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mercredi 18 décembre 2024

Jessica CYMERMAN – Et que chacun se mette à chanter – Editions Nami – 2023

 

 

L'histoire

Eliette, vieille fille de 73 ans, Pierre bel homme, riche, la cinquantaine, Vincent trentenaire et homosexuel renié par ses parents et Élisa, orpheline 26 ans qui travaille en ehpad, voilà 4 personnalités que rien ne relit.... Sauf l'amour des chansons. Ils se retrouvent les lundis soir, dans une salle tranquille d'Aubervilliers pour participer à des séances de karaoké thérapie, initiée par la mystérieuse Valérie-Anne. Et que la musique résonne !!


Mon avis

Un gentil petit roman agréable à lire et qui nous rappelle que nous avons tous en tête des chansons que nous adorons ou que nous détestons.

Passionnée de chant et de musique, Valérie-Anne, discrète sur sa vie chaotique, réunit 4 personnes, pour faire l'expérience que chanter rend heureux. Et en face d'elle, elle a de drôles de participants. A commencer par Eliette qui est la seule à parler à la première personne, la plus âgée. Mais à 73 ans, Eliette qui n'a pas eu une vie très heureuse, dévouée à ses parents jusqu'à leur mort, n'ayant jamais pu concrétiser une histoire d'amour vit seule, avec ses petits rituels : son émission de télé favorite, et surtout son amour pour Mike Brandt (juif comme elle) mais aussi des chanteurs comme Bruel, ou des grands classiques de la chanson. Elle déteste Daho dont les paroles sont insipides à ses yeux. Pierre est un homme riche, très cultivé, un véritable Wikipédia de la musique où il écoute un peu de tout. Mais Pierre est seul aussi, divorcé, traité de ringards par ses 3 enfants qu'il ne voit jamais. Vincent subi les violences physiques et verbales de son père, parce qu'il est homosexuel et projette de se marié avec son compagnon. Lui se réfugie dans Queen, et d'autres musiques qui le réconforte. Timide et mal dans sa peau, il a du mal à prendre le micro. Élisa est orpheline, elle est plus branchée Rihanna ou Dua Luppa. Elle s'habille comme une djeune et travaille comme aide-soignante dans une maison de retraite. Élisa don prénom lui vient de la chanson de Serge Gainsbourg qu'adorait ses parents. Elle n'a pas son pareil pour créer des groupes What'sApp et est enjouée. La coach Valérie-Anne semble austère et pas toujours très aimable. Mais sa vie est aussi compliquée, pour élever sa petite fille, elle fait du pole dance et chante dans certains cabarets où se dénuder un peu est de mise. Une situation qui lui fait honte.

Mais voilà, Valérie-Anne sait très bien animer ses cours de karaoké, et apprends à ses élèves à respirer, placer leur voix puis s'essayer à tous les styles de chansons. Et au fil du temps, ce petit monde improbable noue des liens d'une amitié forte et durable. On s'invite, on se rend service, on se confie et puis les occasions sont belles aussi pour rire ou pour trouver l'amour le vrai avec un grand A.

On sait bien évidemment que la musique a un grand pouvoir sur nos émotions, qu'elle soit énergisante, douce, classique ou moderne. On a tous dans la tête des airs de chansons, souvent celles de notre génération, et on fredonne parfois sous la douche, et parfois même de ritournelles qu'on aime pas du tout, mais qu'on a tellement entendues qu'elles nous trottent dans les oreilles. Mais on ne chante pas. Le karaoké c'est surtout une spécialité japonaise et chinoise, mais personne, à part les passionnés ou ceux qui veulent être vedettes un jour n'achètera une machine à karaoké, avec casques, micros, et répertoire. Ici on passe de Mike Brandt à Whitney Huston, de Cloclo à Reggiani, de Dalida à Daho, bref un répertoire large de toutes ces chansons que l'on connaît plus ou moins selon notre époque, notre culture.

Bref, c'est joliment écrit, émaillé des paroles de chansons que tout le monde connaît, dans une écriture simple et sans fioritures.

Ça se lit, cela donne le moral. Et vous quelle est votre chanson préférée ??



Extraits

  • Il y a des jours, des mois, des années interminables où il ne se passe presque rien. Il y a des minutes et des secondes qui contiennent tout un monde ace, pas pour une nuit mais pour la vie.

  • Je ne sais pas ce qui lie les gens. Je ne sais pas si les liens choisis sont plus forts que les liens du sang. Je ne sais pas si j'ai tort ou raison. Je ne sais pas si Mike Brant aurait été un bon époux. Je ne sais pas si mes parents ont frôlé la joie un jour. Ce que je sais, c'est que celui qui chante se laisse emporter.

  • C'est si émouvant, Pierre. Tu es si touchant. Tu devrais ouvrir plus souvent le premier bouton de ta chemise.

  • Je ne saurais dire si je suis une éternelle enfant ou si j'ai toujours été une vielle personne.

  • J’ai besoin d’un fond sonore pour me sentir en vie. Le silence, c’est ma sœur au fond d’un puits, c’est mes parents juifs qui se cachent pendant la guerre, c’est mourir un peu.

  • Le seul qui tient encore la route, d'après moi, c'est Drucker qui finira par enterrer tout le monde.

  • Quel bonheur de se sentir bien ailleurs, bien partout.

  • Elle a fait attention à moi. Et c’est un fait suffisamment rare pour que ça me touche.

     

    Biographie

Journaliste à la plume prolifique et blogueuse pleine d’humour, Jessica Cymerman livre ses humeurs de mamans sur son blog Serial Mother.

Son insta : https://www.instagram.com/ze_serial_mother/?hl=fr


lundi 16 décembre 2024

Marion TOUBOUL – Second Coeur – Editions Le mot et le Reste - 2024

 

 

L'histoire

Alice n'a jamais voulu reprendre l'exploitation agricole de ses parents. Elle suit des études de journalisme à Lyon quand elle rencontre une jeune femme vénézuélienne. Elle part aussitôt en Amérique Latine d'où elle envoie des reportages pour des journaux. Mais au Venezuela, où elle rencontre son compagnon Léopoldo, les manifestations violentes anti-Chavez sont violentes et dans un pays dévasté, elle perd son bébé. Recherchés par la police, le couple s'enfuit pour Madrid. Alice travaille alors comme monteuse et reporter pour la télévision et Léopoldo doit finir un stage pour valider ses compétences d'infirmiers à Barcelone. Mais voilà, Léopoldo ne réapparaît pas et Alice doit se trouver une vie, en cheminant dans les petits villages de l'Espagne profonde.



Mon avis

Voilà un très beau roman, une véritable ode à la poésie et à la nature.

Si certains passages sont inspirés de sa propre expérience, Marion Touboul crée une héroïne attachante, curieuse et qui malgré les deuils va se trouver un chemin dans la vie.

Alice a toujours aimé voyager, et plus dans les pays du Sud. Après une expérience traumatisante au Venezuela à la fin des années Chavez, où elle perd son bébé, faute de soins dans un pays qui sombre dans une guerre civile, elle se trouve refuge, grâce à une amie à Madrid. Elle trouve un petit appartement sous les toits pas très loin de son emploi de monteuse pour la télévision, tandis que Léopoldo part en stage pour devenir infirmier à Barcelone. Mais voilà, Léopoldo ne revient va, ce qui laisse Alice dans un immense chagrin, un autre deuil. La police lui assure qu'il n'y a pas d'avis de décès. Alors Alice va surmonter son chagrin. Tout d'abord elle se rend à Avila, le village qui a vu naître la Sainte Thérèse, fondatrice des carmélites et écrivaine. Elle qui n'est pas du tout religieuse se fait expliquer par un guide, Taigo, la vie et les recherches de la Sainte. Hors il se trouve que sa mère a une image de cette sainte dans le salon, et la mère n'est pas non plus religieuse. Puis lors d'un reportage, elle part en Estrémadure au sud-ouest de l'Espagne, une région assez pauvre et désertique où elle rencontre un éleveur de taureaux sauvages pour les corridas et son neveu Guillermo, un homme solide, terrien qui la réconforte. Ils font même des projets en commun, comme ouvrir une maison d'hôte. Mais avant Alice a très envie de parcourir la via del Plata, une route qui part de Séville et qui est le chemin de Compostelle espagnol, traversant l'Andalousie, l’Estrémadure, Castille et Léon et enfin la Galicie. Le parcourt est fait de longues étapes de marches en passant par des petits villages, ce que préfère Alice qui y est chaleureusement accueillie. Ce périple, couplé à ce qu'elle a retenu des enseignements de Sainte Thérèse d'Avila vont lui donner les réponses qu'elle cherche, mais aussi révéler sa vraie nature : celle d'une voyageuse.

Ecrit dans une langue simple, sans pathos, ce road-movie dans l'Espagne non médiatique, laisse la place belle aux paysages, aux grands espaces, mais aussi aux petits villages quasi-médiévaux. Un très joli moment de littérature, avec ce personnage d'Alice, fragile et forte qui se découvre et apprend à s'aimer et trouver sa voie. Inspirant, poétique, ce cours roman, nous dit l'essentiel, sur nos voyages qu'ils soient intérieurs ou extérieurs.



Extraits

  • Lorsqu'ils s'approchent de Guadix, le jour s'incline. Tiago décide de faire une pause sur le bas-côté de la longue route sinueuse bordée de champs d'oliviers qui mène de Jaen à la mer. Un air encore chaud enveloppe le sommet d'une montagne chauve. À perte de vue se profilent des falaises plissées d'un orange si vif qu'on a envie d'y planter ses crocs comme dans un abricot sec. Et là-bas, derrière les falaises la vue est plus extraordinaire encore : des montagnes enneigées aux formes nettes comme des dents de scie. " la Sierra Nevada..." dit Tiago. Alice regarde le paysage qui la domine par la perfection de sa douceur. Cette alliance de couleur, de relief et de climat... dans aucun voyage elle n'a vu pareille beauté. L'image du Kilimandjaro lui revient en tête. Les mêmes immensités, les mêmes terres depeuplées au pied de cimes comme habitées des seuls dieux. L'Andalousie n'est donc pas qu'une terre chantante, elle sait aussi se taire, et ce silence orangé et le plus beau des flamenco.

  • Les rapports d'Alice avec son père s'étaient dégradés lors de son premier voyage vers Caracas avec Beatriz. Lui en voulait-il de s'offrir la vie dont il avait rêvé ? Alice ravivait-elle ses frustrations d'enfant ? Ou était-il tout simplement inquiet ? Toujours est-il qu'il ne supportait pas son choix de partir. Son père avait toujours compté sur ses enfants pour reprendre la ferme. Rompre le fil de la transmission était inimaginable. Ils se disputaient souvent à ce sujet, d'autant que son petit frère se tenait, comme Alice, aussi loin de la vie paysanne qu'un mouton de la clôture électrique. Ce n'est pas tant le travail de la terre qui lui déplaisait mais sa répétition. Elle sentait l'air se comprimer dans ses poumons sitôt qu'elle s'imaginait dans la peau d'une paysanne. Finalement, plus Alice se tenait loin de son père, mieux elle se portait. Tout les opposait. Elle : petite, fine, sportive, curieuse, émotive. Lui : grand, colérique, le pas lourd, focalisé sur ses vaches. Plus les années passaient, plus le fossé s'était creusé entre eux. Il était le loup en cage, elle était l'hirondelle.

  • Alice avance à pas rapides sur le chemin plat et régulier, tendue comme une flèche vers le nord, le soleil piquant ses joues. Elle voudrait couper à travers champs pour se perdre vraiment, appuyer ses pensées à autre chose qu'à son passé. Mais l'ombre des taureaux derrière les barrières métalliques la retient. Pas un hameau, pas une maison, pas même une ruine pour s'extraire de soi. Alice marche sur cette page blanche comme dans un chant a cappella. Et plus elle marche, plus elle s'enfonce en elle.

  • Il y a des courants qui emportent irrémédiablement. Une envie de se blottir contre l’autre et tout donner, tout de suite, y compris la clef de ses demeures les plus profondes. C’est ce que ressent Alice lorsque la main de Leopoldo effleure la sienne par-dessus l’accoudoir. L’envie folle de se diluer en lui, de le laisser respirer à sa place, pas pour une nuit mais pour la vie. 

     

    Biographie

Née à Paris , le 06/04/1985, Marion Touboul est journaliste de formation. Elle a passé sept années en Egypte où elle a été la correspondante de nombreux médias comme de la chaîne Arte. Elle est correspondante pour Arte en Espagne, où elle a effectué le voyage de la Via del Plata


vendredi 13 décembre 2024

Maud VENTURA – Célèbre – Editions l'Iconoclaste 2024

 

 

L'histoire

Dès son enfance, Cléo rêve de devenir célèbre. Fille d'un couple franco-américains d’intellectuels, la jeune fille se veut irréprochable. Meilleure élève, discrète, elle n'en nourrit pas moins des ambitions très haute. Douée en musique, elle joue du piano, fait de la guitare et chante, son rêve est d'être une chanteuse à succès telle une Lady Gaga, une Beyoncé. Elle part finir ses études à New-York, tout en trouvant un petit boulot de vendeuse en librairie. Mais elle délaisse ses études pour composer ses chansons. Qu'elle poste sur les plate-formes internet, en boostant sa visibilité. Et voilà qu'un jour, elle est repérée par un gros label, qui voit en cette jolie fille une belle opportunité. Relookée, habillée, un peu de chirurgie esthétique, une assistante personnelle de la maison de disques, elle est coachée et sort enfin son premier album. Qui fait un triomphe. Elle rafle les récompenses, enchaîne les tournées mondiales. Puis un deuxième EP lui assure une gloire définitive, elle fait partie du sérail. Mais à quel prix ? Entre son exigence folle, les sollicitations, les interviews, les petits coups bas qu'elle inflige à des rivales, Cléo comprend que le succès à un prix, et que la chute risque aussi d'être difficile.



Mon avis

Pour son deuxième roman, Maud Ventura s'intéresse au star-système et notamment dans la milieu de la chanson. Elle crée une héroïne à la fois fragile et indomptable. Car ce n'est pas la modestie intérieure qui habite cette Cléo, elle veut être le centre du monde partout et y parvient à force de volonté, mais aussi par le formatage de sa maison de disques, une grande major. Toujours en promotion, en grande tournée mondiale, cette jeune femme qui écrit elle-même ses chansons voit sa vie totalement chamboulée. Car la célébrité a un prix. Celui d'êtres toujours impeccable (elle ne boit pas, elle suit un régime, 17 personnes sont à son service, de sa maquilleuse à sa coiffeuse, les meilleurs ingénieurs du son sont mis à contribution. Mais Cléo n'est jamais satisfaite. Les amis d'autrefois ne l'intéressent plus, ils sont médiocres. Même avec sa mère une femme gentille qui ne comprend pas toujours sa fille mais la soutient, les rapports sont distants, faute de temps. Les sollicitations par contre sont omni présentes. Elle a des « tas d'amis » ou de « famille éloignée » qui ne sont là que pour lui demander une faveur, lui soutirer de l'argent. Au début elle est aimable mais quand ses mails sont saturés tout comme ces textos, elle ne répond plus et change 4 fois de portable dans l'année.

Et puis ses tournées l'épuisent et elle n'a pas envie de n'être qu'un phénomène de mode passagère. Elle doit écrire des chansons. Elle n'hésite pas à se fracturer elle -même la cheville pour avoir 3 mois de repos, et écrire un autre album qui serait aussi un succès. Elle n'a pas le temps d'avoir des relations amoureuses sérieuses, une liaison avec un journaliste de seconde zone qui la déçoit, trop médiocre, mais surtout elle vise un chanteur plus âgé toujours en place dont elle cherche à comprendre sa longévité dans un milieu qui ne fait pas de cadeaux. Surtout à ce qu'elle estime être un faux pas, elle se scarifie et si elle est entourée par des professionnels elle est totalement seule. Mais voilà, un faux pas – elle n'est pas avare de petites vacheries pour des possibles concurrentes -, et une erreur de jugement vont accélérer de façon totalement inattendue sa chute.

Avec une précision chirurgicale, l'autrice décortique la célébrité, ses vices et ses vertus. Certes, elle fait de son héroïne un parfait cliché de la jeune star, mais elle pointe aussi les doutes, l'ironie de certaines situations. Un personnage fait d'ambitions, de caprices (certes refoulés), obsédée par la perfection, qui raconte son histoire avec des mots cash et sans filtre.

Mais à force de pousser le bouchon un peu trop, de ne pas resserrer son roman, on finit par ne plus y croire une seconde. Trop prévisible cette Cléo. Je n'imagine nullement des stars affirmées comme Lady Gaga ou Beyoncé, certes perfectionnistes, se soumettre à tous les désirs d'une maison de disques. Certes, elle sont entourées, traquées par des paparazzis, mais elles ont sûrement des garde-fous et n'ont plus rien à prouver. On aime ou pas leurs musiques, elles sont incontournables et leurs carrières sont lancées. Elles deviennent leurs propres productrices, s'engagent publiquement dans des œuvres caritatives et savent gérer leur argent, s'assurer de coopérations avec d'autres artistes et écrivent leurs chansons. Cela dure depuis 20 ans et même si elles sont excentriques, elles assument pleinement leur destin.



Extraits

  • J’ai un rêve mais je ne rien pour le concrétiser. Le piano et la guitare, pour rien. Ma voix d’or, pour rien. Mes études pour rien. New York, pour rien. Toutes ces années, sont des années perdues. Un trou de 10 ans. A la fin du décompte, je fouille dans mon placard, trouve une ceinture de cuir. Je me mets à genoux et je me frappe les cuisses. Dix coups de cravache. Dix coups de fouet pour les dix années que j’ai passées à ne rien faire.

  • On se trompe de métier, on se trompe de partenaire, on se trompe de lieu de vie. Et puis, on rectifie le tir. Soudain, tout s’aligne, tout s’explique, il n’y a plus ni compromis, ni lassitude, les efforts n’en ont plus, rien n’est un sacrifice, tout s’imbrique, naturel et joyeux. Je souhaite à tout le monde d’être un jour à sa place.

  • Il compose la musique qu’il a envie de chanter, pas celle que le public a envie d’entendre. Il s’offusque que son premier album n’ait pas rencontré le succès escompté – même lui n’écouterait pas ses propres chansons. Comment peut-on séparer à ce point l’art qu’on produit de celui qu’on consomme ?

  • C’est la première chose à apprendre : pleurer sur commande. On connaît la chanson. Il faut se montrer émouvante et fébrile, avoir le triomphe modeste, expliquer qu’on fait de la musique pour ses fans, saluer les équipes de l’ombre en citant une longue liste de noms qui n’évoquent rien à personne.

  • Ils ne se rendent pas compte, personne ne peut comprendre ce que je vis. La seule image qui s'en rapproche est : je suis dans une machine à laver et le cycle dure depuis sept ans.

  • Un détail après l'autre, millimètre par millimètre, je change. Mes ongles rouge teinte pompier deviennent ma marque de fabrique ( $ 100 ), une restructuration couplée d'une micro-pigmentation de mes sourcils ajoute de la profondeur à mon regard ( $ 200 ), un rehaussement des cils et des soins à la kératine me font des yeux de biche ($ 300), un massage de l'intérieur des joues , inner facial, sculpte ma machoire ( $ 400), une technique ancestrale japonaise , Kobido, remodèle mon visage ($ 500), de la radiofréquence raffermit mes fesses ($ 600), un blanchiment des dents me crée un sourire éclatant ($ 700), un appareil invisible atténue le chevauchement de mes canines ($ 8000), une kératothérapeute me fabrique des crèmes sur mesure adaptées à mon type de peau ($ 4000), dix séances d'épilation laser rendent mes jambes douces pour toujours ($ 10 000). A cela s'ajoutent divers frais de médecine et chirurgie esthétique ($ 32 000). La beauté, comme tout, s'achéte (total : $ 56 800 )

  • Il est beaucoup question du syndrome de l’imposteur. Vivre avec l’impression de ne pas mériter ses réussites, d’avoir eu de la chance, d’être passé entre les gouttes, de voler la place de quelqu’un de plus compétent. De mon côté, je dois affronter l’angoisse inverse et inavouable : je pense que j’ai un talent fou et je me demande quand le monde entier finira par s’en rendre compte. Pour moi, l’injustice suprême serait que mon génie passe inaperçu. Je suis exceptionnelle, mais je crains que jamais il ne me soit permis d’en faire la brillante démonstration.

  • La satisfaction d'une existence minimale, réduite à une valise et à dix objets, est bien réelle. La tranquillité tient parfois dans ce qu'on soustrait plutôt que dans ce qu'on accumule.

  • Vous n'avez que dix-huit ans, comme c'est impressionnant ! " Ta gueule Olivia, avec tes deux parents acteurs, bien sûr que tu n'as pas tardé à devenir célébre. Un nom de famille connu plaqué sur des chansons dont tu n'as pas écrit une ligne, une voix corrigée par un logitiel, zéro proposition artistique. je n'ai aucun respect pour toi.

  • Mon entourage change. J'étais seule, on devient une équipe : manager, assistante, publiciste, attachés de presse dans vingt-sept pays, avocat, comptable, fiscaliste, gestionnaire de patrimoine, agent image, communicant, expert en prise de parole publique, coach vocal, coach mental, community manager, directeur artistique, kinésithérapeute, psychologue, styliste, responsable de la sécurité, garde du corps, chauffeur, chorégraphe, sophrologue, chaman. La starification se fait par couches successives.

  • Le paradoxe me prend à la gorge. Je viens de chanter devant 5 000 spectateurs mais je n'ai personne avec qui discuter avant d'aller me coucher. Et pendant ma tournée, mes salles de concert pleines à craquer d'amour ne m'empêcheront jamais de m'endormir en pleurant toute seule dans mon lit.

  • Au passage, il faut que je m'habitue à fermer les yeux sur mon bilan carbone. J'ai de grandes choses à accomplir sur cette terre, alors si une personne a bien le droit de polluer, cest moi.

  • J'apprends à dire non, à ne pas décrocher mon téléphone, à ignorer mes appels manqués. Il faut fermer les vannes, et vite. Les intermédiaires entre le monde extérieur et moi se multiplient. Peu à peu, il devient impossible de s'adresser à moi directement : il faut passer par dix entremetteurs. Une star, par définition, est inaccessible.

  • J'ai dormi quatre heures cette nuit, je n'ai rien avalé depuis 7 heures du matin, j'ai mal à la gorge - et je passe l'après-midi à tourner une vidéo pour Vogue où je décris le contenu de mon sac à main. Chaque objet a été choisi par mon conseiller en image et négocié avec les marques. Tout sourire, je sors du cabas Dior du maquillage ( que je n'ai jamais utilisé de ma vie ) , un parfum ( qui se balade avec un flacon de 200 millilitres ?), un énorme tube de crème solaire (décidemment ces placements de produits manquent de subtilité ) - mais aussi les deux tomes du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir ( un seul aurait suffi) et un beau livre sur les femmes peintres du XVIII e siècle ( qui peut croire que je m'encombre tous les jours d'un bouquin pesant près de 4 kilos ? Et pourquoi pas une toile de Van Gogh, une scie circulaire ou un catamaran ?).

  • La célébrité est ma vie. Celle que je savais que j'aurais, celle que j'ai fait en sorte d'avoir. Est-ce que j'étais préparée à un tel succès ? Bien sûr que oui. J'ai toujours considéré que ce qui m'attendait n'était pas une existence mais un destin. Ma route serait exceptionnelle, ma trajectoire hors du commun.

  • La célébrité est une drogue dure, un monstre féroce. Et je suis allée la chercher avec ma rage, avec mes ongles, avec mes dents.

  • A trente-deux ans, je suis au sommet d'un château que j'ai construit seule avec mes chansons. Je ne crois pas à la chance. Je ne crois pas au réseau d'amis influents. Je ne crois pas au plafond de verre. Je ne dois ma réussite qu'à mon talent, à mon caractère et à la méritocratie. Alors si j'avais pu être honnête le soir de ma dernière remise de prix, je n'aurais remercié qu'une seule personne lors de mon long discours : moi-même.

     

    Biographie

Née en 1992, Maud Ventura est titulaire d'un master en philosophie de l'École normale supérieure de Lyon (2013-2015) et d'un master en management d’HEC Paris (2016-2019). A France Inter juste après ses études. Depuis 2021, elle est rédactrice en chef des podcasts dans un grand groupe de radios, NRJ.
Elle ne cesse d’explorer la complexité du sentiment amoureux dans son podcast "Lalala" et dans son premier roman "Mon mari" (2021). Pour l'anecdote, Maud a été stagiaire aux Mots en 2017 - pendant cette période, elle suit un atelier d'écriture de scénario, et anime un Club de lecture avec des élèves de l'école.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Maud_Ventura




samedi 21 septembre 2024

Julie DELAFLOTTE-MEHDEVI – Trop humain – Editions Buchet-Castel – 2024 -

 

 

L'histoire

La vieille Suzie, âgée d'au -moins 90 ans, tient toujours tant bien que mal, le Café du Bal, héritage de sa mère dans le petit village de Tharcy. Celui sort de sa torpeur avec l'arrivée des « néo-ruraux- venus de la capitale ou d'ailleurs après la crise du Covid. Mais il y a aussi un vieil habitant du bourg, Monsieur Peck, homme qui a fait fortune dans la robotique et qui a racheté le presbytère. Lors d'un retour de ses nombreux voyages, le voici flanque de Tchap, un robot humanoïde qui sert d'assistant de vie technologique (AVE). Modelé sur l'image d'un bel homme, il a été programmé pour sélectionner des play-lists, a une encyclopédie universaliste dans la tête, peut mener une conversation, et surtout sait très bien danser. Alors que les avis sont mitigés parmi les habitués du café, Suzie se prend d'affection pour ce robot qui la fait danser (la salle de bal avait été fermée depuis la mort dans des circonstances infectes de la maman de Suzie). La vieille dame qui a toujours trimé seule se trouve ainsi un compagnon qui lui demande de lui raconter sa vie, pour faire des « corrélations ». Car le robot cherche aussi à apprendre des humains, parfois il ne comprend pas du tout, mais stocke dans sa mémoire la vie d'une femme presque jamais sortie de son village, qui a vécu 2 guerres, et qui mitonne tous les jours de petits plats traditionnels dans sa minuscule cuisine, son refuge, pour nourrir au départ les plus pauvres puis pour faire fructifier un peu ce que lui rapporte le seul café du village, où on boit plus de porto et de merlot que de café. Entre la vieille femme et le robot se crée une étrange amitié. Jusqu'au drame.


Mon avis

Voilà un roman très original puisqu'il mélange deux générations. Celle d'une dame très âgée qui vit chichement de son travail, qui a des plaisirs simples et celui d'un robot humanoïde, qui ressemble à s'y méprendre à une humain et qui est l’assistant technologique du riche Monsieur Neck qui l'a conçu pour ses propres besoins. Cet homme fortuné n'est pas non plus tout jeune, il ne fait pas grand chose pour le village, mais c'est un « Monsieur cultivé » qu'on respecte ou qu'on craint aussi un peu. Pourtant il n »y a rien de méchant chez Monsieur Neck qui aime les plaisirs intellectuels dans un village de paysans. Village qui renaît, ou plutôt le village voisin à 2 km « Les Buissons » où viennent s'installer des néo-ruraux, qui ne veulent plus subir le stress de la ville et qui redonnent du coup un peu d’activité économique dans ce petit coin de France.

On y retrouve le débat devenu presque un classique littéraire sur l'intelligence artificielle. Car dans le village il y a ceux qui sont pour, et ceux, surtout les plus âgés ou quelques jeunes familles arrivées là et se targuant d'écologie qui y sont fortement hostiles. Mais ici le dialogue se fait entre une vieille dame sans âge qui a toujours vécu dans le village et qui tient toujours tant bien que mal « le Café du Bal », hérité de ses parents avec ce petit bijou de technologie.

Elle en a des choses à dire la vieille dame, elle qui a vécu presque un siècle, connu deux guerres, des petites joies et des grands drames qu'elle confie à son copain Tchap, ce robot a l'écoute bienveillante, qui ne comprend pas toujours le passé et la mentalité des hommes. Malgré sa petite vie simple, qui consiste à tenir le café et cuisiner des spécialités comme les œufs sauce meurette, Suzie n'est pas une idiote : elle apprend, car à part le certificat d'études, elle n'a pas de diplômes, en regardant des documentaires sur son vieux poste de télé, mais aussi des films classiques du cinéma français des années 30/50 . Son autre petit plaisir est de cultiver son petit jardin et faire pousser des jolies fleurs, mais le corps ne suit plus, tout comme les balades à bicyclette dans les environs. Tchap enregistre, pose des questions, et patiemment Suzie explique sans se lasser. Le robot est son ami, le gardien de sa mémoire, toujours poli, même si Susie sait très bien qu'elle ne parle pas à un humain.

Et c'est toute la beauté de ce livre où on aime cette vieille dame, cette grand-mère universelle, qui ne s'émeut pas du progrès. Mais dans le village, des rumeurs se propagent. Le robot serait un espion, ou il inoculerait à votre insu quelque chose de malsain ou, ou... Et un jour le drame arrive.

Ici, il n'y a pas de jugement sur les bienfaits ou méfaits de l'IA. Tchap est gentil mais lui même est conscient que son espèce peut aussi être dangereuse. D'autant que le joli robot apprend et commence à faire des connexions. Alors que Suzie décline, il semble s'enrichir de savoirs. Mais il est programmé pour rester fidèle à ceux qui ont été désignés par son créateur comme ami(e)s, donc Suzie.

L'écriture fluide, mêlée de patois (on suppose que le village de Tharcy se situe en Bourgogne) ou du français populaire de ceux qui n'ont pas eu une éducation poussée. Mais c'est l'histoire de notre héroïne qui nous imprègne. Des blessures, des joies, le bonheur simple d'une valse, du chant des oiseaux, et la sagesse populaire.

Ce livre page-turner est parfaitement maîtrisé, ne pose pas de jugement mais délivre une histoire qui pourrait sembler totalement réelle.

J'ai adoré ce livre qui m'a renvoyé à la vie de mes deux grand-mères, et de ce qu'elles m'ont raconté de leurs mondes et de leur vie. Si depuis longtemps, elles sont au paradis des grand-mères, j'ai aussi beaucoup appris d'elles.


Extraits

  • Marius est seul.Il ricoche d'un copain à l'autre, des coups de main en petits boulots. Rien ne l'ancre jamais, ni l'apprentissage d'un nouveau geste- celui du maçon, du bûcheron- ni la découverte d'une maison, d'un pays.Huit ans, qu'il erre.Gens, lieux, expériences glissent sur lui comme l'eau sur le poil du Castor, un Castor qui descendrait le courant à la dérive, incapable de se décider à accoster là plutôt qu'ailleurs, incapable de se rappeler, si tant est qu'il l'ait jamais su, non seulement comment, mais avec qui, pour quoi construire son nid. L'idée d'être l'intime de quelqu'un, ne serait-ce que l'intime d'un lieu, lui semble inatteignable.Inatteignable, l'intimité de la vieille avec l'espace intégré de son comptoir. Il admire la façon dont elle fait corps avec lui, enchaîne les gestes, pose les verres à pied après les avoir essuyés sur l'étagère, à leur place exactement, sans regarder, comme un pianiste joue les yeux fermés.

  • Tchap m'a demandé un soir de lui parler de la solitude, au-delà de la définition du dictionnaire, comme il dit.Je me suis souvenue d'un endroit où elle était réduite à rien.C'était ici, dans cette salle de bal, avant la guerre.Au bal, tu prends du plaisir pour ton compte, mais en communion avec ceux autour de toi.C'est la musique qui fait ça, c'est un liant, comme l'œuf en cuisine.En " pense- bête", sur un banc, il y a quand même toujours celui où celle qui ne peut pas prendre son tour dans la ronde, qui vient précisément te rappeler la solitude à laquelle tu es en train d'échapper toi. Il faut qu'on réapprenne à danser ensemble, Marius.Il faut regarder danser les gens.Il y a quelque chose chez les méchants qui désarme, chez les gentils, qui aiguise. Il y a celui qu'on connaît pour être enjoué qui danse en serrant les dents, la mégère sévère que tu découvres d'un coup en train de dodeliner de la tête un sourire angélique aux lèvres. Le lendemain, tu pourras la croiser sur la place, elle fera peut-être sa mauvaise, mais tu ne la craindras plus pareil.

  • Monsieur Peck, je vais vous parler comme je parlerais à un robot, je veux dire : sans hypocrisie. Prêt ? Vous êtes en l’occurrence illogique, vos arguments – que nous reprendrons – sont faibles, au point que j’en suis perturbé pour mon compte, car c’est vous, mon créateur. Êtes-vous sûr de m’avoir bien programmé ? Autrement dit, m’avez-vous correctement armé pour penser droit ? Qui déraisonne ici, vous ou moi ? Dans les deux cas, je crois que ça y est, me voilà Homme. Car j’ai peur. 

  • Vous êtes sûr ? Regardez monsieur Peck, ses rapports avec les gens n' ont pas changé depuis qu'il vit au contact de Tchap. Quelqu'un d'autre ajoute : On dit qu'ils seront de plus en plus intelligents, qu'ils contrôleront bientôt tout, les centrales nucléaires, la température dans nos maisons, qu'ils corrigeront les devoirs des gamins à l'école, de tous les gamins, que ce serait même une mesure de justice et d'égalité. On dit qu'ils finiront par nous mener à la baguette, qu'ils seront comme une police de la pensée.

  • Les ragots sont une des distractions qu'on s'offre à la campagne, à défaut de théâtre.

  • L’imprévu pour une machine, c’est la panne. Pour nous le hasard, une coïncidence, l’imprévu c’est la vie.

  • Quand vous êtes vieux, renoncez une fois à un geste, et c'est fini, vos mains ne retrouvent plus le chemin des choses, alors je me coule dans l'habitude, en automatique, et allez, je vous resserre un petit Porto ? Et voilà ! Elle marche, le pas de plus en plus glissé, les hanches de plus en plus fixes. Elle va seule, rien devant, rien derrière.

  • Après l'euphorie des années "Dallas", Suzie raconte le long ralenti de ces années-là. Quelques personnes dévouées maintenaient le pays sous perfusion de kermesses, de foires aux graines, à l'occasion desquelles on se déguisait en ce paysan d'autrefois auquel on ne voulait surtout plus ressembler.

  • Suzie ne le sait pas, mais elle est gracieuse en cet instant, prise à rêver, le regard rivé au tableau qu'offre le cadre de la fenêtre sur le jardin.Une fenêtre qui n'est pas une fenêtre. Où plutôt qui est ça, et autre chose.Une fenêtre qui est porte, marche, vers un pays fantastique et intime.Depuis qu'elle est toute petite, cette vue, c'est " Noël". " Noël !" , comme on clamait au Moyen Âge, loin de décembre, sur le chemin pavoisé d'un roi.Dans ce jardin, au fil des années, des arbres sont morts, ont grandi, ont comblé le vide ou pas, mais l'un dans l'autre, chaque fois qu'elle pose ses yeux sur le paysage défini par le cadre strict de cette fenêtre , c'est le même dépaysement, le même ravissement qui la cueille.

  • tandis que Suzie raconte les années soixante-dix, quatre-vingt, les années Walkman. "Ça vibrait de partout, et c'était un nouveau mixeur ici, et une télé couleur là, et un aspirateur, et une mobylette pour la gamine, et une deuxième voiture.Ça les a changés, ces années là, les gens de la campagne. Ils avaient enfin le sentiment d'être dans le monde, à égalité ou presque avec la ville.

  • Nous, les Hommes, quand on se sent impuissant à résoudre un problème, à soigner une blessure, soit on se mange le poing, soit on trouve un coupable, soit on prie.On fait diversion, quoi. Tous les matins, quand j'ouvre cette porte (* de son café), j'ai un peu peur. Et tous les soirs, quand je la verrouille, je suis soulagée, d'avoir eu le courage de l'ouvrir au matin, et de la refermer sur moi.Les deux. Il fallait que cette porte reste ouverte, Tchapp.Sinon quoi, cela aurait voulu dire qu'il n"y avait rien à racheter, rien à sauver ? Qu'il n'y avait plus qu'à fuir ? Mais fuir ou? Je n'en serais pas moins prisonnière de ma peau, de mes souvenirs et ailleurs comme ici confrontée tout pareil à ceux de ma race.Il n'y a nulle part où se cacher, je te dis. Je ne sais pas répondre à ta question sur la vengeance et le pardon autrement que comme ça.

  • La télévision. Elle en aura bien profité de cet outil que l'homme à créé pour se regarder en face.C'est grâce aux documentaires qu'elle a gagné en vocabulaire. Autrement, regarder quoi? Ces dernières années, mettez les trente dernières, Suzie avait de plus en plus de mal à trouver des émissions qui lui convenaient.Elle ne s'en étonne pas, elle est si vieille, elle n'est déjà plus vraiment de ce monde, de " son" temps. Suzie se retrouve le plus souvent à zapper, à courir devant comme pour fuir, sauf donc à tomber sur un documentaire.Ça ne vieillit pas, le documentaire.

 

Biographie

Anne Delaflotte Mehdevi est une écrivaine française. Elle grandit près de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Elle suit des études en droit international et diplomatique et pratique le piano et le chant lyrique. De 1993 à 2011, elle vit à Prague où elle apprend et exerce le métier de relieur, parallèlement à son travail d’écrivaine, et où son compagnon (qui deviendrait son époux, le père de ses enfants) ouvre une librairie au début des années 90.
En 2008, elle publie "La relieuse du gué", son premier roman, dans lequel elle évoque le métier de relieur, à travers le personnage de Mathilde. Depuis, elle a publié "Fugue" (2010), puis "Sanderling" (2013) pour lequel elle a reçu le prix Thyde Monnier en 2013. Poursuite des thématiques de son premier roman, "Le portefeuille rouge", a été publié en 2015. “Le livre des heures” (2023), son cinquième roman, sélectionné pour le Prix des Libraires 2022, est suivi de "Trop humain", en 2024. Ses romans ont été traduits en allemand, italien, néerlandais, slovaque.
Elle vit aujourd’hui à Nice.

En savoir plus ici : https://www.youtube.com/watch?v=mBv8MdoEOMA&t=1s


jeudi 29 août 2024

Jane EYRE – Orgueil et préjugés – publié en 1813 – Livre de Poche dans la traduction de Sophie Chiari

 

L'histoire

Relire en 2024 le plus célèbre roman de Jane Austen nous permet de mesurer le chemin accompli par les femmes pour être égales aux hommes (et encore).

La famille Bennet vit dans une grande maison à Longbourn. Elle est composé d'un père, homme nonchalant qui se réfugie dans sa bibliothèque pour échapper à sa femme, sotte et caractérielle. Celle-ci n'a qu'une obsession : marier ses 5 filles, et si possible conclure de beaux mariages. Cette famille appartient à la « gentry », ses propriétaires rentiers qui vivent en général de revenus du fermage. Jane l'aînée est une jeune fille pudique, réputée pour sa beauté. Élisabeth, dite Lizzie brille pour son intelligence, ses remarques parfois acerbes. Les 3 autres sœurs, Marie qui préfère la solitude, la lecture et le piano apparaît peu. Les deux dernières Kitty et Lydia ont hérité de leur mère de la frivolité, d'un manque de retenue et d'une éducation solide.

Alors quand on apprend qu'un jeune homme riche vient s'installer dans la propriété voisine, Madame Bennet n'a qu'une idée en tête : marier l'une de ses filles, Jane, la plus joli à l'héritier. Celui est accompagné d'un jeune homme hautain, Monsieur Darcy, extrêmement fortuné, qui se moque sans nuance de ce petit monde provincial, un peu vulgaire et peu éduqué. Lizzie surprend une conversation où elle est traitée d'insignifiante par ce Monsieur Darcy dont l'orgueil l'horripile. D'autant que celui-ci, conquis par l’intelligence de la jeune femme lui fait une demande en mariage maladroite que Lizzie ne peut accepter. Toutes fois, lors d'un voyage avec sa tante et son oncle dans le Derbyshire (plus au nord), elle visite la magnifique demeure de Pemberley et est accueillie avec une grande politesse par ce même Monsieur Darcy qui fait preuve d'une grande diligence à son égard.


Mon avis

Jane Austen est réputée pour être l'une des plus grandes romancières anglaises de son temps et jouit encore aujourd'hui d'un grand prestige. Cette jeune femme née d'un pasteur mènera une existence tranquille, mais écrira 7 romans qui feront tous l'objet d'adaptation cinématographiques ou télévisuelle.

En fin psychologue, Austen travaille ses personnages, quitte à les pousser un peu dans l'extrême comme pour Madame Bennet ou le prétentieux et obséquieux révérend Collins. Mais ici, ce sont les femmes qui ont la parole. Tout le roman est vu du point de vue de Lizzie, et les scènes qui se jouent hors de sa vue lui sont racontées sous forme de lettres. On écrivait beaucoup dans cette Angleterre frappée par des guerres contre la France, et ne pouvant se rendre à l'étranger, comme il était coutume pour parfaire l'éducation des jeunes femmes, on redécouvrait le pays. Mais le charme bucolique ne l'intéresse pas. En quelques phrases, elle décrit l'environnement, mais ne s'y attache que lorsqu'il sert l'action. Lizzie ne tombe-t-elle par amoureuse de Darcy après sa visite dans l'immense demeure de Pemberley ?

Il y a 3 mariages dans cette histoire : le triste mariage entre Lydia et un soldat Wickham qui se révèle un parfait voyou, ce que Lydia, tellement fière d'être mariée, sans se rendre compte qu'elle a déshonoré sa famille en s'enfuyant d'abord avec le jeune homme, ne voit pas. Si on apprend les méfaits de cet homme aussi menteur qu'intéressé par l'argent lors de la lettre qu'envoie Darcy à Élisabeth après le refus cinglant qu'elle lui oppose, c'est encore Darcy qui règle le problème du mariage forcé avec Lydia et règle les dettes importantes de l'homme.

Mais cela Lizzie ne l'apprend que par une bourde de sa sœur stupide et prétentieuse. Elle remet alors en question ces propres préjugés à l'égard d'un homme qui confessera n'avoir pas été corrigé dans son éducation à son orgueil. Mais l'orgueil Elisabeth en a aussi, tout comme Darcy des préjugés. Si tous les deux sont lucides au sujet du manque de politesse de Madame Bennet et de sa mauvaise influence sur ces deux cadettes, eux aussi ont leurs défauts, mais l'honneur de savoir les reconnaître. L'autrice ne donne aucune précision sur l'avenir de ce couple : Lizzie saura-t-elle gérer un domaine comme Pemberley, sans lasser son époux ? Le dernier couple formé par Jane et Bingley, l'ami de Darcy, influençable et flanqué d'une sœur rancunière saura-t-il préserver sa fortune, tous deux ayant le cœur sur la main.

Mais surtout Austen revendique les mariages d'amour et non de convenances. Hors pour les jeunes femmes issus de la « gentry » ou la petite bourgeoisie, seul l'avenir ne pouvait être assuré par un mariage digne. C'est d'ailleurs pour cette raison que Charlotte, l'amie de Lizzie finit par épouser le pasteur Collins qu'elle n'aime pas, tant le personnage est obséquieux, même si il traite avec respect sa femme. Les femmes pauvres étaient obligées de travailler, et dans la grande aristocratie des Lords, les mariages étaient aussi arrangés pour accroître le patrimoine commun.

Hors Lizzie ne veut pas épouser un homme qu'elle n'aimerait pas et qui lui déplairait. De plus son impertinence, et ses petites taquineries en font une femme peu banale, mais qui reste attachée à son sens de l'honneur.

Quelques années plus tard, Charlotte Brontë, avec Jane Eyre poussera encore plus loin cette idée d'une femme indépendante, qui préfère gagner sa vie que de se soumettre.

Mais nous relisons ce livre en 2024 où les droits de femmes se sont améliorés par rapport à l'époque où fut publié le livre. Par le romantisme de ses histoires d'amour, il est fort à parier que peu de lecteurs ou de lectrices (le livre fut un véritable succès d'autant qu'il fut publié sous pseudonyme) ont compris le message. Car Austen procède par petites touches, comme dans un tableau impressionniste. Les impertinences de Lizzy ou l'orgueil de Darcy sont très vite contrebalancés par de bonnes actions. De plus l'autrice ne se prive pas elle-même d'humour, dans certaines phrases qu'elle fait dire à ses personnages.

N'oublions pas aussi le courage de Miss Austen car une femme écrivain était très mal vu à l'époque et c'est sur l’insistance de son frère que le roman paru en 1817 sous le nom de sa seur.

Des nombreuses adaptations cinématographiques ou télévisuelles, on retiendra la version de la BBC de 1995 qui fit de l'acteur anglais Colin Firth une star Outre-manche, dans une adaptation jugée comme la meilleure.


Extraits

  • Le ciel m’en préserve! J’en serais au désespoir. Peut-on trouver aimable un homme qu’on veut détester? Ne me souhaitez pas pareil tourment.

  • Vous êtes trop généreuse pour vous jouer de moi ; si vos sentiments sont encore ce qu’ils étaient au mois d’avril dernier, dites-le-moi franchement ; mes désirs, mes affections n’ont point changé, mais un mot de vous les forcera pour jamais au silence. » Sentant tout ce qu’avait de pénible et d’embarrassant la position de Darcy, elle sut vaincre son émotion, et aussitôt, quoique avec hésitation, elle lui donna à entendre que depuis l’époque qu’il désignait, ses sentiments avaient éprouvé un changement suffisant, pour lui faire recevoir, avec reconnaissance et avec plaisir, les vœux qu’il lui adressait. Réponse délicieuse qui le combla d’une joie telle, que sans doute il n’en avait jamais éprouvé de pareille : aussi l’exprima-t-il avec une chaleur, une sensibilité qui ne sauraient être bien comprises que par celui-là seul qui a sincèrement aimé. Si Élisabeth avait pu lever ses regards sur les siens, elle aurait vu combien cette douce expression de bonheur, répandue dans tous ses traits, en tempérait agréablement la dignité ; mais si elle ne put le regarder, du moins elle savait l’écouter, et il l’entretenait de sentiments, qui, en prouvant combien elle lui était chère, rendaient à chaque instant son attachement plus précieux.

  • Depuis le commencement, je pourrais dire dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai été frappée par votre fierté, votre orgueil et votre mépris égoïste de sentiments d’autrui. Il n’y avait pas un mois que je vous connaissais et déjà je sentais que vous étiez le dernier homme du monde que je consentirais à épouser.

  • Je lui aurais volontiers pardonné son orgueil s'il n'avait tant mortifié le mien

  • Je n'aime véritablement que peu de gens et en estime moins encore. Plus je connais le monde et moins j'en suis satisfaite. Chaque jour appuie ma conviction de l'inconséquence de tous les hommes et du peu de confiance qu'on peut accorder aux apparences du mérite et du bon sens.

  • Mon caractère, je ne saurais m'en porter garant. Je crois qu'il manque de souplesse. Il est sans doute trop rigide, en tout cas au goût des gens que je fréquente. Je ne parviens pas à oublier les folies et les vices d'autrui aussi vite qu'il le faudrait, ni les torts qu'ils m'ont fait subir. On ne réussit pas à m'influencer chaque fois que l'on me flatte. Je suis d'une humeur qu'on pourrait qualifier de rancunière. Quand je retire mon estime, c'est pour toujours.

  • Lettre de Mr. Bennet à Mr. Collins : « Cher Monsieur,
    Je vais vous obliger encore une fois à m'envoyer des félicitations. Elizabeth sera bientôt la femme de Mr. Darcy. Consolez de votre mieux lady Catherine ; mais, à votre place, je prendrais le parti du neveu : des deux, c'est le plus riche.
    Tout à vous. Bennet. »

  • La vanité et l'orgueil sont deux choses bien distinctes, bien que les mots soient souvent utilisés l'un pour l'autre. On peut être orgueilleux sans être vain. L'orgueil a trait davantage à l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, la vanité à ce que nous voudrions que les autres pussent penser de nous.

  • C'est une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l'on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu'il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l'esprit de ses voisins qu'ils le considèrent sur-le-champ comme la propriété légitime de l'une ou l'autre de leurs filles.

  • L'imagination des femmes court vite et saute en un clin d'oeil de l'admiration à l'amour et de l'amour au mariage.

  • Oh ! Mr. Bennet, parler ainsi de ses propres filles !... Mais vous prenez toujours plaisir à me vexer ; vous n'avez aucune pitié pour mes pauvres nerfs !
    - Vous vous trompez, ma chère ! J'ai pour vos nerfs le plus grand respect. Ce sont de vieux amis : voilà plus de vingt ans que je vous entends parler d'eux avec considération.

  • Quel joli divertissement pour la jeunesse que la danse, Mr. Darcy ! À mon avis, c’est le plaisir le plus raffiné des sociétés civilisées. – Certainement, monsieur, et il a l’avantage d’être également en faveur parmi les sociétés les moins civilisées : tous les sauvages dansent.

  • Il aimait la campagne, les livres, et de ces goûts avait tiré ses principales satisfactions. À sa femme il n'était guère redevable que, pour son ignorance et sa sottise, d'une part de son amusement. Ce n'est pas le genre de contentement qu'en général un mari souhaite devoir à une épouse. Mais, lorsque font défaut d'autres moyens de se procurer de la distraction, le véritable philosophe se satisfait de ceux qui lui sont offerts.

  • M. Collins assurément n'avait ni jugement ni charme ; sa compagnie déplaisait, et son attachement devait être imaginaire. Il n'en resterait pas moins son mari. Sans se faire une haute idée des hommes ou de la vie conjugale, elle s'était toujours fixé pour but le mariage. C'était la seule ressource honorable laissée aux jeunes femmes de bonne éducation et de maigre fortune et, malgré l'incertitude du bonheur qu'il offrait, nul autre moyen plus attrayant n'existait pour elles de se préserver du besoin. Cette garantie, elle la possédait maintenant et, à l'âge de vingt-sept ans, n'ayant jamais été belle, elle se rendait parfaitement compte de sa chance.

  • Vanity and pride are different things, though the words are often used synonymously. A person may be proud without being vain. Pride relates more to our opinion of ourselves, vanity to what we would have others think of us.

  • From the very beginning— from the first moment, I may almost say— of my acquaintance with you, your manners, impressing me with the fullest belief of your arrogance, your conceit, and your selfish disdain of the feelings of others, were such as to form the groundwork of disapprobation on which succeeding events have built so immovable a dislike; and I had not known you a month before I felt that you were the last man in the world whom I could ever be prevailed on to marry.

  • Obstinate, headstrong girl! I am ashamed of you! Is this your gratitude for my attentions to you last spring? Is nothing due to me on that score? Let us sit down. You are to understand, Miss Bennet, that I came here with the determined resolution of carrying my purpose; nor will I be dissuaded from it. I have not been used to submit to any person's whims. I have not been in the habit of brooking disappointment.


Biographie

Née à Steventon, Hampshire , le 16/12/1775 et décédée à Winchester, Hampshire , le 18/07/1817, Jane Austen est une femme de lettres anglaise.
Elle fait partie d'une fratrie de huit enfants. Son père, George Austen, est pasteur ; sa mère, Cassandra Austen (née Leigh), compte parmi ses ancêtres sir Thomas Leigh, qui fut lord-maire sous le règne de la reine Elisabeth.

Les revenus de la famille Austen sont modestes mais confortables. En 1782, Jane et Cassandra, sa sœur, sont envoyées à l'école à Oxford, puis à Southampton et à l'Abbey School de Reading.
Après une éducation brève, qu'elle complète grâce à la bibliothèque paternelle et aux conversations familiales, Jane commence à écrire. Elle va travailler avec acharnement (pratiquement jusqu'à sa fin prématurée), malgré une relation amoureuse douloureuse, la mort de son père et la maladie, dont elle va mourir à quarante-deux ans.

Parmi ses romans les plus célèbres, on cite : "Raison et Sentiments" (1811), "Orgueil et Préjugés" (1813), "Mansfield Park" (1814), "Emma" (1815), "Northanger Abbey" (1818) et "Persuasion" (1818).
Ses romans sont devenus de grands classiques de la littératures anglo-saxonne et romantique. Nous restent également ses "Juvenilia" ainsi que sa correspondance avec ses sœurs et nièces.
En Angleterre, le succès de Jane Austen est tel qu'en 2017 elle est la deuxième femme, après la reine d'Angleterre, à figurer sur les billets de banque.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jane_Austen



lundi 8 juillet 2024

Charlotte BRONTE – Jane Eyre – Livre de poche – édition 2014 -

 

L'histoire

Pour les plus jeunes lecteurs qui ne connaîtraient pas ce classique anglais, ce roman raconte la vie de Jane Eyre, enfant pauvre confiée à sa tante, une femme méchante et avare qui déteste la petite fille. Envoyée à 10 ans au terrible pensionnat pour jeunes filles défavorisées, elle y restera 6 ans, dont les deux derniers comme institutrice. L'instruction des ces filles, destinées à être bonnes, gouvernantes se limite à savoir écrire, compter, lire, savoir coudre et broder, voir jouer d'un instrument de musique. Jane trouve un poste de gouvernante pour éduquer la petite Adèle, enfant adoptée du maître des lieux, Édouard Rochester. Très vite une amitié se noue entre cette gouvernante exigeante et cet homme au caractère dur. Mais quand il propose à Jane de se marier, on découvre qu'il est déjà marié à une femme, folle qui vit enfermée sous bonne garde. La loi anglaise interdit la bigamie, et aussi le divorce quand la femme est atteinte de troubles mentaux. Choquée, d'autant que Rochester lui propose de devenir sa maîtresse, la jeune fille part dans la nuit, parcours des kilomètres dans la lande pour finir par être hébergée par un pasteur Saint-John et ses deux sœurs. Celui-ci lui trouve un poste d'institutrice dans le village, mais le hasard fait que Jane Eyre devient riche, suite à la mort d'un oncle qui vivait à Madère et que Saint-John est son cousin germain. Celui-ci rêve d'être missionnaire pour évangéliser le monde et demande en mariage Jane qui ne l'aime pas et qui en fine psychologue a compris que cet homme n'avait pas de tendresse ni d'affection pour elle, que sa seule passion était l’Église. Elle s’enfuit à nouveau pour retrouver Rochester, homme affaibli, car sa folle de femme a incendié le manoir et en est morte. Pour sauver ses employés, le Maître a perdu la main droite et la vue. Tout se finit bien.


Mon avis

Pourquoi relire « Jane Eyre » le grand roman de Charlotte Brontë, publié sous pseudonyme en 1856 ? Ce roman fut accueilli avec des critiques chaleureuses et fut un succès en son temps, sans doute pour l'histoire romantique et lyrique qui fait la trame du roman.

Mais, à une époque où la femme qui si elle était riche ou noble contractait un mariage arrangé avec une belle fortune à dépenser en robes, fêtes et autres. Si elle était pauvre, elle exerçait des petits métiers comme couturière, brodeuse ou simple paysanne à trimer dans les champs. La femme n'avait guère de droits à part évidement celui d'être une bonne épouse et une bonne mère. Hors contre ce diktat, Charlotte Brontë nous propose une héroïne qui n'est pas très belle, qui semble humble, qui a un grand talent pour le dessin mais qui surtout parle d'égale à égale aux hommes et notamment son employeur Monsieur Rochester. Elle seule est capable de lui rendre des services (qui sont dus à sa femme folle qui échappe parfois à la surveillance de sa gardienne) mais dont elle ignore le but. Tout comme elle ignore le premier mariage arrangé de Rochester avec une femme qui a beaucoup de vices (alcoolisme, amants, conduite indigne) et qui finit par devenir folle. Étrangement, elle n'utilise pas le terme « mon employeur » mais « mon maître » qui est un mot de domination, mais qui renforce aussi le caractère de cette jeune femme hors du commun pour l'époque. Clairvoyante, Jane a saisi le caractère sanguin mais aussi juste envers ses autres employés de celui qu'elle aime en secret. Mais plus que sa morale, son intuition fait qu'elle refuse clairement de devenir la maîtresse en titre, dans une maison que possède Rochester en France. Une maîtresse qui, quand elle vieillira ne sera plus aimée, dépendra ou pas du bon désir de son amant. Jane préfère travailler, même pour un poste d'institutrice, dans le Nord de l'Angleterre, un lieu à la nature hostile pour un faible salaire, compensé par la satisfaction de voir ses élèves progresser, et d'être appréciée dans ce village de paysans.

De même, si pour réparer ce qui lui semble un préjudice et remercier Saint-John et ses adorables sœurs, elle sépare en 4 l'héritage reçu de son oncle, un geste noble. Jane ne se soucie pas de l'argent, n'aime pas les bijoux, les choses futiles. Elle aime apprendre en lisant, et aime transférer son savoir à ces petites paysannes mal dégrossies.

De même, elle lit en Saint-John comme dans un livre ouvert. Celui-ci lui propose le mariage car il pense qu'elle sera la compagne parfaite du missionnaire qu'il se prépare à être, en voyageant dans des contrées très éloignées. Mais Saint-John n'éprouve pas de réels sentiments pour Jane, tant il est obsédé par sa passion d'évangélisateur. Et un mariage sans amour et une vie dure, la jeune femme n'en veut pas. Elle veut garder à la fois sa liberté de penser et sa liberté de vivre à sa guise. Même quand elle retrouve Rochester qui, lui non plus, n'a jamais cesser de l'aimer, c'est en égale et c'est dans un mariage où chacun trouve sa juste place qu'elle va s'épanouir.

Est-ce que le public anglais de l'époque a compris cette émancipation, toute en douceur, de la femme ? Peut-être pas. L'écriture policée de son autrice et cette belle histoire d'amour n'est que l'arbre qui masque la forêt : celui de la revendication d'être égale à l'homme. Celui de la simplicité des relations amoureuses, et d'un certain dédain de la richesse et de la frivolité et surtout sa capacité à pardonner à son infâme tante qui même sur son lit de mort ne lui adresse aucun remords sérieux.

70 ans après Jane Austin qui revendiquait aussi la dignité de la femme, Charlotte Brontë va encore plus loin, avec une héroïne sans grande beauté, mais à la redoutable analyse psychologique des êtres qui se présentent à elle. L'écriture de Miss Brontë est celle de son temps, mais le ton est juste, et il n'y a pas de superflu pour un roman qui fait quand même 750 pages. Car l'autrice sait par de subtils rebondissements captiver son lecteur. En cela, on ne peut qu'admirer la subtilité de la plus connue des écrivaines anglaises. Et un message qui mettra du temps à passer, mais qui n'est peut-être pas anodin dans le long processus de l'égalité entre les femmes et les hommes, toujours remise en question 2 siècles plus tard.


Extraits

  • Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas m'emparer du bel oiseau sauvage; si je brise la fragile prison, mon outrage ne fera que rendre la liberté au captif. Je pourrais conquérir la maison, mais celle qui l'occupe s'envolerait vers le ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure d'argile ! et c'est cette âme d'énergie, de vertu et de pureté que je veux, ce n'est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous abriter près de mon coeur.

  • Je ne veux pas vous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous rappellerait Thornfield, cette place maudite, cette tente d'Achan, ce sépulcre insolent qui montre à la lumière du ciel le fantôme d'une morte vivante, cet enfer de pierre, habité par un seul démon, pus redoutable à lui seul que toutes les légions sataniques.

  • Je vous aime et je sais que vous avez une préférence pour moi; si je me tais, ce n'est pas parce que je doute du succès; si je vous offrais mon coeur, je crois que vous l'accepteriez. Mais ce coeur a déjà été déposé sur un autel sacré; les flammes du sacrifice l'entourent, et bientôt ce ne sera plus qu'une victime consumée.

  • J'aurais voulu être faible pour éviter les nouvelles souffrances à venir; ma conscience devenait tyrannique, saisissait la passion à la gorge et lui disait avec hauteur qu'elle avait à peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôt un bras d'airain la précipiterait dans des gouffres d'agonie.

  • Il est vain de prétendre que les êtres humains doivent se satisfaire de la tranquillité; il leur faut du mouvement; et s'ils n'en trouvent pas, ils en créeront.

  • Je puis vivre seule, si le respect de moi-même et les circonstances m'y obligent; je ne veux pas vendre mon âme pour acheter le bonheur.

  • Jamais, dit-il, en grinçant des dents, jamais il n'y eut créature plus fragile et indomptable. Ce n'est qu'un roseau dans ma main ! (Et il me secoua de toute la force de ses bras.) Je pourrais la tordre entre le pouce et l'index ; mais à quoi cela me servirait-il de la ployer, de la briser, de la broyer ? Voyer ces yeux, voyez l'âme résolue, farouche, libre, qui s'y reflète, qui me défie, non seulement avec courage, mais avec un amer triomphe. Quoi que je puisse faire de sa cage, je ne puis atteindre ce sauvage et merveilleux esprit ! Si je brise, si je détruis la légère prison, mon outrage ne fera que libérer le captif. Je pourrais conquérir la demeure, mais son hôte s'évaderait vers le ciel avant même que je fusse en possession de son abri d'argile. Et c'est toi, esprit, avec ta volonté, ton énergie, ta vertu, que je veux, et non pas seulement ta fragile enveloppe. Tu pourrais de toi-même venir d'un vol léger te blottir contre mon cœur, si tu le voulais ! Saisi malgré toi, tu échapperais à mes embrassements, tu t'évanouirais, telle une essence, avant que je n'aie respiré ton parfum. Oh ! Viens, Jane, viens !

  • Les gens réservés éprouvent souvent en réalité un besoin plus grand que les gens expansifs de discuter franchement de leurs sentiments et de leurs chagrins. Le stoïque à l'air le plus austère est un être humain, après tout ; « plonger » avec hardiesse et bienveillance dans « la mer silencieuse » de leur âme, c'est souvent leur conférer le plus grand des bienfaits.

  • La vie me semble trop courte pour la passer à nourrir la haine ou à inscrire les torts des autres.

  • On ne se figure pas combien les gens froids peuvent effrayer par la glace de leurs questions. Leur colère ressemble à la chute d'une avalanche, leur mécontentement à une mer glacée qui vient de se briser.

  • La tendresse sans la raison constitue un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la tendresse rend l'âme aigre et rude.

  • Ce n'est pas la violence qui vient le mieux à bout de la haine, ni la vengeance qui guérit le plus sûrement l'injustice.

  • On n'ignore pas que les préjugés sont particulièrement difficiles à extirper d'un cœur dont le sol n'a jamais été ameubli ni fertilisé par l'éducation ; ils y poussent, solides comme la mauvaise herbe dans les cailloux.

  • Il est temps que quelqu’un vous humanise, dis-je en séparant ses cheveux longs et épais ; car je vois que vous avez été changé en lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux air de Nabuchodonosor ; vos cheveux me rappellent les plumes de l’aigle ; mais je n’ai pas encore remarqué si vous avez laissé pousser vos ongles comme des griffes d’oiseau.

  • Tous les hommes de talent, qu'ils soient ou non sentimentaux, qu'ils soient zélotes, ambitieux ou despotes, pourvu du moins qu'ils soient sincères, ont leurs moments sublimes, où ils dominent et s'imposent.

  • Les pressentiments, les signes, les affinités sont des choses étranges qui, en se combinant, forment un mystère dont l'humanité n'a pas encore trouvé la clé.

  • je venais de me rappeler que la terre était grande et que bien des champs d'espoir, de crainte, d'émotion et d'excitation, étaient ouverts à ceux qui avaient assez de courage pour marcher en avant et chercher au milieu des périls la connaissance de la vie.

  • Je ne suis pas un oiseau et aucun filet ne me prend au piège. Je suis un être humain libre et ayant une volonté indépendante que j'exerce maintenant pour vous quitter.

  • Généralement, on croit les femmes très calmes; mais elles ont la même sensibilité que les hommes; tout comme leurs frères, elles ont besoin d'exercer leurs facultés, il leur faut l'occasion de déployer leur activité. Les femmes souffrent d'une contrainte trop rigide, d'une inertie trop absolue, exactement comme en souffriraient les hommes; et c'est étroitesse d'esprit chez leurs compagnons plus privilégiés que de déclarer qu'elles doivent se borner à faire des puddings, à tricoter des bas, à jouer du piano, à broder des sacs. Il est léger de les blâmer, de les railler, lorsqu'elles cherchent à étendre leur champ d'action ou à s'instruire plus que la coutume ne l'a jugé nécessaire à leur sexe.

  • There is no happiness like that of being loved by your fellow creatures, and feeling that your presence is an addition to their comfort.

  • Good-night, my-" He stopped, bit his lip, and abruptly left me.



Biographie

Charlotte Brontë est une romancière anglaise née à Thornton , le 21/04/1816 et décédée à Haworth , le 31/03/1855. Elle passe son enfance à Haworth, où son père, pasteur, officie. Elle perd sa mère en 1821 puis ses deux sœurs aînées, Maria et Elisabeth, de la tuberculose. Ces morts vont durablement marquer sa vie.
Elle part en pension afin de suivre des études en vue de devenir institutrice. Mais obnubilée par son besoin d'écrire, elle ne parvient pas à s'investir dans ses nouvelles fonctions d'enseignante puis de préceptrice auprès de particuliers.

Dans l'idée d'ouvrir un pensionnat, elle part avec Emily à Bruxelles pour apprendre le français. Les deux sœurs vivent chez leur mentor, M. Héger, avec lequel Charlotte entretient des relations difficiles. Elle va devenir professeure d'anglais et rester à Bruxelles après le retour de sa sœur à Haworth. Quelques années plus tard elle rentre en Angleterre.
Admirative devant les écrits d'Emily, elle la pousse à publier un recueil commun réunissant leurs poèmes sous le nom d'Ellis et Currer Bell. Son deuxième roman, "Jane Eyre", publié en 1847 sous le pseudonyme de Currer Bell, rencontre un succès considérable.

Après les décès de son frère, d'Emily en 1848 et d'Anne en 1849, elle connait une période très difficile. C'est aussi à cette époque qu'elle abandonne son anonymat et va être introduite par son éditeur dans la haute société londonnienne. En 1853, le vicaire de son père, Arthur Bell Nicholls, se déclare et la demande en mariage. M. Brontë s'y oppose violemment. Nicholls persiste. Ils se marient en 1854 et connaissent un grand bonheur conjugal. Malheureusement, Charlotte tombe malade et meurt peu après. Les causes exactes de sa mort n'ont jamais été déterminées. Il est quasiment certain qu'elle était enceinte.

jeudi 4 avril 2024

Judith HERMANN – Une clarté dans le lointain – Albin Michel - 2023

 

 

L'histoire

La narratrice, 47 ans, quitte la ville pour s'installer dans un coin isolé de la mer Baltique, un polder. Elle trouve une petite maison, et va travailler comme serveuse pour son frère qui possède un café sur le port. Isolée, elle se lie d'amitié avec la trop exubérante Mimi et entame une relation avec le frère de celle-ci.



Mon avis

Judith Hermann, écrivaine allemande a comme thèmes de prédilection la solitude et le chemin de vie. Ce dernier roman abord le thème de refaire sa vie à 50 ans. Pour la narratrice, il s'agit d'aller s'installer dans un milieu hostile, en bord de mer baltique. Un lieu qui vit surtout l'été grâce aux touristes, mais qui reste le plus souvent isolé et voué à l'ennui.

Si elle reste très attachée à son ex-mari avec lequel elle entretient une correspondance régulière, elle ne voit pas souvent sa fille, partie à 18 ans faire une sorte de tour du monde. Sur place, elle fait la connaissance de Mimi, sa voisine, artiste peintre à la fois exubérante et ayant un avis sur tout, ce qui laisse d'ailleurs la narratrice de marbre. Son frère Sasha est reconnu pour être un peu flemmard et il vient de tomber follement amoureux de Nike, une jeune femme de 20 ans qui a subi les mauvais traitements de sa mère, semble se prostituer et porte en permanence des talons très haut et beaucoup de maquillage. Et puis il y a Alrid, le frère de Mimi qui gère seul une ferme de 1 000 cochons, un homme taciturne qui ne pose pas de questions et ne se livre pas. N'importe qui aurait envie de fuir cet univers triste, aux étés chauds mais aux hivers très froids et surtout qui subit une sécheresse qui affecte les récoltes.

Mais la narratrice semble s’accommoder de cet univers. Elle aime la solitude, et cela depuis longtemps. Elle lit, commence par s'occuper du jardin puis laisse tomber. Car mine de rien, entre le travail exigeant du bar-petite restauration du frère, les balades avec Mimi, les visites chez Arild et chez les parents chaleureux de celui-ci, finalement les journées sont occupées.

Mais il y a un indicible sentiment d'angoisse latente, dans ce paysage monotone. On sent bien que chaque personnage est ici parce que c'est comme cela et qu'il n'a pas voulu ou pu changer de destin. Et le cas tragique de Nike, cette jeune femme tellement maltraitée dans l'enfance (sa mère l'enfermait dans une caisse et la frappait), qui a perdu ses dents et qui aurait plus sa place dans un hôpital psychiatrique que sous la houlette de Sasha qui en est fou amoureux. Triste destin de ces femmes oubliées au bout du monde ! Et puis ce paysage de mer, mais une mer peu engageante, remplie d'algues et de vase, puisque l'endroit se situe dans un polder et où on vit aux rythmes des marées. Les maisons sont simples et peu meublées, et l'on mange du hareng, et des légumes racines, des tartines de pain noir, et on boit du thé chaud ou glacé.

Déroutant roman, sublimé par l'écriture toute en douceur de l'autrice, ce roman parle de l'enfermement, et de la solitude choisie ou subie, dans un univers particulier. Il ne nous explique pas le choix de la narratrice, et dépeint la vie quotidienne de celle-ci qui repense à son passé, un passé morne (elle était ouvrière dans une usine de cigarettes), un mari gentil mais limite survivaliste qui entasse des tas de choses dans son appartement et une fille, élevée de façon libre qui donne peu de nouvelles depuis qu'elle a quitté le foyer, juste ses coordonnées GPS.

Soit on adorera ce monde où il ne se passe rien, malgré l'allusion au dérèglement climatique et le sort de ces femmes qui n'ont pas trouvé l'amour véritable ou un sens à leurs vies, soit on sera rebuté d'emblée de jeu par le style concis mais sans aucune révélations. A lire entre les lignes.


Biographie

Judith Hermann est une écrivaine allemande née en 1970 à Berlin.
En 1998, alors qu'elle est journaliste, elle publie un recueil de nouvelles intitulé Maison d'été, plus tard qui connaît un grand succès dans son pays (vendu à plus de cent mille exemplaires). Traduit dans de nombreuses langues, ce premier livre rassemble des histoires reflétant la vie quotidienne des jeunes adultes à la fin des années 1990.
En 2003 paraît son second recueil Rien que des fantômes dont les histoires ont pour cadre les pays qu'elle a eu l'occasion de visiter. Il est adapté au cinéma en 2006 par Martin Gypkens.
En 2010 (traduit en 2012 en français), elle publie Alice.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Judith_Hermann et ici https://www.judithhermann.de/





dimanche 31 mars 2024

Marie CHARREL – La fille de Lake Placide – Éditions les Pérégrines - 2024

 


L'histoire

En 2019, la chanteuse Lana Del Rey vient passer quelques jours dans le ranch où vit Joan Baez. L'égérie du folk, qui a renoncé à sa carrière musicale, vit à la campagne, dans un domaine où vivent en liberté des animaux (poules, chiens, chats, chevaux), en compagnie de son fils Gabriel (batteur), de sa petite fille Jasmine et de sa bonne Hannah. Joan se met à la peinture et fait surtout des portraits de ses amis.


Mon avis

Marie Charrel s'inspire de faits réels pour développer une amitié entre la jeune chanteuse Lana Del Rey (pop mélancolique) et la grande dame du folk Joan Baez. Effectivement les deux femmes se sont bien rencontrées, mais de façon plus furtives que dans le roman. Joan a bien peint un portrait de Lana et celles-ci ont chanté ensemble lors d'un concert à Berkeley, mais leurs relations ne sont pas aussi intimes que la fiction bâtie.

Deux femmes qui tout oppose et que tout unis. Le roman fait largement place à la biographie de Lana Del Rey, de son vraie nom Élisabeth Grant. Une gamine déjà torturée et en proie à des angoisses existentielles. Alcoolique, elle est envoyée en pensionnat à Londres, se désintoxique de l'alcool. Pour la distraire, son oncle lui apprend à jouer de la guitare. Celle qui n'est pas encore devenue Lana Del Rey écrit des poésies un peu désillusionnées. Elle va les mettre en musique, signée d'abord par un petit label, puis surtout s'expose sur Youtube avec un titre « Vicious games » qui fait le buzz. Elle enregistre son premier album qui est un succès critiques. Mais sa musique indéfinissable, mélange de folk, pop romantique, rap servis par une voix grave n'est pas bien comprise. Après les premières bonnes critiques, la presse se retourne contre elle : est-elle un produit formaté de plus des majors américaines ? On lui reproche aussi ses lèvres trop épaisses et retouchées par la chirurgie esthétique, un coté sexy vulgaire. Lana a du mal à trouver son style, aussi bien physique que musical. Elle est mal dans sa peau, mais écrit toujours sur ces carnets noirs. Grad admiratrice de Joan Baez, elle va séjourner quelques jours dans sa ferme dans la campagne californienne. Deux univers se croisent : une égérie qui vit simplement, qui a délaissé la guitare pour le pinceaux, mais qui reste une femme de convictions. En lisant le recueil de poésie que Lana lui a laissé, elle découvre que la jeune femme est douée et que sa poésie dénonce à sa façon les maux de notre siècle : urbanisation, consumérisme, réchauffement climatique, et qu'il est déjà trop tard. A l'inverse de Joan, Lana ne milite pas, elle n'est qu'une artiste pour transmettre. Pourtant une amitié va naître, tout d'abord à travers la musique. Leurs voix s'accordent parfaitement, et elles partagent un charisme, fait de pudeurs, et de non dit.

L'écriture simple de M. Charrel nous berce et efface un peu la mélancolie de Lana. Pudeur et retenue. Elle a su, sans aucun doute, se montrer à la hauteur de ces deux icônes de la musique, dressant deux superbes portraits de femmes, dans une atmosphère à la fois envoûtante et mélancolique qu'il m'a été difficile de quitter… Un roman qui se déguste, se savoure accompagné d'un fond sonore tout trouvé.

La structure narrative alterne le présent et les pensées de Joan Baez, et la biographie de Lana Del Rey qui depuis a montré qu'elle n'était pas une chanteuse de passage, mais bien une artiste unique, inclassable musicalement, mais aussi une poétesse. Un très joli livre, sur la sororité et le pouvoir des mots. A noter en fin de livres, les citations dont l'autrice s'inspire, ainsi que les biographies consultées.


Extraits

  • Elle s’inscrit à l’université Fordham pour la rentrée prochaine. Dominante philosophie et métaphysique. Elle espère y trouver les réponses aux questions qui la hantent depuis Lake Placid – pourquoi sommes-nous là, pourquoi vivons-nous ? Ses études lui offriront-elles les réponses qu’elle n’a pas trouvées dans les livres ni dans l’alcool ?

  • Elle se jette sur le poste de radio de sa chambre, tourne le bouton en quête d’une station rap et l’écoute jusqu’à ce que l’aube cogne derrière ses fenêtres. Les nouveaux titres d’Eminem y tournent en boucle. Chaque fois, elle est traversée par la même intuition, la conviction d’avoir compris quelque chose d’essentiel sur le pouvoir des mots.

  • Peindre est une affaire d'ombre et derrière chacun de ses sourires la nuit est aux aguets. Cette fille-là vibre d'une mélancolie douloureuse et d'une sérénité douce à la fois, équilibre instable offrant une matière folle à l'artiste. Capter ce vertige sera sa quête. Par où commencer ? Chaque oeuvre est un nouveau monde à bâtir. Un défi exigeant de ne jamais rien tenir pour acquis.

  • Elle a toujours eu la conviction que le rôle de la musique était d’éveiller les consciences. Celle de Lana joue un rôle différent. Elle plonge dans l’ombre de la mélancolie et la cisèle pour y laisser passer la lumière. Elle ne pousse pas à la révolte : elle guérit.

  • Une telle créature doit se battre deux fois plus qu'un homme pour asseoir sa crédibilité d'artiste.

  • Si elles partagent la même sophistication, la voix de la jeune femme, plus à l'aise dans les graves, n'a pas grand-chose à voir avec celle de Joan à son âge. Son soprano avait la pureté des cascades et la clarté du printemps, sous laquelle frissonnait une onde tragique. Un journaliste qu'elle appréciait pour son honnêteté avait écrit que sa voix " contenait les échos de femmes noires pleurant dans la nuit, de chanteurs de madrigaux jouant calmement à la cour, de gitans tristes essayant de charmer la mort pour qu'elle quitte leurs grottes espagnoles ". Il y avait en elle plus de douleurs et de fantômes que son jeune âge ne le laissait paraître. Ils nourrissaient sa révolte.

  • C'est sans doute une question de génération, songe-t-elle. Celle de Baez a pris part à l'éclosion des libertés individuelles dans l'après-guerre et a cru au progrès. La sienne sait que le plus important des combats, celui de la sauvegarde de la planète, est déjà perdu. Lana est mélancolique et désabusée parce qu'elle a conscience de vivre dans des ruines. Voilà pourquoi son engagement va d'abord et avant tout à la poésie. Elle seule peut aider à mieux supporter le monde.

  • -Il y a ce truc de l'époque, dit-elle, sans être capable d'xpliquer ce qu'elle a en tête. La nuit elle passe des heures sur Internet, lit la presse, écume les réseaux sociaux. - Ce truc ? - Cette qualité étrange qu'a ma génération, désespérée et furieusement consciente à la fois. Celle de Facebook, de l'addiction aux séries, et aux jeux vidéos. Celle qui sait qu'elle ne connaîtra pas l'âge d'or mais ne rennoncera pas pour antant à réclamer son dû. Inconsolable, violente, gavée de références pop, comme un film de Tarantino. J'aimerais qu'il y ait de ça dans ma musique. Cette folie. - Alors, mets-là."

  • Joan aurait sans doute pris son œuvre pour de la prose un peu sombre de post-adolescente. Mais en s'y immergeant sans réserve, elle a compris que sa mélancolie trace aussi un chemin de lumière. Une quête relevant de l'invisible et du sublime. Celle que seul le pouvoir immense de la poésie permet.

  • Joan voit dans les textes de Lana tout ce qu'elle-même ressent à l'égard de son pays: la nostalgie d'une hypothétique époque éclatante doublée d'une lucidité sur les forces obscures couvant sous le vernis factice du made in USA. Elle admire le talent avec lequel la chanteuse se glisse dans le rêve américain pour mieux le faire exploser, sans se contenter de poser un constat désabusé, comme tant d'autres l'ont fait dans les seventies, lorsqu'elle-même arpentait les scènes folk.

  • Cette voix. Une justesse absolue, quelque chose de la pureté. Un baiser. Une caresse d'or.Un trésor échappant aux règles du temps, une merveille d'ici et d'ailleurs, hantée par le souffle de mille et une autres femmes, toutes celles qui ontaimé-vibré-pleuré-souffert-chuté-rebondi-brillé-volé avant elle: la voix de Lana est tout cela. Une cascade de diamants sous un clair de lune, d'une profondeur au-delà du dicible. La douceur de la soie. Le vertige d'un saut dans le vide et le réconfort d'une soirée au coin du feu.

  • Elle a tant à faire avant de se choisir un refuge: pousser son exploration plus loin encore, suivre ce mystérieux instinct qui la conduit toujours du côté de l'étrange. Vivre, palpiter, s'en-sauvager, afin de pouvoir coucher tout cela sur le papier. Se remplir du monde pour en faire poésie.

  • Elle a toujours eu la conviction que le rôle de la musique était d’éveiller les consciences. Celle de Lana joue un rôle différent. Elle plonge dans l’ombre de la mélancolie et la cisèle pour y laisser passer la lumière. Elle ne pousse pas à la révolte : elle guérit.



Biographie

Journaliste au journal Le Monde, Marie Charrel a grandi à Annecy. Diplômée de l’IPJ, elle a déjà remporté quatre prix décernés par la profession : les prix Prisma, Bayard, Ajis, et le prix du meilleur article financier.
En 2010, Plon publie son premier roman "Une fois ne compte pas". Le roman reçoit un accueil enthousiaste de la critique. En 2013, elle rejoint Le Monde pour suivre l'économie internationale.
En 2014, Plon publie "L'enfant tombée des rêves". En 2016, Les Editions Rue Fromentin publie "Les enfants indociles". Suivront les publications de "Je suis ici pour vaincre la nuit" en 2017 aux Editions Fleuve, "Une nuit avec Jean Seberg" en 2018, également chez Fleuve. Son dernier roman, "Les danseurs de l'aube", est paru en janvier 2021 aux Editions de l'Observatoire. Le livre a été finaliste pour le prix de l'Instant et a figuré dans la première sélection du prix de la Maison de la Presse.

La même année, Marie Charrel publie un premier essai "Qui a Peur des Vieilles ?" aux Éditions Les Pérégrines. Cet essai interroge sur la place des femmes de plus de 50 ans dans notre société occidentale.
En janvier 2023, elle publie Les Mangeurs de Nuit aux éditions de l'Observatoire. Ce roman empreint de mythes et légendes, qui se déroule dans les grands espaces de Colombie Britannique, évoque la rencontre de Jack, un compteur de saumons, et Hannah, une fille d'immigrés japonais, au cœur de la forêt pluviale, où ils s'apprivoisent doucement. Elle reçoit plusieurs prix littéraires avec cet ouvrage : Ouest-France - Etonnants Voyageurs, Prix Cazes- Lipp, Prix Page des Libraires - France bleu, Prix du livre Cogedim Club, Prix "Entre lignes" du Pays de Gex.

Nota
 : les éditons Les Pérégrines et sa sous-catégories, les audacieuses sont des éditions dédiées aux écrivaines, et aux jeunes autrices.