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samedi 31 août 2024

Ivy POCHODA – Ces femmes-là – Editions Globe 2023

 


L'histoire

West Adams était autrefois un quartier chic de Los Angeles. Déserté pour des habitations plus luxueuses, il est traversé par une autoroute reliant le centre à la mer. Déjà éprouvé par des émeutes raciales en 1992, ce quartier est habité par des familles noires, souvent en grandes difficultés. Les filles à peine majeures se prostituent et de se drogue. En 1999, un tueur en série a égorgé 13 prostituées, sans aucune enquête sérieuse de la police. Et voilà qu'en 2014, le tueur (ou un autre) récidive en tuant à nouveau 4 jeunes femmes. Mais l'inspectrice Esmeralda Perry, une femme blanche, à bien l'intention d'aider ses femmes et d'arrêter le tueur.





Mon avis

Voilà un polar singulier, dont l'histoire est racontée par les victimes. Un polar qui dérange nos certitudes. On savait que le sort des femmes aux USA ne fait qu'empirer avec les restrictions sur le droit à l'avortement et le racisme qui a donné lieu au mouvement BML (Black Matter lives). Mais le roman d'Ivy Pochada a été publié en 2014, avant d'être traduit en français presque 10 ans plus tard.

A West Adams, au sud de Los Angeles, il ne fait pas bon vivre. Outre les fumées de l'autoroute, le vent chaud et les écarts de températures, la population est composée essentiellement de familles noires ou d'origines latino-américaines. Dorian y gère un petit stand de fritures (poissons et poulets panés) et nourrit presque gratuitement les « filles », ces jeunes femmes à peine majeures, juchées sur des talons improbables, maquillées à outrance et peu vêtues. Elles sont des prostituées qui travaillent soit comme « danseuses » dans des bars miteux, soit sur le trottoir. Dorian y a perdu sa fille Lecia, assassinée, il y a 15 ans, qui n'était ni prostituée ni mal habillée. De plus Dorian qui aime la nature et les oiseaux, trouve régulièrement des martinets empoisonnés dans son jardin. Elle décide de porter plainte à la police, mais sans grand espoir. Ils n'ont fait aucune enquête sérieuse lors de la mort atroce de sa fille. Mais la jeune inspectrice qui la reçoit semble lui prêter une attention particulière.

D'autant que quelques temps plus tard, une vieille prostituée Kathy est retrouvée assassinée, la gorge tranchée et la tête enveloppée dans un sac plastique. Puis c'est au tour de Julianna, que Dorian a pourtant chercher par tous les moyens de réinsérer dans une vie plus normal. Au total 4 femmes seront victimes d'un sérial killer en 18 mois.

Aucun misérabilisme, aucune compassion sous l'écriture sèche de l'autrice. Ce n'est pas spolier que de dire que le tueur est motivé par un racisme horrible, se souvenant du quartier d'autrefois avec ses belles propriétés immaculées, ces blancs de bonne lignée, et d'un prestige disparu. Les belles propriétés ne sont pas entretenues, elles hébergent des familles noires ou des constructions de fortune, des commerces peu chers et peu propres, et des bars qui ont leur petits salons privés pour les plus jolies prostituées qui peuvent s'offrir les services dédiés d'un videur pour clients indélicats ou violents.

Ici ce sont les victimes qui racontent, sans employer le « je ». On suit ainsi les tristes histoires de Dorian, Kathy, Feelia, Essie, Julianna, Marella qui vivent en marge d'une société où la justice et la police sont absentes, tout comme le peu de services sociaux. C'est un monde clos, qui ne sort pas de ce quartier misérable, qui tente de survivre, alcools et drogues aidant.

Des histoires comme celles-là, vous me direz que vous en avez déjà lu (comme « Arpenter la nuit » de la toute jeune Leila Motley qui, elle, s'inspirait d'un fait divers). Mais c'est nier les mots et le travail d'Ivy Pochoda qui sait décrire avec émotions mais sans aucune complaisance un monde qui doit forcément encore exister, sans le prétexte du polar. Donner la parole aux victimes, à leur chagrin, à leur solitude dans le deuil, que seule la jeune policière Perry est bien la seule à intéresser, elle-même victime d'un lourd passé. C'est mettre les points sur les i de l'indifférence de la société qui n'a que faire de ces femmes « qui ne sont que des petites putes » et qui sont réduites au silence (de la mort cruelle ou de l'indifférence), et de la destruction des corps (prostitution, mort affreuses).

C’est un ouvrage dur, fort, puissant, qui enfin réhabilite ces femmes oubliées. Ce livre a été classé parmi les meilleurs thrillers de 2020 par le New York Times.


Extraits

  • J'avais toujours peur pour elle. Des garçons. De la drogue. Des voitures. Des gangs. De la police. Elle traînait ses emmerdes derrière elle et elle ramenait tout ici dès qu'elle passait la porte. Je les vois, les filles comme elle dans la rue, dans le bus, qui changent tout le temps d'endroit, des filles avec des tatouages et des tenues moulantes, avec leur maquillage et leur coiffures. Des filles qui boivent, des filles qui fument, des filles qui se baladent avec des mecs qui pourraient être leur grand-père. Et je me dis, heureusement que c'est pas ma fille. Mais en fait si. C'est ma fille qui est couverte de tatouages. C'est ma fille qui fume comme un pompier. C'est ma fille qui sent l'herbe. C'est ma fille qui pue le sexe et pire encore.

  • On dit que t’as du pot si un mec ralentit à ton niveau. Du pot si on te laisse te pencher à la fenêtre d’une bagnole. Du pot si on t’emmène faire un tour – dans une des impasses crades près de Western Avenue ou dans les petites ruelles de Jefferson Park. Encore plus si tu vas à l’hôtel. Et encore plus si t’en sors indemne. J’ai du pot. Je connais la rue. Enfin, c’est ce que je croyais. Je vais te dire un truc : faut être vigilant. C’est un grand mot. Dur à prononcer. Mais ça vaut le coup de le connaître. Vigilante. Si je me retrouve encore en cloque, c’est comme ça que j’appellerai ma fille – Vigilante. Vigilante Jefferies. Mais putain, j’aurais jamais cru qu’il fallait être vigilante en dehors du taf. Quand j’étais pénarde au supermarché de la 65e en train de choper un quart de Hennessy et des Pall Mall. Même pas en train de taffer. Juste tranquille là, au coin de la rue, en train de cloper, de kiffer ma race, tu vois. Parce qu’il faisait frais pour une fois. Si ça, c’est pas un putain de miracle. Une journée fraîche, une nuit fraîche. Du vent dans les arbres, tu vois de quoi je parle ? Du vent qui fait danser les arbres. C’est beau à voir, ça

  • Il ne s’agit pas de résoudre des meurtres commis il y a plus de dix ans. Il s’agit de réparer une injustice.
    Sa voix est forte, rageuse et ferme. Elle ébranle Anneke.
    – Il s’agit de comprendre pourquoi l’assassin de nos filles a été en liberté pendant toutes ces années, pourquoi la police n’a rien fait à propos de la mort de nos filles. Pourquoi ils s’en fichaient. Pourquoi ils ont regardé ailleurs. Il s’agit de comprendre pourquoi la police pense que nos filles n’en valent pas la peine. Dorian tient un poster montrant le visage de sa fille.

  • Mais cette policière n’y va pas de main morte. On dirait qu’elle essaie d’être quelqu’un d’autre, avec son maquillage et ses cheveux faits pour un autre type de peau. Et pourtant, elle est flic. D’après l’expérience de Dorian, un flic n’essaie pas d’être quelqu’un d’autre. Un flic se contente d’être flic.

  • Au fil du temps, on apprend à lâcher prise. C’est comme ça. On arrête de faire du bruit. Sinon, on n’est plus que ça. Du bruit. Une plaie. Un problème. Rien que de la colère inutile. 

  • S’il y a bien un truc dont je suis sûre, c’est que le mec était pas noir. Les flics m’ont regardée comme si, pendant que mon sang s’écoulait de mon cou, ma cervelle s’était taillée avec.

  • Je vais ouvrir la fenêtre. Ça pue la mort ici alors qu’ils sont censés nous maintenir en vie. Putain, si ça c’est pas – comment on dit déjà ? ironique. C’est ça. C’est ça, ouais. Je vais ouvrir la fenêtre. Et je te préviens, je vais fumer. Y a plus qu’à espérer que t’aies pas une saloperie aux poumons ou un truc dans le genre. Y a plus qu’à espérer. Enfin, c’est pas un peu de fumée de clope qui va te tuer. Maintenant que t’es là.

  • Elle avait pris l’habitude d’être ignorée. Mais elle parlait quand même, d’une voix agressive et insistante. Sa fureur l’énervait elle-même. On aurait dit que sa voix appartenait à une autre femme. Elle détestait prononcer le prénom de sa fille dans leurs locaux infects. Elle détestait convoquer le souvenir de Lecia sous les néons froids, par-dessus les parasites des radios et le vacarme des téléphones.

  • J’ai toujours été intéressée par la destruction du corps féminin. Ou plutôt par la façon dont le monde s’acharne à le détruire. Selon moi, il est le seul à subir une telle violence, à la fois physique, psychologique et émotionnelle.

  • On dirait un décor de cinéma, avec tous les ingrédients du vieux film d’horreur : murs en pierre délabrés, ailes à l’abandon, tours branlantes, baies vitrées et carreaux cassés. D’un côté de la maison se dresse un porche voûté. Le long de la façade, il y a aussi tout un fatras d’échafaudages et Julianna ne saurait dire s’ils ont été installés pour rénover le bâtiment ou le maintenir debout.

  • Julianna sait à quoi ressemble un vrai restaurant classe, elle sait que là-bas, les menus ne sont pas glissés dans des pochettes en plastique, qu’on ne sert pas l’eau dans des verres de cantine, que la moitié des plats ne sont pas frits, que le vin ne sort pas d’un cubi et que les nappes ne sont pas imperméables.

  • Elle vieillira, perdra sa beauté, deviendra flasque et lourde à force de consommer de l’alcool et de la mauvaise bouffe. Elle ne bossera jamais dans la rue, mais elle devra compter sur des types comme son père pour passer du bon temps. Bientôt, elle les attendra, les espérera, guettera leur appel.

  • Le truc, c’est que les mecs veulent toujours tout avoir, même s’ils ne le savent pas eux-mêmes. Il faut les guider, les instruire, les amener à ouvrir grand leur portefeuille.

  • Qui n’aurait pas le cerveau niqué à force de faire ce qu’on fait, de voir ce qu’on voit ? De se défoncer en faisant semblant qu’on n’a rien à foutre de rien. De faire comme s’il n’y avait aucune différence entre nous et les petites étudiantes friquées qui viennent faire la fête dans les baraques du quartier en se croyant chez elles partout.

  • Elles savent très bien que c’est des conneries. Parce que le salaire de merde et les pourboires pourris des mecs qui préfèrent garder leurs biftons pour les vraies attractions du club ne sont rien comparés au fric qu’on peut se faire dans les salons privés. Avec les lap dance et tout le reste.

  • Kathy est comme un serpent qui mue ou dont la peau durcit à mesure qu’elle s’éloigne du restaurant. Sa voix change, devient plus sèche, plus froide tandis qu’elle s’arme pour la nuit. Elle jauge une femme postée à un coin où elle n’a rien à faire, insulte un automobiliste au regard insistant. Martèle le trottoir de ses talons et toise les passants.

  • On peut faire confiance à personne dans ce monde. C’est la vérité. À rien ni à personne. C’est ça qui est terrible.




Biographie

Ivy Claire Pochoda est une romancière et une ancienne joueuse professionnelle de squash née en 1977 à New-York.
Elle est titulaire d'un BA en littérature grecque classique de Harvard College (1998) et d'un MFA en écriture de Bennington College (2011).
"L'autre côté des docks" (Visitation Street, 2013), son deuxième roman, a été salué par la critique (américaine et française) et lauréat du Prix Page-America 2015. "Route 62" (Wonder Valley, 2017) a obtenu le Strand Magazine Critics Award for Best Novel.
Elle enseigne l'écriture créative à Lamp Arts Studio à Skid Row. Elle vit à Los Angeles avec son mari et sa fille.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivy_Pochoda

son site : https://www.ivypochoda.com/


mardi 20 août 2024

Terri JANKE – La chanson du papillon – Editions Au vent des îles – 2009

 

 

L'histoire

En Australie à Sydney, Tarena, une jeune femme aborigène noire, a bien du mal à terminer ses études de droit. Elle veut devenir avocate, mais elle sait que ce métier est difficile et qu'elle n'a pas beaucoup d'atouts en raison de sa couleur de peau. Néanmoins, alors qu'elle attend les résultats de son examen, sa mère lui demande de récupérer un papillon sculpté dans la nacre, qui appartenait à sa propre mère, et qui doit être mis en vente dans une boutique de ventes aux enchères. Une première affaire qui va plonger la jeune femme dans les souvenirs de sa famille.


Mon avis

Après les tahitiens, les maoris de Nouvelle-Zélande, nous continuons notre voyage vers l'Australie coté des aborigènes. On sait que les colons européens et surtout les anglais ont commis des massacres pour chasser ces populations natives et s'accaparer leurs terres. Il faut attendre 1960 pour que les indigènes et aborigènes aient le droit de vote, puis la citoyenneté australienne. Depuis 1976, des terres sont rendues notamment les terres sacrées. Depuis le début du 21ème siècle, les relations semblent s'améliorer, même si les aborigènes restent pauvres et encore victimes du racisme de certains blancs.

Tarena est une indigène née à Cairns (une ville qui regroupe beaucoup d'aborigènes) et se destine à des études de droit, sans trop bien savoir si elle fait le bon choix. Elle passe quand même ses examens, sa mère Lilian, ne tolérant pas que sa fille soit réduite à des emplois de misère.

Mais un jour, dans un journal, la mère découvre la vente aux enchères d'un papillon sculpté dans la nacre. C'est son père Kit, plongeur à la recherche de perles qui l'avait sculpté pour en faire un pendentif à la femme qu'il a toujours aimé, la grand-mère Francesca. Fatigué par ce métier difficile et le peu de scrupules de ses patrons, il décide de s'installer à Cairns, quittant ainsi le détroit de Torrès et Thursday Island, et vivant de la coupe de la canne à sucre. Décédé prématurément, Francesca élève du mieux qu'elle peut ses deux enfants : Lilian (Lily) et Tally. Quand elle doit partir pour l'hôpital alors qu'elle est mourante, elle emporte avec elle le précieux papillon, qui n'a jamais été retrouvé dans le peu de biens qu'elle avait sur elle.

Immédiatement, Lily charge sa future avocate de fille de faire tout pour récupérer le papillon. S'ensuit une enquête minutieuse pour prouver que le papillon était un bien de la famille.

Au passage, Tarena, invitée dans la Thirsday Island, fait la connaissance de toute une famille et un clan. Mais elle en profite aussi pour en apprendre plus sur ses grands-parents maternels qu'elle n'a jamais connu. La structure du livre alterne donc le présent et les passés des principaux protagonistes. On y lit le dédain et le racisme des blancs vis-à-vis des aborigènes, dont Tarena à la peau noire est aussi victime, dans ce qui reste d'un apartheid qui ne dit pas son nom. Mais elle encaisse Tarena, elle est solide malgré ses doutes, et puis il y a aussi le soutien de ses amies, et même de professeurs qui ont reconnu sa capacité d'apprendre et son intelligence. C'est aussi pour l'autrice l'occasion de faire un point sur la situation par encore tout à fait réglée des populations de couleurs, la proposition de leur donner les mêmes droits que les blancs restant encore peu tranchée en 2023.

L'écriture de Terri Janke est simple mais aussi poétique. Il y a cette « chanson du papillon » écrite par Kit et qui est reprise par beaucoup de groupes de musique.

Un excellent roman pour voir la double face de ce grand pays qui n'en a pas fini avec son histoire et la fin d'une ségrégation.

 

Extraits

  • Après un temps qui nous a semblé interminable, papa réapparaît et nous appelle. En montant l'allée, je distingue une femme devant la porte d'entrée. Ses cheveux noirs et crépus me font penser à la laine d'un mouton noir, la couleur de sa peau, à du café instantané. Elle a le visage tanné et sa grande talle m'impressionne au point que je me sens encore plus petite. Je baisse les yeux, n'osant pas croiser son regard. Un petit terrier brun jappe autour de ses grands pieds nus. Je remarque la corne qu'elle a sur le gros orteil.
    Les jappements se calment, j'entends une radio qui diffuse quelque part. Papa nous présente.
    - Voici mes enfants.

  • On raconte que si lon vit trop longtemps sur une île, on se fond en elle. Les os se transforment en sable, le sang en océan. Vous, et ceux qui viendront après vous, en feront à jamais partie. Tarena Shaw vient de terminer ses études de Droit, mais nest pas certaine de vouloir devenir avocate, après tout. A quelle place peut prétendre une avocate noire dans un système judiciaire fait pour les blancs ? Est-ce que tous les habitants de Sydney se sentent aussi comme des tortues dépouillées de leur carapace ? Débarquant pour la première fois à Thursday Island, où ont vécu ses grands-parents, Tarena se laisse convaincre par sa famille de relever le défi de sa première affaire. Parmi les preuves, un homme jouant de la guitare, et une étonnante chanson...


Biographie

Née à Cairns dans le Queensland, Terri Janke est une écrivaine, poète et avocate australienne. D'origine mériam, un peuple affilié aux aborigène vivant dans le détroit de Torrès, elle vit aujourd'hui à Sydney en compagnie de son mari et de ses enfants. Elle dirige un cabinet d'avocats spécialisé dans les affaires de propriétés intellectuelle et culturelle des aborigènes. La chanson du papillon est son premier roman. Elle publie aussi de nombreux articles dans des revues spécialisées.

Voir ici : https://en.wikipedia.org/wiki/Terri_Janke

Sur la culture et le destin des aborigènes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Aborig%C3%A8nes_d%27Australie#





vendredi 16 août 2024

Patricia GRACE – Potiki – Editions « Au vent des Iles » - 2021

 

 

L'histoire

Nouvelle-Zélande, de nos jours, un petit village maori est implanté entre une plage et des collines. Y vivent notamment Roimata et son mari Hemi, leurs 3 enfants James, Tangimaana leur fille, le petit dernier Manu et l'enfant probablement née d'un viol commis sur Mary, la sœur de Hemi, handicapée mentale mais au grand-coeur, le petit Tokowaru qui en plus est difforme. Mais toute la famille et le clan qu habite ce bord de mer tranquille est soudée. L'entraide, la croyance à l'âme des esprits, la langue et les coutumes maories sont respectées et notamment la maison communale où on prend parfois les repas ensemble tout comme les décisions.

Mais cet endroit idéal attire très vite un promoteur près à tout pour expulser ces « gens-là » et construire un palace et un endroit de rêve pour touristes.


Mon avis

Les Éditions « Au vent des îles » proposent un catalogue d'auteurs et d'autrices vivant sur des îles. Que ce soit en Polynésie, en Océanie, dans les îles atlantiques, le choix est vaste et leur catalogue s'enrichit toujours. Je n'ai jamais été déçue par un de leur livre. Comme Celestine Hitiura Vaite et ses chroniques de Tahiti.


Ici, nous passons en Nouvelle-Zélande, dans un village maori, une petite communauté qui vit en harmonie avec ses croyances et sa culture. Y viennent aussi des pêcheurs amicaux ou quelques rares touristes qui sont bien accueillis. Des 4 enfants du couple, seule Tangi la fille est destinée à faire des études supérieures, elle veut devenir avocate. Hemi trouve des emplois en ville, James s'occupe du jardin. Le petit Manu, pourtant très intelligent ne va pas à l'école où son statut de maori lui fait subir des discriminations. Roimata, qui a un diplôme d'institutrice, instruit les enfants du village. On vit de peu, mais on vit dans l'amour, dans le respect que l'on doit aux ancêtres et à la Terre nourricière dont personne n'abuse des ressources.

Mais voilà, l'endroit est charmant et un groupe de promoteurs s'intéresse à ce lieu peu connu. Déjà par le passé, pendant la 2ème guerre mondiale, un village maori avait été rasé (et les habitants relogés dans des hlm) pour construire une piste d'atterrissage pour les avions, puis un terrain de sport. La lutte pour récupérer les terres n'avait pas abouti à la restitution totale.

Les promoteurs font des offres alléchantes qui sont toutes déclinées par le village. Il y ont leur maison commune très importante pour la communauté, le cimetière qui est une terre sacrée et ils vivent là depuis toujours.

Les menaces arrivent alors : un incendie qui se déclare dans un champs, puis le mari de Roimata est tué lors d'insurrections entre les partisans pour le maintien du village, soutenus par les écologistes et une large partie de l'opinion publique et les forces de l'ordre, alors qu'une route commence à être construite contre l'avis des villageois. L'histoire pourrait apparaître simple : ethnie maorie ostracisée contre le pouvoir des blancs, mais c'est sans oublier le talent de conteuse et la poésie qui émane de ce livre hors-normes, parce qu'une pincée de magie vient illuminer le tout. Celle d'une bonne étoile qui brille et qui permet à un peuple de ne pas se perdre, de ne pas oublier ses racines, sa langue, ses coutumes et ses valeurs simples mais belles.

Il aura fallu deux traductrices pour restituer le texte de Patricia Grace qui utilise le maori et l'anglais, mais qui livre ici un roman choral. Car dans la grande ligne du roman s'insèrent les récits individuels des principaux protagonistes, des chants traditionnels, des légendes et contes. D'ailleurs le livre en lui-même est un conte philosophique, donc plusieurs phrases sont des méditations, des « mantras » je dirais pour nous faire réfléchir à nos vraies valeurs, le poids de notre vie, notre destin, et surtout retrouver une connexion qui ne soit pas d'opportunité avec notre mère nourricière, notre planète Terre qui si on sait y accorder un regard bienveillant nous offre tant et tant de beauté.

Un livre philosophique et une très belle couverture signée d'un artiste local qui en fait un très bel ouvrage. Un glossaire en fin de livre nous aide à comprendre les termes maoris utilisés. A noter que le livre était déjà paru en 1986, mais les éditions « Au vent des Iles » ont demandé une traduction plus juste pour nous permettre de mieux entrer dans l'univers de l'autrice.


Extraits

  • Au fil des ans, ils avaient dû faire attention et être prudents. La famille avait reçu des demandes de vente de terrains à l'arrière, et on avait fait pression sur eux pour qu'ils ouvrent la route le long de la plage. Mais ils avaient tous résisté de pied ferme pendant pendant plusieurs années. Tant mieux.
    Désormais les gens se tournaient davantage vers leurs terres. Pas seulement leurs terres, mais aussi ce qui leur était propre. Ils devaient le faire s'ils ne voulaient pas être effacés de la surface du globe. Il y avait plus de détermination, maintenant, une détermination qui avait créé l'espoir, et l'espoir à son tour avait créé la confiance et l'énergie. Les choses bougeaient, à tel point que des gens se battaient pour conserver une langue qui risquait de se perdre, et que d'autres luttaient pour récupérer des terres qui leur avaient été retirées des années auparavant. Les gens de Te Ope en étaient un exemple et cela se présentait bien pour eux dorénavant.

  • C'était une vieille histoire, une histoire ancienne, sauf que maintenant elle avait une nouvelle phase, une vieille histoire qui commence avec la graine qui est un arbre. Mais ce n'était pas là le véritable début. L'histoire venait, comme toutes les histoires, d'avant le temps du souvenir qui se trouve au temps où il n'y avait que l'obscurité généreuse et aimante. Rien ne s'y faisait voir ni entendre, et il n'y avait aucun mouvement. Il n'y avait rien de vivant, seulement le potentiel _ qui est devenu la conception. C'est une histoire qui s'est ouverte et qui a planté sa graine dans le temps du souvenir. Elle est devenue une histoire du peuple exprimée par le bois, peuple et bois ayant été engendrés par le ciel et la terre de sorte que bois et peuple ne font qu'un, le peuple étant le whãnau* de l'arbre.

  • Et pourtant, parce que c'est un vide, un espace neutre - ni terre ni mer -, la liberté est là, sur le rivage, et le repos. La liberté est là, de chercher dans le vide, dans le tas de mauvaises herbes, parmi les morceaux de vieux bois, le coquillage vide, le crâne de poisson, en quête de la particule du commencement - ou de la fin qui est le commencement. L'espoir et le désir peuvent s'y attarder, les pensées et les sentiments se déplacer avec les grains de sable tamisés par l'eau et le vent. Un soir, j'y ai posé mon sac et je me suis reposée, ouvrant la voie au vide, ce vide qui peut évoluer en étincelle, en petit mouvement. J'ai sorti de mon sac des vêtements chauds et j'ai attendu toute la nuit le matin qui allait devenir un recommencement.

  • Il y avait dans la maison de réunion un silence de bois.
    C'est le silence des arbres qui ont été apportés à l'intérieur, hors du vent, et dont les branches fraîchement révélées s'étendent, non pas vers le ciel, mais vers les gens. C'est l'altérité calme et immobile des arbres perçue par celui qui sculpte, qui façonne, qui fait. C'est un silence de veille, car les arbres aux nouvelles branches ont été dotés d'yeux pour voir. C'est un silence d'attente, de cette attente toujours patiente que possède le bois, une patience qui n'a pas changé depuis l'autre vie de l'arbre. Mais ce silence de l'arbre n'est qu'un silence extérieur, car dans cette altérité il y a une résonance, un tintement, un battement, un épanchement, plus grands que ce que l'arbre a jamais connu auparavant.

  • La chair de l'anguille était dorée et sentait la mer et les arbres. Nous voulions en manger tout de suite, mais Hemi était un peu en colère contre nous et nous a dit qu'on ne mangeait pas de nourriture avant qu'elle n'ai été partagée, surtout si elle venait de la mer. « Notre famille est nombreuse, a-t-il dit, il faut toujours se le rappeler. »

  • Je vous dis que si nous vous vendons, nous serons poussière. Dans le vent. Je dois dire que j'ai du mal à raisonner...(Nous l'avons remarqué). Un souffle de vent et c'est tout. Et qui est le premier à pointer du doigt notre peuple quand il est brisé et sans espoir ? Quand tout le monde est bouleversé...

  • Mary aussi nous racontait ses hstoires, qui n'étaient pas toujours exactement les mêmes si on écoutait très attentivement, des histoires d'homme-bavard, d'épouse-colère,, d'homme rusé et de fille chanteuse, d'homme-joli et de mère-battante, et personne pour l'homme-amour avec son grand, grand marteau.

  • Car bientôt il n'y aurait plus de poissons, seulement des poissons de compagnie que l'on allait voir dans des tunnels souterrains éclairés à l'heure du epas des requins, ou quand on le voulait. À condition de payer. Eh bien, nous voulions que les poissons soient dans la mer comme des poissons ordinaires, que les raies pastenagues errent le soir comme elles le font toujours. Nous voulions que nos yeux connaissent l'endroit où elles rencontreraient la marée, qu'elle soit basse ou haute.

  • Le jour se transformait en nuit, et la nuit était comme un papier de chocolat que tu as lissé avec l'ongle de ton pouce. Je ne me suis pas senti petit cette nuit-là, comme la mer peut parfois te faire sentir petit.

  • Du centre,
    Du vide,
    Du non-vu,
    Du non-entendu,

    Il vient
    Un geste,
    Un mouvement,
    Un rampement,

    Il vient
    Un déploiement,
    Un bondissement,
    Vers un cercle extérieur,

    Il vient
    Une inspiration
    Un souffle -
    Tihei Mauriora (Litt « éternue, âme vivante » ; expression utilisée pour célébrer la vie)



Biographie

Née en 1937 à Welligton, Patricia Grace est romancière et nouvelliste, elle est l’une des voix contemporaines les plus respectées de la Nouvelle-Zélande. Elle fut, dans les années 70, l’une des instigatrices du débat idéologique qui anima l’arène politique, artistique et littéraire de son pays. Accompagnée d’artistes et d’écrivains, elle revendiqua à cette époque le caractère légitime et nécessaire de l’empreinte créatrice maorie au sein d’une littérature nationale émergente. Elle signa « Waiariki » en 1975, ouvrage qui fit date puisqu’il marquait la toute première publication par une femme d’origine maorie d’un recueil de nouvelles. Sans nostalgie ni sentimentalisme, elle s’attache à brosser le portrait d’une grande variété de personnages fictifs issus d’une société qu’elle connaît de façon intime et dont la langue et la culture furent longtemps ignorées. Patricia Grace décroche le Prix Neustadt, que l’on surnomme le petit Nobel… Reconnaissance internationale pour cette écrivaine maorie, fer de lance des littératures du Pacifique.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patricia_Grace


mardi 6 août 2024

Bernadine EVARISTO – Femme, fille, autre – Poche Pocket 2023

 

 

L'histoire

Elles sont 12 femmes, noires, qui vivent en Angleterre. De toutes les générations confondues, elles ont chacune une histoire personnelle à raconter. Elles sont reliées par des liens d'amitiés ou de famille, ou de rencontres. Elles sont en lutte pour leur liberté, pour trouver un but à leur vie. Elles sont très riches ou très pauvres, elles ont subi des violences racistes. Mais elles sont liées par un même lien : s'en sortir !


Mon avis

Voilà un roman original, sans ponctuation, mais tout à fait lisible, qui va vous entraîner dans la vie de 12 femmes noires, soit venues en Grande Bretagne (à Londres essentiellement) soit nées dans ce pays.

Elles revendiquent leur double liberté : celles d'être femmes, celles d'être noires. La plus âgée à 93 ans et la plus jeune 17, et les réalités sont différentes. Certaines sont nées sous la bonne fortune de l'argent, d'autres moins chanceuses ont subi des viols ou des brimades racistes. Autour d'Amma, autrice de pièce de théâtre, lesbienne assumée mais ayant quand même eu une fille avec un homme gay et ami, elle motive ses amies, pour toujours lutter contre leurs doubles libertés : féministe et exclusion raciales. Beaucoup sont lesbiennes, mais d'autres ont des petits amis. Certaines ont abandonné le foyer en raison d'un mari violent ou alcoolique et par un système d'entraide, elles sont hébergées chez les unes ou les autres. Car toutes ses femmes sont reliées par des liens amicaux ou familiaux ou de rencontres amicales ou amoureuses.

Ici, on dit les choses comme on le pense. Arrivés récemment au Royaume Uni ou pas. A l'intersection de cette caractéristique, ils sont majoritairement femmes. Et subissent les violences symboliques ou physiques qu’entraîne ce sexe. Ils sont quelques-uns à venir de quartiers populaires, à lutter pour récupérer le capital culturel qui leur faisait défaut en naissant là. Nés aux Antilles ou à la Barbade, en Écosse de parents noirs, expatriés en Amérique ou en venant tout juste. Mais ils sont aussi propriétaire terrier, entrepreneur, érudit, directeur de banque. Bref, ça foisonne et rien ne semble pouvoir contenir le flot puissant de ces volontés, de ces identités qui ne se réduisent jamais aux assignations que l'on plaque sur elles.

Sans la focale d'un personnage principal sagement identifié, sans le recours à des péripéties bien calibrées, sans unité spatio-temporelle, il fallait une sacrée armature à ce roman pour que, de force majestueuse, il ne se transforme pas en chaos illisible. Et l'armature, elle est là. le travail de fond est colossal. L'enchaînement des chapitres ne souffre quasi aucune longueur. Les personnages sont discrètement reliés les uns aux autres. Pas à tous, ç’aurait été détruire l'illusion d'une exhaustive représentation de ces voix multiples, mais selon deux ou trois nébuleuses qui cadrent l'attention du lecteur.

Et puis surtout, il y a une énergie, une dérision, un humour qui traversent le livre et l'unifient mieux que tout.Ce roman, c'est un rire, rauque et profond, c'est le triomphe des paroles qu'aucun barrage n'arrête, qui proclament sa propre puissance à être, magistralement. Un best-seller déjà en Grande Bretagne et aux États-Unis. Unique, superbe, un livre aussi émouvant que drôle, à lire absolument.


Extraits

  • Et n’allez pas croire que l’enfant qu’elle a élevée est du genre à s’affirmer féministe plus tard" Le féminisme c’est tellement grégaire, lui a dit Yazz, franchement, même être une femme c’est dépassé aujourd’hui, à la fac nous avions une activiste non-binaire, Morgan Malenga, qui m’a ouvert les yeux, je pense que nous serons tous non-binaires à l’avenir, ni males ni femelles, qui sont d’ailleurs des prestations sexo-spécifistes, ce qui signifie que ta politique « féminine », m’man, deviendra obsolète, et tant que j’y suis, que je te dise, je suis humanitaire, ce qui se situe à un niveau beaucoup plus élevé que le féminisme. As-tu une idée de ce que ça signifie ?

  • je dis toujours à Mum qu’elle a épousé un patriarche. regarde les choses autrement, Amma, me répond-elle, ton père est né homme au Ghana dans les années 1920 et toi femme à Londres dans les années 1960. et alors ? tu ne peux pas attendre de lui qu’il « te pige » comme tu dis. je lui répète qu’elle fait l’apologie du patriarcat et se rend complice d’un système qui oppresse les femmes.elle répond que les êtres humains sont complexes. je lui dis de ne pas le prendre de haut

  • quand elle quitteront l'université avec une énorme dette sur le dos et la perspective de la course délirante aux boulots, et le prix scandaleux des loyers qui signifie que leur génération devra retourner habiter chez ses parents pour l'éternité, ce qui les poussera à désespérer encore plus de l'avenir sans compter la merde de cette planète avec le Royaume-Uni qui va se séparer de l'Europe qui elle-même dévale la voie de la réaction et redonne du lustre au fascisme et tout ça est si cinglé que l'ignoble milliardaire éternellement bronzé a tellement abaissé le niveau intellectuel et moral en devenant président des Américains et fondamentalement tout ça veut dire que l'ancienne génération TOUT DETRUIT et que la nôtre est condamnée, à moins qu'on arrache aux aînés leur autorité intellectuelle. Le plus tôt sera le mieux.

  • Mum travaillait huit heures par jour comme salariée, a élevé quatre enfants, tenu son foyer, veillant à ce que le diner du patriarche soit sur la table tous les soirs et ses chemises repassées tous les matins. Pendant ce temps il était dehors en train de sauver le monde, et sa seule tâche ménagère consistant à acheter la viande du déjeuner du dimanche chez le boucher - variation banlieusarde du chasseur-cueilleur.

  • L'enfant qui quitta l'appartement en larmes ce matin-là, remerciant Mama de s'être remise à lui parler parce que, dit-elle, quand ta propre mère veut faire croire que tu n'existes plus, c'est comme si tu étais morte.

  • le feminisme a besoin de plaques tectoniques pour changer, pas d'un relooking branché

  • une fille blanche qui marche à côté d'une fille noire passe toujours pour aimer les hommes noirs

  • elle court pour vivre parce que rester plantée c’est commencer à glisser le long de la pente qui mène à l’échec, à l’inertie, à l’apitoiement sur soi, cet épisode de son existence qui s’immisce toujours dans sa mémoire quand elle s’y attend le moins

  • ces temps-ci elle est une joueuse d’orchestre enthousiaste au milieu de la cacophonie de la gare la plus animée de Londres, que foulent près de cent cinquante millions de paires de pieds chaque année, convergence de banlieusards génétiquement identiques à 99,9 %, peu importe l’emballage extérieur, peu importe leur câblage psychique – que les fils soient tordus, enchevêtrés, raccourcis. Tous ces gens si posés, si équilibrés et maîtres d’eux-mêmes, préparés à assumer publiquement leur rôle de membres raisonnables de la société en ce lundi matin où tous les drames sont intériorisés

  • Roxanne Gay, répondit Courtney, nous a mis en garde contre l’idée d’« une vie de privilèges » et a écrit dans Bad Feminist que les privilèges sont relatifs et contextuels, et je suis d’accord, Yazz, finalement à quoi ça rime ? Est-ce qu’Obama est moins privilégié qu’un péquenaud blanc élevé dans une caravane avec une mère junkie célibataire et un père taulard récidiviste ? Est-ce qu’une personne gravement handicapée est plus privilégiée qu’un demandeur d’asile syrien qui a été torturé ? Roxane affirme que nous devons trouver un nouveau discours pour définir l’inégalité. Yazz reste bouche bée, quand Courtney a-t-elle lu Roxane Gay – qui est ab-so-lu-ment stupéfiante ? Est-on en présence d’une étudiante plus maligne que le professeur ?  #filleblancheéclipsefillenoire

  • On a tous une âme soeur dans ce monde

  • she's the one who's made it, not her older brothers
    who didn't have to do any housework or even wash their own clothes, whereas she had to spend her Saturdays mornings doing both
    who were given first helpings at meals they never had to cook, and extra portions because they were growing lads, including mega-helpings of the most desirable desserts who weren't punished for speaking their mind, whereas she was sent to her room at the slightest sign of insurrection, keep your thoughts to yourself, Shirl

  • Gotcha, so here goes: women are designed to have babies, not to play with dolls, and why shouldn’t women sit with their legs wide open (if they’re wearing trousers, obv) and what does mannish or manly mean anyway? walking with long strides? being assertive? taking charge? wearing ‘male’ clothes? not wearing make-up? unshaved legs? shaved head (lol), drinking pints instead of wine? preferring football to online make-up tutorials (yawn), and traditionally men wear make-up and skirts in parts of the world so why not in ours without being accused of being ‘effeminate’? what does effeminate actually mean when you break it down?

  • it's easy to forget that England is made up of many Englands

  • Megan was part Ethiopian, part African-American, part Malawian, and part English which felt weird when you broke it down like that because essentially she was just a complete human being



Biographie

Professeur d'écriture créative à l'Université Brunel de Londres et écrivaine, née en 1989 à Londres, d'une mère anglaise et d'un père nigérian.
Quatrième de huit frères et soeurs, elle a été élevée à Woolwich, dans le sud de Londres, et a suivi une formation d'actrice. Elle a travaillé dans le théâtre. Elle est l'auteur de deux romans en vers appréciés par la critique: Lara (1997), qui retrace les racines d'une famille métisse anglo-nigériane-brésilienne-irlandaise de plus de 150 ans, trois continents et sept générations; et The Emperor's Babe (2001), l'histoire tragi-comique révolutionnaire de Zuleika, une fille de parents soudanais, qui a grandi à Londres il y a 1800 ans et qui entretient une liaison avec l'empereur romain Septimius Severus. Son roman, Soul Tourists (2005), parle d'un voyage en voiture en Europe mettant en vedette un couple mal assorti, Stanley et Jessie, avec des apparitions de fantômes de couleurs de l'histoire européenne, tels que Pushkin, Alessandro de Medici et Mary Seacole. Son roman Blonde Roots a été publié en 2008 et en 2010, elle a écrit le roman Quick Reads, Hello Mum. Son dernier roman, M. Loverman (2014), parle d'un homme londonien des Caraïbes âgé de 74 ans, homosexuel caché.
Bernardine a également écrit pour le théâtre, la radio, la presse écrite et pour une collaboration multimédia. Cityscapes avec le saxophoniste Andy Sheppard et la pianiste Joanna MacGregor pour le festival de la ville de Londres en 2003.

Depuis 1997, elle a effectué plus de 50 tournées internationales, allant de lectures d'une nuit à des séjours d'enseignement de trois mois. Elle a été professeur invité au Barnard College / Columbia University à New York, écrivain en résidence à l'université de Western Cape, au Cap, et écrivain associée à l'université d'East Anglia. Elle a également représenté la Grande-Bretagne auprès du romancier Glenn Patterson à Literaturexpress Europa 2000, qui a amené 105 écrivains européens dans 11 pays européens pendant six semaines en train, voyageant du Portugal à Berlin en passant par la Belgique, les pays baltes et la Russie. Elle est membre de la Royal Society of Literature et de la Royal Society of Arts et a reçu un MBE en 2009.

lundi 13 mai 2024

Jacqueline CROOKS – Fire Crush – Editions DENOEL – 2023 -

 

L'histoire

En 1979 à Londres, la diaspora antillaise vit de petits boulots mais le vendredi soir s'amuse en dansant sur du dub reggae, toute la nuit. Des rencontres amoureuses se font, et on vibre aux sons si entêtant du reggae. Yamaye, la narratrice, et ses deux copines ne renonceraient jamais à ce rituel. Et la jeune femme rencontre Moose, un jeune homme charmant qui pourrait bien être l'homme de sa vie. Mais le destin en a décidé autrement.


Mon avis

Voici le premier roman passionnant de Jeanne Crooks qui revient sur ce début des années 1980 en Angleterre.

Elles sont trois copines inséparables : Yamaye qui vit avec un père mutique et alcoolique dans une cité de Norwood en banlieue londonienne. Asase, la belle fille du groupe trouve on ne sait comment assez d'argent pour s’offrir des fringues de luxe, des bijoux et du maquillage. Et puis Rumer, la petite irlandaise, qui suit toujours la fière Asase, un peu la cheffe de la bande. Yamaye travaille de nuit dans une usine et n'attend que le vendredi soir pour aller danser à la « crypte », un reggae club underground situé dans la crypte d'une église dont le prêtre est plutôt un homme sympa. On boit des bières, on fume un peu de ganja. C'est là que Yamaye rencontre Moose, un jeune jamaïcain qui travaille dans un garage, et qui est sérieux. Une vraie idylle se noue, et tout semble bien se passer pour les amoureux. Mais voilà, le gentil Moose est pris à parti dans une rixe et tué par la police. Il faut dire que nous sommes sous le régime de M. Thatcher et le racisme contre ces migrants venus des îles est fort. Au point que des émeutes éclatent, durement réprimées par la police.

Yamaye, noyée de chagrin, reste totalement prostrée. Elle perd son travail, et on l'informe que la police la suit. Finalement, elle est récupérée par un truand notoire, Monassa, un homme cruel qui la viole et en fait sa chose. Elle réussira à lui échapper, et finalement rejoindre son pays d'origine, la Jamaïque. Hors Yamaye, dont on dit que la mère aurait abandonné le foyer lorsqu'elle avait 4 ans (en fait elle s'est noyée), communique avec sa mère dans ce que les antillais nomment l'obeah.

On côtoie dans ce livre l'histoire du racisme anti-noir Outre-Manche, ces femmes qui sortent de l'esclavage pour en subir un autre : la ségrégation et le pouvoir des hommes. Traversé par la voix d'une mère rêvée qui apporte un peu de magie, le livre est rythmé par ce qu'on appelle le dub-reggae, le reggae électronique et toutes ses déclinaisons que les jamaïcaines connaissent par cœur. Yamaye rêve de devenir une DJ, et s’entraîne sans réussir à percer sous la surveillance du gang de malfrats dont elle réussit à s'échapper.

Livre d'apprentissage pour une jeune femme ivre de musique et de liberté, traditions occultes des pays antillais, générosité des femmes qui s'entraident, tout cela forme un combo magnifiquement réussit.

Et peu importe si on en connaît pas toutes les subtilités du dub-reggae, ce sont les émotions renvoyées par les personnages qui nous font comprendre l'importance de la musique dans ces cultures que nous ne connaissons pas vraiment. Et d'ailleurs qui n'a pas vibré aux sons de certaines musiques occidentales ? Le tout est brillamment orchestré par cette autrice venue elle aussi de Jamaïque. Un livre brillant, entre pauses tendresses, humour décalé et rythmes d'enfer, je vous conseille ce roman qui une fois de plus s'inspire de faits réels.


Extraits

  • Les politiques disent que le pays est submergé par les migrants. Là où habite Moose , un homme du Bangladesh est assassiné à cause de sa couleur de peau .
    Guerre à Babylone! (Babylone est le nom donné par les jamaïcains à la police et à l'Etat)

  • Parce qu'aucun endroit n'est sûr - pas les rues, où les flics-veinens-barbelés font la loi ; pas chez soi, où les hommes règnent à la force de leurs poings, aussi déformés que leurs propres blessures. Le seul endroit où vivre et se déchaîner, c'est dans nos coeurs.

  • Je me dirige vers ma tour, où les rideaux gris-blanc tourbillonnent comme des esprits contre des vitres obscures, où l'ascenseur métallique est un cercueil suspendu entre enfer et paradis.

  • Je comprends maintenant qu'Asase était mon amie parce que je ne voulais pas d'elle comme ennemie. Je m'étais enfermée dans une prison que j'avais bâtie moi-même.

  • Il me faut toujours du temps pour comprendre que quelqu’un me fait du mal. Une bonne minute, un jour, un an. Vingt quatre ans. Quatre cents ans.

  • Elles ne se fient qu’à mon apparence, alors que c’est mon corps qu’elles devraient écouter.

  • C'est les gens qui sont difficiles à comprendre. La musique, elle, ne ment pas.

  • Je comprends que c’est ça que je recherche chez lui, quand je le rejoins le dimanche soir. Pas son corps. Mais sa paix.


Biographie

J.Crooks est née en Jamaïque et a grandi à Londres.Fire Rush est son premier roman.
En 2023, elle a été présélectionnée pour le Women's Prize for Fiction et le Waterstones Debut Fiction Prize .
Elle est titulaire d'une maîtrise en écriture créative et de la vie de l'Université Goldsmiths et propose des ateliers d'écriture à des communautés socialement exclues, principalement des personnes âgées, des réfugiés et des demandeurs d'asile, des enfants et des jeunes défavorisés. La migration des glaces est son premier livre.

Voir ici : https://vimeo.com/832297977


mardi 12 mars 2024

Estelle-Sarah BULLE – Basses-terres – Edition Liana Levi - 2024

 

L'histoire

Été 1976, Basse-Terre en Guadeloupe. Le volcan, la soufrière toussote et lâche vapeurs et cendres. Les autorités déclenchent un plan de sauvegarde dans l'hypothèse d'une grosse éruption et nombreux sont les habitants à fuir vers Grande Terre, plate et sans danger. Au delà de cet événement, nous suivons la vie des deux familles, la grande tribu des Bévaro qui sont très fiers d'accueillir le fils cadet, installé en France et marié avec une femme blanche. Et puis aux abords du volcan, Eucate, persuadée que le volcan n'entrera pas en éruption élève seule sa petite fille Anastasie, 16 ans, qui n'est pas très pressée de trouver un emploi, et qui vit dans une grande précarité.

C'est toute un chapitre de l'histoire de la Guadeloupe qui nous raconte avec tendresse Estelle-Sarah Bulle.



Mon avis

Voilà le dernier roman de Madame Bulle, un petit livre de 250 pages qui met l'accent à travers un phénomène géologique la société guadeloupéenne en 1976. D'emblée, l'éruption n'aura pas lieu, mais elle alimentera bien des légendes urbaines, à croire que cela s'est vraiment passé.

Mais à l'ombre de la soufrière vit une vieille dame magnifique d'humanité, Eucate, qui s'est réfugiée là, après la mort de ses deux maris et le départ de ces enfants. Reste juste Anastasie, 16 ans, sa petite fille qu'elle tente d'élever au mieux de ses moyens. Eucate a travaillé dans les plantations de bananes et a été violée plusieurs fois par le propriétaire de la bananeraie, un « béké » un blanc. Le sort des noirs antillais n'est pas brillant en Guadeloupe à cette époque. Mal payés, employés soit dans des mines soit dans les bananeraies, ils sont humiliés par les contremaîtres blancs, n'ont pas d'avantages sociaux, et semblent totalement ignorés de la Métropole. De cette union forcée naîtra une petite fille, Espérance, avec un pied bot. Mais la blancheur de son teint et ses jolies formes ne laissent pas indifférents les hommes noirs de l'île. Par naïveté, elle se laisse séduire par un homme fort en gueule, qui en fait la méprise, et a fait le pari avec ses copains de se faire cette jolie fille. A son tour, elle met au monde Anastasie, mais pour éviter les ragots qui ne manquent jamais, elle décide de partir en France, en laissant sa fille à Eucate. Elle y refera sa vie, avec un emploi correct, un mari respectueux et deux enfants, mais ne reviendra jamais en Gualdeloupe. Eucate vit avec un poids terrible sur le cœur, la mort de son premier fils, lors d'une tornade infernale – même si elle n'aurait rien pu faire. Depuis, elle vit chichement dans sa case, dans une ravine sur les pentes de la Soufrière, entretien un petit jardin, et ne parle à personne. Pourtant elle est liée à la famille Bevaro par un amour secret, la seule joie de sa vie.

A Grande-Terre vit la famille Bevaro. Elias, le patriarche est ravi d'accueillir son petit dernier Daniel, qui a trouvé une bonne situation en France, s'est marié avec une blanche et a deux petits enfants. Entre le père et la fils, les retrouvailles sont émues, malgré la promiscuité, toute la famille se réunit sur ce propriétaire terrien, ni très pauvre, ni très riche, mais qui a fait construire pour l'occasion une case de 3 pièces. Il n'y a pas l'eau courante ni l’électricité, des groupes électrogènes ou des magouilles dans les rares branchements EDF permettent d'avoir du courant. Et avec la famille qui arrive de Basse-Terre, il y a du monde, mais tradition d’accueil oblige, tout le monde est accueilli. Elias est en conflit avec Ange, interné dans un hôpital psychiatrique. L’aîné reproche à son père, alcoolique à ses heures, d'avoir laissé leur mère aller chercher à manger de nuit lors d'un épisode de famine prise dans un tir entre gangs rivaux.

D'une écriture simple et sans superflus, avec quelques mots de créole que l'on comprend parfaitement, l'autrice nous révèle ainsi l'histoire de l'île, dominée par les blancs et qui semble totalement oubliée des pouvoirs publics. La population noire s'entasse dans des bidonvilles, sans eau courante, sans électricité, les plus malins échappent au du labeur dans les bananeraies ou les champs de cannes à sucre piquantes, et deviennent mécaniciens ou employés avec des salaires qui permettent de vivre sans superflu. On découvre ainsi une terrible réalité, la mentalité colonialiste qui résiste toujours, alors que par ailleurs la Guadeloupe s'enrichit de beaux hôtels sur les côtes pour les touristes auxquels on ne montre que les belles plages de sable blanc.

Et pour terminer cette histoire sur 3 générations, Eucate qui vit toujours sur son lopin de terres apprend qu'il est désormais interdit de cultiver des légumes sur ces terres volcaniques mais fertiles. Les traitements chimiques dont le chlordécone utilisé intensivement dans les bananeraies ont contaminés les sols.

Un bien joli roman, qui nous fait découvrir un pan de notre histoire que j'ignorais totalement de ce département français 971 (les mots dom et tom on fusionné en drom en 2003).


Extraits

  • Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses. Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.

  • Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
    avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
    Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
    de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs. Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue.

  • La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d'Ange, la première fois qu'il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu'ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d'y gratter encore un peu l'humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l'incroyable sentiment de supériorité des Blancs.

  • Allègre, souffle bruyamment, les mains sur les genoux, puis se redresse. Tazieff s'est déjà mis en route, la mâchoire serrée. L'équipe s’ébroue et repart sans attendre vers Basse-Terre, laissant derrière elle cette vieille femme sauvage entourée d’esprit.

  • Marianne ne se sent appartenir à aucune des deux espèces. Elle est heureuse de ne pas faire partie des touristes, bien qu’elle soit ignorante de toutes les choses de l’île. Avant de partir, Daniel lui a dessiné la Guadeloupe sur la nappe d’un restaurant de Châteauroux. Ça ressemblait à une espèce de trèfle à deux pétales - Tu vois, là c’est la Basse-Terre. La partie montagneuse. Ensuite, tu as un petit bras de mer et l’autre côté de l’île, c’est la Grande-Terre, d’où je viens. La Grande-Terre, c’est tout plat. – Pourquoi la partie montagneuse s’appelle la Basse-Terre ? Ça devrait pas s’appeler la Haute Terre ? – J’en sais rien. Un truc de colons. Les Espagnols, ils ont vu ce qu’ils voulaient bien voir depuis leur bateau. Pourquoi ils ont appelé ça la Guadeloupe ? D’après ce que je sais, Guadeloupe, ça vient d’un mot arabe. Aucun rapport avec les Indiens qui vivaient là.

  • Le volcan s’insinua dans les maisons. Il resserra un peu les liens d’amour qui s’étaient distendus et amoindrit temporairement les rancœurs les mieux établies. Il obligea les portes à s’ouvrir et les parents à se souvenir d’autres parents perdus de vue.

  • Marianne comprend rapidement que Berthe s’avère aussi utile pour les choses du quotidien qu’un balai sans brosse. Berthe n’a jamais appris par elle-même ce que son père ne s’est pas soucié de lui inculquer : elle est incapable de dessaler les queues de cochon, elle ignore comment écailler proprement le poisson ou faire correctement sécher le linge.

  • Parfois cependant sous la pluie froide, elle s’aventure à repenser à Santarèm. Elle resserre alors le col de son manteau sur sa poitrine et se demande si la haine usée qu’elle parvient encore à ressentir est un reste d’amour.

  • Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d'huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l'aimer, son île.

  • Les gens de Grande-Terre appellent les déplacés de Basse-Terre les « magmas ». Ils disent qu’ils puent le soufre. Une sorte de plaisanterie mâtinée de mauvaise humeur face à l’arrivée de dizaines de milliers de gens hagards qu’il faut héberger comme on peut. Une espèce de moquerie timide aussi, envers la Soufrière qui n’en finit pas de tousser comme une vieille n’arrivant pas à expectorer, tout le monde attendant, les yeux rivés sur elle, de voir la catastrophe sortir enfin de sa vieille bouche édentée.

  • Il disparaissait pendant des semaines, multipliait les conquêtes au grand contentement des voisins d’Eucate, commençait à parsemer l’île d’enfants, mais revenait toujours s’asseoir dans la case, avec son sourire et sa douceur de miel uniquement réservés à cette femme encore vaillante qui allait, d’après les décomptes et les évaluations faites par le facteur, la boulangère ou la femme d’un collègue dans le dos de Libert, sur ses cinquante ans.

  • Trois frères et sœurs d’Elias apparaissent dans la matinée. Marianne ne s’étonne plus de les voir se matérialiser chaque fois qu’un événement se produit chez Elias ; soit qu’il les ait prévenus d’une façon ou d’une autre, soit que les nouvelles aient volé jusqu’au bourg à dos de chauve-souris.

  • Elias raconte toutes sortes d’histoires à Daniel en déplaçant les bêtes, abolissant non seulement les dix-sept ans d’absence et les sept mille kilomètres de distance permanente, mais réparant aussi un peu, sans le savoir, les années d’enfance de Daniel, celles où les conversations entre père et fils étaient aussi rares qu’un repas abondant ou un éclat de rire.

  • Elle n’a jamais considéré le volcan comme une chose extérieure à sa propre vie ; le volcan fait corps avec elle, comme les cals sur ses doigts.

  • C’est peut-être ça le secret de la vie pense Marianne ; râper sans arrêt le peu qu’on a pour en faire sortir ce qu’il y a de plus délicat, de plus subtil, et s’en bâfrer comme si l’on était riche.


Biographie

Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de Conseil puis pour différentes institutions culturelles.
Elle a reçu le prix "Stanislas du premier roman" pour son ouvrage "Là où les chiens aboient par la queue".
Bibliographie :
– Les étoiles les plus filantes
– Là où les chiens aboient par la queue
– Les fantômes d’Issa
– L’Embrasée

lundi 4 mars 2024

COLSON WHITHEHEAD – Undergournd railrod – Livre de poche 2018 -

 

 

L'histoire

Cora, 16 ans, est esclave dans la plantation de coton Randall, fille et petite fille d'esclaves. Sa mère Mabel s'est enfuit et personne ne l'a jamais retrouvée. Elle décide de fuir à son tour, avec son ami Ceasar. Après bien des tourments, capturée puis libérée, il sera long le chemin qui la mènera à la liberté .


Mon avis

Lire Colson Whitehead, c'est replonger dans les racines de l’esclavage aux États-Unis dans les années 1820, 40 ans avant la guerre de sécession.

Cora a 16 ans et elle est esclave dans les champs de coton de la famille Randall. Déjà fouettée pour avoir voulu protéger un gamin, elle sent que sa situation ne va pas s'améliorer avec le nouveau maître de la plantation, le fils cadet Terrance, aussi débauché que cruel. Un esclave c'est de la marchandise qui s'achète plus ou moins cher. Ici en Géorgie, on encourage les femmes à faire des enfants, qui éviteront d'acheter à nouveau des esclaves. Mal logés, nourris quand même parce qu'il faut assurer la main d’œuvre nécessaire au ramassage du coton, les châtiments sont terribles pour ceux qui osent s'enfuir. Cora, abandonnée par sa mère Mabel, une esclave qui a fuit et qui n'a jamais été retrouvée a déjà un fort tempérament. C'est sa terrible odyssée que nous allons suivre. En compagnie d'un autre esclave, lettré, et de son amie, ils fuient avant d'être rattrapés par les chasseurs et contremaîtres du camps. Si l'amie se fait prendre, il s'ensuit une bagarre où un blanc est tué mais qui laissent à Cora et Caesar le temps de prendre un de ces railroad underground, des tunnels creusés sous terre, par des esclaves et des abolitionnistes. Ils arrivent en Caroline du Sud où ils sont séparés. Cora est prise en charge par une institution caritative. Elle apprend à lire et écrire mais travaille dans la journée pour une blanche comme bonne. Elle est en quelque sorte affranchie. Mais la Caroline du Sud a un autre raisonnement que la Géorgie : la reproduction des noirs risquent d'inverser le ratio entre population blanche et noire et l'on pratique, soit couvert de visites médicales une stérilisation des femmes, par ligature des trompes, sans trop d'hygiène – certaines femmes en meurent, et sur les hommes des expérimentations médicales. Le noir est considéré comme race inférieure, primitive dans un racisme et une haine implacable. Cora comprend ce qui risque de lui arriver et seule, découvre un autre tunnel qui la mène cette fois en Caroline du Nord où elle n'est pas attendue, le tunnel n'étant pas sur. Elle vivra 3 ans dans les combles d'un immeuble où elle continuera son instruction grâce à Mr Fletcher. Dénoncés par leur bonne, une irlandaise raciste, la famille se fait arrêter et Cora est promise à la pendaison tout comme la famille jugée « traîtres ». Elle sera pourtant récupérée par le vicieux chasseur d’esclaves Ridgeway, dont elle réchappera par deux fois, avant d'acquérir enfin sa liberté.

Ce roman, très documenté, remet l'accent sur un fait oublié de l'histoire, les fameux trains souterrains construit par des noirs et des blancs abolitionnistes qui permettaient aux esclaves de regagner, en plusieurs étapes les pays du Nord, où l'esclavage était interdit.

C'est un récit magnifique et terrifiant à la fois que nous livre l'auteur qui a reçu pour ce livre à la fois le prix pulitzer 2017 et le National Book Award 2016, les plus prestigieux prix littéraires américains. L'écrivain ne fait pas dans la dentelle, en s'appuyant sur des témoignages conservés dans les archives fédérales des États de Caroline du Nord et autres archives qu'il a pu consulter. Il crée cette femme Cora, magnifique de résilience et de courage, une volonté chevillée au corps, une libertaire farouche qui finira par gagner sa liberté. Des petits chapitres nous informe du sort ou des pensées des personnages secondaires, du courage aussi des abolitionnistes qui risquent aussi leurs vies.

Ce récit, passionnant, très rythmé, par une écriture sans complaisance, mais traversé aussi de moments de pure poésie, est un fabuleux témoignage sur l'esclavage d'avant la Guerre de Sécession. Indispensable. Pour que jamais dans le monde ne se reproduisent de telles horreurs.


Extraits

  • En un sens, la seule chose que nous avons en commun, c’est la couleur de notre peau. Nos ancêtres sont venus de toutes les régions du continent africain. Et il est vaste. Ils avaient des coutumes différentes, des moyens de subsistance différents, ils parlaient cent langues différentes. Et ce grand mélange a été emmené vers l’Amérique dans les cales des navires négriers. Vers le Nord, vers le Sud. Leurs fils et leurs filles ont récolté le tabac, cultivé le coton, travaillé dans les plus vastes domaines et les plus petites fermes. Nous sommes des artisans, des sages-femmes, des prêcheurs et des colporteurs. Ce sont des mains noires qui ont construit la Maison-Blanche, le siège de notre gouvernement national.

  • Les Blancs étaient venus sur cette terre pour prendre un nouveau départ et échapper à la tyrannie de leurs maîtres, tout comme les Noirs libres avaient fui les leurs. Mais ces ideaux qu'ils revendiquaient pour eux-mêmes, ils les refusaient aux autres. Cora avait entendu maintes fois Michael réciter la Déclaration d'indépendance à la plantation Randall, sa voix flottant dans le village comme un spectre furieux. Elle n'en comprenait pas les mots, la plupart en tout cas, mais "naissent égaux en droits" ne lui avait pas échappé. Les Blancs qui avaient écrit ça ne devaient pas tout comprendre non plus, si "tous les hommes" ne voulait pas vraiment dire tous les hommes. Pas s'ils confisquaient ce qui appartenait à autrui, qu'on puisse tenir ce bien dans sa main -comme la terre - ou non- comme la liberté. La terre qu'elle avait labourée et cultivée avait été une terre indienne. Des corps volés qui travaillaient une terre volée.

  • On ne peut pas sauver tout le monde. Mais ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas essayer. Parfois, une illusion utile vaut mieux qu'une vérité inutile. Rien ne va pousser dans ce froid cruel, mais nous pouvons toujours avoir des fleurs.
    "En voici une d'illusion : que nous pouvons échapper à l'esclavage. C'est impossible. Les cicatrices qu'il a laissées ne s'effaceront jamais. Quand vous avez vu votre mère vendue, votre père battu, votre soeur violée par un maître ou un chef d'équipe, pensiez-vous qu'un jour vous pourriez être ici aujourd'hui, sans chaînes, sans le joug, au sein d'une nouvelle famille ?

  • "Et l'Amérique est également une illusion, la plus grandiose de toutes. La race blanche croit, croit de tout son coeur, qu'elle a le droit de confisquer la terre. De tuer les Indiens. De faire la guerre. D'asservir ses frères. S'il y avait une justice en ce monde, cette nation ne devrait pas exister, car elle est fondée sur le meurtre, le vol et la cruauté. Et pourtant nous sommes là. (...)
    En un sens, la seule chose que nous ayons en commun, c'est la couleur de notre peau. Nos ancêtres sont venus de toutes les régions du continent africain. Et il est vaste. (...) Ils avaient des coutumes différentes, des moyens de subsistance différents, ils parlaient cent langues différentes. Et ce grand mélange a été emmené vers l'Amérique dans les cales des navires négriers. Vers le Nord, le Sud. Leurs fils et leurs filles ont récolté le tabac, cultivé le coton, travaillé dans les plus vastes domaines et les plus petites fermes. Nous sommes des artisans, des sage-femmes, des prêcheurs et des colporteurs. Ce sont des mains noires qui ont construit la Maison-Blanche, le siège de notre gouvernement national. Ce mot "nous". Nous ne sommes pas un peuple mais une multitude de peuples différents. Comment une seule personne pourrait-elle s'exprimer au nom de cette grande et belle race - qui n'est pas une seule race mais mille races, avec des millions de désirs, de voeux et d'espoirs pour nous-mêmes et pour nos enfants ? Car nous sommes des Africains en Amérique. Une chose sans précédent dans l'histoire du monde, sans modèle pour nous dire ce que nous deviendrons.

  • Le maître répétait souvent que la seule chose qui soit plus dangereuse qu'un nègre avec un fusil, leur dit-il, c'était un nègre avec un livre.

  • Les vastes champs éclataient de centaines de milliers de capsules blanches, reliées entre elles à l'image des constellations dans le ciel par la plus claire des nuits claires. Quand les esclaves en avaient fini, les champs se retrouvaient dépouillés de leur couleur. C'était un processus magnifique, de la graine au ballot, mais aucun d'entre eux ne pouvait s'enorgueillir de son labeur. On les avait spoliés.

  • La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espace disponible.

  • La littérature anti-esclavagiste était illégale dans cette région du pays. Les abolitionnistes et sympathisants qui s’aventuraient en Géorgie et en Floride, étaient chassés, fustigés et molestés par la foule, recouverts de goudron et de plumes. Les méthodistes et leurs inanités n’avaient pas leur place dans le giron du roi Coton. Les planteurs ne toléraient pas la contagion.

  • Je suis ce que les botanistes appellent un hybride, dit-il la première fois que Cora l'entendit discourir. Un croisement de deux familles différentes. Quand il s'agit de fleurs, un tel mélange est un régal pour l'œil. Quand cette hybridation prend une forme de chair et de sang, certains s'en offensent. Dans cette pièce, nous reconnaissons ce métissage pour ce qu'il est : une nouvelle beauté née au monde, et qui fleurit tout autour de nous.

  • La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espace disponible. Sur la plantation, elle n'était pas libre, mais elle y évoluait sans restriction, elle goûtait l'air frais et suivait la course des étoiles l'été. C'était un endroit vaste dans son étroitesse. Ici, elle était libérée de son maître, mais elle tournait en rond dans un terrier si minuscule qu'elle ne pouvait même pas s'y tenir debout.

  • Elle avait vu des hommes pendus à des arbres, abandonnés aux buses et aux corbeaux. Des femmes entaillées jusqu'à l'os par le fouet à lanières. Des corps vivants ou morts, mis à rôtir sur des bûchers. Des pieds tranchés pour empêcher la fuite, des mains coupées pour mettre fin aux vols. Elle avait vu des garçons et des filles plus jeunes que cet enfant se faire rouer de coups.

  • L’éventail des possibles se déployait devant ces pèlerins tel un banquet, eux qui toute leur vie avaient eu tellement faim. Jamais ils n’avaient vu une chose pareille, mais ils laisseraient leur marque sur cette terre nouvelle, aussi sûrement que les glorieux colons de Jamestown ; ils la feraient leur en vertu d’une inexorable logique raciale. Si les nègres étaient censés jouir de leur liberté, ils ne seraient pas enchainés. Si le Peau-Rouge était censé conserver sa terre, elle serait encore à lui. Et si le Blanc n’avait pas été destiné à s’emparer de ce nouveau monde, il ne le possèderait pas. Tel était l’authentique Grand Esprit, le fil divin qui reliait toute entreprise humaine : si vous arrivez à garder quelque chose, c’est que cette chose vous appartient. C’est votre bien : votre esclave, votre continent. L’impératif américain…

  • La grand-mère de Cora n’avait jamais vu l’océan jusqu’à ce jour lumineux, dans le port de Ouidah, où l’eau l’avait éblouie après son séjour dans les cachots du fort. C’est là qu’ils avaient été parqués en attendant les navires. Les razzieurs dahoméens avaient d’abord kidnappé les hommes, puis étaient revenus au village à la lune suivante, rafler les femmes et les enfants qu’ils avaient fait marcher de force jusqu’à lamer, enchaînés deux par deux.

  • Cora repensa à son potager de Randall, ce lopin qu'elle chérissait. A présent, elle le voyait tel qu'il était : risible - un infime carré de terre qui l'avait persuadée qu'elle possédait quelque chose. Il était à elle autant que le coton qu'elle semait, désherbait et cueillait. Son lopin était l'ombre d'une chose qui vivait ailleurs, hors de vue. Tout comme le pauvre Michael récitant la Déclaration d'indépendance était l'écho d'une chose qui existait ailleurs. A présent qu'elle s'était enfuie, qu'elle avait vu du pays, Cora n'était plus certaine que ce document décrive quoi que ce soit de réel. Comme elle, l'Amérique était un fantôme des ténèbres.

  • L'Underground Railroad n'est pas un vrai chemin ferré. Il le devient sous la plume de Colson Whitehead. "L'Underground Railroad est en réalité un réseau de personnes qui ont agi pour aider les esclaves à se cacher, à s'échapper, en chargeant quelqu'un dans une voiture, par exemple, pour le conduire quelques kilomètres plus au Nord, ou aider à traverser un fleuve… Mais quand j'étais enfant, j'ai grandi à New York et donc quand j'ai entendu pour la première fois le mot "Underground Railroad", j'ai pensé que c'était un vrai métro. Plus tard évidemment mes professeurs m'ont expliqué qu'il ne s'agissait en fait pas d'un vrai réseau ferré qui voyageait comme ça sous terre clandestinement, j'ai évidemment été triste et déçu ! Plus tard, c'était en 2000, je suis retombé sur cette histoire d'Underground Railroad et j'ai pensé que cela ferait une bonne idée de départ pour un livre, si c'était réellement un vrai chemin de fer souterrain. Et après il me fallait trouver une histoire qui pouvait fonctionner autour de cette idée-là".



Biographie
Né à New-York , le 06/11/1969Colson Whitehead, né Arch Colson Chipp Whitehead, est un romancier. Il fait ses études à la Trinity School de New York, puis obtient son diplôme au Harvard College en 1991.
Il devient alors chroniqueur au "The Village Voice", où il écrit sur la télévision et la musique. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont "The New York Times".

"L'Intuitionniste" ("The Intuitionist", 1999), son premier roman, est finaliste pour Hemingway Foundation/PEN Award. "Zone 1" ("Zone One", 2011) est sur la liste des best-sellers du New York Times.
Colson Whithehead a remporté le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017 avec son roman "Underground Railroad" ("The Underground Railroad", 2016), qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession. Les droits audiovisuels du roman ont été acquis par le réalisateur Barry Jenkins. Il est adapté en série télévisée diffusée sur Amazon Prime Video en 2021.

En 2020, Colson Whitehead remporte une nouvelle fois le prix Pulitzer de la fiction pour "Nickel Boys". Auteur de nombreux ouvrages de non-fiction, il a enseigné dans plusieurs universités et a été écrivain en résidence au Vassar College. Il vit avec sa femme et ses enfants à Brooklyn.
Son site : https://www.colsonwhitehead.com/




vendredi 9 février 2024

Dennis LEHANE – Le Silence – Gallmeister - 2023

 


L'histoire

En 1974, à Boston (capitale du Massachusetts USA), une loi décide de la mixité scolaire entre les enfants issus de familles noires et de familles blanches. Dans le quartier irlandais pauvre de Southie, la décision ne fait pas l'unanimité. Marie-Pat qui élève seule sa fille de 17 ans, Jules, cumule des emplois sous-payés pour tenter d'échapper à la pauvreté totale. Mais un soir, Jules supposée sortie avec son petit-ami et un autre couple de jeunes ne rentre pas. Cette même nuit, un jeune universitaire noir est retrouvé mort sous les rames d’un métro, plus un meurtre qu'un accident ou suicide. Inquiète mais têtue, Marie-Pat va tout mettre en œuvre pour retrouver sa fille, avec son caractère bien trempé d'irlandaise.



Mon avis

Sorti simultanément dans 128 pays, après un petit moment sans écrire, ce dernier polar de Lehane est déjà considéré comme culte par les amateurs et a été encensé par la critique française.

Il s'inspire pour ce roman d'une décision historiquement réelle : en 1974, le juge fédéral W. Artur Garrity JR décida que les élèves noirs étaient désavantagés décréta des transferts entre les collèges blancs et noirs.

Jules, la fille de Mary-Pat est concernée par cette décision et passera son année de terminal dans un collège noir. Cela ne réjouit pas sa mère, Si elle pense que les pauvres qu'ils soient du quartier noir de Roxbury ou du quartier pauvre irlandais South Boston High (surnommé Southie, à l'opposé géographique) ont les mêmes soucis, elle s'inquiète de l'insécurité qui règne dans les quartiers noirs. Aussi, plus par peur de se faire ostraciser dans sa communauté, Mary soutient sans trop s'engager non plus les opposants blancs au projet, qui prévoient des manifestations. D'autant que le quartier est sous la houlette d'un maffioso Butler, connu pour trafic de drogue et violences.

Quelle femme cette Mary-Pat ! Un fils mort d'une overdose au retour du Vietnam d'un premier mariage, une fille née d'un deuxième union où son mari est parti pour vivre avec une jeune beauté noire, cette irlandaise petite mai costaude n'est pas du genre à se faire marcher sur les pieds. Elle n'hésite pas à tabasser le supposé petit ami de sa fille pour qu'il lui dise où elle se trouve. Parce que la police ne s'intéressera pas à la disparition d'une presque majeure, ou parce qu'elle est corrompue, cette mère courage va chercher la vérité. Et faire aussi tomber ses préjugés racistes, elle découvrira qui a tué le jeune noir qui est aussi le fils de sa gentille collègue de travail.

Avec elle, tout vole en éclat, la maffia locale qui attise les haines en prend pour son grade, et les personnages masculins ne sont guère à l'honneur (violents lâches, racistes), hormis le policier Bobby Coyne, en charge de l'enquête sur la mort du jeune homme.

Un livre noir, où si l’héroïne principale n’apparaît pas comme foncièrement sympathique au début, on la voit évoluer, et prendre tous les risques. Quand on a tout perdu, que reste-t-il ?

Ce roman brut, coup de point, est un ardent plaidoyer contre le racisme et le communautarisme, mais aussi contre une bourgeoisie nantie et hypocrite, qui laisse aux maffias locales le soin de « réguler » les quartiers pauvres qu'elle exploite. Roman à la fois social, racial et historique, il n'est pas recommandé aux âmes trop sensibles, mais on ne peut nier la force des mots, la personnalité atypique de Mary, et la violence qui régné sur la 2ème ville des USA en ces années 1974/75.



Extraits

  • Elle descend à Harvard Station, s'engage sur Harvard Square, et c'est aussi insupportable que ce qu'elle craignait - des enfoirés de hippies partout, ça sent la marijuana et les odeurs corporelles ; tous les vingt pas, quelqu'un gratte une guitare en fredonnant une chanson qui parle d'amour, mec, de Richard Nixon, mec. Nixon a évacué la Maison Blanche en hélicoptère il y a près de trois semaines, mais il est toujours leur croquemitaine, à ces lavettes choyées, sur-éduquées, qui ont refusé d'aller à l'armée. Elle n'arrive même pas à compter combien sont pieds nus, à traîner dans les rues sales, avec leurs pantalons pattes d'éléphant élimés, leurs chemises multicolores, leurs colliers de perles et leurs longs cheveux, les filles sans soutien-gorge, les fesses débordant généreusement de leurs jeans coupés en shorts, remplissant l'air de la fumée de leurs cigarettes, de leurs cigarettes aux clous de girofle, de leurs joints, chacun et chacune d'entre eux étant une source d'embarras pour leurs parents qui ont dépensé des sommes faramineuses pour les envoyer dans la meilleure école du monde - une école dans laquelle pas un pauvre ne pourrait entrer, aucun doute là-dessus - et ils les remercient en traînant, les pieds sales, et en chantant leurs chansons folk merdiques qui parlent d'amour, mec, d'amour.

  • Pour la première fois depuis une semaine, elle aime la façon dont elle se sent - meurtrie, avec des plaies en train de former une croûte, le goût du sang dans la bouche que certains disent amer mais qu'elle a toujours trouvé plutôt proche d'une saveur beurrée.

  • C'est une douce soirée d'été qui sent la pluie. Bobby accompagne Carmen jusqu'à sa voiture. A un moment, il lance un regard de côté, la surprend en train de lui lancer aussi un regard de côté avec un sourire discret, et il songe à la possibilité que ce n'est peut-être pas l'amour qui est le contraire de la haine. C'est l'espoir. Parce que la haine prend des années à se former, tandis que l'espoir peut déboucher au coin de la rue alors même que vous avez les yeux ailleurs.

  • ls ont tous un surnom. Aucun James ne peut être qu'un simple James ; c'est nécessairement Jim ou Jimmy ou Jumbo ou JJ, voire, dans un cas particulier, Tantrum. Les Sullivan sont si nombreux qu'appeler quelqu'un Sully n'est pas suffisant. Au cours de ses différentes incursions ici, au fil des ans, Bobby a rencontré un Sully Un, un Sully Deux, un Sully le Vieux, un Sully le Jeune, un Sully le Blanc, un Sully le Bronzé, Un Sully l'Infidèle, un Sully le Nez, et Petit Sully (qui est foutrement grand). Il a rencontré des gars appelés Bridé, Queue de Billard, Rôti en Cocote, Sac de frappe (fils de Sully le Bronzé). Il est tombé sur Pare-Chocs, Petite Dose, Destop, Conjonctivite (qui est aveugle), Gambette (qui boite), Et Mains Baladeuses (qui n'en a pas).
    Tous les types ont le regard vide et lointain. Toutes les femmes ont du caractère. Tous les visages sont plus blancs que la peinture la plus blanche que vous ayez jamais vue et, juste sous la surface, voilés d'un éternel rose irlandais qui parfois se transforme en acné, et parfois non.

  • Elle a trouvé une station sur sa radio - WJIB - qui ne passe que de la musique classique et elle l'écoute en permanence. Elle ne la ferme même pas quand elle va se coucher (non qu'il y ait beaucoup de sommeil dans sa vie ces jours-ci). Depuis son enfance, elle a toujours été fan du hit-parade, jamais d'un groupe en particulier, juste de la musique du jour. Cet été, elle a adoré Rock the Boat, Billy Don't Be a Hero et sa préférée, Don't Let the Sun Go Down on Me. Mais à présent, toutes ces chansons lui paraissent stupides parce qu'elles n'ont pas été écrites en ayant à l'esprit quelqu'un comme elle. Même ces paroles "Tout perdre, c'est comme si le soleil se couchait sur ma vie" lui semblent insuffisantes, parce que tout perdre, ce n'est pas comme si le soleil se couchait sur sa vie, c'est comme si une bombe atomique avait explosé à l'intérieur d'elle-même, et maintenant elle fait partie du nuage en forme de champignon, mille petits fragments d'elle se désintégrant et voltigeant dans l'espace, dans mille directions différentes.

  • Vous avez élevé une enfant qui pensait que haïr des gens parce que Dieu leur a donné une couleur de peau différente était quelque chose de normal. Vous avez autorisé cette haine. Vous l'avez probablement engendrée. Et votre gamine et ses amis racistes tels que vous, ont été lâchés dans le monde pareils à des putains de grenades bourrées de haine et de stupidité...

  • Les enturbannés viennent de nous dire qu’on pouvait aller se faire foutre et se mettre à la marche à pied en attendant qu’ils veuillent bien décider de nous livrer un peu de pétrole. Mais vous vous en prenez aux nègres, qui sont aussi pauvres et autant dans la merde que vous, et vous vous persuadez que vous défendez quelque chose. 

  • En cinquième, il y a longtemps, Sœur Loretta leur disait que même si l'enfer n'était pas des grandes flammes avec des démons cornus armés de fourches comme le supposaient les gens au Moyen Âge, c'était, il ne fallait pas s'y tromper, un vide. C'était être séparé de l'amour pour l'éternité. Quel amour ?L'amour de Dieu. L'amour de n'importe qui. L'amour, quel qu'il soit. La douleur infligée par une fourche ou même par une flamme perpétuelle n'est rien comparée à la douleur de ce vide.

  • Je vous l'ai dit, vous ne pouvez pas tout enlever aux gens. Il faut leur laisser quelque chose. Une miette. Un poisson rouge. Quelque chose à protéger. Quelque chose qui soit une raison de vivre. Parce que si vous ne faites pas ça, qu'est-ce qui va vous rester pour négocier ?

  • Ça n’est pas la première fois - ni même la quatre-vingtième - que Bobby se met à haïr le genre humain. Il se demande si le crime le plus impardonnable commis par Dieu n’a pas été de nous créer, tout simplement.

  • Je ne peux pas te protéger. Je peux faire ce que je peux, t'enseigner tout ce que je sais. Mais si je ne suis pas là, quand le monde sort ses griffes - et même si je suis là - rien ne garantit que je puisse l'en empêcher. Je peux t'aimer, je peux t'aider, mais je ne peux pas te mettre à l'abri de tout. Et ça me fiche une trouille bleue. Chaque jour, chaque instant, à chaque respiration.

  • Ici, tout le monde connaît tout le monde ; ils s'arrêtent les uns les autres dans la rue pour prendre des nouvelles des conjoints, des enfants et des cousins au deuxième degré. L'hiver venu, ils déneigent des allées ensemble, se groupent pour dégager les voitures des congères, se passent généreusement des sacs de sel ou de sable pour les trottoirs verglacés. L'été, ils se réunissent sur des vérandas ou des porches, ou se rassemblent sur des chaises longues le long des trottoirs pour tailler une bavette, s'échanger les journaux et écouter Ned Martin commenter les parties des Sox sur HDH. Ils boivent de la bière comme si c'était de l'eau du robinet, fument des cigarettes comme si le paquet allait s'autodétruire à minuit et s'interpellent - d'un trottoir à l'autre, depuis ou en direction de leurs voitures ou bien en direction de fenêtres lointaines - comme si l'impatience était une vertu. Ils aiment l'église, mais ils ne sont pas fous de la messe. Ils n'aiment que les sermons qui leur fichent la frousse et se méfient de ceux qui font appel à leur empathie.

  • Quand vous gâtez les gens, ils ne vous remercient pas. Ils ne sont pas reconnaissants. Ils finissent par penser que tout leur est dû. Ils se mettent à exiger des choses qu'ils n'ont aucun droit d'exiger.

  • Mary Pat, elle, a l'air de sortir d'une chaîne de fabrication d'Irlandaises dures à cuire - un simple coup d'oeil aux photos d'elle quand elle était bébé ou petite fille et on remarque tout de suite son visage grimaçant, ses larges épaules et son corps, râblé et puissant, prêt à participer à un roller derby ou une connerie de ce genre. La plupart des gens préféreraient se battre contre un chien errant qui aurait envie d'un bon morceau de viande plutôt que d'avoir une embrouille avec une fille de Southie qui a grandi dans les cités.

  • Quand vous êtes gosse et qu'ils se mettent à vous débiter tous leurs mensonges, ils ne vous disent jamais que ce sont des mensonges. Ils vous disent juste, voilà, c'est comme ça. Qu'ils vous parlent du Père Noël, de Dieu ou du mariage ou de ce que vous pouvez faire ou ne pas faire de votre vie. Ils vous disent, les Polaks sont comme ceci, les Ritals sont comme cela, et ne venez surtout pas nous parler des métèques et des nègres, c'est sûr que ceux-là, on peut pas leur faire confiance. Et ils vous disent, notre mode de vie, c'est comme ça, et pas autrement. Et vous, vous n'êtes qu'une pauvre gosse, alors vous vous dites, Je veux faire partie de ce mode de vie. Je veux surtout pas me retrouver à l'écart de ce mode de vie. Faut que je reste avec ces gens toute mon existence. Et vous y êtes bien au chaud. Si bien au chaud. Le reste du monde? Il y fait un froid terrible. Alors, vous y adhérez, vous comprenez? [...] Et vous vous y enracinez profondément, parce que maintenant, vous avez des gosses à vous, et vous voulez qu'ils se sentent bien au chaud. Alors, vous leur servez les mêmes mensonges, vous leur injectez ça dans le sang. Jusqu'à ce qu'ils deviennent le genre de personne capable de poursuivre un pauvre garçon dans une station de métro et lui défoncer le crâne avec une pierre.

  • Les gens de Dover, dit-elle. De Welleslay, de Newton et de Lincoln – leurs gosses vont se planquer dans des facs et des grandes écoles, et ils ont des docteurs pour certifier qu’ils souffrent d’acouphènes, qu’ils ont les pieds plats, des becs de perroquet ou toutes sortes de conneries de ce genre. Et ce sont exactement les mêmes gens qui veulent que je mette ma fille dans un bus pour l’emmener à Roxbury, mais qui ne laisseraient pas un Noir faire deux pas dans leur quartier une fois qu’ils ont fait tondre leur pelouse et que le soleil se couche

  • J'ai remarqué que ceux qui déblatérent le plus sur les gens de couleur et leurs défauts, généralement ils ont exactement les mêmes défauts.

  • S’ils sont pauvres, ce n’est pas parce qu’ils ne travaillent pas dur, ni parce qu’ils ne méritent pas mieux. Ils sont pauvres parce que la quantité de chance qui circule dans ce monde est limitée et qu’ils n’en ont jamais reçu la moindre part.

  • Encore un bon exemple de ces connards de riches dans leurs châteaux de banlieue chic (dans leurs petites villes entièrement blanches) qui disent aux pauvres, coincés dans la grande ville, comment les choses doivent se passer.

  • Chacune soutient le regard de l'autre et le temps s'écoule, et les filles qu'elles ont été autrefois pourraient peut-être, mais peut-être seulement, devenir les anges posés sur l'épaule de celles qu'elles sont aujourd'hui.



Biographie

Né à Boston, Massachusetts , le 04/08/1965, Dennis Lehane est un écrivain américain d'origine irlandaise, auteur de romans policiers.
Après des études à Boston (ville récurrente de ses romans noirs), il part à l'Université internationale de Floride pour étudier l'écriture créative. Tout en écrivant son premier livre, "Un dernier verre avant la guerre" (A Drink Before the War, 1994), il vit de métiers divers (livreur, libraire, chauffeur). Ancien éducateur travaillant pour la défense de l'enfance maltraitée, ce thème reste très présent dans ses œuvres.

Il a publié une cinquantaine d'ouvrages dont les bestsellers "Gone, Baby, Gone" (1998) ou encore "Ténèbres, prenez-moi la main" (Darkness, Take My Hand, 1996). "Mystic River" (2001) a remporté un Massachusetts Book Award ainsi que le Prix Mystère de la Critique 2003 (roman étranger). Son adaptation cinématographique, réalisée par Clint Eastwood en 2003, a remporté le César du meilleur film étranger ainsi que deux Oscars.
Après Clint Eastwood, c'est un autre acteur, Ben Affleck, qui se lance pour sa première réalisation dans l'adaptation de "Gone, Baby, Gone". A sa sortie (2007), le film est un joli succès critique.
"Shutter Island" (2003) a inspiré le film de même titre, réalisé par Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio, en 2009. Le roman a fait l'objet d'une adaptation en bande dessinée par Christian De Metter, parue en 2008 aux éditions Casterman.
"Coronado," sa première pièce, fut présentée pour la première fois à New York en 2005 puis publiée sous la forme d'un recueil d'histoires courtes.
"Un pays à l'aube" (The Given Day, 2008) ouvre une nouvelle tendance dans l'œuvre de Dennis Lehane. Roman historique, il traite essentiellement du Boston de l'immédiat après-première guerre mondiale, et notamment du mouvement des policiers de la ville pour faire respecter leurs droits.
En 2013 un de ses romans, "Ils vivent la nuit" (Live by night, 2012), a obtenu le très prestigieux prix Edgar-Allan-Poe. Sorti en salles en 2016 et de nouveau adapté par Ben Affleck, "Live by Night" est la sixième adaptation d'un roman de Dennis Lehane. Il vit avec sa famille à Los Angeles.

site de l'auteur : https://dennislehane.com/