L'histoire
Mathurine, assistante
sociale à la protection de l'enfance reçoit un signalement
concernant une famille qui vit dans un grand bidonville en lisière
de la forêt amazonienne. Yolanda la mère, est une femme sans-papier
et vit dans un cabret ces cabanons fait de zinc, et planches tout en
haut de Bois-Sec. C'est une très belle femme élégante, très
soignée, son intérieur est propre. Mère de deux enfants, Ladymia
qui vit avec son amoureux et travaille en ville, et de Darwyne un
garçon de 10 ans boitillant, elle réussit à gagner sa vie en
proposant des plats qu'elle prépare, ou des marchandises qu'elle
revend sur son petit stand. Mais impossible de communiquer avec
l'enfant qui refuse de parler. Jhonson, le nouvel amant de sa mère
déplaît fortement au garçon qui voue une adoration sans borne à
cette mère. Mathurine a du mal à entrer en contact avec l'enfant,
mutique, en échec scolaire. C'est lors d'une sortie dans la forêt,
cette canopée qui ne cesse de repousser sans cesse
l’artificialisation des sols, que Mathurine comprend combien
l'enfant aime cette forêt dont il connaît tous les animaux et
semble à son aise dans cet environnement sauvage.
Mais Mathurine ignore ce
qui se passe réellement entre la mère et ce fils traité de « petit
pian » et des « beaux- pères » qui disparaissent
inexorablement. Et peu à peu les masques tombent.
Mon avis
Qu'est-ce
qui fait pour moi un magnifique roman ?
La
richesse des émotions, le trait d'humour, un fond social et un peu
de magie. C'est tout cela que nous retrouvons dans l'envoûtant
dernier roman de Colin Niel.
Envoûtant
comme cette forêt qui ne veut pas se laisser dompter par l'homme et
qui envahit systématiquement le petit cabret (cabanon en créole) où
vivent Yolanda, son fils et son nouvel amoureux qui passe son temps à
désherber.
Un
roman qui marche par dualité et trialité.
Dualité
des relations entre la mère et son fils : Yolanda, cette si
belle femme qui s'habille avec goût, qui réussit à survivre dans
le pire des bidonvilles, en essayant de donner une bonne éducation à
ses enfants, entretient avec son fils, le petit Darwyne âgé de 10
ans des relations complexes voire malsaines. Darwyne qui voue une
adoration quasi mystique à sa mère, et qui, handicapé, boitille,
sauf dans la forêt amazonienne qu'il connaît comme sa poche. Il
communique à l'aide des appeaux qu'il fabrique avec la faune dont il
connait tous les spécimens et la flore abondante.
Dualité
des relations aimantes entre Yolanda et sa fille aînée Ladymia qui
a un emploi en ville, est fiancée et vit dans un vrai appartement
tout carrelé.
Dualité
entre Yolanda et ses amants, dont le dernier en date, Jhonson, le
8ème beau-père, un homme fou amoureux de cette femme mais qui
n'aime pas son fils qu'il trouve bizarre et inversement. Darwyne
déteste ces faux beaux-pères qui ne se comportent jamais en père
pour lui, et qui ont une tendance fâcheuse à disparaître sans
jamais dire au revoir.
Puis
les trios s'installent : la relation à peine esquissée entre
Mathurine, l'assistante sociale, Darwyne et la forêt qu'ils aiment
parcourir, cette amazone qui peut être aussi effrayante que magique.
Trio entre Yolanda, son actuel compagnon et Mathurine où la mère
craint qu'on lui retire son fils. Trio entre Mathurine, son désir
d'enfant et Darwyne auquel elle s'attache un peu trop.
Puis
arrive le fantastique, sous forme d'hallucinations pour le dernier
amant de la mère. Colin Niel s'ispire ici d'une vieille légende
guyanaise : une créature forestière
et magique bien connue des peuples d'Amazonie, Maskilili capable du
bien comme du mal. On peut véritablement parler de « nature
writing » tant la forêt est un traitée comme un personnage.
Le dernier trio qui clôt
le livre avec brio est celui qui entraîne Yolanda, la forêt et
Darwyne dans un maelstrom où il n'y a plus de retour possible.
N'oublions pas le duo est
celui qui oppose les habitants de ce bidonville qui s'étend
toujours, en tentant de défricher une canopée qui ne le veut pas,
et la ville où les décisions ne sont pas prises, faute de moyens ou
de réelle volonté politique. Après tout, dans ce « Bois
Sec », ne vivent que des sans-papiers. Voilà une réflexion
très en phase avec l'actualité, notamment à Mayotte, autre
territoire d'outre-mer, pauvre et sans politiques à long terme.
Au delà de tout cela, il
y a aussi une préoccupation écologique, la préservation de
l'espace naturel et sauvage face à l'artificialisation des terres et
l'espoir d'une vie en harmonie avec la nature.
Un vrai coup de cœur pour
ce roman dont on ne se défait pas, tant le mystère, l'ambiance
hypnotique et des personnages très travaillés nous emmène dans un
voyage inoubliable. Le titre « Darwyne » n'est pas non
plus choisi par hasard.
Extraits
Bon,
Lucien, dit le maître. Dis-nous : toi, qu'est-ce que tu as écrit ?
Tu veux faire quoi quand tu seras grand ? Darwyne sort de ses
réflexions. La classe entière se tourne vers l'écolier
interpellé, deux rangs devant lui. Lucien, un gamin grand comme
s'il était déjà au collège, qui se tortille sur sa chaise,
sourire aux lèvres. - Allez, dis-nous. - Pff, monsieu, pourquoi moi
?Le maître insiste, et Lucien dit enfin : - Bon, j'ai écrit...
J'ai écrit CAFeieur.- Quoi ? Caféier, tu veux dire ? Mais ce n'est
pas un métier, c'est un arbre, ça.- Non, non, non. CAFeieur. Tu
fais la queue des heures, sous le soleil. Mon Dieu, c'est difficile.
L'adulte soupire, rit un peu aussi, l'air de se demander s'il s'agit
ou non d'une blague. Une autre voix s'élève spontanément, côté
fenêtre. Celle de Jayden, qui clame avec fierté : - Moi, monsieur
je veux être mule. - Mule ? - Oui. Transporteur international de
cocaïne. Comme mon grand frère.
Puis
il empoigne sa débroussailleuse et se dirige vers le portail
automatique, la villa avec terrasse et piscine et arbres fruitiers
dans son dos. Il devine que l'homme le suit du regard, rassuré de
le voir quitter les lieux. Parce que les gens comme lui, les
étrangers, ça va pour débroussailler son terrain, mais il ne
faudrait pas qu'ils s'incrustent non plus. Il a compris ça,
Jhonson, qu'ici il y a des frontières faites pour ne jamais être
franchies.
A
force, la pluie a fini par s'imposer comme une nouvelle normalité,
même plus entrecoupée par la moindre éclaircie. Bois Sec s'est
habitué aux vibrations des tôles au-dessus des visages abattus, au
goutte à goutte sur les meubles et les lits, brèches trop coriaces
pour qu'on cherche encore à les combler, à l'humidité
omniprésente, bois gonflés, habits jamais vraiments secs, draps
moites sur les matelas aux odeurs de moisi. On a cessé de se
plaindre, désormais on se contente de préserver ce qui peut l'êre
encore, réparations d'urgence en attendant la fin du déluge.
Jhonson
boit son eau fraiche. Il en a déjà entendu parler, de cette
histoire de réchauffement , mais il ne sait pas très bien quoi en
penser. Ni en quoi ça les concerne, vu la chaleur qu'il fait déjà
toute l'année et tous les problèmes d'argent et de papiers que les
gens comme eux ont déjà sur les épaules.
Darwyne,
il s'y connait en beaux-pères. Il lui semble, même, que sa vie
d'enfant a été rythmée par ça, par le passage des hommes de la
mère dans leur petit carbet. Il ne se souvient pas des noms, ou
plutôt il n'a pas envie de s'en souvenir, alors dans sa tête, il
leur a donné des numéros : beau-père un, beau-père deux,
beau-père trois.
Beaucoup
plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s'il y a
bien un danger en forêt amazonienne c'est celui-là : se perdre.
Les
enfants, c’est comme les arbres, finalement, il ne faut pas les
laisser pousser n’importe comment.
Elle
se dit qu'en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette
coupure entre ces jeunes et l'immensité du monde vivant qui les
entoure. Que c'est l'un des grands drames de l'humanité moderne,
que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre
volatile. Que c'est cette ignorance qui pousse les humains à
détruire cette part du monde qu'à présent ils appellent "nature",
qui au fil des siècles leur est devenue étrangère.
Elle
songe à ces espèces "découvertes " il y a peu par les
naturalistes, plusieurs centaines au cours des dernières années,
plantes, poissons, reptiles, oiseaux, un ouistiti, même, à peine
un an plus tôt en pleine Amazonie. Elle pense à celles encore
inconnues du monde dit "moderne", jamais observées,
jamais décrites, bien plus nombreuses encore à en croire les
spécialistes.
Dès
le début, quand elle le lui a présenté, il l’a trouvé bizarre.
Ce n’est pas tant ses pieds en dedans et sa manière de marcher,
non, c’est autre chose. Il a l’air un peu crétin, en fait. Et
sale, aussi, malgré les bains que lui impose sa mère. Toujours à
traîner dans la terre, à fouiller je ne sais quoi dans les racines
de cette vieille souche qu’il faudra un jour évacuer du terrain.
À observer les volatiles qui viennent se poser sur les piquets du
fil à linge, à faire des petits bruits pour essayer de les imiter.
À tailler ses machins avec le couteau de la cuisine pendant des
heures, franchement, ce ne sont pas des occupations pour un enfant
de son âge.
À
son avis, les beaux-pères, ce sont toujours de mauvaises personnes
: il y en a des plus grands que d’autres, des plus forts, des plus
calmes, des qui rigolent, des qui crient, des qui jouent les gentils
pour l’amadouer ou se faire mousser devant la mère, mais au fond
ils sont tous pareils. Avec
le temps et les souvenirs qui
s’accumulent, Darwyne a appris à ne plus se faire d’illusion à
ce sujet : il sait comment les choses commencent, et comment elles
finissent. Toujours de la même manière, et plutôt mal, il lui
semble. C’est un cycle qui se répète, en fait, il n’y a que le
numéro qui change.Alors avec le nouveau, le numéro huit, ce sera
la même chose. Darwyne en est certain.
Darwyne
l'aime bien, cette brume-là. Il aime la regarder s'écouler comme
un fleuve au ralenti, se déliter en volutes, il aime voir les
oiseaux la transpercer dans leurs ébats. On dirait un voile, oui,
un voile aux dimensions infinies sous lequel le monde se cache quand
le jour revient le découvrir.
Jamais
il n'irait dire cela, ni à la mère ni à personne d'autre, mais ce
qu'il entend d'abord, c'est la lisière débroussaillée en train de
guérir de ses blessures. Les plaies qui se referment lentement, le
crissement ligneux des tissus végétaux. Et plus loin, Darwyne
entend gronder la faune nocturne qui se presse derrière l'orée, il
entend les oiseaux de nuit, feuler le grand ibijau, crisser la
chouette à lunettes, il entend chanter les rainettes et les
adénomères, il entend brailler les singes hurleurs, tout là-bas.
Et ne sachant aucun de ces noms-là, ces noms couchés dans les
livres des naturalistes, il les nomme à sa manière dans sa tête.
Quand
la paroisse se répand devant la façade blanche, que s’engagent
les palabres sur le bitume défoncé, rumeurs d’expulsions
prochaines par les forces de l’ordre, tenues de consultations
médicales gratuites par une association, Darwyne et sa mère ne
s’attardent jamais. Elle n’aime pas les cancans, c’est ça
l’explication. Mais Darwyne, il croit que ça a un peu à voir
avec lui, avec l’allure qu’il a dans sa tenue trempée de sueur,
le genre de tenue qui va très bien aux autres enfants mais à lui
beaucoup moins.
Mon
avis, c'est qu'ici les étrangers, tout le monde les déteste. Et
que ce qui leur arrive, ça n'intéresse personne. Soit on est des
parasites, soit on est... des fantômes.
C'est
une séductrice, quoi. Dans sa vie, les hommes, ils apparaissent,
comme par magie. Après, quand ça ne va plus, ils disparaissent
totalement, terminé, elle ne veut plus en parler.
C’est
peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette
impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette
certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne,
l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand
tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé.
Toi,
tu l'aimes, ta maman. Tu l'aimes beaucoup, hein? Et alors l'enfant
hoche le menton, lèvres rentrées yeux grands ouverts, soudain
emplis de cet amour que Mathurine vient d'évoquer. Elle en a croisé
des gosses, des dizaines, des centaines, mais rarement elle a vu un
attachement filial d'une telle évidence. Comme s'il venait de
s'emparer de tous les traits de son visage, qu'il en débordait
même, impossible à contenir.
Lorsque
Jhonson arrive à la source, une rixe est sur le point d’éclater.
C’est l’heure de pointe, trop de monde agglutiné autour du fil
d’eau. A ce que lui ont raconté ses nouveaux amis, c’était
pire l’année dernière, avant que la mairie ne se décide à
installer des bornes-fontaines à l’autre bout du quartier. A
l’époque, ici c’était le seul endroit où venir
s’approvisionner, alors forcément c’était la cohue, parfois
trois cents familles venaient faire la queue en fin de journée.
Biographie
Né Clamart , le
16/12/1976, Colin Niel est un romancier français, auteur de romans
noirs.
Ingénieur agronome, ingénieur du génie rural et des
eaux et forêts, diplômé d'études approfondies en biologie de
l'évolution et écologie, il a travaillé pendant 12 ans dans la
préservation de la biodiversité. Il a vécu plusieurs années en
Guyane française, où il a notamment été chef de mission pour la
création du parc amazonien de Guyane, mais aussi à Paris, à Lille,
à Montpellier, en Guadeloupe où il fut directeur adjoint du parc
national de la Guadeloupe.
Il commence à écrire à son retour de
Guyane et donne vie au capitaine André Anato, un gendarme
noir-marron à la recherche de ses origines, et à ses enquêtes en
Amazonie française. Sa série guyanaise comprend: "Les hamacs
de carton" (2012, prix Ancres noires 2014), son premier roman,
"Ce qui reste en forêt" (2013, prix Sang pour Sang Polar
2014), "Obia" (2015, prix des lecteurs Quais du polar/20
Minutes 2016, prix Polar Michel Lebrun 2016) et "Sur le ciel
effondré" (2018, Trophée 813 du meilleur roman francophone
2019).
En 2017, il publie "Seules les bêtes" (qui
ne fait pas partie de sa série guyanaise), pour lequel il reçoit
notamment le prix Landerneau Polar 2017 ainsi que le prix Polar en
Séries de Quais du Polar 2017. Ce roman est adapté au cinéma par
Dominik Moll en 2019, avec Denis Ménochet. En 2019, en collaboration
avec le photographe Karl Joseph, paraît un album : "La Guyane
du capitaine Anato".
En 2020 parait "Entre fauves",
thriller choral entre désert de Namibie et vallées pyrénéennes,
qui explore les relations entre hommes et grands prédateurs, et
l'instinct de chasse niché en chaque être humain. Il a reçu le
Prix Libraires en Seine 2021.
Colin Niel vit à Marseille, où il
se consacre à l'écriture.