vendredi 24 février 2023

CAMILA SOSA VILLADA – Les Vilaines – Métailié 2021

 

L'histoire

Dès l'âge de 13 ans, peut-être même avant, Cristian ne sent pas heureux dans son corps de garçon vivant très pauvrement dans une campagne reculée. En cachette de ses parents il se travestit en fille. Puis sous prétexte de faire des études supérieures, il rejoint Cordoba, où il peut vivre sa vie de trans. Une vie qui se résume à la prostitution, au mépris de tous. Mais la tante Encarna, mère protectrice de tous les transgenres femmes la prend sous son aile et devenue Camila, elle devient une des figures de ce milieu étrange, pauvre, soumise et insoumise. Un premier roman poignant.


Mon avis

Il y a des romans qui vous atteignent plus que d'autres, par leur sujet et par leur rédaction. Je rassure mes lecteurs je suis une femme très bien dans sa peau et je n'ai aucune envie d'en changer, mais je peux imaginer ce que l'on ressent quand on naît dans le mauvais corps et dans la mauvaise vie.

Ce roman détaille la vie de ses transgenres qui veulent être femmes avant tout et que la pauvreté contraint à se prostituer alors qu'elles rêvent d'un mari aimant, d'une petite maison. Sans concession nous entrons dans la vie nocturne de Cordoba. Camila Villara sait de quoi elle parle puisqu'elle a du se prostituer avant de pouvoir se réinsérer.

La particularité du roman est d'y inclure une dose de fantastique : la Tante Incarna qui s'est injectée de l'huile de moteur pour avoir des seins a 178 ans. Cent soixante dix huit ans qui retracent aussi l'histoire de l'Argentine, les périodes de guerre, la torture des juntes militaires. Il y a Maria La Muette, une trans timide qui se transforme petit à petit en oiseau, jusqu'à devenir un tout petit oiseau ou l'étrange Natali, qui les nuits de pleine lune, devient loup-garou en demandant à ses copines de l'attacher. Et surtout le geste fou d'Encarna, qui trouve un bébé dans un fossé et décide de le garder et de l'élever ce qui est formellement interdit par la loi. Cet enfant vit en osmose avec elle et la compagnie de ses femmes. Et que penser des ces « hommes sans têtes » des hommes gentils et protecteurs, dont on ignore l'origine mais qui sont considérés comme des vétérans de guerre et très respectés ? Et cette meute de chiennes sauvages qui protègent instinctivement les trans dans le Parc où elle sortent la nuit puis campent devant la maison d'Encarna pour la protéger ?

Nous assistons aussi à tous les déboires : les clients violents, les flics véreux qui ne pensent qu'à cogner durement, les amours impossibles, l'envie d'être une femme. Mais l'argent gagné est vite dépensé en maquillage, habits, payer la pension minable, et surtout les drogues et alcools nécessaires à supporter cette vie. Aucune de ses femmes ne peut – ni ne sait – qu'il existe des traitements hormonaux et des opérations très onéreuses, souvent pratiquée au Brésil voisin. Elles se font injecter de la silicone par Machi, la guérisseuse mystique qui semble jouir d'une aura particulière mais restent des individus mi-femme/mi homme sans jamais pouvoir accéder au Graal tant espéré : avoir leur corps de femme même si il restera stérile.

Le récit est structuré entre la vie personnelle de Camila, ses doutes, sa peur, son audace, sa rage intérieure et celles des autres membres de ce clan particulier, entre fêtes, peur du sida, décès des amies de cette vie qui n'en est pas une.

Méprisées par le reste de la société, rejetées par leurs familles, battues parfois à mort, traquées par la police ou les voisins, mais qu'on adore la nuit pour une expérience sexuelle et parfois régulière. Ces braves gens de la société condamnent le jour ce qu'ils font la nuit.

Ce premier roman, sans fioritures qui joue habilement du fantastique comme une chose admise, est bouleversant par son humanité profonde. Avec ses femmes inachevées on partage la colère, les rires, les peurs, les fêtes. La simplicité des mots, la dose d'onirisme, la fulgurante force de survie dans un univers noir en font de ce roman une lecture qui ne se laissera pas oublier.

Enfin mention spéciale pour cette jeune générations d'écrivaines argentines (Mariana Hernandez, Mercédès Soda, Maria Moreno, Selva Almana, Ariana Harwicz, Samanta Schweblin) qui remettent les femmes au centre des débats ou convoquent l'histoire tourmentée de ce pays métissé, divers comportant 16 ressortissants de pays comme l'Italie, l’Espagne, mais aussi la Chine, le Liban sans parler des 56% d'habitants qui sont amérindiens (16 tribus recensées).


Extraits :

  • Elle m'a montré son flanc gauche, d'où sortaient de minuscules plumes grises, comme on voit sur les poules cendrées.
    Elle pleurait et semblait inconsolable, et moi, la seule chose qui m'est venue à l'idée, ça a été de passer la main sur ses plumes, pensant qu'elle les avait collées avec de la glu. Mais non.
    Pour me prouver que les plumes sortaient bien de son corps, elle en a arraché une et l'a mise devant mes yeux : une larme de sang est apparue à l'endroit d'où elle l'avait enlevée. J'ai pensé qu'elle allait devenir une sainte; là devant moi, que tel était son destin.

  • J'ai passé beaucoup de nuits à prier et prier encore pour qu'au réveil la vie soit différente, pour que le lendemain soit un autre jour. Au début, je prie pour changer, pour être comme ils veulent que je sois. Mais à mesure que je plonge dans cette foi chaque jour plus intense, je commence à prier pour me réveiller, le lendemain, transformée en la femme que je veux être. Transformée en la femme que je sens à l'intérieur de moi, de manière tellement claire que je passe des heures à prier pour elle. Quand je tombe amoureuse de mes camarades d'école, je prie pour qu'ils me voient comme une petite fille. Quand je commence à m'épanouir, je prie pour que, durant la nuit, il me pousse des seins, pour que mes parents me pardonnent, pour qu'un vagin apparaisse entre mes jambes.Pourtant, non. Entre les jambes, j'ai un couteau.

  • Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête.

  • Baisse la tête quand tu auras envie de disparaître, mais garde la tête haute le reste de l'année, ma chérie

  • Mais la vie ne pourrait pas fonctionner sans nous, là, expulsées de tout. L'économie s'effondrerait, l'existence sauvage dévorerait toutes les normes si les putes ne donnaient pas de l'amour charnel. Sans les prostituées, ce monde sombrerait dans la noirceur de l'univers.

  • Dehors, dans la cour, avec les larmes de nos robes que nous avons essorées, ajoutées à celles que nous continuions à verser pour lui, nous avons rempli une piscine en plastique et pris un long et paisible bain, en silence, entièrement nues, tandis que l'après-midi rougissait et que notre douleur le rendait plus rouge encore.

  • Chaque crasse subie est comme un mal de tête qui dure plusieurs jours. Une migraine puissante que rien ne peut apaiser. Les insultes, les moqueries à longueur de journée. Le manque d’amour, le manque de respect tout le temps. Les clients qui te roulent dans la farine, les arnaques, les mecs qui t’exploitent, la soumission, cette bêtise de nous croire des objets de désir, la solitude, le sida, les talons de chaussure qui cassent, les nouvelles des filles qui meurent, de celles qu’on assassine… Les coups, surtout les coups que nous inflige le monde, dans l’obscurité au moment où on s’y attend le moins. Les coups qui arrivaient immédiatement après la baise. Nous avions toutes connu ça. 

  • Qu’est-ce qu’ils savent des heures perdues à tenter de maîtriser l’art difficile de la transparence et de l’éblouissement. “Nous sommes comme un après-midi sans lunettes de soleil”, disait Tante Encarna. “Notre lumière aveugle, elle offusque ceux qui nous regardent et elle leur fait peur.

  • En attendant, nous étions des Indiennes maquillées pour aller à la guerre, des fauves prêtes à chasser, la nuit, ceux qui étaient assez imprudents pour s'aventurer dans la gueule du Parc. Et nous étions toujours fâchées, rudes, même pour la tendresse, imprévisibles, folles, rancunières, fielleuses. Et puis, il y avait cette envie perpétuelle de mettre le feu à tout : à nos parents, à nos amis comme à nos ennemis, aux maisons de la classe moyenne avec leur confort et leurs routines, aux jeunes de bonne famille qui avaient toujours la même tête, aux vieilles grenouilles de bénitier qui nous méprisaient tant, à nos masques qui coulaient, à notre propre rage peinte sur la peau, la rage contre ce monde qui ne voulait rien entendre, qui se payait sa bonne santé sur notre dos, et allait jusqu'à nous sucer la vie avec tout cet argent qu'ils avaient et que nous n'avions pas.

  • Nous ne connaissions à Tante Encarna qu'un seul amour : une romance longue et tranquille avec un homme sans tête. À l'époque, beaucoup de réfugiés avaient débarqué dans la ville, fuyant les guerres qu'on livrait alors en Afrique. Ils étaient arrivés dans notre pays avec le sable du désert encore collé à leurs chaussures et on disait à leur propos qu'ils avaient perdu la tête au combat. Les femmes en sont devenues folles car leur tendresse, leur sensualité et leur disposition au jeu étaient légendaires. Ils avaient connu beaucoup de pénuries durant la guerre, presque les mêmes que les trans dans la rue, ce qui avait fait d'eux à la fois des objets de désir et des héros de guerre. Les Hommes Sans Tête avaient suivi des cours accélérés d'espagnol pour pouvoir parler notre langue, c'est ainsi que désormais ils pensaient avec tout le corps et ne se souvenaient que de ce qu'ils avaient ressenti dans leur peau.

  • No las echo a la calle porque no quiero que mi hijo crea que su madre devuelve mierda cuando recibe mierda. Quiero que él aprenda a devolver flores aunque reciba mierda, quiero que sepa que de la mierda nacen flores. Por eso no las echo a la calle, porque comprendo el dolor de esta perra muerta, aquí entre nosotras, esta vagabunda a la que supimos considerar nuestra amiga. No será a través de su madre que este niño conozca las miserias del ser humano. Hay una perra muerta en mi patio. Era nuestra hermana. Todas somos de su misma cepa y todas vamos a morir algún día como ella. El funeral es al fondo; pasen.

  • La policía va a hacer rugir sus sirenas, va a usar sus armas contra las travestis, van a gritar los noticieros, van a prenderse fuego las redacciones, va a clamar la sociedad, siempre dispuesta al linchamiento. La infancia y las travestis son incompatibles. La imagen de una travesti con un niño en brazos es pecado para esa gentuza. Los idiotas dirán que es mejor ocultarlas de sus hijos, que no vean hasta qué punto puede degenerarse un ser humano. A pesar de saber todo eso, las travestis están ahí acompañando el dilirio de La Tía Encarna.
    Eso que sucede en esa casa es complicidad de huérfanas.



Biographie

Née en 1982 à La Farda (Argentine), Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle a fait pendant trois ans des études en communication sociale et pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas", 2019), en cours de traduction dans cinq langues, est son premier roman.
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Sur le roman

Dans l'univers du roman 

Sur Cordoba

Sur les transgenres en Argentine

Depuis 2021, l'Argentine a adopté une loi permettant aux transgenres d'avoir des emplois et en imposant des quotas aux entreprises. L'espérance de vie des transgenres est de 40 ans. Encore stigmatisées, leurs seules sources de revenus sont la prostitution soit 80% de la population trans. 70% des femmes transgenres se voient refuser un emploi et même un simple entretien d'embauche. Certains provinces, plus conservatrices, ont du mal a appliquer cette loi, obtenue après un combat des plusieurs années par les organisations LGBT locales.

Photos du quotidiens des transgenres : https://www.konbini.com/arts/quotien-transgenre-argentine/ et https://thenewpress.com/books/revealing-selves.

Immersion dans ce monde : https://www.sudouest.fr/premium/formats-longs/immersion-en-argentine-pays-precurseur-pour-les-transgenres-10815209.php

Photos : https://www.blind-magazine.com/fr/stories/transgenres-en-argentine-des-photos-pour-survivre/


Sur la transidentité

Il est encore très difficile aujourd'hui de changer de genre en France et de se faire accepter par la communauté. 70% pays criminalisent encore l'homosexualité. L'article de la Banque Mondiale ci-dessus fait un point très précis sur la situation et l'évolution des personnes LGBT.


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