L'histoire
A Istanbul, Asya 19 ans est une adolescente en révolte contre sa famille. Fille née sans père, donc bâtarde, elle est élevée par sa mère (Tante Zeliha), ses « sœurs, sa grand mère et « Petite Ma », l'arrière-grand mère. Entre ses désirs d'indépendance et les personnalités contrastées mais assez traditionnelles de cette famille exclusivement féminine, Asya se réfugie dans un café intello d'Istanbul. Puis elle va rencontrer Amy (Armanoush) une jeune américaine-arménienne, qui vit soit avec sa possessive mère remariée à un turc (ennemi juré des Arméniens) soit avec son père et sa famille arménienne à San Francisco où l'on cultive l'art de vivre arménien, d’être fidèle au pays sous une gentillesse un peu envahissante aussi. C'est pour retrouver ses origines arméniennes qu'elle part en cachette à Istanbul, où elle a appris que sa grand-mère y avait eu une maison. Et tout naturellement, elle s'installe dans la famille d'Asya puis que le mari de sa mère est le frère de des tantes. Comme si la vie des deux familles étaient déjà liées...
Mon avis
Troisième roman que je lis de l'écrivaine turque, et la magie est toujours au rendez-vous. Dans ce roman totalement féminin, c'est aussi une part de l'Histoire de la Turquie et l'Arménie qui se joue. Le terrible génocide arméniens par la Turquie en 1915/1916 fit au moins entre 60 000 et 1 milion de morts, et plus d'1 millions d'arméniens furent déportés, torturés, les femmes violées. Ce génocide a également provoqué un exode massif (la diaspora arménienne) vers les États-Unis, l'Amérique latine, la France.
Le livre n'aborde pas le fond du conflit mais plutôt un appel à l’apaisement et au bien vivre ensemble. N'oublions pas que plus de deux millions d'arméniens (chrétiens) vivaient en Turquie avant les massacres, et qu'aujourd'hui encore 0,4% de la population turque est arménienne. Et c'est à travers la rencontre de deux jeunes filles, enquête de leur identité que cette rencontre va se faire. Asya, farouche et rebelle, ne connaît pas son père et étouffe dans cet univers féminin où chaque femme est caractérisée par un caractère bien trempé : sa mère Zeliha est belle, s'habille sexy et est tatoueuse de métier. La tante aînée, veuve, se trouve des dons de voyante, mais porte le voile et accommode Allah à sa façon. Les deux autres sœurs sont pour l'une rigoriste institutrice et pour l'autre déprimée chronique, le tout sous le regard de la mère qui tient à maintenir les traditions. Avec beaucoup d'humour et sans jamais tomber dans les clichés, Elif Shafak nous emmène en balade (une balade aussi très gourmande) dans un Istanbul vivant à travers ses différentes communautés mais surtout l'idée qu'on est avant tout un stambouliote, avec ses petites manies, les embouteillages, les nouveaux immeubles sur la rive asiatique, la pluie, et surtout la vie des femmes. Entre tradition et modernité.
Et puis Amy qui arrive de son Amérique avec sa double culture, à la recherche du passé perdu de sa famille, et très étonnée d'être reçue comme une princesse. Apparemment en Turquie (qui n'a toujours pas reconnu officiellement le génocide arménien) on ignore tout des arméniens, à part « qu'ils mangent comme nous » et que cette jeune fille si polie leur raconte des histoires fabuleuses sur cette Arménie voisine dont elles ignorent l'existence (les cours d'histoire en Turquie sont bien purgés d'allusions aux extorsions passées). Et pourtant ce fichu hasard va réunir deux familles bien plus proches qu'elles ne l'imaginent. Même jusqu'à un drame final mais qui n'est au fond que la justice des femmes
Drôle, sans tomber dans la caricature, le roman est extrêmement bien structuré, dans un premier temps, nous suivons les vies parallèle des deux jeunes filles. Ensuite l'action se passe à Istanbul dont nous visitons les endroits insolites. Chaque chapitre est le nom d'un ingrédient de la nourriture turque, et vous donne l'eau à la bouche, les plats sont aussi copieux que variés et abondants. L'écriture et les dialogues sont savoureux, entre poésie et absurde.Une réussite parfaite pour cette écrivaine féministe, qui se documente minutieusement et qui voyage énormément à travers le monde.
Elle a d'ailleurs risqué 3 ans de prison pour son évocation du génocide arménien et a eu la chance d'être soutenues par des artistes et écrivains étrangers qu'elle remercie d'ailleurs.
Extraits :
Ces foutus richards ! Ils accumulent de l'argent toute leur vie, pour quoi faire? C'est stupide ! Est-ce que les linceuls ont des poches ? Car nous finirons tous dans le même linceul de coton. Pas de vêtements chics, pas de bijoux. Ils pensent pouvoir emporter leurs smoking ou leurs belles robes de soirée dans leur tombe ? Qui dirige les cieux, selon eux ? Personne ? Dans ce cas, pourquoi le ciel ne nous tombe-t-il pas sur la tête ? Je ne vois aucune colonne pour le retenir, moi. Et vous?
Tu sais le mot Fin n’apparaît jamais quand tu termines un livre. Ce n’est pas comme au cinéma. Quand je referme un roman, je n’ai pas l’impression d’avoir terminé quoi que ce soit, si bien que j’ai besoin d’en ouvrir un autre, la taquina Armanoush, inconsciente de sa beauté exaltée par la lumière du soleil couchant…
Le samedi 24 avril 1915, à minuit, des douzaines de notables arméniens d'Istanbul furent arrêtés et conduits de force au quartier général de la police.
Ils étaient tous vêtus élégamment, comme s'ils se rendaient à une cérémonie. On les garda longtemps sur place sans leur fournir d'explication, puis on les sépara en deux groupes et ils furent déportés à Ayach et à Cankiri.
Un triste sort attendait le groupe d'Ayach.Nous sommes piégés. Nous sommes coincés entre l'Est et l'Ouest. Entre des modernistes si fiers du régime séculier qu'ils ont instauré que la moindre critique est inacceptable, et des traditionalistes si infatués de l'histoire de l'Empire ottoman que la moindre critique est inacceptable. Ils ont l'opinion publique et l'autre moitié de l'Etat de leur côté. Que nous reste-t-il ?
Comment se libérer du joug familial alors qu'elle leur était si attachée ? Comment repousser la gentillesse de personnes qu'elle adorait ? Etait-il possible de repousser la bonté ?
À quoi bon lutter pour la liberté d’expression, se disait-il, quand la liberté d’humour n’existait pas ?
On avait tout à fait le droit de ne pas apprécier la pluie, main on ne devait sous aucun prétexte jurer en direction du ciel ; parce que tout ce qui en tombe n'en tombe jamais seul, parce que c'est là que se trouve Allah le Tout-Puissant.
On devrait tous se réunir sur le pont du Bosphore et souffler de toutes nos forces pour pousser la ville vers l'ouest. Et si ça ne marche pas, on essaiera dans l'autre sens. Ce n'est jamais bon d'être entre deux eaux. La politique internationale ne s'accommode guère de l'ambiguïté.
D'où te viennent ces idées absurdes ? Les femmes turques ont abandonné le voile il y a quatre-vingt-dix ans. Aucune de mes filles ne renoncera aux droits que le grand commandant en chef Atatürk a accordés aux femmes de ce pays. - Nous avons obtenu le droit de vote en 1934. Au cas où tu l'ignorerais, l'histoire marche en avant, pas en arrière. Enlève ça immédiatement !
Zeliha lâcha un chapelet de jurons. Consciente d'être la seule femme de sa famille, et l'une des rares Turques, à user d'un langage si grossier avec une telle véhémence, chaque fois qu'elle se mettait à jurer, elle le faisait copieusement, comme pour compenser la retenue des autres.
Un dîner sans pain constituait un grave péché qu'Allah pouvait pardonner, mais Banu, certainement pas.
Je n’ai jamais réussi à être arménienne. J’ai besoin d’aller à la recherche de mon identité. Vous savez ce dont je rêve secrètement? D’aller voir la maison de ma famille en Turquie. Grand mère parle sans cesse de leur magnifique demeure d’Istanbul. Il faut que je la voie de mes propres yeux. Que je retourne dans le passé des miens pour pouvoir enfin me tourner vers mon avenir. Le Paradoxe Janissaire continuera à me hanter tant que je n’aurai rien fait pour découvrir mon passé.
L'aube approche. Elle n'est plus qu'à quelques pas de cette zone étrange qui sépare la nuit du jour. Ce moment où il est encore possible de tirer du réconfort des rêves mais trop tard pour s'y replonger.
Bibliographie
Elif
Shafak est née le 25 ocotbre 1971 à Strasbourg. Elle
est la fille d’une diplomate turque. Élevée par sa mère après
le divorce de ses parents, elle a passé son adolescence à Madrid
puis à Amman, en Jordanie, avant de retourner en Turquie.
Diplômée
en relations internationales de la Middle East Technical University
d'Ankara, elle est aussi titulaire d'un master en genre et études
féminines dont le mémoire portait sur la circulaire Compréhension
des derviches hétérodoxes de l'islam.
En 1998, elle obtient
pour son premier roman, "Pinhan", le Prix Mevlana
récompensant les œuvres littéraires mystiques en Turquie.
Son
second roman, "Şehrin Aynaları", entremêle les
mysticismes du Judaïsme et de l'Islam dans une Méditerranée
historique du xviie siècle. Mahrem confirme par la suite le succès
de Şafak, lui valant ainsi le Prix des écrivains
turcs en 2000.
"The Saint Of Incipient Insanities"
(2004) est le premier roman que Şafak écrit en anglais. Elle y
raconte les vies d'immigrants musulmans à Boston et visite le
sentiment d'exclusion que ceux-ci peuvent ressentir aux États-Unis.
Lorsqu'elle y met la touche finale en 2002, Şafak est
chargée de cours au Mount Holyoke College (dans le Massachusetts)
auprès de la chaire de Women's Studies.Elle enseigne
ensuite à l'université du Michigan dans la discipline “Gender and
Women's Studies”. L'année suivante, elle devient professeur à
temps plein au département des Études du Proche-Orient à
l'université d'Arizona.
Elif Şafak écrit aussi des articles
pour des journaux et magazines en Europe et aux États-Unis, des
scripts pour séries télévisées et des paroles de chansons pour
des musiciens rock. Mariée à Eyüp Can, journaliste turc,
rédacteur en chef du quotidien Referans, et mère de deux enfants,
elle vit à Londres. Elle reconnait aussi des relations homosexuelles.
En savoir plus :
En savoir Plus :
Sur le roman
Sur Istanbul :
https://www.arte.tv/fr/videos/103378-001-A/istanbul-l-inoubliable-ville-d-elif-shafak/
http://www.istanbulguide.net/vivre/cuisine/recettes.htm (cuisine)
Sur la condition des femmes en Turqie
https://fr.wikipedia.org/wiki/Condition_des_femmes_en_Turquie
https://www.lefigaro.fr/international/la-condition-des-femmes-turques-se-degrade-20220118
https://www.amnesty.fr/video/watch/coup-dur-pour-les-droits-des-femmes-en-turquie
Depuis 2021, la politique menée par le président turc Recip Erdogan durcit de plus en plus la conditions des femmes et des personnes LGBT.
Sur le génocide Arménien
https://www.herodote.net/24_avril_1915-evenement-19150424.php
https://www.gettyimages.fr/photos/g%C3%A9nocide-arm%C3%A9nien (images)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Diaspora_arm%C3%A9nienne (diapora arménienne)
https://www.cairn.info/revue-etudes-2007-3-page-321.htm (diaspora arménienne)
Play-list
Ozel : https://www.youtube.com/watch?v=Fs66p8VbDC4 (turc)
Kvra : https://www.youtube.com/watch?v=20e608F7KQ8&list=PLvFYFNbi-IBEC2imMtI0QRIF3xISoUuP4 (rap turc)
Soolking feat Reynmen : https://www.youtube.com/watch?v=20e608F7KQ8&list=PLvFYFNbi-IBEC2imMtI0QRIF3xISoUuP4 (turc)
Summer Cem : https://www.youtube.com/watch?v=kmctqUnzUVw (turc)
Erkin Koray : https://www.youtube.com/watch?v=BstipCT6GKI (turc)
Moğollar : https://www.youtube.com/watch?v=AAUYzkqVq5Q (turc)
Terterian : https://www.youtube.com/watch?v=JFag_lfbQUU&list=PLBRm1n2ynwlix5L2TH2_wcnavG12CpSaJ (Arménien)
Dayazel : https://www.youtube.com/watch?v=5SgCXcaex08 (arménien)
Lena Chamamyan : https://www.youtube.com/watch?v=-pwMeT-_JiA&list=PLtMbtCcRE65fIx0o1ev4e8ayNijeIdEiN (arméien)
Mogats Sarat : https://www.youtube.com/watch?v=hWI4SIPTSRY (arménien)
Johnny Cash qu'Asya écoute en boucle :
Galerie Photo
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Tour Galata, le plus haut point d'Istanbul |
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Sivas en Turquie |
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Le quartier Sisli - rive asiatique |
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Le pont Galata à Istanbul |
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Petite rue typique sur la rive occidentale |
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Passage des fleurs Istanbul rive Occidentale |
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Une Konac, maison traditionnelle sambouliote |
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Le grand Bazar d'Istanbul |
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Café typique Istanbul rive occidentale |
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Achure, dessert turc |
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Femmes arméniennes vivant en turquie |
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le mémorial arménien de Mount Davidson à Sant Franscico |
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Le mémorial national arménien à Erevan (Arménie) |
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Pirkonik, village arménien détruit près de Sivas |