vendredi 13 décembre 2024

Maud VENTURA – Célèbre – Editions l'Iconoclaste 2024

 

 

L'histoire

Dès son enfance, Cléo rêve de devenir célèbre. Fille d'un couple franco-américains d’intellectuels, la jeune fille se veut irréprochable. Meilleure élève, discrète, elle n'en nourrit pas moins des ambitions très haute. Douée en musique, elle joue du piano, fait de la guitare et chante, son rêve est d'être une chanteuse à succès telle une Lady Gaga, une Beyoncé. Elle part finir ses études à New-York, tout en trouvant un petit boulot de vendeuse en librairie. Mais elle délaisse ses études pour composer ses chansons. Qu'elle poste sur les plate-formes internet, en boostant sa visibilité. Et voilà qu'un jour, elle est repérée par un gros label, qui voit en cette jolie fille une belle opportunité. Relookée, habillée, un peu de chirurgie esthétique, une assistante personnelle de la maison de disques, elle est coachée et sort enfin son premier album. Qui fait un triomphe. Elle rafle les récompenses, enchaîne les tournées mondiales. Puis un deuxième EP lui assure une gloire définitive, elle fait partie du sérail. Mais à quel prix ? Entre son exigence folle, les sollicitations, les interviews, les petits coups bas qu'elle inflige à des rivales, Cléo comprend que le succès à un prix, et que la chute risque aussi d'être difficile.



Mon avis

Pour son deuxième roman, Maud Ventura s'intéresse au star-système et notamment dans la milieu de la chanson. Elle crée une héroïne à la fois fragile et indomptable. Car ce n'est pas la modestie intérieure qui habite cette Cléo, elle veut être le centre du monde partout et y parvient à force de volonté, mais aussi par le formatage de sa maison de disques, une grande major. Toujours en promotion, en grande tournée mondiale, cette jeune femme qui écrit elle-même ses chansons voit sa vie totalement chamboulée. Car la célébrité a un prix. Celui d'êtres toujours impeccable (elle ne boit pas, elle suit un régime, 17 personnes sont à son service, de sa maquilleuse à sa coiffeuse, les meilleurs ingénieurs du son sont mis à contribution. Mais Cléo n'est jamais satisfaite. Les amis d'autrefois ne l'intéressent plus, ils sont médiocres. Même avec sa mère une femme gentille qui ne comprend pas toujours sa fille mais la soutient, les rapports sont distants, faute de temps. Les sollicitations par contre sont omni présentes. Elle a des « tas d'amis » ou de « famille éloignée » qui ne sont là que pour lui demander une faveur, lui soutirer de l'argent. Au début elle est aimable mais quand ses mails sont saturés tout comme ces textos, elle ne répond plus et change 4 fois de portable dans l'année.

Et puis ses tournées l'épuisent et elle n'a pas envie de n'être qu'un phénomène de mode passagère. Elle doit écrire des chansons. Elle n'hésite pas à se fracturer elle -même la cheville pour avoir 3 mois de repos, et écrire un autre album qui serait aussi un succès. Elle n'a pas le temps d'avoir des relations amoureuses sérieuses, une liaison avec un journaliste de seconde zone qui la déçoit, trop médiocre, mais surtout elle vise un chanteur plus âgé toujours en place dont elle cherche à comprendre sa longévité dans un milieu qui ne fait pas de cadeaux. Surtout à ce qu'elle estime être un faux pas, elle se scarifie et si elle est entourée par des professionnels elle est totalement seule. Mais voilà, un faux pas – elle n'est pas avare de petites vacheries pour des possibles concurrentes -, et une erreur de jugement vont accélérer de façon totalement inattendue sa chute.

Avec une précision chirurgicale, l'autrice décortique la célébrité, ses vices et ses vertus. Certes, elle fait de son héroïne un parfait cliché de la jeune star, mais elle pointe aussi les doutes, l'ironie de certaines situations. Un personnage fait d'ambitions, de caprices (certes refoulés), obsédée par la perfection, qui raconte son histoire avec des mots cash et sans filtre.

Mais à force de pousser le bouchon un peu trop, de ne pas resserrer son roman, on finit par ne plus y croire une seconde. Trop prévisible cette Cléo. Je n'imagine nullement des stars affirmées comme Lady Gaga ou Beyoncé, certes perfectionnistes, se soumettre à tous les désirs d'une maison de disques. Certes, elle sont entourées, traquées par des paparazzis, mais elles ont sûrement des garde-fous et n'ont plus rien à prouver. On aime ou pas leurs musiques, elles sont incontournables et leurs carrières sont lancées. Elles deviennent leurs propres productrices, s'engagent publiquement dans des œuvres caritatives et savent gérer leur argent, s'assurer de coopérations avec d'autres artistes et écrivent leurs chansons. Cela dure depuis 20 ans et même si elles sont excentriques, elles assument pleinement leur destin.



Extraits

  • J’ai un rêve mais je ne rien pour le concrétiser. Le piano et la guitare, pour rien. Ma voix d’or, pour rien. Mes études pour rien. New York, pour rien. Toutes ces années, sont des années perdues. Un trou de 10 ans. A la fin du décompte, je fouille dans mon placard, trouve une ceinture de cuir. Je me mets à genoux et je me frappe les cuisses. Dix coups de cravache. Dix coups de fouet pour les dix années que j’ai passées à ne rien faire.

  • On se trompe de métier, on se trompe de partenaire, on se trompe de lieu de vie. Et puis, on rectifie le tir. Soudain, tout s’aligne, tout s’explique, il n’y a plus ni compromis, ni lassitude, les efforts n’en ont plus, rien n’est un sacrifice, tout s’imbrique, naturel et joyeux. Je souhaite à tout le monde d’être un jour à sa place.

  • Il compose la musique qu’il a envie de chanter, pas celle que le public a envie d’entendre. Il s’offusque que son premier album n’ait pas rencontré le succès escompté – même lui n’écouterait pas ses propres chansons. Comment peut-on séparer à ce point l’art qu’on produit de celui qu’on consomme ?

  • C’est la première chose à apprendre : pleurer sur commande. On connaît la chanson. Il faut se montrer émouvante et fébrile, avoir le triomphe modeste, expliquer qu’on fait de la musique pour ses fans, saluer les équipes de l’ombre en citant une longue liste de noms qui n’évoquent rien à personne.

  • Ils ne se rendent pas compte, personne ne peut comprendre ce que je vis. La seule image qui s'en rapproche est : je suis dans une machine à laver et le cycle dure depuis sept ans.

  • Un détail après l'autre, millimètre par millimètre, je change. Mes ongles rouge teinte pompier deviennent ma marque de fabrique ( $ 100 ), une restructuration couplée d'une micro-pigmentation de mes sourcils ajoute de la profondeur à mon regard ( $ 200 ), un rehaussement des cils et des soins à la kératine me font des yeux de biche ($ 300), un massage de l'intérieur des joues , inner facial, sculpte ma machoire ( $ 400), une technique ancestrale japonaise , Kobido, remodèle mon visage ($ 500), de la radiofréquence raffermit mes fesses ($ 600), un blanchiment des dents me crée un sourire éclatant ($ 700), un appareil invisible atténue le chevauchement de mes canines ($ 8000), une kératothérapeute me fabrique des crèmes sur mesure adaptées à mon type de peau ($ 4000), dix séances d'épilation laser rendent mes jambes douces pour toujours ($ 10 000). A cela s'ajoutent divers frais de médecine et chirurgie esthétique ($ 32 000). La beauté, comme tout, s'achéte (total : $ 56 800 )

  • Il est beaucoup question du syndrome de l’imposteur. Vivre avec l’impression de ne pas mériter ses réussites, d’avoir eu de la chance, d’être passé entre les gouttes, de voler la place de quelqu’un de plus compétent. De mon côté, je dois affronter l’angoisse inverse et inavouable : je pense que j’ai un talent fou et je me demande quand le monde entier finira par s’en rendre compte. Pour moi, l’injustice suprême serait que mon génie passe inaperçu. Je suis exceptionnelle, mais je crains que jamais il ne me soit permis d’en faire la brillante démonstration.

  • La satisfaction d'une existence minimale, réduite à une valise et à dix objets, est bien réelle. La tranquillité tient parfois dans ce qu'on soustrait plutôt que dans ce qu'on accumule.

  • Vous n'avez que dix-huit ans, comme c'est impressionnant ! " Ta gueule Olivia, avec tes deux parents acteurs, bien sûr que tu n'as pas tardé à devenir célébre. Un nom de famille connu plaqué sur des chansons dont tu n'as pas écrit une ligne, une voix corrigée par un logitiel, zéro proposition artistique. je n'ai aucun respect pour toi.

  • Mon entourage change. J'étais seule, on devient une équipe : manager, assistante, publiciste, attachés de presse dans vingt-sept pays, avocat, comptable, fiscaliste, gestionnaire de patrimoine, agent image, communicant, expert en prise de parole publique, coach vocal, coach mental, community manager, directeur artistique, kinésithérapeute, psychologue, styliste, responsable de la sécurité, garde du corps, chauffeur, chorégraphe, sophrologue, chaman. La starification se fait par couches successives.

  • Le paradoxe me prend à la gorge. Je viens de chanter devant 5 000 spectateurs mais je n'ai personne avec qui discuter avant d'aller me coucher. Et pendant ma tournée, mes salles de concert pleines à craquer d'amour ne m'empêcheront jamais de m'endormir en pleurant toute seule dans mon lit.

  • Au passage, il faut que je m'habitue à fermer les yeux sur mon bilan carbone. J'ai de grandes choses à accomplir sur cette terre, alors si une personne a bien le droit de polluer, cest moi.

  • J'apprends à dire non, à ne pas décrocher mon téléphone, à ignorer mes appels manqués. Il faut fermer les vannes, et vite. Les intermédiaires entre le monde extérieur et moi se multiplient. Peu à peu, il devient impossible de s'adresser à moi directement : il faut passer par dix entremetteurs. Une star, par définition, est inaccessible.

  • J'ai dormi quatre heures cette nuit, je n'ai rien avalé depuis 7 heures du matin, j'ai mal à la gorge - et je passe l'après-midi à tourner une vidéo pour Vogue où je décris le contenu de mon sac à main. Chaque objet a été choisi par mon conseiller en image et négocié avec les marques. Tout sourire, je sors du cabas Dior du maquillage ( que je n'ai jamais utilisé de ma vie ) , un parfum ( qui se balade avec un flacon de 200 millilitres ?), un énorme tube de crème solaire (décidemment ces placements de produits manquent de subtilité ) - mais aussi les deux tomes du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir ( un seul aurait suffi) et un beau livre sur les femmes peintres du XVIII e siècle ( qui peut croire que je m'encombre tous les jours d'un bouquin pesant près de 4 kilos ? Et pourquoi pas une toile de Van Gogh, une scie circulaire ou un catamaran ?).

  • La célébrité est ma vie. Celle que je savais que j'aurais, celle que j'ai fait en sorte d'avoir. Est-ce que j'étais préparée à un tel succès ? Bien sûr que oui. J'ai toujours considéré que ce qui m'attendait n'était pas une existence mais un destin. Ma route serait exceptionnelle, ma trajectoire hors du commun.

  • La célébrité est une drogue dure, un monstre féroce. Et je suis allée la chercher avec ma rage, avec mes ongles, avec mes dents.

  • A trente-deux ans, je suis au sommet d'un château que j'ai construit seule avec mes chansons. Je ne crois pas à la chance. Je ne crois pas au réseau d'amis influents. Je ne crois pas au plafond de verre. Je ne dois ma réussite qu'à mon talent, à mon caractère et à la méritocratie. Alors si j'avais pu être honnête le soir de ma dernière remise de prix, je n'aurais remercié qu'une seule personne lors de mon long discours : moi-même.

     

    Biographie

Née en 1992, Maud Ventura est titulaire d'un master en philosophie de l'École normale supérieure de Lyon (2013-2015) et d'un master en management d’HEC Paris (2016-2019). A France Inter juste après ses études. Depuis 2021, elle est rédactrice en chef des podcasts dans un grand groupe de radios, NRJ.
Elle ne cesse d’explorer la complexité du sentiment amoureux dans son podcast "Lalala" et dans son premier roman "Mon mari" (2021). Pour l'anecdote, Maud a été stagiaire aux Mots en 2017 - pendant cette période, elle suit un atelier d'écriture de scénario, et anime un Club de lecture avec des élèves de l'école.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Maud_Ventura




lundi 9 décembre 2024

Ian MANNOK – Le pouilleux Massacreur – La manufacture des livres – 2024-

 

 

L'histoire

L'adolescence de Sorb, un jeune d'origine arménienne, qui vit avec sa bande ? Nous sommes en 1962. Les gamins ne sont pas des gros voyous, ils ne dealent pas, juste quelques vols de voitures ou petits larcins, surtout du à l'ennui. Sorb lui veut être journaliste, et se fait embaucher par un journaliste indépendant un peu tordu. Puis, à la suite d'un meurtre qu'il n'a pas commis, il part en Afrique Noire quelques temps. Revenu en France, protégé par un commissaire de police, il se met à travailler pour e Figaro. Alors que la guerre d'Algérie bat son plein, les soucis de la petite bande sont bien éloignés d'une guerre qu'ils ne comprennent pas.


Mon avis

J'adore Ian Manook dans ses polars ethniques et j'avais adoré la série des Yeruldegger, en Mongolie, puis Askja dans les steppes de Mongolie, entre grands espaces et jolie intrigues.

Là, il signe un roman aux tendance autobiographiques. Bien sur en bon auteur, il adopte un langage un peu « titi parisien » voir argotique pour une histoire de petits voyous qui pourtant vont commettre des grosses bêtises. Bien sur il y a une visite des lieux oubliés de Paris, qui n'existent plus aujourd'hui, les boites échangistes où se fait la politique et cette mystérieuse guerre d'Algérie à laquelle la petite bande ne comprend pas grand chose et qui a d'autres soucis en tête. Des histoires d'amour et de vengeance, des rivalités avec des bandes de jeunes des cités voisines. Mais c'est surtout l'ennui de ces jeunes, dans ces tous nouveaux HLM, sans verdure, sans commerce, ni activités sportives qui pousse les jeunes à faire des «conneries ». Pourtant Sorb est un garçon intelligent qui suit tant bien que mal des études supérieures ce qui en fera le premier diplôme de sa famille qui s'en réjouit.

C'est l'histoire d'un homme en devenir qui se cherche, qui se perd. Un roman d'initiation, à la vie, à l'amour, aux valeurs. Écrit à la première personne, cette quête de sens fait vibrer ce passé, dans un texte où l'écrivain a sûrement mis beaucoup de lui pour retrouver cette France d'avant 68. Beaucoup de souvenirs, à n'en pas douter, pour ce premier texte en terre française d'un auteur voyageur.

Sorb, surnom pour Sorbonne parce qu'il est celui qui fait des études dans cette bande, avait pourtant tout pour construire une existence toute tracée. Des parents aimants qui l'aident à se lancer, une belle intelligence, une relation torride avec sa petite amie. Mais il ne voit pas les signes, ne se rend pas compte de l'importance de ce qu'il reçoit ni de ce qu'il peut en faire. Phénomène de groupe, le clan va de dérapage en dérapage, jusqu'à se morceler quand tout ira trop loin.

Pourtant, ce ne sont pas vraiment de sales gars, mais de ceux qui ne trouvent pas leurs places dans la société, dans une France qui se débat avec les soubresauts de la guerre d'Algérie. Avec Sorb, en pleine désillusion, qui côtoie deux mondes, entre sa copine friquée et le monde ouvrier dans lequel il grandit. Mais à mon avis, il manque de la hauteur à ce roman, avec des personnages un peu cliché comme cet inspecteur à la Audiard, ou la fiancée riche mais contestataire en rébellion contre sa famille friquée. On a bien sur de l'humour assez corrosif, des passages tristes mais des belles échappées dans un Paris qui n'existe plus. Pas assez pour en faire un chef d’œuvre à mon avis, on n'y retrouve pas le souffle dynamique des romans voyageurs. Mais un retour sur un passé qui trouve des échos aujourd'hui dans ce qu'on appelle les « quartiers ».


Extraits

  • M’man, la plupart de ces hommes ont un travail et gagnent leur vie. Ils ont un salaire. Une voiture même, souvent. – Mais alors pourquoi vivent-ils dans de telles conditions ? – Parce que, malgré leur salaire, on ne leur donne pas de logement. – Mais pourquoi, Mathieu, pourquoi ? – Parce qu’ils sont Arabes, m’man.

  • Les crimes ne résultent pas que de la confrontation des individus. Ils sont la conséquence de ce que la société fait de nous tous. Assassins ou victimes, ils le doivent aussi à leur éducation, à la morale ambiante, à leur situation sociale et économique, au regard de la société sur ce qu’ils sont, et au hasard. L’imparable faute à pas de chance. Le célèbre mauvais endroit au mauvais moment. Sans sa morne vie de prolo qui l’échoue chaque soir dans sa solitude, abruti de fatigue et de solitude, Laurent n’aurait pas eu besoin de se trouver une bande, il ne t’aurait pas connu, il ne t’aurait pas rejoint au Baltimore, et il ne serait pas devenu le poing du destin pour cette pauvre femme.

  • Le sexe est l’expression ultime du pouvoir. Les partouzes, les ballets roses, la pédophilie, c’est l’ultime arrogance de ceux qui croient tout avoir et en veulent plus encore. Et tu sais pourquoi ? – C’est vous le professeur en saloperies…– Parce que c’est l’avilissement de l’autre, l’affirmation de sa victoire contre la morale, contre l’humanité, l’accession au parterre des dieux, pour disposer comme eux des pauvres humains qui ne peuvent que subir. Baiser dans ces conditions, c’est tuer. C’est poignarder avec son sexe. Il n’y a pas de pouvoir sans sexe. Jamais !

  • Je fréquente la bande parce qu'en dehors de la fac, je n'ai rien d'autre à faire et que je m'ennuie dans le HLM blême de mes parents au milieu de ma cité dortoir... Le petit bourge futé d'urbaniste qui a imaginé la cité où nous vivons n'a prévu aucun bar. Zéro troquet. Dix mille nouveaux habitants et pas un rade ! Cité prolo, qu'ils ont dit. Métro, boulot, dodo. Pas bistro.

  • Le ciel bas est laineux. De chaque côté de la rue, des champs de boue le brisent en reflets mats dans des flaques et des ornières. Tout est sinistre et miséreux soudain. C’est une morne plaine qui s’étend jusqu’à l’horizon, jonchée d’immeubles tristes et géométriques au milieu de terrains vagues morcelés de chantiers et de cabanons. Et pour seuls arbres, des grues squelettiques qui construisent d’autres clapiers démesurés.

  • Écrire, s'évoquer des sentiments universel à travers des destins individuels.

  • L’enfance ne fait pas de nous ce que nous devenons, mais c’est ce que nous devenons qui tue notre enfance. Après, il ne reste plus que l’idée que nous nous en faisons.

  • Ce type ne sait pas mentir. Même sans rien dire, il a l'air coupable de ce qu'il cache. Martineau le salue de la tête. Les rares habitués sont partis. Il ne reste que la bande autour de la table. Ceux qui jouent et ceux qui regardent en attendant le massacre. Seule Annie navigue ailleurs, toute seule devant le juke-box, les yeux au plafond, et rêve qu'elle s'appelle Daniela et que l'amour d'Eddy Mitchell n'est qu'un jeu pour elle.

  • Quoi que tu écrives, souviens-toi bien de ça, quelqu'un se sert de toi, un autre te ment, un troisième t'édulcore, et un dernier te lit en ne comprenant que ce qu'il veut bien comprendre.

  • S’aimer, vivre ensemble, se marier… – Ah, ce genre de choses. – Oui, ce genre de choses. Je savais bien que nous en arriverions là un jour. Je ne pensais pas que cela arriverait alors que nous serions nus dans la paille de la galerie abandonnée de l’orangerie du château de Meudon.

  • Je m’appelle Sorb. Je n’ai pas choisi. C’est le diminutif de Sorbonne. Ceux de la bande m’ont donné ce surnom parce qu’ils me trouvent plus instruit qu’eux.

  • Il y a encore plus malheureux que le prolétariat relogé des cités. Il y a le populo abandonné de tous, celui des quartiers insalubres. Les moins que rien. Les sans nom. Les sans dents. Les miséreux. Ceux dont on attend qu'ils s'éteignent d'eux- mêmes, comme un feu qui couve et qu'on ne daigne même pas noyer, attendant qu'il s'étouffe...

  • Dehors, sous le grand cèdre. Nous regardons le trafic basculer dans la cuvette d'Anthony. C'est un déversoir. Un flot ininterrompu de feux arrière qui disparaissent dans le trou béant de la nuit en ensanglantant le paysage. Un fleuve de sang lumineux. Plus loin c'est Fresnes, et la bifurcation vers Paris, ce halo orangé et hypnotique là-bas, dans le fond. Comme une cloche en verre qui nous l'interdit et nous tente à la fois.

  • Des mecs de Meudon-la-Forêt, c’est tout. On zone, on fout la pagaille dans les Prisus, on choure deux ou trois trucs dans les Félix Potin, des quarante-cinq tours chez les disquaires, rien de méchant. On siffle les filles et on se tire en ricanant. Rien de grave. Quelques caisses aussi, bien sûr.

  • On écoute du rock américain. Dick Rivers et Richard Anthony aussi. Moi j’écoute Charles Aznavour en douce, parce que mon père est Arménien.

     

    Biographie

Né à Meudon, le 13/08/1949, Journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est Patrick Manoukian. Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.

Grand voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au Brésil où il séjournera treize mois de plus.

De retour en France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy, Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et "Pantanal".

En 1987, il crée deux sociétés : Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja, Beverly Hill, X-Files…).
De 2003 à 2011, il signe les scenarii de plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse "Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011), obtient le Prix Gulli 2012.
En 2013, il publie un roman policier intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La mort nomade" (2016).
Son roman "Hunter" (2018) est suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui attend sa conclusion.


Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Manoukian



dimanche 1 décembre 2024

Camilla Sosa VILLADA – Histoire d'une domestication – Métaillé 2024 -

 


L'histoire

Elle est la comédienne transgenre la plus célèbre de son pays. Elle est riche, mariée à un avocat célèbre qui est ouvertement homosexuel. Ensemble ils adoptent un petit garçon porteur du VIH. Ils sont beaux, riches, enviés mais derrière ce masque de mondanités, la Comédienne révèle un tempérament cynique, rusée et prête à se venger de tout affront en usant de tous les registres possibles. Sa dernière lubie, l'adaptation de la pièce de théâtre de Jean Cocteau « la voix humaine » où elle est seule en scène. La pièce est un succès incroyable où on la compare aux plus grandes actrices passées. Mais en même temps, sa vie privée se délite, et elle ne fait surtout rien pour y remédier. Un caractère hors normes.


Mon avis

J'avais adoré le premier roman de Carmen Villada « Les vilaines » traduit en 20 langues et qui a lancé cette autrice argentine. Une fois de plus, elle nous surprend par un roman sur les relations conjugales d'un couple hors-normes.

Il y a la Comédienne (aucun prénom n'est donné dans se livre), cette femme transgenre qui dès 7 ans, malgré les coups du père mais la bénédiction sans faille de la mère, s'habille en femme et affirme son désir de changer de sexe. Elle prendra des hormones, se fera faire une magnifique poitrine, un peu de chirurgie esthétique mais n'ira pas à se faire ôter son sexe d'homme (sans aucune explication comme si cet être hybride reflétait son caractère).

Et pour avoir du caractère elle en a notre actrice : adulée par son public, riche, on sait qu'elle s'est prostituée avant d'intégrer un cours de théâtre et de devenir iconique. Par son argent, par sa beauté, parce qu'elle donne tout à son art, elle est adulée par toute la bonne société de Buenos Aires. Mais elle se montre capricieuse aussi, refuse les interviews mais pose comme modèle pour Vogue ou autre magasine, toujours impeccable et raffinée.

Mais coté vie privée, elle se marie sur un coup de tête avec un avocat, très bel homme, réputé dans sa profession, mais homosexuel. Lui a des amants qui la rendent folle de rage, mais elle ne se gêne pas non plus pour avoir les siens. Son metteur en scène avec lequel elle souffle le chaud et le froid, des rencontres de passage. Dans un souci de respectabilité, elle accepte, sous la pression de son mari, d'adopter un enfant et un enfant atteint du VIH en plus, ce qui suscite l'admiration. Les rejets de ce qu'elle est, de son couple, elle s'en fout. Elle n'est pas avare de piques, de méchancetés parfois gratuites. Sous l'apparence d'une famille bien comme il faut, c'est une relation amour/haine qui s'installe dans le couple et même vis-à-vis de l'enfant qui trop choyé devient capricieux à souhait. Elle n'a jamais connu l'amour véritable, comment aurait-elle pu ? Un père alcoolique et violent, qui a divorcé de sa femme, une femme libre qui rejette les hommes, mais qui se fait respecter dans son village, car elle lit les cartes et aide les femmes, notamment toutes celles qui sont violentées par les maris ou compagnons, les femmes violées, tout la violence d'une société qui reste profondément enracinée dans un patriarcat où rien ne résiste.

En fait, une seule chose résiste, et cela en dépit des régimes politiques qui plonge l'Argentine dans des répressions économiques : l'argent. Car ce couple atypique est riche, indécemment riche, et cette richesse et revendiquée, elle comme le fruit de son travail, tout comme lui. Elle aurait du le quitter, mais il reste entre eux une sorte de lien invisible et tenu. Car lui, cet homme effacé, qui cède facilement aux chantages et aux caprices de cette femme, en est profondément amoureux. Ce lien c'est aussi la sexualité, et l'autrice n'hésite pas à en parler sans tabous, ce qui aussi une forme de libération. Finalement, la « domestication », cette idée de former un couple normal, Papa, Maman, Enfant ne pouvait pas tenir. C'est plus un champs de bataille qui s'installe insidieusement dans ce couple où la Comédienne impose son rythme d'amour/haine, jusqu'à une fin tragique, car elle ne trouve pas l'issue, la bonne porte de sortie qui la glorifiera encore. Et puis l'âge arrive et la beauté commence à se faner et cela est aussi une souffrance.

La famille a réinventer, la liberté des femmes et la lutte des violences faites aux femmes, la difficulté à assurer son statut de transsexuelle (mais ici résolu par l'argent), le statut social des grands bourgeois pour lesquels tout est permis, alors que les gens des campagnes ne vont presque pas à l'école pour travailler vite, dans des emplois mal payés qui engendrent frustrations, et violences voilà tout ce que dénonce, dans un récit sec, sans superflu, parfois abc des mots crus, cette autrice qui est devenue elle aussi une star de l'écriture au-delà des frontières de l'Argentine, dont elle sait si bien analyser les ressorts.


Extraits

  • Les trans s’occupaient de cette flopée d’enfants sans père ni mère qui survivaient dans la ville comme ils pouvaient. Lorsque dans les médias on cherchait à orienter l’opinion publique – Vous croyez que c’est possible que les trans prennent en charge la vie d’un enfant ? Vous pensez que ces enfants peuvent devenir des enfants sains ? Ne sont-ils pas condamnés à l’homosexualité ? Ne pourraient-ils pas être violés ? Sont-elles capables de donner de l’amour ? –, les gens répondaient que le monde était dans un tel processus de dévastation, de pourrissement, qu’il valait mieux l’amour venu de ces mères que l’absence d’amour. On savait parfaitement que les trans se prostituaient pour entretenir leurs petits frères, pour envoyer de l’argent chez elles, dans des provinces lointaines ou vers d’autres pays. Elles donnaient cet argent à leurs neveux, aux enfants de leurs amies. Tantes, mères de substitution, belles-mères, personne n’ignorait que, depuis de nombreuses années déjà, depuis de très très longues années, les trans jouaient un rôle que personne sur cette terre ne pouvait ou ne voulait jouer, pas même l’État, à savoir ces liens sans nom, sans statut, ces liens inclassables qui caractérisaient encore la vie des trans. Elles n’étaient les mères de personne, les filles de personne, les amours de personne, les voisines de personne, les tantes de personne.

  • Je voulais un fils, un garçon. J'étais attentive aux signes. Quand j'étais enceinte, on me disait que ce serait une fille à cause de la forme du ventre, mais moi je ne voulais pas. Je ne voulais pas que ce soit une fille. Les femmes de ma famille souffraient beaucoup. Mes sœurs, ma mère, ma grand-mère. Les hommes souffraient moins.

  • Que c'était vrai qu'ils se punissaient l'un l'autre du fait de s'être mutuellement désirés. Ils n'avaient jamais imaginé, pas plus elle que lui, que l'amour pouvait être aussi insupportable.

  • Surtout, ne me laisse pas seul maintenant. Je suis venu à cette horrible fête par ta faute, lui a-t-il dit en la prenant fermement par l'avant-bras. Elle a reconnu dans cette détermination une conduite très masculine.

  • Comment est-ce qu'on survit à un viol?
    - Tu n'as jamais été violée?
    - Bon, on n'est pas en train de parler de moi. Je suis l'intervieweuse, les gens n'ont pas envie d'apprendre des choses à mon sujet.
    - Bien sûr. Les gens sont au courant... mais pourquoi tu crois qu'ils veulent savoir ça sur moi?
    - Tu es tellement forte, tu as tant de force en toi.
    - Mais nous avons toutes été violées! Il n'y en a pas une qui ne l'ait pas été. Je ne suis spéciale en rien.

  • Elle avait été une grande disciple dans l'art de rendre un homme fou. Elle avait appris que ce qui comptait, ce n'était pas l'amour, la routine ou les jours à se réveiller l'un à côté de l'autre, mais la satisfaction d'avoir un type avec qui jouer et que l'on pouvait embrouiller. L'art d'ôter à l'homme tout point d'appui, de le blesser, de lui faire des promesses, de le menacer, de dessiner pour lui un monde qu'on pouvait détruire d'un simple soupir.

  • C'était saisissant à quel point les femmes du village craignaient leurs maris, leurs petits amis, leurs pères, leurs oncles qui les avaient violées quand elles étaient petites, leurs beaux-pères qui les avaient tripotées quand elles étaient adolescentes. La peur qu'elles éprouvaient adhérait aux murs de sa maison, telle une tache d'humidité. Les femmes qui venaient chez elle étaient des femmes battues, trompées, détrompées, de nouveau battues, des femmes qui semblaient n'avoir aucune issue à leurs problèmes. La mère de la comédienne suturait ici et là des blessures, comme elle pouvait. Elle savait qu'elle se confrontait à la tristesse d'être femme dans un village comme celui-là, où il y avait un châtiment pour toute tentative d'élan vital. Elle résistait au choc de ces solitudes désespérées avec la force puisée dans la rancune qui lui venait de son expérience de femme mariée.

  • Il y a eu de la magie sur scène, non? La comédienne ne répond pas. Il y a eu de la magie sur scène, le genre de truc qu'on entend dans les loges. Elle est agacée par les mièvreries des gens qui prennent à ce point le théâtre au sérieux. Les cérémonials, les échauffements ridicules, les embrassades, les superstitions, les rituels et les solennités qui entourent le petit monde du théâtre. Ne pas passer le balai sur scène, ne pas prononcer le nom de Macbeth, ne pas prononcer le nom d'anciens présidents, ne pas s'habiller en jaune. Si elle pense à sa carrière, elle se félicite d'avoir fait tout ce qui portait la poisse, provoquant l'effroi de ses camarades. Aucune violation du Tao du théâtre n'a eu raison d'elle.

  • Mais l'aboulie s'est prolongée et chez lui l'impatience a grandi. Ce lieu commun psychanalytique paraissait si évident: on désire quand il manque quelque chose.

  • Ils ont beau lui promettre de l'air frais et la liberté pour leur fils, elle leur rappelle toujours qu'elle est née et a grandi dans un village de montagne.
    Elle connaît l'envers de la paisible vie rurale et l'asphyxie qu'on éprouve dans ces enfers si vastes.

  • Est-il nécessaire d'en savoir davantage? Non. Parfois, on se contente d'enterrer les vies passées sous le bonheur présent, et personne ne se sent coupable de le faire.

  • Même si avoir raison en Amérique latine ne sert pas à grand-chose, moi j'aime le goût du triomphe qu'il y a à avoir raison, voilà ce qu'elle dit souvent.

  • C’est le moment où elle cesse d’être la folle de Cocteau, la femme tyrannique, possessive et mythomane de Cocteau, pour devenir une trans simplette et phobique qui rentre chez elle. Le meilleur endroit sur terre.

  • Une comédienne ne cherche pas à savoir qui elle est. Une comédienne, on l'invente. Une comédienne est un rêve.

  • C'était incroyable, tous les hommes faisaient la même chose: parler de leurs privilèges de manière obscène, davantage intéressés par ça que par les seins de leurs maîtresses. 

     

    Biographie

Née à : La Falda , le 28/02/1982, Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle a fait pendant trois ans des études en communication sociale et pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas", 2019), en cours de traduction dans 20 langues, est son premier roman.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Camila_Sosa_Villada

vendredi 22 novembre 2024

Linn ULLMANN – Fille, 1983 – Editions Bourgois - 2024

 

 

L'histoire

Roman ou récit, le dernier ouvrage de Linn Ullman est un retour entre passé et présent. A 16 ans, alors qu'elle vit avec sa mère à New-York, elle est remarquée par un photographe nommé A, alors qu'elle monte un escalator. Celui-ci l'aborde et lui présente la directrice de casting pour une agence de mannequin célèbre.

Contre l'avis de sa mère, elle s'envole pour Paris où elle pense faire une carrière prometteuse. Mais la capitale française n'a rien de merveilleux et le conte se transforme en cauchemar.


Mon avis

Un récit pas banal dans la forme comme dans le fond, qui nous livre entre pudeur et liberté la vie d'une adolescente de 16 ans, pas assez mûre, pas assez éduquée pour faire face au monde cruel du mannequinat.

Déjà, avant de partir, Karin vivait déjà l'adolescence avec un peu de drogue, pas mal d'alcool, des petits copains, en séchant l'école tout en le cachant soigneusement à sa mère.

Lors d'une balade, elle est remarquée par A, photographe de mode réputé. Celui-ci la fait venir à Paris pour de supposées séances de shooting pour le magasine Vogue . Débarquée dans une ville dont elle ne parle pas la langue, elle ignore le nom et l'adresse de son hôtel et se perd. Elle a juste l'adresse de A. qu'elle rejoint et qui la met dans son lit, avant de lui présenter un supposé sponsor entouré de jolies filles. L'homme sera condamné plus tard pour pédophilie, mais Karine échappe à son emprise entraînée par des copines pour finir la nuit dans des boites branchées. Ivre, incapable de se souvenir de l'adresse de son hôtel, elle retourne chez A. Ce qui suscite la jalousie des autres filles, même si A a 30 ans de plus qu'elle. Ce qu'elle prend pour de l'amour n'est que du sexe, et il n'y aura aucune photo de cette brindille venue du Nord. Bien au contraire, faussement enivrée par cette vie, on comprend qu'elle subi des viols d'hommes plus âgés mais dont elle a effacé le souvenir. Elle ne restera qu'un an à Paris.

Mais le passé ressurgit, et sans arriver à s'en souvenir, Karin passe de dépressions en insomnies, et divague entre ce passé lointain et sa vie actuelle, où elle vit Suède, entourée par sa fille Eva, militante écolo, sa mère vieillissante qui ne se plaint jamais et de son chien plus très en forme non plus.

Le récit semble décousu, alternant dans un même chapitre le passé, les moments heureux de sa vie, mais toujours hanté par quelque chose qu'elle n'arrive pas à nommer, ce traumatisme qui ne veut pas dire son nom, ce corps sali dans lequel elle doit vivre quitte à se dédoubler avec une sœur imaginaire. A la limite de la folie, seuls son travail, l'amitié des proches arrivent à la sortir de la dépression et de continuer sa vie de femme.

Dans un monde qui, bien avant l'affaire me-too, ne prenait pas en compte le consentement, surtout d'une mineure, dans l'infime solitude de n'avoir personne à qui se confier, c'est avec ses mots durs mais aussi parsemés d'instant de poésie dans la nature, de petits détails d'un quotidien sain à la campagne que Karin se confie. Les repères temporels sont bien inscrits pour permettre au lecteur de garder le fil de ce roman, qui fait aussi référence à Marguerite Duras, Annie Ernaux et d'autres noms ou lieu de la culture suédoise. Un livre âpre, violent dans ses non-dits que l'on imagine, mais aussi rédempteur car jamais l'autrice ne se présente comme une victime. Finalement les mots et l'écriture ne sont-ils pas les meilleurs alliés des troubles passés ?


Extraits

  • Je n’éprouve plus cette fureur contre la fille âgée de seize ans et baptisée Karin, et tant pis si personne ne l’appelait et ne l’appelle plus par ce prénom ; je n’éprouve plus cette honte envers elle, cette frénésie à la biffer, à l’oublier, à feindre qu’elle n’existait pas. Qu’elle existe. Et pourtant : le fait que nul ne se souvienne de ce qui m’est arrivé, que rien n’ait été écrit à ce sujet, me pousse à douter de la véracité de ce que j’ai vécu, j’en viens à douter que ça m’est effectivement arrivé, ou plutôt, je sais que ça m’est arrivé – Ce que tu peux être cruche comme gamine, t’as rien à faire ici –, mais je doute de la validité de ce que j’ai vécu, je doute de l’intérêt à le révéler. Et en même temps : si je n’écris pas à ce sujet, sous prétexte que je doute, sous prétexte que le doute engendre l’angoisse, sous prétexte que je fais n’importe quoi ou presque pour ne surtout pas être saisie par l’angoisse, sous prétexte que le doute et l’angoisse me transportent dans ce même état d’impuissance qui était le mien quand j’avais seize ans, dès lors j’oublie que, comme Annie Ernaux l’écrit, « les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte ».

  • C’était comme de l’eau, mare après mare après mare, informe. Ce qui s’est passé avant, et ce qui s’est passé après, puis encore après. Je n’en suis pas certaine.

  • Tout ce sur quoi j’écris au fil de ces pages, ce qui s’est déroulé avant et après la photo qu’a prise de moi A, se compose principalement d’oubli, de la même manière que le corps se compose principalement d’eau. Ce dont je ne me souviens pas, qui ne jaillit que sous la forme de rêves, de pressentiments ou de douleurs, ne peut pas être écrit, même s’il doit pourtant l’être.

  • Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal, m’a dit ma psychologue, la première, une femme dans la cinquantaine. J’ai pensé à toutes les femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir.

  • En écrivant ce qui m’est arrivé, en racontant l’histoire de la manière la plus véridique possible, je m’efforce de les rassembler dans un seul corps : la femme de 2021 et la fille de 1983. Je ne sais pas si c’est possible.

  • Dès que surgit l'intention de garder un secret, ce dernier commence à agir en nous. Sous la forme d'une inquiétude, d'une solitude, d'une mélancolie. 


    Biographie

Née à Oslo , le 09/08/1966, Linn Ullmann est la fille du réalisateur Ingmar Bergman et de l’actrice Liv Ullman. Enfant, elle a jouée dans certains des films de son père (Cris et chuchotements, 1972).
Elle vit à Oslo où elle exerce le métier de journaliste et critique littéraire.
Son premier roman Avant que tu ne t’endormes (Plon, 1999) l’a propulsée parmi les jeunes écrivains norvégiens les plus appréciés. Elle est aussi l’auteur de Vertiges (Plon, 2003).
Linn Ullmann est la femme de l'écrivain Niels Fredrik Dahl (1957).

En savoir plus ici :https://fr.wikipedia.org/wiki/Linn_Ullmann

Son site : https://linnullmann.no/


mardi 19 novembre 2024

Sandrine TOLOTTI – Les épopées minuscules – Editions Premier Parallèle – 2023 -

 

L'histoire

Sous le titre principal, se trouve une annotation « 100 contes vrais et autres histoires de la vie ordinaire ». Un charmant livre où ici sont rassemblées les petites histoires dont on ne parle jamais, qui ne font pas la Une des journaux. Des petites vies du quotidien avec pourtant ce qu'elles ont de magnifique.


Mon avis

Voilà un livre délicat qui pourra se retrouver sous le sapin de Noël, tant il est agréable à lire, et qui peut se lire un peu comme on veut. Par petits chapitres ou tout d'un seul, ce sera le choix de chacun.

Simplement structuré en 4 saisons , puis par les mois qui composent les dites saisons, avec minutie, l'autrice a recueilli des petites histoires pas banales vécues réellement par des personnes tout à fait ordinaires. Un travail de fourmi, pour retrouver ses anonymes qui n'ont pas découvert la théorie de la relativité ou l'Intelligence Artificielle, mais qui ont eu des vies ou des petits moments de vie extraordinaires.

Avec finesse, sans mots superflus, nous faisons un tour du monde de ces petites gens qui eux aussi ont fait des travaux de fourmi. Comme ce musicien à la mémoire infaillible qui a recueilli les chants et poèmes des personnes détenues dans les camps de concentration pour les écrire plus tard et leur rendre hommage. Voilà cette chinoise, épouse, mère de plusieurs enfants, maltraitée par son mari qui un jour, après avoir économisé sous après sous, décide de tout plaquer et faire le tour du monde d'abord dans sa petite voiture, puis l'histoire s'étant répandue (le sort des femmes en Chine au milieu du siècle dernier n'était guère enviable) a pu s'offrir un camping car, puis divorcer de son époux malsain.

Un banc public qui raconte son utilité dans les rencontres sociales ou solitaires de qui mange son repas de midi, qui lit ou fait la sieste au soleil. Au total 100 histoires tout à fait réelles qu'il a fallu découvrir dans des archives de presse ou d'autres romans.

Un vrai régal de poésie, de loufoquerie où les petits riens sont sublimés, et où on prend le temps d'avoir le temps. Et de tacler toute en finesse cette société où tout va trop vite, où tout est marchandise et où il faut toujours avoir une occupation.

Le livre est joliment illustré par Laura Francese (en noir et blanc).Ici on aime les fleurs qui poussent dans les interstices des routes, le temps qui s'arrête un instant. Émotions garanties, ce livre est un recueil spécial qui nous invite aussi à écrire nos petits moments de gloire ou nos actions amusantes, poétiques ou loufoques ? J'ai adoré.


Extraits

  • En août 1929, à la fois pour permettre aux usines de tourner en permanence et pour diminuer l'emprise de la religion sur les esprits et sur les vies, l'économiste soviểtique Yuri Larin invente la« semaine de travail continue» et convainc Staline de l'adopter. La semaine n'est pas seulement continue. Elle se compose de cycles de cinq jours : quatre jours de travail, un jour de repos. La main-d'æuvre est répartie en équipes de cinq personnes, chacune ayant une journée de relâche différente. Ce dont le prolétariat ne tarde pas à se plaindre:« Que voulez-vous qu'on fasse à la maison si nos femmes sont à l'usine, nos enfants à l'école et que personne ne peut nous rendre visite ? Quel genre de vie est-ce, que de se reposer par roulement et pas ensemble, comme un prolétariat uni. Ce n'est pas congé, si on est seul', » Cette réforme qui abolissait le dimanche ne dura donc pas. Mais l'idéologie insista un peu et, de 1931 à 1940, I'Union soviétique adopta la semaine de six jours, toujours pour abolir le dimanche. Mais cette fois, tout le monde eut le même jour de pause.

  • La carte postale a quelque chose d'un texto avec de la texture. Le grain du papier. Les pleins et les déliés de l'écriture manuscrite. Parfois, les cicatrices glanées en route, surtout quand elle fut longue. Le destinataire se surprend alors à refaire son parcours, de la boite au sac, du sac au centre de tri, du centre de tri à d'autres centres de tri et de là au sac et du sac à la boîte, la sienne, le tout effectué å pied, à cheval, à bicyclette, en voiture, en camion, en avion, allez savoir ; peut-être est-elle passée des 50°C d'un désert aux 7°C de la soute ; peut-être a-t-elle entendu parler trois, quatre, cinq langues ; peut-être a-t-elle traversé des rivières, des lacs, des mers, des océans. Et l'on imagine, enchanté, sa marche lente.

  • Chaque année, en mars, les autorités de Genėve surveillent comme le lait sur le feu les branches du marronnier officiel de la ville : son premier bourgeon marque symboliquement l'arrivée du printemps. Car depuis 1818, Genève entretient la traditíon qui consiste à noter sur un même parchemin la date d'éclosion de la première feuille de l'arbre (nous en sommes au quatriême marronnier officiel), Aujourd'hui, cette suite de micro-événements constitue un document précieux sur l'évolution du climat.

  • Quand elle visite I'Iran en 2013-2014 (à moto), l'écrívaine-voyageuse Lois Pryce constate à son tour qu'à ce hobby pourtant so british, les Iraniens, ces pique-niqueurs " forcenés", battent « à plates coutures » les sujets de Sa Majesté :« Je pensais que nous, joyeux Anglais, écrasions tout avec nos plaids écossais de voyage et nos paniers en osier, mais vous n'avez rien vu si vous n'avez pas vu un pique-nique iranien. Avec, étalée sur un tapis persan plastifié facile à nettoyer, une débauche de matériel pour le thé, des minarets de Tupperware, des pyramides de grenades et des gâteaux et des confiseries et des chichas... » Sans oublier ce qu'il faut de riz aux épices, d'herbes, de yogourts, de pastèques, de pain frais... On ne pique-nique pas, on gueuletonne.

  • Toutes les vies comptent, tout le temps.

  • La poche est le soldat inconnu de la guerre pour la libération du vestiaire des femmes.

  • Grandma Moses fut de ces mouflettes qui ne renoncent jamais à leur tasse aux étoiles : la vie au grand air, la contemplation des paysages vallonnés, ses préférés, et surtout, surtout, la petite robe rouge que son père lui avait promise enfant, quil n'avait pu acheter car les magasins étaient fermés le jour dit et qui s'était transformée sous l'influence de sa mère conventionnelle en terrible robe rouille. L'adulte n'avait jamais transgressé l'éducation ainsi reçue, mais dans son tableau "Sugaring Time", elle s'était représentée vêtue de la robe rouge de ses rêves.

  • Tant que l'homme n'est pas mort, il n'a pas fini d'être créé (proverbe peul)

  • En ce début de la saison des asperges, rappelons la ténacité de sa réputation aphrodisiaque. Au XIX° siècle, le pharmacien et gastronome Stanislas Martin estimait encore dans sa "Physiologie des substances alimentaires" que l'odeur particulière des urines produites après avoir mangé le divin légume trahissait régulièrement la liaison adultère.


    Biographie

Sandrine Tolotti est journaliste, créatrice de la newsletter « L'Intimiste ».
Elle a été rédactrice en chef de la revue Books.
Elle est basée dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.

En savoir plus ici : http://www.premierparallele.fr/auteur/sandrine-tolotti

Son Facebook :https://www.facebook.com/p/Sandrine-Tolotti-100012416588409/


jeudi 14 novembre 2024

Molly KEANE - L'amour sans larmes – Éditions de la Table Ronde – réédition de 2024.

 

L'histoire

Julian, fils chéri de la terrible Angel, une femme vivant dans une maison baroque sur la côte irlandaise, revient de la guerre 1939-1945 auréolé de médaille, mais avec une encombrante fiancée, Sally, américaine, chanteuse de cabaret et de 10 ans l' aînée du fils prodigue. Ce n'était pas du tout ce qu'avait prévu sa mère, femme possessive qui adore manipuler son monde. Sa fille Shaney est amoureuse d'un capitaine à la retraite, ce n'est pas une union possible là où un jeune lord aurait fait l'affaire. Tiddley, petite cousine éloignée orpheline, pas très jolie, obéit corps et âme à Angel, qui en profite pour lui faire faire des travaux ingrats. Birdie, la cuisinière et intendante au fort caractère tombe amoureuse du valet de Sally, et seul lui résiste l'intendant de la maison, Oliver, avec humour et complicité. Angel va devoir utiliser toutes les ressources malveillantes dont elle a le secret pour défaire ses unions qui ne correspondent en rien à ses désirs...



Mon avis

Cela aurait pu s'appeler « le jeu de l'amour et du hasard » pour cette comédie un peu longuette où les personnages s'allient, se méfient les uns des autres selon les circonstances.

Dans le monde idéal d'Angel, cette mère encore assez belle et élégante, malgré une tendance à la décoration d'un mauvais goût assumé, tout le monde doit l'aimer et être reconnaissante de bienfaits supposés dont elle dispense son entourage. Une façon de garder sous contrôle son petit monde. A sa décharge, elle a élevé seule ses deux enfants après la mort de son époux et remis le domaine en ordre, échappement à l'endettement. Mais sous ses allures policées, où on glisse certains mots de français pour faire chic, cette forte personnalité se voit confrontée à un avenir qui n'entre pas du tout dans ses plans. Alors qu'elle prépare, avec cadeaux luxueux et repas gargantuesque le retour du fils chéri, celui-ci arrive avec à son bras une américaine qui a aussi son fort caractère. La guerre est déclenchée, mais toute en finesse, où les tacles se cachent derrière une fausse bienveillance et où les caractères de chacun s'affirment.

Il est regrettable que ce roman, trahi par une écriture un peu vieillotte et redondante, manque d'humour et d'un travail sérieux sur la psychologie des personnages. Bien évidemment tous les plans d'Angel sont mis à mal et des unions inenvisageables naissent. Ce qui aurait pu être très amusant, mais l'autrice irlandaise loupe là une occasion de faire de son intrigue un festival de cocasseries. Les personnages sont à la limite du cliché, les volte-faces permanent mettent à mal une intrigue qui est en fait très surprenante dans sa fin. Est-ce un problème de traduction ? En tout cas çà peut se lire mais vous n'en tirerez pas de grandes émotions.


Extraits

  • Ils s’aventuraient désormais sur un terrain miné – les vieilles adorations, les vieilles rancœurs de la chair, les sacrifices gâchés, les intentions percées à jour, les consentements amers. Oliver savait à quel point les souvenirs de Birdie et ses réactions actuelles étaient colorés par la nature même du passé, par ces années qui avaient emporté sa jeunesse, par tout cet amour qu’elle avait donné parce qu’elle ne pouvait faire autrement qu’aimer. Il dit tranquillement : « Elle va détester ça. » Birdie précisa avec une douceur effroyable : « Et s’arranger pour tout casser ».

  • C’était sa voix, ferme, rocailleuse et douce : Angel n’avait jamais été aussi effrayée par une voix. Elle attendit immobile, suspendue, solitaire, toutes ses fibres tendues jusqu’à la dernière. Ses mains, ses yeux, les muscles de son ventre se durcirent, formant comme des nœuds et des pierres. L’air de l’après-midi était fait de feu, de glace et de solitude. Elle était en dehors, et ce pour la première fois.

  • Elle arbora une nouvelle fois son merveilleux sourire courageux, et le porteur, sincèrement ému, la regarda s’écarter de la jetée : vaillante, joyeuse, pitoyable, magnifique, elle lui avait sans s’en rendre compte joué éhontément toute la gamme.

  • Ne te mêle pas de mon bonheur, si ça ne te fait rien !


    Biographie

Née à Newbridge (comté de Kildare) , le 20/07/1904 et décédée à Ardmore , le 22/04/1996, Molly Keane, née Marie Nesta Skrine, est une romancière et dramaturge irlandaise.
Dramaturge et romancière, elle a publié sous les noms de M. J. Farrell et de Molly Keane (Keane étant le nom de son mari) et certains de ses romans ont été adaptés pour la télévision.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Molly_Keane



dimanche 10 novembre 2024

MO MALO – Nuuk – Editions de la Martinière 2019 ou Point Poche 2020

 

 

L'histoire

Nous retrouvons ici le commissaire Qaanaaq Adriensen, mis à mal par sa hiérarchie, obligé de consulter la psychologue du service tous les jours, une vraie garce. Mais alors qu'il a l’ordre de faire la tournée des postes de police du Groenland, deux événements surviennent. D'abord le suicide d'une adolescente Maja qui se trouvait être enceinte, puis le meurtre d'une autre, et enfin le commissaire reçoit un colis dans lequel se trouve une main tranchée recouverte d'un tatouage cousu (une coutume chamanique). Puis un bras. Malgré son mariage imminent et sa quasi interdiction de mener une enquête, Qaanaaq n'est pas le genre à se défiler. Il peut compter sur les fidèles de sa brigade et dénouer une affaire complexe.



Mon avis

Retrouver l'univers groenlandais de Mo Malo est un vrai plaisir pour un polar aussi réjouissant par son intrigue, que pour les coutumes traditionnelles des inuits.

Ici il est question de « tatouages cousus », autrement dit, on passe un fil avec une aiguille à travers la peau, et dont la signification est rituelle. La pratique est de plus en plus rare au Groenland, d'une part parce que la législation interdit de se tatouer le visage, et parce que cette coutume est particulièrement douloureuse. Hors, la main tatouée comporte un tatouage dont il faut comprendre la signification, ce que l'équipe de la police centrale de Nuuk ne sait pas faire. De plus, la jeune adolescente qui s'est suicidée était enceinte mais pas de son petit ami, qui s'est donné la mort alors qu'il travaillait comme chalutier.

Une enquête complexe à souhait, dans ce vaste pays, le moins peuplé du monde, tant les conditions de vie y sont difficiles : entre froid polaire, vents violents et glacés, sans parler de l'épais brouillard qui empêche de voir à 2 m de distance à Nuuk, la capitale. Les avions ou hélicoptères, seuls moyens de liaisons avec les moto-neige pour de courtes distances permettent de relier les villes entre elles, doivent parfois rester immobilisés au sol en cas de fortes tempêtes neigeuses.

Mais il y a aussi la beauté de ces immensités de blanc, le charme infini des fjords, et une culture inuite chamanique, encore très présente dans les villages reculés.

Ainsi selon la légende, Siqiniq le soleil est est féminin est violée par son frère Taqiq la lune qui est masculin. Pour se venger, elle se coupe un sein et le donne à manger à son frère. Celui-ci toujours amoureux de sa sœur la poursuit, mais toujours elle lui échappe, dans la ronde des jours et des nuits. La légende précise que c'est lors d'un tivajuut que Siqiniq fut violée pour la première fois par son frère incestueux. Le tivajuut était une fête qui avait lieu lors du solstice d'hiver. Avec des festivités alimentaires, des chants et des danses, les jeunes femmes majeures et consentantes trouvaient un mari venu d'une autre tribu pour éviter la consanguinité. Cette pratique n’existe plus maintenant au Groenland. De même un chamane ne doit jamais donner l'ordre à une personne de se suicider, c'est même totalement interdit. Grâce à ces éléments précieux, Qaanaaq va pouvoir résoudre cette affaire mystérieuse.

Un autre point est aussi abordé dans le livre. Les foyers pour enfants orphelins ou abandonnés par leurs parents ou des mères qui veulent oublier un enfant non désiré. Si certains foyers sont chaleureux, d'autres sont des bâtisses sales et mal entretenues, avec un manque de personnel et d'activités pour des jeunes, qui souvent se mettent à boire ou consommer des drogues ou errer sans but précis, et sans avenirs certains.

L'univers que crée Mo Malo, à partir de recherches, de voyages au Groenland, et de contacts sur place est étonnant. A la fois cruel, dans une intrigue bien ficelée, mais aussi beau dans son immensité blanche.

Je dirais qu'il faut au moins lire un livre de Mo Malo pour un voyage déroutant, dans une écriture simple, avec des petits moments d’humour ou de poésie.


 

 

 

Extraits

  • Qui pouvait le surveiller d’assez près pour le traquer de la sorte ?
    Le survol de l’île d’Uummannaq, balayée par les filaments vert absinthe d’une aurore boréale, était un enchantement. Dominé par ses deux pics de granit rose, le village du même nom se présentait comme un port de pêche au charme indéniable. À l’office de tourisme de Nuuk, Visit Greenland, on prétendait qu’Uummannaq était la destination la plus courue par les Groenlandais eux-mêmes, loin de cette autoroute à touristes étrangers qu’était devenue la baie de Diskø. Isolée. Sauvage. Authentique. Qaanaaq imaginait d’ici les arguments des dépliants.

  • Une décharge le traversa. L’excitation. Il se sentait à nouveau si vivant. Être flic : cette névrose dont on ne se débarrassait jamais tout à fait. Ce poison si doux qu’on en oubliait les interdits comme les injonctions. Finalement, cette satanée tournée ne serait peut-être pas si inutile.

  • Mais sans doute était-ce aussi cela, grandir : accepter de n'être qu'un rouage dans un travail d'équipe. Ne plus prétendre être celui qui résoudra tout, tout seul. Reconnaître la primauté du groupe sur l'individu, gage de survie pour chacun, comme les Inuits d'antan l'avaient si bien compris.

  • Le lieu offrait une vue agréable sur le rivage et sur la mer, où un petit troupeau d'icebergs indolents broutait l'écume.

  • Dans la culture inuite, ne plus se sentir aimé revenait en quelque sorte à cesser d'être humain. A cesser d'exister.

  • La prochaine fois que tu vas te baigner avec des requins, tu penses à leur donner à manger avant de te jeter à l'eau. OK ?

  • Le chasseur inuit le sait bien : on ne traque pas sa proie en dépit des éléments imposés par la nature, encore moins contre eux. On doit en faire ses alliés.

  • La balance qui juge nos âmes prend-elle le poids de notre corps en compte ?

  • Le vide lui parle. Il se dit son ami. Si elle vient à lui, c'est promis, il abolira toute douleur. Dans ce Grand Nord hostile, il sera son ultime réconfort. Il l'enveloppera, comme les vêtements qu'elle porte, de trois épaisseurs. Mieux encore : une couche d'air, une couche de glace, une couche de pierre. Les seules matières que sont faites pour durer dans un tel univers.

  • Qaanaaq aborda cette ascension avec respect. Il n'était pas question de conquérir la montagne comme l'aurait fait un quelconque trekkeur du dimanche mais plutôt de solliciter d'elle un accueil bienveillant. Il tâchait ainsi de peser chacun de ses pas. De retenir tout geste brusque, de ne rien profaner du domaine dans lequel il pénétrait.

  • La glace, et elle seule, avait repris son empire et ses droits. L'homme chassait peut-être sur son royaume, mais à la fin elle parvenait toujours à l'en chasser.

  • Une culture vous possédait en premier lieu par sa langue ; les rudiments de kalaallisut assimilés au fil des mois avaient largement contribué à réveiller l’Inuit tapi en lui.

  • Depuis quelques heures déjà, la mer de Baffin menait la vie dure au Saviq. La zone de pêche habituelle rendue impraticable par la concentration d'icebergs descendus du nord, le bateau ne cherchait plus qu'à se maintenir à distance raisonnable des blocs les plus dangereux, là-bas, plus au large, là où leurs pics ne hérissaient pas les flots démontés.

  • A Noël, la plupart des responsables officiels recevaient des boites de chocolat ou des bouteilles d'alcool millésimées. Adriensen, lui, se voyait offrir un corps humain en kit. Où allait se placer la générosité, de nos jours !

  • Appu le corrigea aussi sec. – C’est pas des runes. Ce sont des lettres du syllabaire inuktitut. Nootaïkok hochait la tête. – Le quoi ? demanda Erik.
    Les deux Inuits se désolèrent. Ils avaient beau savoir que l’éducation danoise occultait très largement leur île et leur culture, ce genre de rappel se révélait toujours une blessure. Une injure à leur peuple.

  • Une seule est demeurée sans partenaire. Mais de ce répit elle ne semble tirer aucun soulagement. Elle sait que pire, bien pire, l’attend. Car, qu’elle le veuille ou non, elle sera sienne. Il anticipe déjà ses cris et ses griffures, ses « non » qu’il prendra pour des « oui », ce tabou qu’elle invoquera et qu’il lui sera si doux de briser. Elle se débattra, c’est certain. Et pourtant il l’aura, c’est tout aussi sûr. L’œil de la caméra, tapie dans un angle, pourra en témoigner. Rien, pas même la honte ou les plaintes, ne pourra empêcher hier de posséder aujourd’hui.



    Biographie

Né à :Rueil-Malmaison , le 18/05/1968, Mo Malø est le pseudonyme de l'écrivain Frédéric Mars, de son vrai nom Frédéric Ploton.
Diplômé du Celsa (1988-1991), après plusieurs années passées dans la presse magazine et diverses rédactions online, il a quitté le journalisme et la photo pour ne se consacrer qu'à son travail d'auteur de livres. Outre ses romans, il a publié plus d'une quarantaine d'essais, documents et livres illustrés, sous diverses identités, y compris en qualité de "nègre".

Il est connu principalement pour ses ouvrages consacrés au couple, à la sexualité et aux nouveaux modes de rencontre. De sa collaboration avec l'illustratrice Pénélope Bagieu, sont également nés trois ouvrages, dont le Chamasutra et le Cahier d'exercices pour les adultes qui ont séché les cours d'éducation sexuelle. Il est le traducteur français de la collection de comédies érotiques Sex&Cie, d'Ania Oz.

Il a également publié plusieurs livres sur l'art délicat de la sieste. Il a dirigé plusieurs collections, en particulier pour le compte des éditions Tana et des éditions de l'Hèbe (Suisse). Il a animé pendant deux ans (2005-2006) une chronique dans l'émission "Lahaie, l'amour et vous" sur RMC Info.

Sous le pseudonyme de Frédéric Mars, il a publié des thrillers romantiques et des thrillers historiques et contemporains. Il a également publié plusieurs romans érotiques sous divers pseudonymes dont Emma Mars et est auteur d'un essai humoristique, "Le cat code" (2017), écrit sous le nom de plume de Chat Malo.

Sous le pseudonyme de Mo Malø, il publie une série de polars se situant au Groenland : "Qaanaaq" (2018), "Diskø" (2019), "Nuuk" (2020), "Summit" (2022). Sa série des enquêtes de Qaanaaq Adriensen a été traduite dans de nombreux pays et repérée par plusieurs prix littéraires : finaliste des Prix du meilleur polar des lecteurs de Points, du Prix Michel Lebrun et du grand prix de l’Iris Noir, lauréat du Prix Découverte des Mines Noires et du Coquelicot noir.
La série "La Breizh Brigade" (2023), met en scéne une équipe d’enquêtrices hors du commun.

 

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