisme idiot. Elle sentait qu'elle se tenait plus droite, que ses muscles s'étaient endurcis, qu'elle avait un goût amer dans la bouche. La vie dans toute sa beauté et sa tragédie c'était à cela qu'elle venait de goûter. Elle connaîtrait peut-être un jour l'amour à nouveau, la douceur, l'espoir, le bonheur. Mais elle ne connaîtrait plus jamais un monde où maman et papa avaient le pouvoir de tout arranger.  doit feindre ses orgasmes !

  • Anette est perdue dans la plaine en voulant partir vers la ferme où elle vit.
    « Elle resta un moment le bras en l'air, prête à frapper. Elle aurait aimé avoir quelque chose, quelqu'un à bourrer de coups. Elle hurla à pleins poumons, un long cri perçant qui se termina en geignement enroué. Elle haleta, c'était trop dur de respirer dans ce froid polaire, et pourtant de nouveau elle laissa libre cours à sa rage, une rage qui vint se heurter contre celle du ciel, sans le moindre effet. Elle était trop petite, trop insignifiante. Personne ne l'entendait. Personne ne s'en souciait. Tombant à genoux, elle pleura à gros sanglots. Et trembla, se consuma de colère, se ratatina de peur, et elle sut qu'elle allait mourir là et que personne ne s'en inquiétait.Prendrait-on la peine d'avertir sa mère ? Viendrait-elle chercher son corps ?  »

  • Là-bas, ils ne manquaient de rien ; il y avait toujours à manger sur la table, et les habits passaient de cousin en cousin. Ils n’étaient pas riches, c’est sûr – pas riches des choses qui ont de la valeur pour les hommes. Mais Raina savait que sa mère était plus heureuse, car elle était riche des choses qui ont de la valeur pour les femmes : la compassion, la conversation, la proximité. Malheureusement, une femme mariée ne choisissait pas. Son avenir était celui de son mari.

  • il est mort si petit, si vite, qu’il m’arrive d’oublier. Evidemment, je n’oublierai jamais complètement, mais les journées sont bien chargées, et je vous ai toutes les deux alors il m’arrive de ne pas penser à lui pendant quelques heures. Peter, c’est comme ça qu’on l’avait baptisé. Je ne reverrai jamais sa tombe et j’en ai pleuré, c’est vrai, quand on est partis.

  • Raina veut guider les enfants vers un refuge .« Elle marcha, et derrière cela suivit. Encore un pas, encore un. Quelqu'un tomba au milieu, il y eut des cris confus, puis il ou elle se releva tant bien que mal et la chaîne humaine reprit sa progression, en avant, en avant, toujours en avant. Pour combien de temps ? Combien de temps encore allait-il le supporter ? »

  • Il refusait que ses enfants soient instruits par pitié. Non, merci. Ils méritaient d’apprendre avec quelqu’un qui leur ressemblait et qui pensait comme eux. Ils méritaient d’être traités comme des êtres humains, pas comme de simples barreaux sur l’échelle du paradis. 

  • Mais ceux qui avaient vécu le blizzard ne l'oublieraient jamais. Ils transmettraient leurs histoires de génération en génération, sans les embellir, car ce n'était pas nécessaire. Et ce n'était pas leur genre. La vie continuait. Pour autant, bien des existences avaient irrémédiablement changé. Certaines, en mieux. La majorité, en pire.

  • Mais là c'était différent, et Anette n'arrivait pas à saisir en quoi ; elle savait juste que le nuage gigantesque qui cachait le soleil et secouait la petite école à en faire vibrer les vitres et les murs en planches semblait avoir recouvert son cœur aussi. Il lui donnait envie de hurler de terreur.

  • Aussi loin que l'œil pouvait voir, il n'y avait que ceci : un tapis mouvant de nuances de blanc aussi pures que la robe d'un ange; un soleil jaune cireux qui diffusait une méchante lumière crue et transformait la neige en dangereux tessons de verre visant pile les yeux.


Biographie

Néé Indianapolis, le 24/11/1962, Mélanie Benjamin est le nom de plume de l'écrivaine américaine Mélanie Hauser (née Miller).
Elle publie "Confessions of Super Mom" puis "Super Mom sauve le monde".
Son troisième roman, "Alice I Have Been", a été inspiré par la vie d'Alice Liddell Hargreaves.
"L'Autobiographie de Mme Tom Thumb" se concentre sur la vie de Lavinia Warren Bump. "Les Cygnes de la Cinquième Avenue", publié aux éditions Albin Michel, a été un best-seller international.

Son instagram : https://www.instagram.com/madeleine.benjamin.9803/


jeudi 16 mai 2024

Enrique SERNA – La double vie de Jesus – Editions Métaillé - 2016

 

 

L'histoire

Jesus, 43 ans, deux enfants et une femme qu'il ne désire plus vit à Curernavera. Cette ville est depuis des années déjà infiltrées par les narco-trafiquants : corruption et surtout fusillades et morts violentes. Si il se tient à l'écart des factions, mais il ambitionne de devenir maire de la ville, en homme intègre, afin de mettre fin à la violence. Mais il rencontre Leslie, transgenre pour laquelle il éprouve un amour inconditionnel. Malgré les obstacles qui se trouvent sur sa route, quel sera le destin de Jesus ?



Mon avis

Voici un roman qui résonne avec l'actualité au Mexique, pays où les luttes entre les narco-trafiquants, où l'on a recensé plus d'une soixantaine d'assassinats y compris de touristes ces dernières semaines.

Jésus Pastrana, commissaire aux comptes à l'administration, surnommé le « sacristain » par ses collègues, est un fonctionnaire vertueux, fondamentalement honnête et qui croit dur comme fer en une justice idéale. A l'opposé, Cuernavaca est une ville totalement gangrénée par la corruption, dans laquelle fusillades, enlèvements, assassinats et règlements de compte sont le lot quotidien de la population. C'est tout simplement une ville entièrement soumise aux différents gangs de narcotrafiquants, qui règnent en maîtres absolus. Faisant fi de tout cela, Jesus a décidé de se lancer dans la campagne pour l'investiture de la mairie. Il veut envers et contre tout sortir sa ville du marasme dans laquelle elle se trouve.
Malheureusement pour lui, notre héros va rendre sa position de « candidat » très compliquée en croisant Leslie, un soir de totale déprime, et en en tombant follement amoureux. Car Leslie n'est pas une femme comme les autres. Jeune, magnifiquement belle, c'est aussi une prostituée transsexuelle qui vit en totale marginalité de la société. Et surtout, c'est le frère jumeau, de Lauro Santoscoy, chef d'un des deux gangs faisant régner la terreur dans la ville.
Malgré cela, Leslie va devenir le grand amour de sa vie mais un amour interdit et scandaleux, tout simplement fatal pour un homme qui se définit comme le seul rempart contre la corruption et la malhonnêteté.
Une passion totale mais destructrice.
Drôle, corrosif, sans langue de bois, impertinent et intelligent, L'auteur n'y va pas par 4 chemins ! Tout le monde en prend pour son grade : flics, politiciens, voyous comme populace moutonneuse qui n'ose se rebeller contre une situation intenable. Avec brio, il nous livre un thriller où l'humour corrosif vient contrebalancer la violence et les manipulations des chefs des cartels qui se font une guerre assassine pour régner sur cette petite ville, à 70 km de Mexico, dans la petite province de Morelos. Une écriture simple, qui nous décrit aussi des personnages haut en couleurs et plus vrais que nature. Mais le sujet principal reste le Mexique, ce pays qui n'en a toujours pas fini avec les cartels et qui peine à trouver le chemin libre de la démocratie.



Extraits

  • Il n’y avait que le stupide sacristain pour se contenter de cette aurea mediocritas, cette austérité dorée que Benito Juárez avait jadis prescrite comme règle de vie aux serviteurs du bien public. À force de contrôles et d’audits, il avait livré bataille pour assainir les comptes publics dans sa juridiction, mais il savait qu’il ne luttait pas seulement contre des mafias, des intérêts politiques et des profits illicites : son ennemi était l’indolence d’une société soumise. Comment la réveiller, comment la redresser, alors que les gens s’étaient tellement habitués à la pourriture institutionnelle qu’ils n’en percevaient même plus la puanteur ?

  • Le rappel de son “devoir conjugal”, ainsi que le nommait l’Église, le plongea dans de tristes réflexions. Il ne pouvait préciser depuis quand le visage de Remedios avait pris ce teint blême et grisâtre, qui évoquait les vierges affligées des icônes médiévales. Il eût volontiers récité un chapelet entier, si cela avait pu l’exempter de ses obligations maritales. En guerre avec sa libido, il recherchait dans les magazines pornos le désir qui l’avait abandonné et, quand il parvenait enfin à avoir une érection plus ou moins ferme, surgissaient d’autres difficultés : Remedios ne baisait que dans une seule position, allongée sur le ventre, sans guère se redresser (jugeant humiliantes les postures canines), de sorte qu’il devait presque l’écraser pour la pénétrer. Il n’osait pas lui sug­gérer de lever un peu plus les fesses, craignant de blesser son orgueil, à fleur de peau en matière de gymnastique obscène. Elle voulait copuler sans perdre sa dignité, en se tenant à une distance prudente du règne animal. Pour cou­ronner le tout, elle n’ôtait pas non plus son soutien-gorge, car les contraceptifs lui avaient provoqué de disg­racieuses marques d’urticaire sur les seins.

  • Il avait besoin d'une boîte de nuit glauque, où les passions humaines ne seraient pas limitées aux canons du bon goût et du juste milieu. Il sortit du piano-bar Sahara avec un dernier whisky dans un verre en plastique. Boire en conduisant, le plus grand péché d'un agent de la fonction publique. Et alors ? Rien ne pouvait lui faire honte maintenant, aucun doigt ne l'intimidait.

  • Gare au découragement qui tue dans l’œuf les meilleurs élans de l’âme. Contraint de retrouver la foi, fût-ce au prix de l’auto-aveuglement, il imaginait un avenir glorieux dans lequel il n’aurait plus à rivaliser avec des politicards de province. La mairie pouvait le catapulter au poste de gouverneur, puis au sénat et, s’il se montrait compétent et honnête dans l’exercice de ses responsabilités, il pouvait rêver – pourquoi pas ? – de s’asseoir dans le fauteuil de l’aigle, devenu vautour après des décennies de rapines présidentielles.

  • Les dysfonctions érectiles, ça se guérit. Si tu as des problèmes, va voir un médecin.


Biographie

Né à Mexico City , le 11/01/1959, essayiste, critique et romancier mexicain, il a étudié les Lettres à l'université UNAM.
Enrique Serna a reçu le prix Mazatlán de littérature. Gabriel Garcia Marquez dit de lui qu’il est un des plus grands écrivains mexicains contemporains. C'est avec le recueil Amours d’occasion qu'il se fait connaître en France. Dans ses histoires, il décrit une ville de Mexico remplie d'êtres marginaux et désespérés, sans jamais se départir cependant de son humour et de sa verve satirique.
Dans son roman noir, La peur des bêtes, Serna dénonce le monde politique et les pratiques de la police, mais aussi la servilité de certains écrivains. Paru en 1995, ce livre a fait scandale au Mexique.
Le roman Quand je serai roi relève de la même férocité que ses ouvrages précédents : on y voit défiler des malotrus, fous, hypocrites dans une sorte d'atroce carnaval.
Enrique Serna fut invité en 2009 par le salon du livre qui met la littérature mexicaine à l'honneur.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Enrique_Serna