lundi 3 avril 2023

Claudio MORANDINI – Les oscillants – Editions Anarcharsis - 2022

L'histoire

Une jeune chercheuse en ethnomusicologie se rend dans le petit hameaux de Crottarda, pour y étudier les chants et sons des bergers qui semblent ainsi communiquer d’alpages en alpages. Ce hameau isolé sur le versant nord d'une montagne, ne voit pour ainsi dire jamais le soleil, 2h tout au plus l'été. L'humidité descendue des sommets, le peu d’ensoleillement rend ce village extrêmement froid et humide. De plus les habitants sont quelques peu étranges. Ils se déguisent en monstres pour accueillir les rares visiteurs, nourrissent une haine totale pour le village d'en face, qui lui est toujours ensoleillé, et leur comportement peut passer de la gentillesse rude à une forme de méchanceté angoissante. Et pour couronner le tout, Bernadetta, jeune adolescente analphabète, se met à suivre partout la chercheuse, avec des comportements soit totalement inappropriés soit lunatiques sans logique apparente. Quelles conclusions à la fois sur ses recherches mais aussi sa propre vie va tirer l'héroïne de cette très étrange atmosphère ?


Mon avis

Amateurs des lectures de l'imaginaire et de la fantasmagorie bienvenue dans ce dernier roman de Claudio Morandini, connu pour ses atmosphères étranges.

Ici, c'est une étrange ballade en montagne qu'il nous propose. Nul ne sait décrire aussi bien que lui la montagne sauvage, escarpée, dangereuse même, à l'instar de l'écrivain Charles-Ferdinand Ramuz qui donne une vision quasi tragique et envoûtante de la montagne.

Bien évidemment le hameau de Crottarda n'existe pas. La narratrice y est venu passer quelques temps pour étudier les étranges chants ou sons des bergers qu'elle avait entendu dans son enfance, car ses parents venaient passer quelques étés à Crottarda aussi nommés Ceux d'En bas, un village plongé en permanence dans le froid et la brume contrairement à Ceux d'En Haut, le village d'Autelor, toujours baigné de lumière. Des haines ancestrales opposent les deux villages, qui se livrent une sorte de guérilla larvée et stérile.

Bien accueillie au début, La narratrice note de suite que les habitants de Crottarda sont un peu fantasques. Ils se déguisent en bossus et font des fêtes où le vin de mauvaise qualité coule à flots.

Et puis il y a Bernadetta, hébergée comme elle chez la logeuse Madame Verdiania une vieille femme qui disparaît des heures dans sa cave. Cette toute jeune ado, sans aucune éducation, est aussi versatile qu'étrange. Mal fagotée, jurant et passant de la gentillesse aux insultes, elle finit pourtant par s'attacher fortement à l'héroïne, tant elle a besoin d'amour. Sa mère est morte, son père est parti, et elle se fait trousser semble-t-il par les jeunes du village dans les forêts opaques qui entoure cet hameau étrange.

Petit à petit, l'héroïne, qui pour téléphoner, a du se rendre à Autelor où les habitants l'accueillent aussi avec gentillesse, mais où elle constate aussi que le soleil trop généreux épuise les gens, et menace aussi les cultures pourtant florissantes. A Crottarda, on se nourrit de racines, de pain souvent moisi, et il y a toujours une sorte de puanteur qui règne. Le hameau est tellement humide que des champignons parasites poussent un peu partout, sans que personne ne fasse rien, à part pousser le chauffage à fond et mettre partout des coupelles de sel. Pas de nettoyage, les maisons aux toits assez bas ne sont pas très bien entretenues. L'héroïne venu pour capter des sons rencontre en effets des bergers en haute altitude mais les sons produits sont plus faits pour impressionner, (ou surtout se moquer) la jeune femme, que pour démontrer qu'il s'agirait d'un langage communicatif. Pourtant, elle perçoit tôt le matin un son ou un chant magnifique, et assez proche. Et peut-être un cri de douleur aussi. Depuis son passage au village ennemi et son amitié avec Fausto, un spéléologue venu étudier les dolines souterraines, elle provoque une franche animosité du village. On lui dérobe ses affaires, on l'empêche de passer un coup de fil, elle tombe malade et est soignée par des plantes qui la font délirer. Elle imagine un monde sous-terrain, peuplés d'âmes en peine, celles qui chantent, des créatures petites, difformes, des fantômes aussi. Elle perd aussi la notion du temps. Mais est-ce un délire ou une réalité ? L'ambiance se fait de plus en plus angoissante alors que la jeune chercheuse note que les gens ne semblent pas travailler contrairement à ce qu'ils affirment, que parfois le village est désert, qu'il semble y avoir une vie souterraine mystérieuse. Il ne s'agit en fait pas d'une vallée mais d'une immense doline qui continue de s’enfoncer, elle-même grevée d'autres dolines. Un lieu destiné à disparaître un jour.

L'auteur s'interroge sur le ressenti que l'on a dans un univers différent de son quotidien, un univers où le fantasque prend le pas en harmonie avec la nature si étrange. Ici on oscille entre le froid et le sec, la lumière et l'ombre, l'empathie ou l’antipathie, la fantaisie et la méchanceté, les rumeurs et les faits avérés, des fêtes étranges qui se transforment en beuveries idiotes. Une vallée comme oubliée du monde. Ici, pas de services publics, pas de repère de temps non plus (l’héroïne enregistre sur les cassettes anciennes, pas de mobiles ou de lecteurs numériques, pas d'ordinateur, de toutes façons il n'y a pas d'internet, et les portables ne passent pas), pas d'école, pas de poste. Seule une épicerie-bazar vieillote est le seul commerce, tout comme le marchand de ce vin âpre et mauvais que les crottardais achètent par bonbonnes.

Si vous êtes amateurs de montagne, vous avez peut-être constaté qu'en effet les bergeries d'alpages restent rudimentaires et les outils numériques ne servent à rien. Vous avez peut-être aussi remarqué des vallées très encaissées (il y en a dans les Hautes-Pyrénées) où le versant nord est sombre dès 16h et froid. Mais ce sont des lieux inhabités, mais équipés de voirie. J'en ai fait l'expérience, lors de balades, mais j'ai aussi pu y constater la beauté des roches et des tons ocres, rose, bruns, violets qui me font dire que la nature est la plus belle des oehvres d'art.

Mais revenons à ce roman : Le climat étrange, l'écriture simple, avec des jolis passages sur la nature – sans être un livre de nature writing comme on dit-, donne à ce livre une saveur qui restera longtemps à vous hanter et vous enchanter. Pour moi c'est un best après avoir lu des livres sympathiques certes mais sans cette force intérieure qui habite les grands ouvrages.


Extraits :

  • Cette voix se déplace en même temps que nous. Elle s'est manifestée depuis des espaces lointains, mais aussi depuis une proximité insoupçonnée. Peut-être qu'elle résonne le long des boyaux qui percent la montagne, qu'elle les exploite comme la coulisse d'un trombone. J'ai la sensation de plus en plus vive que c'est à nous – à moi – qu'elle s'adresse. Peut-être qu'elle me suit, me cherche. Cependant, je ne sais pas comment lui répondre. Je ne connais pas son langage, je ne peux qu'essayer de le transposer, de le mettre en musique, sans saisir son sens profond. Mais le cri qu'elle a poussé il y a peu n'a pas besoin de traduction : un cri est un cri, il ne renvoie à rien d'autre qu'à lui-même.

  • Depuis la plaine, la route se dirige tout droit vers l’horizon, en direction de la chaîne de montagnes d’un gris uniforme. À mesure qu’on approche, on distingue des différences de tons dans ce profil lointain, des échancrures, des dépressions. On dirait que la route vise un endroit précis mais indiscernable dans le décor opaque des montagnes. Soudain, l’endroit en question se révèle être un passage incroyablement étroit entre deux versants ténébreux et impraticables. La route s’y faufile, franchit une cluse et continue dans une petite vallée à peine plus large, juste assez d’espace pour quelques prés, quelques champs, une poignée de masures éparses ; elle semble aller se cogner contre une autre cluse dont elle ressort par miracle deux tournants après ; nouveau tronçon plus large ; nouvel étrécissement, plus encaissé et plus hostile, occupé par une colline morainique incongrue abandonnée au milieu, qu’un tunnel perce sans remords, permettant de déboucher de l’autre côté. Suit une déviation sur le versant gauche, mal indiquée et subite, qui a dû faire jurer plus d’un touriste ; puis virages sur virages, à négocier patiemment, l’autoradio allumé et l’estomac en alerte. La vallée où je ferai ma recherche est là-haut, cachée à ceux qui circulent en bas, un repli profond et sauvage entre des parois encore plus escarpées que celles que nous avons longées jusque-là.

  • Comme toi, j’estime que les mystères, les vrais mystères, forts, persistants, se trouvent toujours en dessous, sous nos pieds. Ils nous tirent vers le bas par les chevilles, pas vers le haut par les cheveux. En hauteur, tout au plus, il rôde des rêves sentimentaux, des obsessions métaphysiques sans intérêt. Mais la véritable peur de tout homme, c’est que quelque chose l’attrape par les chevilles et l’attire sous terre, ou qu’une longue langue froide sorte du sol pour lui lécher la plante des pieds, ou que des myriades d’yeux sertis dans la terre le fixent d’en bas, l’épient quand il passe, et se contentent de baisser leurs paupières sombres quand il regarde ses pieds ou qu’il leur marche dessus.

  • Dès le premier matin passé ici avec mes parents, je fus frappée par les cris des bergers. J'étais au lit, je me souviens, et j'essayais de me réchauffer et de me tenir au sec enfouie sous plusieurs couvertures. De l'extérieur provenaient des sons étranges, lointains et pourtant nets, qui pénétraient sans difficulté par la fenêtre, comme émis par un haut-parleur : ils étaient à mi-chemin entre un cri et un chant, et modulés - me disais-je alors, repensant à des documentaires sur les milieux marins - comme les longs bramements dignes d'un opéra par lesquels les baleines communiquent d'un point à l'autre de l'océan. Ces voix, qui titillèrent ma curiosité, devaient continuer à me distraire du froid les matins suivants.

  • ils oscillent, mes pauvres Crottardais, entre le besoin de se cacher et la nécessité de sortir à découvert, de respirer l'air de dehors ; entre l'exigence de s'exprimer et le mutisme, entre un festin des sens, de tous les sens, y compris ceux que nous autres ne savons plus exercer, et la fermeture de tous les orifices dans le silence, dans l'obscurité complète, dans l'absence de contact ; entre un au-dessus qui s'éloigne et devient inatteignable, ou qui écrase et oppresse, et un au-dessous dans lequel s'enfoncer, enfin, et continuer de nourrir du ressentiment et des inquiétudes ; entre humain et non-humain ; entre vivant et non-vivant. Les oscillants, ai-je envie de les appeler. Et je finis par me sentir un peu oscillante moi aussi.

  • En m'éloignant, seule, j'entends la voix de Bernardetta sortir de l'ouverture du gouffre. Et j'ai l'impression que quelqu'un d'autre - une seconde voix, je ne sais où - s'unit à son chant, dans un contrepoint oscillant entre dissonances et quintes parallèles.

  • Il est des pensées que les mots ne savent pas traduire, qui sortiraient écorchées de notre bouche, et entreraient broyées dans les oreilles d’autrui.

  • Un autre hululement animal, plus court et nonchalant, que sur le moment je prends pour une réponse. Non, ce soit être l'oiseau de tout à l'heure. Je pointe ma torche sur la végétation, que je découvre blanche de givre, immobile, puis vers les énormes masses de mousse qui font ployer les branches des arbres.
    " Qui es-tu ? Comment t'appelles-tu ? "
    Et si c'était aussi un oiseau qui chantait tout à l'heure, quand j'étais au lit ? Un de ces oiseaux farouches et donc assez peu connus, chantres versatiles des ténèbres que l'on confond souvent avec d'autres bêtes, ou avec des hommes.

  • On se demande ce qui a poussé des hommes à s’installer ici, où le soleil vient si rarement que les enfants ne savent même pas le dessiner, ils tracent des lignes au hazard pour figurer les rayons, ils en font une sorte de pomme de terre, de gousse ou d’araignée selon leur humeur.


Biographie

Né en 1960 en Italie, Claudio Morandini est écrivain, auteur de pièces de théâtre et radiophoniques, de contes et de romans. Il est également enseignant en lettres modernes au lycée "Édouard Bérard" d'Aoste.
Reconnu comme l’un des écrivains les plus prometteurs d’Italie, il développe dans ses œuvres des genres et des thèmes variés : gothique, grotesque, policier, picaresque ou encore aventure.
Grâce à son livre "A Gran Giornate" (2012), il entre dans la sélection des célèbres librairies La Feltrinelli et fait partie des finalistes du prix littéraire "Paradiso degli orchi".
En 2013, il gagne la première édition du prix littéraire "Città di Tresbiacce", décerné par l’Institut Culturel de Calabre. En 2018, il publie son premier roman pour enfants, "Le maschere di Pocacosa". Il a obtenu avec "Le chien, la neige, un pied" ("Neve, cane, piede", 2015) le prestigieux Premio Procida-isola di Arturo-Elsa Morante 2016 et le Prix Lire en Poche de littérature traduite.Il est publié aux éditions toulousaines Anarchasis.
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