mercredi 27 mars 2024

Randolph STROW – The visitants – Editions Au vent des Iles - 2023 -

 

L'histoire

Écrit en 1959, publié en 1979 pour la première fois et traduit en français en 2023, The visitants (en anglais visiteurs ou spectre, apparition) a eu un énorme retentissement en Australie, tant pour sa structure que l'histoire incroyable que nous raconte l'auteur.

Nous sommes en Papouasie -Nouvelle-Guinée dans les îles Trobriand en 1959, alors qu'elle est sous le statut de Territoire australien où séjournait R. Strow.

Racontée par 8 voix distinctes, la majorité étant des indigènes, elle relate un fait mystérieux, l'apparition d'une sorte de soucoupe volante, dirigée par des humains qui a failli se poser sur l'île....


Mon avis

Véritable phénomène littéraire en Australien « The visitants » a reçu l’équivalent du prix Goncourt à sa parution en 1979, alors que l'auteur l'écrit 20 ans plus tôt. Et pourtant voilà un roman totalement déroutant. De une pour la langue utilisée. Les papous de Nouvelle-Guinée ont 851 dialectes différents mais une sorte de langue commune, le kiriwina, parlé par l'écrivain voyageur est devenue langue communebriand, métissage de divers dialectes et d'un peu d'anglais. La traductrice a choisi des renvois en bas de page pour traduire les mots.

L'histoire est vue par différentes personnes, qui vivent toutes sur la plantation du vieux Mc Donnell, un peu le seigneur local, et s'ouvre sur l'enquête d'un mystérieux objet volant, amical mais qui repart aussitôt après avoir failli se poser. Il faut dire que des choses étranges, ils en voient les indigènes avec le phénomène « cargo ». Des engins venus de la mer déposent des denrées alimentaires et aussi d'autres produits manufacturés. Il ne s'agit pas de prendre les papous pour des idiots mais ils ont une culture ancestrale totalement éloignée de notre culture européenne. Mais le colon n'est pas toujours sympathique, surtout quand il vient pour collecter les impôts. De plus les papous revendiquent leur indépendance alors qu'ils sont sous la tutelle de l'Australie. Indépendance qui sera enfin acquise en 1975 mais restera membre du Commonwealth.

Mais ici nous ne sommes qu'en 1959, et il y a une forme qu'incapacité des personnages principaux à se comprendre et même le désirer. Chacun a ses croyances bien ancrées, avec diverses légendes, mais une communication impossible. Sans spoiler, on peut dire que tout reposerait sur un énorme malentendu.. Et c'est là où Stow est brillant : il dénonce les méfaits de la colonisation à tout prix, mais aussi les différences entre les différentes cultures aborigènes, ce qui crée des tensions, des rancœurs, des alliances opportunes. Et son héros, Cawdor à la fin tragique, est une sorte d'Ulysse contemporain, qui est bien le seul à chercher l'harmonie là où tout n'est que désordre, ce qui nous vaut des pages de poésies totales. Mais derrière le drame, c'est tout ce système colonial qui séduit avec des babioles, qui divise les communautés au lieu de les souder. Un roman difficile mais magistral qui nous emmène non seulement très loin géographiquement, mais aussi philosophiquement.



Extraits

  • Mister Dalwood avait trouvé un petit bernard-l’hermitte sans maison et il cherchait un coquillage à lui donner. Quand il a fini par trouver un coquillage, le crabe ne voulait pas y entrer parce qu’il y avait un autre crabe dedans. Alors Mister Dalwood a cherché encore et enfin il a trouvé un coquillage vide. Il était trop grand mais le crabe est rentré dedans et a filé. « Ma bonne action pour la journée », a dit Mister Dalwood

  • Un souffle de vent a balayé la coursive au moment où je me détournais de la porte, apportant avec lui tous les parfums du matin : la mer et l’herbe, les poules et les fleurs de frangipanier, les feuilles qui dégagent toutes les odeurs possibles entre foin et vanille. Sur la véranda, j’ai empli mes poumons de cette senteur sucrée-salée de l’île après l’aube. J’ai pris ma place à la table au bord de la véranda et cherché des yeux en contrebas, à travers les rudes feuilles d’un papayer claquant au vent, le lagon étincelant et l’igau immaculé qui allait nous emmener à travers toute cette fraîcheur vers une fraîcheur renouvelée.

  • Et j’ai pensé : la honte est très puissante, la honte est terrible, surtout la honte d’un homme. J’ai pensé : voilà une chose capable de tuer, la honte d’un homme.

  • C’était seulement les yeux. Dieu sait qu’il n’avait pas grand-chose de plus pour lui. Une crevette d’homme d’âge moyen, avec une tignasse de boucles noires, en vieux short de l’armée si élimé qu’on pouvait voir le cache-sexe en fourreau d’aréquier qu’il portait en deuxième ligne de défense. Mais tellement immobile, comme s’il n’avait pas bougé depuis des heures. Et quand il a ouvert la bouche et que j’ai vu la noix de bétel sur ses dents et su qu’il allait me parler, j’ai eu très peur un instant, comme on peut avoir peur des bruits de la nuit même si on sait qu’on croit pas aux esprits.


Biographie

Né à Geraldton (Australie), le 28/11/1935 et mort le 29/05/2010 à Essex, Royaume-Uni , le 29/05/2010, Julian Randolph Stow est un écrivain, romancier et poète australien, Prix Miles-Franklin (1958); Prix Patrick-White (1979). Il sort diplômé de l'université de l'Université d'Australie-Occidentale en 1956. La même année paraît son premier roman, "A Haunted Land" (1956), récit extravagant, qui touche au gothique.
En 1957, le jeune homme prend en charge le cours de littérature anglophone à l'Université d'Adélaïde et publie sa deuxième œuvre de fiction, "The Bystander", où il reprend les thèmes du livre précédent. Il se rend par la suite dans une mission anglicane qui se consacre aux Aborigènes dans le nord-ouest du pays, travaille au côté d'un anthropologue en Nouvelle-Guinée, puis voyage en Angleterre, en Écosse et à Malte. Il vit principalement en Angleterre à partir de 1959.

Randolph Stow enseigne à l'Université de Leeds, en Angleterre, en 1962 et en 1968, ainsi qu'à l'université de son État natal en 1963. Cette année-là paraît "Tourmaline", autre roman étrange, violent et terrifiant, suivi deux ans plus tard par "The Merry-Go-round in the sea" (1965). Suivront ""Visitants" (1979), "The Girl Green as Elderflower" (1980). Ses livres confirment, sous des formes très différentes, son talent de romancier. "To the Islands" (1958) obtient le Australian Literature Society Gold Medal en 1959. Avec "Visitants", Randolph Stow a remporté le Prix Patrick White, le Nobel australien, en 1979. Ses romans mettent en scène des héros tourmentés, poussés à l'autodestruction, violents, qui s'accordent aux paysages sauvages et désertiques de l'Australie-Occidentale.
Stow publie également plusieurs recueils de poésie, parmi lesquels "Act One" (1957), "Outrider" (1962) et "A Counterfeit Silence" (1969). Il publie par ailleurs "Poetry from Australia" (1969) avec ses confrères Judith Wright et William Hart-Smith. Il est également l'auteur d'un ouvrage pour enfants, "Midnite" (1967), ainsi que de deux livrets pour des opéras.


mercredi 20 mars 2024

Jean Hegland – Rappelez-vous de votre vie effrontée – Editions Phoébus – 2023 -

 


L'histoire

John Wilson, un brillant universitaire est atteint de la maladie d'Alzheimer, et il se voit placé dans un institut spécialisé, ce qu'il ne comprend pas. Pour ce spécialiste de Shakespeare, la vie se confond un peu avec les personnages de principales œuvres du dramaturge anglais. Sa fille Randi, qu'il n'a pas revu depuis 10 ans, en raison des choix de vie de la jeune fille qui ne correspondaient pas à ceux de son père, vient lui rendre visite. Et tenter de renouer avec ce père, affaibli, qui ne la reconnaît pas toujours.


Mon avis

Voici le dernier roman qui nous livre Jean Hegland, décidément une autrice fabuleuse qui aborde le délicat thème de la fin de vie. Il ne s'agit pas de faire un cours clinique sur la maladie d'Alzheimer, ni d'étudier la pathologie, mais bien au contraire de faire l'éloge de l'amour qui lie un père à sa fille, et du pouvoir rédempteur des mots.

John est un grand spécialiste de Shakespeare, dont il connaît toutes les œuvres, lues, relues, analysées sous différents prismes et qui alors que sa mémoire flanche sérieusement s'y projette et vit dans ses souvenirs de la découverte et de la compréhension de l’œuvre. Avant d'être placé dans une institution, il vivait avec sa troisième femme, Sally, une femme simple, passionnée d'apiculture et qui a regret a du le placer. Sally doit prévenir l'enfant unique Miranda surnommée Randi, qui n'a pas vu son père depuis une dizaine d'années.

Randi a bien des reproches à faire à ce père, déjà toujours absent. Il a quitté sa mère pour une femme dont on suppose le caractère difficile, et après une dernière dispute avec sa fille, celle-ci a juré de ne plus le revoir. Randi vivait la vie des adolescents de l'époque, dans sa période « grunge » les cheveux teints en violet, le maquillage excessif et surtout un désamour des études. Aujourd'hui, plus sobrement vêtue, elle est propriétaire d'un café et une excellente barista. Mais, passionnée de jeux vidéos, elle a décidé de s'inscrire à l'université pour apprendre à en créer. On pourrait croire que ces deux univers totalement opposés, mais finalement pas temps que cela, écrire des jeux vidéos que la jeune femme veut moderniser et complexifier ou analyser du Shakespeare sont des défis intellectuels.

La première visite se passe mal, son père la reconnaît mais lui aussi lui en veut en pensant qu'elle a raté sa vie. Puis il s'échappe encore dans les œuvres de Shakespeare, totalement indifférent au monde qui l'entoure. Mais Sally s'acharne à faire renouer la relation entre la fille et le père, persuadée que c'est nécessaire, et elle a raison, parce que petit à petit un rapprochement s'esquisse et l'amour renaît, loin du passé. Il était là sans doute ce grand vide qui a toujours éloigné John des autres, caché sous sa carapace d'intellectuel, mais incapable de comprendre une enfant qu'il n'a pas pu mouler à son image. Oubliant au passage que lui aussi a été en froid avec son propre père, lequel ne concevait pour ses enfants que des métiers lucratifs et sûrement pas des études de lettres pour son dernier.

Ce livre n'est pas d'une lecture facile. Ceci dit vous n'avez pas besoin de lire tous les drames de l'auteur élisabéthain pour comprendre le roman, ils sont très bien expliqués selon les besoins du roman. Moi-même j'ai ouvert le livre, puis je l'ai refermé, en passant à autre chose, et puis je l'ai repris et sans m'en rendre compte j'avais déjà lu la moitié du livre dans la journée. C'est vous dire le talent de conteuse de Jean Hegland, qui passe d'un livre comme elle le dit « sur la fin du monde » (Dans la forêt, énorme succès en librairie), à un roman intimiste et féminin puis à cette apothéose érudite, et pleine d'espoir. Une vraie ode à la littérature aussi, la grande, celle qui élève l'esprit et le cœur. Servie par une écriture pudique et sensible qui renforce la narration, Hegland nous pose à nous aussi la question : que reste-t-il de notre vie, de tout ce que nous avons patiemment vécu et appris, lorsque nous avons tout oublié ? Et aussi celui du pardon, cette capacité de l'être humain à puiser dans ses ressources pour oublier les mauvais moments, se souvenirs des bons et de pouvoir exprimer même si on est affaibli mentalement, tout l'amour que l'on porte à des êtres proches.

Dans l'épilogue du roman, l'autrice confie s'être consolée de la mort de ses parents , tous deux universitaires, en pensant qu'ils sont morts en compagnie de l'auteur élisabéthain : son père d'un AVC avec les œuvres complètes sur les genoux, sa mère en récitant des vers de Hamlet, alors que comme John elle avait perdu la mémoire.

le titre original de l'ouvrage : Still time, joue sur une ambiguïté : Still time signifie "Encore temps" (de revoir Miranda), mais aussi "un temps dans lequel il ne se passe plus rien, un temps au calme plat" en raison de la maladie. le titre de la version française de l'ouvrage reflète une autre option : un extrait d'une œuvre du grand dramaturge.
Enfin j'ajouterais, à l'attention du lecteur, que dans la maladie d’Alzheimer, ce sont d'abord les souvenirs les plus récents qui se perdent, puis ainsi de suite, c'est du moins ce que pensent pas mal de spécialistes de cette maladie.

Sublime, profond, sachant aussi jouer avec des passages légers, Jean Hegland qui ne publie pas beaucoup est décidément une très très grande autrice.



Extraits

  • Au fil des ans, il est devenu de plus en plus difficile d'enseigner quoi que ce soit à ses étudiants, alors que tant d'autres choses viennent solliciter leur attention - les technologies nouvelles s'ajoutant aux hormones de toujours - et que la valeur d'une éducation est dissoute dans le tumulte de la recherche d'emploi. Pour certains d'entre eux, le simple fait de manier les règles de la ponctuation et de retenir correctement une citation est désormais un défi. Pourtant, John n'a jamais baissé les bras. A la différence de beaucoup de ses collègues, il n'a jamais perdu sa foi en eux, ni sa passion pour son sujet. Jamais perdu sa conviction qu'étudier William Shakespeare pouvait aider chacun à vivre une vie plus riche.

  • L'imagination seule nous soulage du piège de notre moi. L'imagination seule peut nous offrir l'opportunité d'entrevoir une personnalité ou une âme. Et c'est l'art et la littérature - et Shakespeare - qui nous laissent imaginer l'humanité chez autrui et nous aident à la trouver en nous-mêmes.

  • Il avance à tâtons dans les ombres de son passé qui se délite, essaie de retrouver l'intrigue ou d'identifier les raisons de sa circonspection. - Elle m'a insulté, annonce-t-il, étonné et amer, quand la vérité flottante apparaît enfin à sa conscience. Il est trop tard maintenant, déclare-t-il à la nuit tombante. - Pas encore. Sally lui prend les mains et les porte à son coeur. Il y a encore du temps. Miranda et toi pourriez encore vous pardonner l'un l'autre et...
    Elle hésite une seconde, soudain aussi gênée que si elle avait été à deux doigts de prononcer des paroles déplacées, voire obscènes. - Oublier, lui dit John comme elle semble incapable de compléter cette formule pourtant si simple. Oublier, c'est le mot que tu cherches, mon amour.

  • Comme Shakespeare nous le rappelle sans cesse, nous allons tous mourir. C’est ce qui se passe pendant que nous vivons qui doit compter–ce que nous apprenons, ce que nous savons, ce que nous finissons par comprendre avant de disparaître.

  • L'humanisme - avait-il tenté de nouveau -, ce système philosophique qui suppose, comme William Shakespeare le supposait assurément aussi, que tous les êtres humains partagent une nature essentielle et que, malgré les puissantes influences de la biologie, de la psychologie, de l'histoire et de la culture, nous conservons la possibilité d'exercer notre libre arbitre. L'humanisme, continua- t-il en se penchant vers ses collègues avec tout le zèle de sa conviction malgré les mots sur lesquels il butait, dont la valeur la plus fondamentale est la croyance que les êtres humains peuvent apprendre, grandir, changer, et que l'art - et la littérature - peut alimenter cette évolution.

  • C'est au-dedans que les démons vivent, dans les regrets qu'il ne parvient pas à vaincre, dans les griefs impossibles à surmonter.

  • Il se sent seul, soudain terriblement seul, entièrement seul dans sa pauvre peau, seul dans une pauvre vie qu'il ne reconnaît pas, dans une chambre sans grâce, en compagnie d'une inconnue qui veut qu'il mette son pyjama. Il a terriblement envie de la présence de quelqu'un qui le connaisse, de quelqu'un qui puisse lui dire qui il est. Il veut qu'on lui rende sa vie, son honorable et riche vie. Sa vraie vie, pleine de lendemains, de matins et de soirs et d'après-midi. Pas cette existence vide et sans fin dans cette pièce sans personnalité.

  • Pendant longtemps, il avait cru que leur voyage en Sicile signerait la transition entre le dernier chapitre décevant de sa carrière universitaire et le début du vrai travail auquel il voulait consacrer sa retraite. Il s'émerveillait par avance de tout ce qu'il allait pouvoir accomplir - de tout ce qu'il allait lire, écrire, publier, découvrir et créer - en ces jours dorés où son temps lui appartiendrait et où il n'aurait plus de compte à rendre à personne, sinon à William Shakespeare, à Sally et à lui.

  • Ça reviendra plus tard, se dit John, tourné vers la fenêtre, reprenant à son compte la vision romantique du temps, la conviction que l'avenir ramènera ce qui a été perdu, que rien de ce qui compte vraiment ne disparait jamais pour de bon.

  • It has grown harder, over time, to teach his students anything, what with so much else competing for their attention - new technologies along with ancient hormones - and the value of an education all but forgotten in the scuffle for a job. These days, even proper punctuation and correct citations are a challenge for some of his students. But John has never given up on teaching. Unlike many of his colleagues, he never lost his faith in students nor his passion for his subject. He never lost his conviction that studying William Shakespeare can help people live richer lives.

  • He gropes in the shadow of his vanishing past, trying to find the plot or identify the motivations that might explain his current circumspection. "She cursed me", he announces in bitter wonder when the truth of it finally wafts into his awareness. "It's too late now," he tells the darkening world.
    "Not yet." Sally grabs his hands and pulls them to her heart. "There's still time". You and Miranda could still forgive and - ". She hesitates for a second, suddenly appears as abashed as if she had been about to say something untoward or even obscene. "Forget, " John offers when it seems she is unable to complete that simple cliché. "Forget is the word you're looking for, my love".

Biographie

Née à Pullman, État de Washington , le 11/1956, Jean Hegland est une écrivaine américaine. Elle commence ses études au Fairhaven College de Bellingham dans l'État de Washington, puis obtient un BA en arts libéraux de l'Université d'État de Washington en 1979.
Après avoir occupé divers petits boulots, dont des ménages dans une maison de retraite, elle décroche en 1984 une maîtrise en rhétorique et enseignement de la composition de l'université de Washington. Elle devient alors enseignante.
En 1991, alors qu'elle a donné naissance à son deuxième enfant, elle publie un premier ouvrage non fictionnel sur le thème de la grossesse, "The Life Within: Celebration of a Pregnancy". En 1996, elle termine l'écriture de son premier roman, "Dans la fôret" ("Into the Forest"), qui raconte la relation entre deux sœurs qui doivent apprendre à survivre seules dans une forêt.
Le roman obtient un succès national puis international. En 2015, il est adapté au cinéma par Patricia Rozema avec Ellen Page et Evan Rachel Wood.
En 2018, "Dans la forêt" obtient le Prix de l'Union Interalliée dans la catégorie roman étranger par Cercle de l'Union Interalliée.
Jean Hegland vit aujourd’hui au cœur des forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture.
site officiel : https://jean-hegland.com/





dimanche 17 mars 2024

Freida MC FADDEN – La femme de ménage – J'ai lu 2024

 

 

L'histoire

Millie, une belle jeune femme est en liberté conditionnelle. Elle a bien du mal à trouver un emploi, et elle est étonnée de se voir embauchée comme femme de ménage par Nina Winchester, la très riche épouse d'un homme influent. Elle bénéficie d'une toute petite chambre et la patronne semble sympathique. Mais très vite, Millie va voir cette femme du monde avoir des sautes d'humeurs, subir des humiliations. Ne dit-on pas d'ailleurs dans le quartier que cette femme est folle et qu'elle a été internée ? Mais Millie sait aussi se défendre, car elle a un sacré caractère. En toutes circonstances....


Mon avis

Comment vous parler de cet excellent polar (dans le sens strict du terme), sans spolier ? Car aujourd'hui, on a tendance à utiliser le mot polar dès qu'il y a une intrigue. Hors ici nous avons une sublime intrigue, avec une double chute tant qu'à faire.

Vous dire que c'est très bien écrit, addictif, « page turner » comme on dit ? Oui ce l'est. Que cela touche à des problèmes en résonance avec l'actualité ? Oui aussi.

Et surtout nous avons deux caractères de femmes que tout oppose. Nina, mariée avec ce trop bel homme et mère d'une petite fille toute aussi capricieuse que sa mère est en fait une femme très intelligente, calculatrice et magnifique dans son rôle de femme dépressive et agressive psychologique. Tout le contraire de la jeune Millie, qui ne se rend pas compte qu'elle est fort jolie, mais qui est aussi agressive physiquement. Elle est en libération conditionnelle après avec tué un jeune type qui était en train de violer une amie dans une soirée arrosée. Pas très cultivée Millie, plutôt le genre à traîner avec des losers, mais le coup de poing facile.

Divisé en 3 chapitres, le premier le plus long raconté par Millie, la seconde par Nina et le dernier qui va rassembler les personnages du roman.

Frieda Mc Fadden excelle dans les ambiances angoissantes, menaçantes et surtout sait totalement captiver son lecteur qu'elle embarque avec lui sans jamais ne céder à la facilité.

Bref, enfin un vrai bon polar comme on en trouve de moins en moins et qui me donne bien envie d'aller plonger dans l'univers de l'autrice.


Extraits

  • Nina Winchester ne travaille pas, elle n'a qu'un enfant, qui est à l'école toute la journée, et elle embauche quelqu'un pour faire le ménage à sa place. J'ai même vu dans son immense jardin devant la maison un homme en train de s'occuper du jardinage. Comment est-il possible qu'elle n'ait pas le temps de cuisiner un repas pour sa petite famille ?

  • Les Winchester vivent dans une ville qui se vante d'avoir parmi les meilleures écoles publiques du pays, mais Cecelia [leur fille] fréquente une école privée, parce que... ben voilà, quoi.

  • Quand on a passé un mois à vivre dans sa voiture, on prend conscience de l'importance de certaines petites choses de la vie. Les toilettes. Un évier. Pouvoir allonger les jambes quand on dort. Ce dernier avantage est celui qui me manque le plus.

  • Cependant, je n'arrive pas à me débarrasser de ce sentiment de malaise. Qui me souffle que je devrais partir d'ici tant qu'il en est encore temps.

  • Honnêtement, je n'ai jamais vu de femmes plus obsédées par le gluten. Chaque fois que j'apporte un hors-d’œuvre, elles m'interrogent sur la quantité de gluten qu'il contient. Comme si j'en avais la moindre idée. Je ne sais même pas ce que c'est, le gluten.

  • Quand ils se séparent, elle lève les yeux vers lui.
    - Tu m'as manqué aujourd'hui.
    - Tu m'as manqué davantage.
    - Non, toi, tu m'as manqué davantage. Oh mon Dieu, combien de temps vont-ils passer à débattre pour déterminer qui a le plus manqué à l'autre ?

  • Le seul membre de la famille à n'être pas complètement insupportable, c'est Andrew. Il n'est pas souvent là, mais mes quelques interactions avec lui ont été... sans histoire.

  • Il la taquine, mais aucune femme n'aime être comparée défavorablement à une autre. C'est un idiot s'il ne le sait pas. Cela dit, beaucoup d'hommes sont idiots

  • J'atterris dans le couloir, le souffle court. Je reste plantée là un moment, le temps que mon rythme cardiaque revienne à la normale. En fait, je n'ai jamais été enfermée dans la chambre. Nina n'a pas conçu le moindre plan dément pour me piéger là-dedans. La porte était juste coincée. Cependant, je n'arrive pas à me débarrasser de ce sentiment de malaise.

  • C’est sans espoir. Personne ne veut m’embaucher. Tous les employeurs potentiels me considèrent exactement de la même manière. Tout ce que je demande, moi, c’est un nouveau départ. Je travaillerai comme une folle s’il le faut. Je ferai n’importe quoi.

  • Difficile aussi de ne pas remarquer qu’il est largement plus séduisant que sa femme, même tirée à quatre épingles comme elle l’est, ce qui me semble quelque peu étrange. Le gars est richissime, après tout. Il pourrait avoir toutes les femmes qu’il veut. Je le respecte de n’avoir pas choisi une top-modèle de vingt ans comme compagne de vie.

  • If I leave this house, it will be in handcuffs. I should have run for it while I had the chance. Now my shot is gone. Now that the police officers are in the house and they’ve discovered what’s upstairs, there’s no turning back.


Biographie

Freida McFadden est une autrice américaine. Freida McFadden est l’autrice de plusieurs thrillers psychologiques, tous best-sellers internationaux. Elle est par ailleurs médecin, spécialisée dans les lésions cérébrales, et vit avec son mari et son chat noir dans une grande maison face à l’océan avec des escaliers et des portes qui grincent et où personne ne vous entendrait crier… La femme de ménage est le premier roman d'une trilogie.

Sont site : https://www.freidamcfadden.com/



mardi 12 mars 2024

Estelle-Sarah BULLE – Basses-terres – Edition Liana Levi - 2024

 

L'histoire

Été 1976, Basse-Terre en Guadeloupe. Le volcan, la soufrière toussote et lâche vapeurs et cendres. Les autorités déclenchent un plan de sauvegarde dans l'hypothèse d'une grosse éruption et nombreux sont les habitants à fuir vers Grande Terre, plate et sans danger. Au delà de cet événement, nous suivons la vie des deux familles, la grande tribu des Bévaro qui sont très fiers d'accueillir le fils cadet, installé en France et marié avec une femme blanche. Et puis aux abords du volcan, Eucate, persuadée que le volcan n'entrera pas en éruption élève seule sa petite fille Anastasie, 16 ans, qui n'est pas très pressée de trouver un emploi, et qui vit dans une grande précarité.

C'est toute un chapitre de l'histoire de la Guadeloupe qui nous raconte avec tendresse Estelle-Sarah Bulle.



Mon avis

Voilà le dernier roman de Madame Bulle, un petit livre de 250 pages qui met l'accent à travers un phénomène géologique la société guadeloupéenne en 1976. D'emblée, l'éruption n'aura pas lieu, mais elle alimentera bien des légendes urbaines, à croire que cela s'est vraiment passé.

Mais à l'ombre de la soufrière vit une vieille dame magnifique d'humanité, Eucate, qui s'est réfugiée là, après la mort de ses deux maris et le départ de ces enfants. Reste juste Anastasie, 16 ans, sa petite fille qu'elle tente d'élever au mieux de ses moyens. Eucate a travaillé dans les plantations de bananes et a été violée plusieurs fois par le propriétaire de la bananeraie, un « béké » un blanc. Le sort des noirs antillais n'est pas brillant en Guadeloupe à cette époque. Mal payés, employés soit dans des mines soit dans les bananeraies, ils sont humiliés par les contremaîtres blancs, n'ont pas d'avantages sociaux, et semblent totalement ignorés de la Métropole. De cette union forcée naîtra une petite fille, Espérance, avec un pied bot. Mais la blancheur de son teint et ses jolies formes ne laissent pas indifférents les hommes noirs de l'île. Par naïveté, elle se laisse séduire par un homme fort en gueule, qui en fait la méprise, et a fait le pari avec ses copains de se faire cette jolie fille. A son tour, elle met au monde Anastasie, mais pour éviter les ragots qui ne manquent jamais, elle décide de partir en France, en laissant sa fille à Eucate. Elle y refera sa vie, avec un emploi correct, un mari respectueux et deux enfants, mais ne reviendra jamais en Gualdeloupe. Eucate vit avec un poids terrible sur le cœur, la mort de son premier fils, lors d'une tornade infernale – même si elle n'aurait rien pu faire. Depuis, elle vit chichement dans sa case, dans une ravine sur les pentes de la Soufrière, entretien un petit jardin, et ne parle à personne. Pourtant elle est liée à la famille Bevaro par un amour secret, la seule joie de sa vie.

A Grande-Terre vit la famille Bevaro. Elias, le patriarche est ravi d'accueillir son petit dernier Daniel, qui a trouvé une bonne situation en France, s'est marié avec une blanche et a deux petits enfants. Entre le père et la fils, les retrouvailles sont émues, malgré la promiscuité, toute la famille se réunit sur ce propriétaire terrien, ni très pauvre, ni très riche, mais qui a fait construire pour l'occasion une case de 3 pièces. Il n'y a pas l'eau courante ni l’électricité, des groupes électrogènes ou des magouilles dans les rares branchements EDF permettent d'avoir du courant. Et avec la famille qui arrive de Basse-Terre, il y a du monde, mais tradition d’accueil oblige, tout le monde est accueilli. Elias est en conflit avec Ange, interné dans un hôpital psychiatrique. L’aîné reproche à son père, alcoolique à ses heures, d'avoir laissé leur mère aller chercher à manger de nuit lors d'un épisode de famine prise dans un tir entre gangs rivaux.

D'une écriture simple et sans superflus, avec quelques mots de créole que l'on comprend parfaitement, l'autrice nous révèle ainsi l'histoire de l'île, dominée par les blancs et qui semble totalement oubliée des pouvoirs publics. La population noire s'entasse dans des bidonvilles, sans eau courante, sans électricité, les plus malins échappent au du labeur dans les bananeraies ou les champs de cannes à sucre piquantes, et deviennent mécaniciens ou employés avec des salaires qui permettent de vivre sans superflu. On découvre ainsi une terrible réalité, la mentalité colonialiste qui résiste toujours, alors que par ailleurs la Guadeloupe s'enrichit de beaux hôtels sur les côtes pour les touristes auxquels on ne montre que les belles plages de sable blanc.

Et pour terminer cette histoire sur 3 générations, Eucate qui vit toujours sur son lopin de terres apprend qu'il est désormais interdit de cultiver des légumes sur ces terres volcaniques mais fertiles. Les traitements chimiques dont le chlordécone utilisé intensivement dans les bananeraies ont contaminés les sols.

Un bien joli roman, qui nous fait découvrir un pan de notre histoire que j'ignorais totalement de ce département français 971 (les mots dom et tom on fusionné en drom en 2003).


Extraits

  • Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses. Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.

  • Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
    avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
    Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
    de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs. Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue.

  • La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d'Ange, la première fois qu'il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu'ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d'y gratter encore un peu l'humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l'incroyable sentiment de supériorité des Blancs.

  • Allègre, souffle bruyamment, les mains sur les genoux, puis se redresse. Tazieff s'est déjà mis en route, la mâchoire serrée. L'équipe s’ébroue et repart sans attendre vers Basse-Terre, laissant derrière elle cette vieille femme sauvage entourée d’esprit.

  • Marianne ne se sent appartenir à aucune des deux espèces. Elle est heureuse de ne pas faire partie des touristes, bien qu’elle soit ignorante de toutes les choses de l’île. Avant de partir, Daniel lui a dessiné la Guadeloupe sur la nappe d’un restaurant de Châteauroux. Ça ressemblait à une espèce de trèfle à deux pétales - Tu vois, là c’est la Basse-Terre. La partie montagneuse. Ensuite, tu as un petit bras de mer et l’autre côté de l’île, c’est la Grande-Terre, d’où je viens. La Grande-Terre, c’est tout plat. – Pourquoi la partie montagneuse s’appelle la Basse-Terre ? Ça devrait pas s’appeler la Haute Terre ? – J’en sais rien. Un truc de colons. Les Espagnols, ils ont vu ce qu’ils voulaient bien voir depuis leur bateau. Pourquoi ils ont appelé ça la Guadeloupe ? D’après ce que je sais, Guadeloupe, ça vient d’un mot arabe. Aucun rapport avec les Indiens qui vivaient là.

  • Le volcan s’insinua dans les maisons. Il resserra un peu les liens d’amour qui s’étaient distendus et amoindrit temporairement les rancœurs les mieux établies. Il obligea les portes à s’ouvrir et les parents à se souvenir d’autres parents perdus de vue.

  • Marianne comprend rapidement que Berthe s’avère aussi utile pour les choses du quotidien qu’un balai sans brosse. Berthe n’a jamais appris par elle-même ce que son père ne s’est pas soucié de lui inculquer : elle est incapable de dessaler les queues de cochon, elle ignore comment écailler proprement le poisson ou faire correctement sécher le linge.

  • Parfois cependant sous la pluie froide, elle s’aventure à repenser à Santarèm. Elle resserre alors le col de son manteau sur sa poitrine et se demande si la haine usée qu’elle parvient encore à ressentir est un reste d’amour.

  • Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d'huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l'aimer, son île.

  • Les gens de Grande-Terre appellent les déplacés de Basse-Terre les « magmas ». Ils disent qu’ils puent le soufre. Une sorte de plaisanterie mâtinée de mauvaise humeur face à l’arrivée de dizaines de milliers de gens hagards qu’il faut héberger comme on peut. Une espèce de moquerie timide aussi, envers la Soufrière qui n’en finit pas de tousser comme une vieille n’arrivant pas à expectorer, tout le monde attendant, les yeux rivés sur elle, de voir la catastrophe sortir enfin de sa vieille bouche édentée.

  • Il disparaissait pendant des semaines, multipliait les conquêtes au grand contentement des voisins d’Eucate, commençait à parsemer l’île d’enfants, mais revenait toujours s’asseoir dans la case, avec son sourire et sa douceur de miel uniquement réservés à cette femme encore vaillante qui allait, d’après les décomptes et les évaluations faites par le facteur, la boulangère ou la femme d’un collègue dans le dos de Libert, sur ses cinquante ans.

  • Trois frères et sœurs d’Elias apparaissent dans la matinée. Marianne ne s’étonne plus de les voir se matérialiser chaque fois qu’un événement se produit chez Elias ; soit qu’il les ait prévenus d’une façon ou d’une autre, soit que les nouvelles aient volé jusqu’au bourg à dos de chauve-souris.

  • Elias raconte toutes sortes d’histoires à Daniel en déplaçant les bêtes, abolissant non seulement les dix-sept ans d’absence et les sept mille kilomètres de distance permanente, mais réparant aussi un peu, sans le savoir, les années d’enfance de Daniel, celles où les conversations entre père et fils étaient aussi rares qu’un repas abondant ou un éclat de rire.

  • Elle n’a jamais considéré le volcan comme une chose extérieure à sa propre vie ; le volcan fait corps avec elle, comme les cals sur ses doigts.

  • C’est peut-être ça le secret de la vie pense Marianne ; râper sans arrêt le peu qu’on a pour en faire sortir ce qu’il y a de plus délicat, de plus subtil, et s’en bâfrer comme si l’on était riche.


Biographie

Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de Conseil puis pour différentes institutions culturelles.
Elle a reçu le prix "Stanislas du premier roman" pour son ouvrage "Là où les chiens aboient par la queue".
Bibliographie :
– Les étoiles les plus filantes
– Là où les chiens aboient par la queue
– Les fantômes d’Issa
– L’Embrasée

jeudi 7 mars 2024

Colin NIEL – Darwyne – Editions du Rouergue – ou Livre de poche 2024 -

 

 

L'histoire

Mathurine, assistante sociale à la protection de l'enfance reçoit un signalement concernant une famille qui vit dans un grand bidonville en lisière de la forêt amazonienne. Yolanda la mère, est une femme sans-papier et vit dans un cabret ces cabanons fait de zinc, et planches tout en haut de Bois-Sec. C'est une très belle femme élégante, très soignée, son intérieur est propre. Mère de deux enfants, Ladymia qui vit avec son amoureux et travaille en ville, et de Darwyne un garçon de 10 ans boitillant, elle réussit à gagner sa vie en proposant des plats qu'elle prépare, ou des marchandises qu'elle revend sur son petit stand. Mais impossible de communiquer avec l'enfant qui refuse de parler. Jhonson, le nouvel amant de sa mère déplaît fortement au garçon qui voue une adoration sans borne à cette mère. Mathurine a du mal à entrer en contact avec l'enfant, mutique, en échec scolaire. C'est lors d'une sortie dans la forêt, cette canopée qui ne cesse de repousser sans cesse l’artificialisation des sols, que Mathurine comprend combien l'enfant aime cette forêt dont il connaît tous les animaux et semble à son aise dans cet environnement sauvage.

Mais Mathurine ignore ce qui se passe réellement entre la mère et ce fils traité de « petit pian » et des « beaux- pères » qui disparaissent inexorablement. Et peu à peu les masques tombent.


Mon avis

Qu'est-ce qui fait pour moi un magnifique roman ?

La richesse des émotions, le trait d'humour, un fond social et un peu de magie. C'est tout cela que nous retrouvons dans l'envoûtant dernier roman de Colin Niel.

Envoûtant comme cette forêt qui ne veut pas se laisser dompter par l'homme et qui envahit systématiquement le petit cabret (cabanon en créole) où vivent Yolanda, son fils et son nouvel amoureux qui passe son temps à désherber.

Un roman qui marche par dualité et trialité.

Dualité des relations entre la mère et son fils : Yolanda, cette si belle femme qui s'habille avec goût, qui réussit à survivre dans le pire des bidonvilles, en essayant de donner une bonne éducation à ses enfants, entretient avec son fils, le petit Darwyne âgé de 10 ans des relations complexes voire malsaines. Darwyne qui voue une adoration quasi mystique à sa mère, et qui, handicapé, boitille, sauf dans la forêt amazonienne qu'il connaît comme sa poche. Il communique à l'aide des appeaux qu'il fabrique avec la faune dont il connait tous les spécimens et la flore abondante.

Dualité des relations aimantes entre Yolanda et sa fille aînée Ladymia qui a un emploi en ville, est fiancée et vit dans un vrai appartement tout carrelé.

Dualité entre Yolanda et ses amants, dont le dernier en date, Jhonson, le 8ème beau-père, un homme fou amoureux de cette femme mais qui n'aime pas son fils qu'il trouve bizarre et inversement. Darwyne déteste ces faux beaux-pères qui ne se comportent jamais en père pour lui, et qui ont une tendance fâcheuse à disparaître sans jamais dire au revoir.

Puis les trios s'installent : la relation à peine esquissée entre Mathurine, l'assistante sociale, Darwyne et la forêt qu'ils aiment parcourir, cette amazone qui peut être aussi effrayante que magique. Trio entre Yolanda, son actuel compagnon et Mathurine où la mère craint qu'on lui retire son fils. Trio entre Mathurine, son désir d'enfant et Darwyne auquel elle s'attache un peu trop.

Puis arrive le fantastique, sous forme d'hallucinations pour le dernier amant de la mère. Colin Niel s'ispire ici d'une vieille légende guyanaise : une créature forestière et magique bien connue des peuples d'Amazonie, Maskilili capable du bien comme du mal. On peut véritablement parler de « nature writing » tant la forêt est un traitée comme un personnage.

Le dernier trio qui clôt le livre avec brio est celui qui entraîne Yolanda, la forêt et Darwyne dans un maelstrom où il n'y a plus de retour possible.

N'oublions pas le duo est celui qui oppose les habitants de ce bidonville qui s'étend toujours, en tentant de défricher une canopée qui ne le veut pas, et la ville où les décisions ne sont pas prises, faute de moyens ou de réelle volonté politique. Après tout, dans ce « Bois Sec », ne vivent que des sans-papiers. Voilà une réflexion très en phase avec l'actualité, notamment à Mayotte, autre territoire d'outre-mer, pauvre et sans politiques à long terme.

Au delà de tout cela, il y a aussi une préoccupation écologique, la préservation de l'espace naturel et sauvage face à l'artificialisation des terres et l'espoir d'une vie en harmonie avec la nature.

Un vrai coup de cœur pour ce roman dont on ne se défait pas, tant le mystère, l'ambiance hypnotique et des personnages très travaillés nous emmène dans un voyage inoubliable. Le titre « Darwyne » n'est pas non plus choisi par hasard.



Extraits

  • Bon, Lucien, dit le maître. Dis-nous : toi, qu'est-ce que tu as écrit ? Tu veux faire quoi quand tu seras grand ? Darwyne sort de ses réflexions. La classe entière se tourne vers l'écolier interpellé, deux rangs devant lui. Lucien, un gamin grand comme s'il était déjà au collège, qui se tortille sur sa chaise, sourire aux lèvres. - Allez, dis-nous. - Pff, monsieu, pourquoi moi ?Le maître insiste, et Lucien dit enfin : - Bon, j'ai écrit... J'ai écrit CAFeieur.- Quoi ? Caféier, tu veux dire ? Mais ce n'est pas un métier, c'est un arbre, ça.- Non, non, non. CAFeieur. Tu fais la queue des heures, sous le soleil. Mon Dieu, c'est difficile. L'adulte soupire, rit un peu aussi, l'air de se demander s'il s'agit ou non d'une blague. Une autre voix s'élève spontanément, côté fenêtre. Celle de Jayden, qui clame avec fierté : - Moi, monsieur je veux être mule. - Mule ? - Oui. Transporteur international de cocaïne. Comme mon grand frère.

  • Puis il empoigne sa débroussailleuse et se dirige vers le portail automatique, la villa avec terrasse et piscine et arbres fruitiers dans son dos. Il devine que l'homme le suit du regard, rassuré de le voir quitter les lieux. Parce que les gens comme lui, les étrangers, ça va pour débroussailler son terrain, mais il ne faudrait pas qu'ils s'incrustent non plus. Il a compris ça, Jhonson, qu'ici il y a des frontières faites pour ne jamais être franchies.

  • A force, la pluie a fini par s'imposer comme une nouvelle normalité, même plus entrecoupée par la moindre éclaircie. Bois Sec s'est habitué aux vibrations des tôles au-dessus des visages abattus, au goutte à goutte sur les meubles et les lits, brèches trop coriaces pour qu'on cherche encore à les combler, à l'humidité omniprésente, bois gonflés, habits jamais vraiments secs, draps moites sur les matelas aux odeurs de moisi. On a cessé de se plaindre, désormais on se contente de préserver ce qui peut l'êre encore, réparations d'urgence en attendant la fin du déluge.

  • Jhonson boit son eau fraiche. Il en a déjà entendu parler, de cette histoire de réchauffement , mais il ne sait pas très bien quoi en penser. Ni en quoi ça les concerne, vu la chaleur qu'il fait déjà toute l'année et tous les problèmes d'argent et de papiers que les gens comme eux ont déjà sur les épaules.

  • Darwyne, il s'y connait en beaux-pères. Il lui semble, même, que sa vie d'enfant a été rythmée par ça, par le passage des hommes de la mère dans leur petit carbet. Il ne se souvient pas des noms, ou plutôt il n'a pas envie de s'en souvenir, alors dans sa tête, il leur a donné des numéros : beau-père un, beau-père deux, beau-père trois.

  • Beaucoup plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s'il y a bien un danger en forêt amazonienne c'est celui-là : se perdre.

  • Les enfants, c’est comme les arbres, finalement, il ne faut pas les laisser pousser n’importe comment.

  • Elle se dit qu'en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette coupure entre ces jeunes et l'immensité du monde vivant qui les entoure. Que c'est l'un des grands drames de l'humanité moderne, que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre volatile. Que c'est cette ignorance qui pousse les humains à détruire cette part du monde qu'à présent ils appellent "nature", qui au fil des siècles leur est devenue étrangère.

  • Elle songe à ces espèces "découvertes " il y a peu par les naturalistes, plusieurs centaines au cours des dernières années, plantes, poissons, reptiles, oiseaux, un ouistiti, même, à peine un an plus tôt en pleine Amazonie. Elle pense à celles encore inconnues du monde dit "moderne", jamais observées, jamais décrites, bien plus nombreuses encore à en croire les spécialistes.

  • Dès le début, quand elle le lui a présenté, il l’a trouvé bizarre. Ce n’est pas tant ses pieds en dedans et sa manière de marcher, non, c’est autre chose. Il a l’air un peu crétin, en fait. Et sale, aussi, malgré les bains que lui impose sa mère. Toujours à traîner dans la terre, à fouiller je ne sais quoi dans les racines de cette vieille souche qu’il faudra un jour évacuer du terrain. À observer les volatiles qui viennent se poser sur les piquets du fil à linge, à faire des petits bruits pour essayer de les imiter. À tailler ses machins avec le couteau de la cuisine pendant des heures, franchement, ce ne sont pas des occupations pour un enfant de son âge. 

  • À son avis, les beaux-pères, ce sont toujours de mauvaises personnes : il y en a des plus grands que d’autres, des plus forts, des plus calmes, des qui rigolent, des qui crient, des qui jouent les gentils pour l’amadouer ou se faire mousser devant la mère, mais au fond ils sont tous pareils. Avec
    le temps et les souvenirs qui s’accumulent, Darwyne a appris à ne plus se faire d’illusion à ce sujet : il sait comment les choses commencent, et comment elles finissent. Toujours de la même manière, et plutôt mal, il lui semble. C’est un cycle qui se répète, en fait, il n’y a que le numéro qui change.Alors avec le nouveau, le numéro huit, ce sera la même chose. Darwyne en est certain.

  • Darwyne l'aime bien, cette brume-là. Il aime la regarder s'écouler comme un fleuve au ralenti, se déliter en volutes, il aime voir les oiseaux la transpercer dans leurs ébats. On dirait un voile, oui, un voile aux dimensions infinies sous lequel le monde se cache quand le jour revient le découvrir.

  • Jamais il n'irait dire cela, ni à la mère ni à personne d'autre, mais ce qu'il entend d'abord, c'est la lisière débroussaillée en train de guérir de ses blessures. Les plaies qui se referment lentement, le crissement ligneux des tissus végétaux. Et plus loin, Darwyne entend gronder la faune nocturne qui se presse derrière l'orée, il entend les oiseaux de nuit, feuler le grand ibijau, crisser la chouette à lunettes, il entend chanter les rainettes et les adénomères, il entend brailler les singes hurleurs, tout là-bas. Et ne sachant aucun de ces noms-là, ces noms couchés dans les livres des naturalistes, il les nomme à sa manière dans sa tête.

  • Quand la paroisse se répand devant la façade blanche, que s’engagent les palabres sur le bitume défoncé, rumeurs d’expulsions prochaines par les forces de l’ordre, tenues de consultations médicales gratuites par une association, Darwyne et sa mère ne s’attardent jamais. Elle n’aime pas les cancans, c’est ça l’explication. Mais Darwyne, il croit que ça a un peu à voir avec lui, avec l’allure qu’il a dans sa tenue trempée de sueur, le genre de tenue qui va très bien aux autres enfants mais à lui beaucoup moins.

  • Mon avis, c'est qu'ici les étrangers, tout le monde les déteste. Et que ce qui leur arrive, ça n'intéresse personne. Soit on est des parasites, soit on est... des fantômes.

  • C'est une séductrice, quoi. Dans sa vie, les hommes, ils apparaissent, comme par magie. Après, quand ça ne va plus, ils disparaissent totalement, terminé, elle ne veut plus en parler.

  • C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé.

  • Toi, tu l'aimes, ta maman. Tu l'aimes beaucoup, hein? Et alors l'enfant hoche le menton, lèvres rentrées yeux grands ouverts, soudain emplis de cet amour que Mathurine vient d'évoquer. Elle en a croisé des gosses, des dizaines, des centaines, mais rarement elle a vu un attachement filial d'une telle évidence. Comme s'il venait de s'emparer de tous les traits de son visage, qu'il en débordait même, impossible à contenir.

  • Lorsque Jhonson arrive à la source, une rixe est sur le point d’éclater. C’est l’heure de pointe, trop de monde agglutiné autour du fil d’eau. A ce que lui ont raconté ses nouveaux amis, c’était pire l’année dernière, avant que la mairie ne se décide à installer des bornes-fontaines à l’autre bout du quartier. A l’époque, ici c’était le seul endroit où venir s’approvisionner, alors forcément c’était la cohue, parfois trois cents familles venaient faire la queue en fin de journée.


Biographie

Né Clamart , le 16/12/1976, Colin Niel est un romancier français, auteur de romans noirs.

Ingénieur agronome, ingénieur du génie rural et des eaux et forêts, diplômé d'études approfondies en biologie de l'évolution et écologie, il a travaillé pendant 12 ans dans la préservation de la biodiversité. Il a vécu plusieurs années en Guyane française, où il a notamment été chef de mission pour la création du parc amazonien de Guyane, mais aussi à Paris, à Lille, à Montpellier, en Guadeloupe où il fut directeur adjoint du parc national de la Guadeloupe.
Il commence à écrire à son retour de Guyane et donne vie au capitaine André Anato, un gendarme noir-marron à la recherche de ses origines, et à ses enquêtes en Amazonie française. Sa série guyanaise comprend: "Les hamacs de carton" (2012, prix Ancres noires 2014), son premier roman, "Ce qui reste en forêt" (2013, prix Sang pour Sang Polar 2014), "Obia" (2015, prix des lecteurs Quais du polar/20 Minutes 2016, prix Polar Michel Lebrun 2016) et "Sur le ciel effondré" (2018, Trophée 813 du meilleur roman francophone 2019).

En 2017, il publie "Seules les bêtes" (qui ne fait pas partie de sa série guyanaise), pour lequel il reçoit notamment le prix Landerneau Polar 2017 ainsi que le prix Polar en Séries de Quais du Polar 2017. Ce roman est adapté au cinéma par Dominik Moll en 2019, avec Denis Ménochet. En 2019, en collaboration avec le photographe Karl Joseph, paraît un album : "La Guyane du capitaine Anato".
En 2020 parait "Entre fauves", thriller choral entre désert de Namibie et vallées pyrénéennes, qui explore les relations entre hommes et grands prédateurs, et l'instinct de chasse niché en chaque être humain. Il a reçu le Prix Libraires en Seine 2021.
Colin Niel vit à Marseille, où il se consacre à l'écriture.

mardi 5 mars 2024

JOSU ARTEAGA – Histoire universelle des hommes-chats – Éditions Nouveau Monde – 2022-

 

 

L'histoire

La drôle de vie des habitants d'un village basque espagnol de l'autre coté des Pyrénées. Ici tout semble figé dans le temps. Il y a des légendes et puis la vie rude des paysans, partagés entre franquisme, militants ETA. Rivalités, complicités, cocasses des situations avec un peu de fantasmagories, c'est le premier livre de l'auteur basque espagnol.


Mon avis

Voilà un drôle de petit livre (250 pages) d'un auteur quasi inconnu. Il nous conte la vie dans un village fictif des Pyrénées espagnols, coté basque. Ici la capitale c'est Pampelunne et pas Madrid. On y vit chichement, on s'aime et on se déteste. Des légendes parcourent le village qui oscille entre des encore adeptes du franquisme, des militants de l'Etat, des utopistes qui ne restent pas longtemps. Mais la légende la plus persistante est peut-être vraie : des mains et des pieds coupés qui seraient enfouis quelque part. Sous l’œil des chats, errants, ou domestiqués qui vivent leurs vies de chats, Josu Artega livre ici, par une prose à la fois très poétique et pleine d'humour, une critique de la société espagnole qui a avancé presque à marche forcée vers le capitalisme de masse, où les repères n'existent plus dans ce village figé, comme partout dans le monde.

Le village est fictif, tout comme les mots basques totalement réinventés par l'auteur, et que le traducteur a choisi de traduire en occitan et que l'on comprend parfaitement, le texte original modifiait la langue basque pour en faire des calembours, intraduisibles pour le lecteur français. Ici l'humanité est bien faible et on ne croit pas plus au catholicisme qu'au politique. On vit selon les coutumes ancestrales et on ne se préoccupe que de ce qui se passe chez son voisin. Finalement un récit assez universel, où chaque chapitre est comme une petite nouvelle, qui forme un tout : le livre. Comme la disparité des humains forme un tout, un peuple, une nation.

Avec un petit coté fantastique pour pimenter le tout, cet ouvrage ne laissera pas indifférent, tant il est hors des sentiers battus de la Littérature.


Extraits

  • Un grand asile d’aliénés. Le monde entier. Remplis de dingues qui se croient raisonnables. Fous à lier.

  • Capituler face à l’indolence.



Biographie

Josu Artéaga vit au pays basque espagnol dans un petit village. Il a été ouvrier, chanteur et bassiste d'un groupe de rock punk. Il a déjà écrit et publié des nouvelles et des poèmes. Son premier livre « Histoire universelle des hommes-chat » a été diffusé en Espagne et au Mexique. Sa traduction française est due à l’obstination de son traducteur qui avait découvert des poèmes publiés dans des journaux espagnols. Il aime aussi le jardinage et fait toujours un travail de recherche sur cette minuscule région, l'Arraste, qui a une tradition de ferronnerie et de coopératives ouvrières. Un peu oubliée du monde, cette région montagneuse a aussi été le refuge pour de nombreux membres de l'ETA.



lundi 4 mars 2024

COLSON WHITHEHEAD – Undergournd railrod – Livre de poche 2018 -

 

 

L'histoire

Cora, 16 ans, est esclave dans la plantation de coton Randall, fille et petite fille d'esclaves. Sa mère Mabel s'est enfuit et personne ne l'a jamais retrouvée. Elle décide de fuir à son tour, avec son ami Ceasar. Après bien des tourments, capturée puis libérée, il sera long le chemin qui la mènera à la liberté .


Mon avis

Lire Colson Whitehead, c'est replonger dans les racines de l’esclavage aux États-Unis dans les années 1820, 40 ans avant la guerre de sécession.

Cora a 16 ans et elle est esclave dans les champs de coton de la famille Randall. Déjà fouettée pour avoir voulu protéger un gamin, elle sent que sa situation ne va pas s'améliorer avec le nouveau maître de la plantation, le fils cadet Terrance, aussi débauché que cruel. Un esclave c'est de la marchandise qui s'achète plus ou moins cher. Ici en Géorgie, on encourage les femmes à faire des enfants, qui éviteront d'acheter à nouveau des esclaves. Mal logés, nourris quand même parce qu'il faut assurer la main d’œuvre nécessaire au ramassage du coton, les châtiments sont terribles pour ceux qui osent s'enfuir. Cora, abandonnée par sa mère Mabel, une esclave qui a fuit et qui n'a jamais été retrouvée a déjà un fort tempérament. C'est sa terrible odyssée que nous allons suivre. En compagnie d'un autre esclave, lettré, et de son amie, ils fuient avant d'être rattrapés par les chasseurs et contremaîtres du camps. Si l'amie se fait prendre, il s'ensuit une bagarre où un blanc est tué mais qui laissent à Cora et Caesar le temps de prendre un de ces railroad underground, des tunnels creusés sous terre, par des esclaves et des abolitionnistes. Ils arrivent en Caroline du Sud où ils sont séparés. Cora est prise en charge par une institution caritative. Elle apprend à lire et écrire mais travaille dans la journée pour une blanche comme bonne. Elle est en quelque sorte affranchie. Mais la Caroline du Sud a un autre raisonnement que la Géorgie : la reproduction des noirs risquent d'inverser le ratio entre population blanche et noire et l'on pratique, soit couvert de visites médicales une stérilisation des femmes, par ligature des trompes, sans trop d'hygiène – certaines femmes en meurent, et sur les hommes des expérimentations médicales. Le noir est considéré comme race inférieure, primitive dans un racisme et une haine implacable. Cora comprend ce qui risque de lui arriver et seule, découvre un autre tunnel qui la mène cette fois en Caroline du Nord où elle n'est pas attendue, le tunnel n'étant pas sur. Elle vivra 3 ans dans les combles d'un immeuble où elle continuera son instruction grâce à Mr Fletcher. Dénoncés par leur bonne, une irlandaise raciste, la famille se fait arrêter et Cora est promise à la pendaison tout comme la famille jugée « traîtres ». Elle sera pourtant récupérée par le vicieux chasseur d’esclaves Ridgeway, dont elle réchappera par deux fois, avant d'acquérir enfin sa liberté.

Ce roman, très documenté, remet l'accent sur un fait oublié de l'histoire, les fameux trains souterrains construit par des noirs et des blancs abolitionnistes qui permettaient aux esclaves de regagner, en plusieurs étapes les pays du Nord, où l'esclavage était interdit.

C'est un récit magnifique et terrifiant à la fois que nous livre l'auteur qui a reçu pour ce livre à la fois le prix pulitzer 2017 et le National Book Award 2016, les plus prestigieux prix littéraires américains. L'écrivain ne fait pas dans la dentelle, en s'appuyant sur des témoignages conservés dans les archives fédérales des États de Caroline du Nord et autres archives qu'il a pu consulter. Il crée cette femme Cora, magnifique de résilience et de courage, une volonté chevillée au corps, une libertaire farouche qui finira par gagner sa liberté. Des petits chapitres nous informe du sort ou des pensées des personnages secondaires, du courage aussi des abolitionnistes qui risquent aussi leurs vies.

Ce récit, passionnant, très rythmé, par une écriture sans complaisance, mais traversé aussi de moments de pure poésie, est un fabuleux témoignage sur l'esclavage d'avant la Guerre de Sécession. Indispensable. Pour que jamais dans le monde ne se reproduisent de telles horreurs.


Extraits

  • En un sens, la seule chose que nous avons en commun, c’est la couleur de notre peau. Nos ancêtres sont venus de toutes les régions du continent africain. Et il est vaste. Ils avaient des coutumes différentes, des moyens de subsistance différents, ils parlaient cent langues différentes. Et ce grand mélange a été emmené vers l’Amérique dans les cales des navires négriers. Vers le Nord, vers le Sud. Leurs fils et leurs filles ont récolté le tabac, cultivé le coton, travaillé dans les plus vastes domaines et les plus petites fermes. Nous sommes des artisans, des sages-femmes, des prêcheurs et des colporteurs. Ce sont des mains noires qui ont construit la Maison-Blanche, le siège de notre gouvernement national.

  • Les Blancs étaient venus sur cette terre pour prendre un nouveau départ et échapper à la tyrannie de leurs maîtres, tout comme les Noirs libres avaient fui les leurs. Mais ces ideaux qu'ils revendiquaient pour eux-mêmes, ils les refusaient aux autres. Cora avait entendu maintes fois Michael réciter la Déclaration d'indépendance à la plantation Randall, sa voix flottant dans le village comme un spectre furieux. Elle n'en comprenait pas les mots, la plupart en tout cas, mais "naissent égaux en droits" ne lui avait pas échappé. Les Blancs qui avaient écrit ça ne devaient pas tout comprendre non plus, si "tous les hommes" ne voulait pas vraiment dire tous les hommes. Pas s'ils confisquaient ce qui appartenait à autrui, qu'on puisse tenir ce bien dans sa main -comme la terre - ou non- comme la liberté. La terre qu'elle avait labourée et cultivée avait été une terre indienne. Des corps volés qui travaillaient une terre volée.

  • On ne peut pas sauver tout le monde. Mais ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas essayer. Parfois, une illusion utile vaut mieux qu'une vérité inutile. Rien ne va pousser dans ce froid cruel, mais nous pouvons toujours avoir des fleurs.
    "En voici une d'illusion : que nous pouvons échapper à l'esclavage. C'est impossible. Les cicatrices qu'il a laissées ne s'effaceront jamais. Quand vous avez vu votre mère vendue, votre père battu, votre soeur violée par un maître ou un chef d'équipe, pensiez-vous qu'un jour vous pourriez être ici aujourd'hui, sans chaînes, sans le joug, au sein d'une nouvelle famille ?

  • "Et l'Amérique est également une illusion, la plus grandiose de toutes. La race blanche croit, croit de tout son coeur, qu'elle a le droit de confisquer la terre. De tuer les Indiens. De faire la guerre. D'asservir ses frères. S'il y avait une justice en ce monde, cette nation ne devrait pas exister, car elle est fondée sur le meurtre, le vol et la cruauté. Et pourtant nous sommes là. (...)
    En un sens, la seule chose que nous ayons en commun, c'est la couleur de notre peau. Nos ancêtres sont venus de toutes les régions du continent africain. Et il est vaste. (...) Ils avaient des coutumes différentes, des moyens de subsistance différents, ils parlaient cent langues différentes. Et ce grand mélange a été emmené vers l'Amérique dans les cales des navires négriers. Vers le Nord, le Sud. Leurs fils et leurs filles ont récolté le tabac, cultivé le coton, travaillé dans les plus vastes domaines et les plus petites fermes. Nous sommes des artisans, des sage-femmes, des prêcheurs et des colporteurs. Ce sont des mains noires qui ont construit la Maison-Blanche, le siège de notre gouvernement national. Ce mot "nous". Nous ne sommes pas un peuple mais une multitude de peuples différents. Comment une seule personne pourrait-elle s'exprimer au nom de cette grande et belle race - qui n'est pas une seule race mais mille races, avec des millions de désirs, de voeux et d'espoirs pour nous-mêmes et pour nos enfants ? Car nous sommes des Africains en Amérique. Une chose sans précédent dans l'histoire du monde, sans modèle pour nous dire ce que nous deviendrons.

  • Le maître répétait souvent que la seule chose qui soit plus dangereuse qu'un nègre avec un fusil, leur dit-il, c'était un nègre avec un livre.

  • Les vastes champs éclataient de centaines de milliers de capsules blanches, reliées entre elles à l'image des constellations dans le ciel par la plus claire des nuits claires. Quand les esclaves en avaient fini, les champs se retrouvaient dépouillés de leur couleur. C'était un processus magnifique, de la graine au ballot, mais aucun d'entre eux ne pouvait s'enorgueillir de son labeur. On les avait spoliés.

  • La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espace disponible.

  • La littérature anti-esclavagiste était illégale dans cette région du pays. Les abolitionnistes et sympathisants qui s’aventuraient en Géorgie et en Floride, étaient chassés, fustigés et molestés par la foule, recouverts de goudron et de plumes. Les méthodistes et leurs inanités n’avaient pas leur place dans le giron du roi Coton. Les planteurs ne toléraient pas la contagion.

  • Je suis ce que les botanistes appellent un hybride, dit-il la première fois que Cora l'entendit discourir. Un croisement de deux familles différentes. Quand il s'agit de fleurs, un tel mélange est un régal pour l'œil. Quand cette hybridation prend une forme de chair et de sang, certains s'en offensent. Dans cette pièce, nous reconnaissons ce métissage pour ce qu'il est : une nouvelle beauté née au monde, et qui fleurit tout autour de nous.

  • La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espace disponible. Sur la plantation, elle n'était pas libre, mais elle y évoluait sans restriction, elle goûtait l'air frais et suivait la course des étoiles l'été. C'était un endroit vaste dans son étroitesse. Ici, elle était libérée de son maître, mais elle tournait en rond dans un terrier si minuscule qu'elle ne pouvait même pas s'y tenir debout.

  • Elle avait vu des hommes pendus à des arbres, abandonnés aux buses et aux corbeaux. Des femmes entaillées jusqu'à l'os par le fouet à lanières. Des corps vivants ou morts, mis à rôtir sur des bûchers. Des pieds tranchés pour empêcher la fuite, des mains coupées pour mettre fin aux vols. Elle avait vu des garçons et des filles plus jeunes que cet enfant se faire rouer de coups.

  • L’éventail des possibles se déployait devant ces pèlerins tel un banquet, eux qui toute leur vie avaient eu tellement faim. Jamais ils n’avaient vu une chose pareille, mais ils laisseraient leur marque sur cette terre nouvelle, aussi sûrement que les glorieux colons de Jamestown ; ils la feraient leur en vertu d’une inexorable logique raciale. Si les nègres étaient censés jouir de leur liberté, ils ne seraient pas enchainés. Si le Peau-Rouge était censé conserver sa terre, elle serait encore à lui. Et si le Blanc n’avait pas été destiné à s’emparer de ce nouveau monde, il ne le possèderait pas. Tel était l’authentique Grand Esprit, le fil divin qui reliait toute entreprise humaine : si vous arrivez à garder quelque chose, c’est que cette chose vous appartient. C’est votre bien : votre esclave, votre continent. L’impératif américain…

  • La grand-mère de Cora n’avait jamais vu l’océan jusqu’à ce jour lumineux, dans le port de Ouidah, où l’eau l’avait éblouie après son séjour dans les cachots du fort. C’est là qu’ils avaient été parqués en attendant les navires. Les razzieurs dahoméens avaient d’abord kidnappé les hommes, puis étaient revenus au village à la lune suivante, rafler les femmes et les enfants qu’ils avaient fait marcher de force jusqu’à lamer, enchaînés deux par deux.

  • Cora repensa à son potager de Randall, ce lopin qu'elle chérissait. A présent, elle le voyait tel qu'il était : risible - un infime carré de terre qui l'avait persuadée qu'elle possédait quelque chose. Il était à elle autant que le coton qu'elle semait, désherbait et cueillait. Son lopin était l'ombre d'une chose qui vivait ailleurs, hors de vue. Tout comme le pauvre Michael récitant la Déclaration d'indépendance était l'écho d'une chose qui existait ailleurs. A présent qu'elle s'était enfuie, qu'elle avait vu du pays, Cora n'était plus certaine que ce document décrive quoi que ce soit de réel. Comme elle, l'Amérique était un fantôme des ténèbres.

  • L'Underground Railroad n'est pas un vrai chemin ferré. Il le devient sous la plume de Colson Whitehead. "L'Underground Railroad est en réalité un réseau de personnes qui ont agi pour aider les esclaves à se cacher, à s'échapper, en chargeant quelqu'un dans une voiture, par exemple, pour le conduire quelques kilomètres plus au Nord, ou aider à traverser un fleuve… Mais quand j'étais enfant, j'ai grandi à New York et donc quand j'ai entendu pour la première fois le mot "Underground Railroad", j'ai pensé que c'était un vrai métro. Plus tard évidemment mes professeurs m'ont expliqué qu'il ne s'agissait en fait pas d'un vrai réseau ferré qui voyageait comme ça sous terre clandestinement, j'ai évidemment été triste et déçu ! Plus tard, c'était en 2000, je suis retombé sur cette histoire d'Underground Railroad et j'ai pensé que cela ferait une bonne idée de départ pour un livre, si c'était réellement un vrai chemin de fer souterrain. Et après il me fallait trouver une histoire qui pouvait fonctionner autour de cette idée-là".



Biographie
Né à New-York , le 06/11/1969Colson Whitehead, né Arch Colson Chipp Whitehead, est un romancier. Il fait ses études à la Trinity School de New York, puis obtient son diplôme au Harvard College en 1991.
Il devient alors chroniqueur au "The Village Voice", où il écrit sur la télévision et la musique. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont "The New York Times".

"L'Intuitionniste" ("The Intuitionist", 1999), son premier roman, est finaliste pour Hemingway Foundation/PEN Award. "Zone 1" ("Zone One", 2011) est sur la liste des best-sellers du New York Times.
Colson Whithehead a remporté le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017 avec son roman "Underground Railroad" ("The Underground Railroad", 2016), qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession. Les droits audiovisuels du roman ont été acquis par le réalisateur Barry Jenkins. Il est adapté en série télévisée diffusée sur Amazon Prime Video en 2021.

En 2020, Colson Whitehead remporte une nouvelle fois le prix Pulitzer de la fiction pour "Nickel Boys". Auteur de nombreux ouvrages de non-fiction, il a enseigné dans plusieurs universités et a été écrivain en résidence au Vassar College. Il vit avec sa femme et ses enfants à Brooklyn.
Son site : https://www.colsonwhitehead.com/