L'histoire
Elle
est la comédienne transgenre la plus célèbre de son pays. Elle est
riche, mariée à un avocat célèbre qui est ouvertement homosexuel.
Ensemble ils adoptent un petit garçon porteur du VIH. Ils sont
beaux, riches, enviés mais derrière ce masque de mondanités, la
Comédienne révèle un tempérament cynique, rusée et prête à se
venger de tout affront en usant de tous les registres possibles. Sa
dernière lubie, l'adaptation de la pièce de théâtre de Jean
Cocteau « la voix humaine » où elle est seule en scène.
La pièce est un succès incroyable où on la compare aux plus
grandes actrices passées. Mais en même temps, sa vie privée se
délite, et elle ne fait surtout rien pour y remédier. Un caractère
hors normes.
Mon
avis
J'avais adoré le premier
roman de Carmen Villada « Les vilaines » traduit en 20
langues et qui a lancé cette autrice argentine. Une fois de plus,
elle nous surprend par un roman sur les relations conjugales d'un
couple hors-normes.
Il y a la Comédienne
(aucun prénom n'est donné dans se livre), cette femme transgenre
qui dès 7 ans, malgré les coups du père mais la bénédiction sans
faille de la mère, s'habille en femme et affirme son désir de
changer de sexe. Elle prendra des hormones, se fera faire une
magnifique poitrine, un peu de chirurgie esthétique mais n'ira pas à
se faire ôter son sexe d'homme (sans aucune explication comme si cet
être hybride reflétait son caractère).
Et pour avoir du caractère
elle en a notre actrice : adulée par son public, riche, on sait
qu'elle s'est prostituée avant d'intégrer un cours de théâtre et
de devenir iconique. Par son argent, par sa beauté, parce qu'elle
donne tout à son art, elle est adulée par toute la bonne société
de Buenos Aires. Mais elle se montre capricieuse aussi, refuse les
interviews mais pose comme modèle pour Vogue ou autre magasine,
toujours impeccable et raffinée.
Mais coté vie privée,
elle se marie sur un coup de tête avec un avocat, très bel homme,
réputé dans sa profession, mais homosexuel. Lui a des amants qui la
rendent folle de rage, mais elle ne se gêne pas non plus pour avoir
les siens. Son metteur en scène avec lequel elle souffle le chaud et
le froid, des rencontres de passage. Dans un souci de respectabilité,
elle accepte, sous la pression de son mari, d'adopter un enfant et un
enfant atteint du VIH en plus, ce qui suscite l'admiration. Les
rejets de ce qu'elle est, de son couple, elle s'en fout. Elle n'est
pas avare de piques, de méchancetés parfois gratuites. Sous
l'apparence d'une famille bien comme il faut, c'est une relation
amour/haine qui s'installe dans le couple et même vis-à-vis de
l'enfant qui trop choyé devient capricieux à souhait. Elle n'a
jamais connu l'amour véritable, comment aurait-elle pu ? Un
père alcoolique et violent, qui a divorcé de sa femme, une femme
libre qui rejette les hommes, mais qui se fait respecter dans son
village, car elle lit les cartes et aide les femmes, notamment toutes
celles qui sont violentées par les maris ou compagnons, les femmes
violées, tout la violence d'une société qui reste profondément
enracinée dans un patriarcat où rien ne résiste.
En fait, une seule chose
résiste, et cela en dépit des régimes politiques qui plonge
l'Argentine dans des répressions économiques : l'argent. Car
ce couple atypique est riche, indécemment riche, et cette richesse
et revendiquée, elle comme le fruit de son travail, tout comme lui.
Elle aurait du le quitter, mais il reste entre eux une sorte de lien
invisible et tenu. Car lui, cet homme effacé, qui cède facilement
aux chantages et aux caprices de cette femme, en est profondément
amoureux. Ce lien c'est aussi la sexualité, et l'autrice n'hésite
pas à en parler sans tabous, ce qui aussi une forme de libération.
Finalement, la « domestication », cette idée de former
un couple normal, Papa, Maman, Enfant ne pouvait pas tenir. C'est
plus un champs de bataille qui s'installe insidieusement dans ce
couple où la Comédienne impose son rythme d'amour/haine, jusqu'à
une fin tragique, car elle ne trouve pas l'issue, la bonne porte de
sortie qui la glorifiera encore. Et puis l'âge arrive et la beauté
commence à se faner et cela est aussi une souffrance.
La famille a réinventer,
la liberté des femmes et la lutte des violences faites aux femmes,
la difficulté à assurer son statut de transsexuelle (mais ici
résolu par l'argent), le statut social des grands bourgeois pour
lesquels tout est permis, alors que les gens des campagnes ne vont
presque pas à l'école pour travailler vite, dans des emplois mal
payés qui engendrent frustrations, et violences voilà tout ce que
dénonce, dans un récit sec, sans superflu, parfois abc des mots
crus, cette autrice qui est devenue elle aussi une star de l'écriture
au-delà des frontières de l'Argentine, dont elle sait si bien
analyser les ressorts.
Extraits
Les
trans s’occupaient de cette flopée d’enfants sans père ni mère
qui survivaient dans la ville comme ils pouvaient. Lorsque dans les
médias on cherchait à orienter l’opinion publique – Vous
croyez que c’est possible que les trans prennent en charge la vie
d’un enfant ? Vous pensez que ces enfants peuvent devenir des
enfants sains ? Ne sont-ils pas condamnés à l’homosexualité ?
Ne pourraient-ils pas être violés ? Sont-elles capables de donner
de l’amour ? –, les gens répondaient que le monde était dans
un tel processus de dévastation, de pourrissement, qu’il valait
mieux l’amour venu de ces mères que l’absence d’amour. On
savait parfaitement que les trans se prostituaient pour entretenir
leurs petits frères, pour envoyer de l’argent chez elles, dans
des provinces lointaines ou vers d’autres pays. Elles donnaient
cet argent à leurs neveux, aux enfants de leurs amies. Tantes,
mères de substitution, belles-mères, personne n’ignorait que,
depuis de nombreuses années déjà, depuis de très très longues
années, les trans jouaient un rôle que personne sur cette terre ne
pouvait ou ne voulait jouer, pas même l’État, à savoir ces
liens sans nom, sans statut, ces liens inclassables qui
caractérisaient encore la vie des trans. Elles n’étaient les
mères de personne, les filles de personne, les amours de personne,
les voisines de personne, les tantes de personne.
Je
voulais un fils, un garçon. J'étais attentive aux signes. Quand
j'étais enceinte, on me disait que ce serait une fille à cause de
la forme du ventre, mais moi je ne voulais pas. Je ne voulais pas
que ce soit une fille. Les femmes de ma famille souffraient
beaucoup. Mes sœurs, ma mère, ma grand-mère. Les hommes
souffraient moins.
Que
c'était vrai qu'ils se punissaient l'un l'autre du fait de s'être
mutuellement désirés. Ils n'avaient jamais imaginé, pas plus elle
que lui, que l'amour pouvait être aussi insupportable.
Surtout,
ne me laisse pas seul maintenant. Je suis venu à cette horrible
fête par ta faute, lui a-t-il dit en la prenant fermement par
l'avant-bras. Elle a reconnu dans cette détermination une conduite
très masculine.
Comment
est-ce qu'on survit à un viol?
- Tu n'as jamais été violée?
-
Bon, on n'est pas en train de parler de moi. Je suis
l'intervieweuse, les gens n'ont pas envie d'apprendre des choses à
mon sujet.
- Bien sûr. Les gens sont au courant... mais pourquoi
tu crois qu'ils veulent savoir ça sur moi?
- Tu es tellement
forte, tu as tant de force en toi.
- Mais nous avons toutes été
violées! Il n'y en a pas une qui ne l'ait pas été. Je ne suis
spéciale en rien.
Elle
avait été une grande disciple dans l'art de rendre un homme fou.
Elle avait appris que ce qui comptait, ce n'était pas l'amour, la
routine ou les jours à se réveiller l'un à côté de l'autre,
mais la satisfaction d'avoir un type avec qui jouer et que l'on
pouvait embrouiller. L'art d'ôter à l'homme tout point d'appui, de
le blesser, de lui faire des promesses, de le menacer, de dessiner
pour lui un monde qu'on pouvait détruire d'un simple soupir.
C'était
saisissant à quel point les femmes du village craignaient leurs
maris, leurs petits amis, leurs pères, leurs oncles qui les avaient
violées quand elles étaient petites, leurs beaux-pères qui les
avaient tripotées quand elles étaient adolescentes. La peur
qu'elles éprouvaient adhérait aux murs de sa maison, telle une
tache d'humidité. Les femmes qui venaient chez elle étaient des
femmes battues, trompées, détrompées, de nouveau battues, des
femmes qui semblaient n'avoir aucune issue à leurs problèmes. La
mère de la comédienne suturait ici et là des blessures, comme
elle pouvait. Elle savait qu'elle se confrontait à la tristesse
d'être femme dans un village comme celui-là, où il y avait un
châtiment pour toute tentative d'élan vital. Elle résistait au
choc de ces solitudes désespérées avec la force puisée dans la
rancune qui lui venait de son expérience de femme mariée.
Il
y a eu de la magie sur scène, non? La comédienne ne répond pas.
Il y a eu de la magie sur scène, le genre de truc qu'on entend dans
les loges. Elle est agacée par les mièvreries des gens qui
prennent à ce point le théâtre au sérieux. Les cérémonials,
les échauffements ridicules, les embrassades, les superstitions,
les rituels et les solennités qui entourent le petit monde du
théâtre. Ne pas passer le balai sur scène, ne pas prononcer le
nom de Macbeth, ne pas prononcer le nom d'anciens présidents, ne
pas s'habiller en jaune. Si elle pense à sa carrière, elle se
félicite d'avoir fait tout ce qui portait la poisse, provoquant
l'effroi de ses camarades. Aucune violation du Tao du théâtre n'a
eu raison d'elle.
Mais
l'aboulie s'est prolongée et chez lui l'impatience a grandi. Ce
lieu commun psychanalytique paraissait si évident: on désire quand
il manque quelque chose.
Ils
ont beau lui promettre de l'air frais et la liberté pour leur fils,
elle leur rappelle toujours qu'elle est née et a grandi dans un
village de montagne.
Elle connaît l'envers de la paisible vie
rurale et l'asphyxie qu'on éprouve dans ces enfers si vastes.
Est-il
nécessaire d'en savoir davantage? Non. Parfois, on se contente
d'enterrer les vies passées sous le bonheur présent, et personne
ne se sent coupable de le faire.
Même
si avoir raison en Amérique latine ne sert pas à grand-chose, moi
j'aime le goût du triomphe qu'il y a à avoir raison, voilà ce
qu'elle dit souvent.
C’est
le moment où elle cesse d’être la folle de Cocteau, la femme
tyrannique, possessive et mythomane de Cocteau, pour devenir une
trans simplette et phobique qui rentre chez elle. Le meilleur
endroit sur terre.
Une
comédienne ne cherche pas à savoir qui elle est. Une comédienne,
on l'invente. Une comédienne est un rêve.
C'était
incroyable, tous les hommes faisaient la même chose: parler de
leurs privilèges de manière obscène, davantage intéressés par
ça que par les seins de leurs maîtresses.
Biographie
Née à : La Falda , le
28/02/1982, Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de
cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle
a fait pendant trois ans des études en communication sociale et
pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université
nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée,
vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son
premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un
travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas",
2019), en cours de traduction dans 20 langues, est son premier roman.
En savoir plus :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Camila_Sosa_Villada