samedi 6 mai 2023

Colson Whitehead – Nickel Boys – Albin Michel - 2020

 

L'histoire

Le jeune Elwood, 17 ans, est un brillant élève qui est admis dans une université. Nous sommes en 1960, et les lois Jim Crow renforcent la ségrégation raciale. Ce jeune homme sérieux qui prend très à cœur les discours de Martin Luther King, part en stop pour rejoindre l'université. Mais le conducteur est un homme recherché par la police, et malgré ses justifications, parce qu'il est noir, est envoyé dans un centre d ' éducation, la Nickel Académie en Floride qui accueille aussi bien des jeunes délinquants blancs que noirs. Mais les 2 ethnies sont bien isolées dans des bâtiments séparés. Mais l'éducation se limite à des vagues cours pour maternelle, par contre le travail est obligatoire, dans les champs ou dans des ateliers. Et les sanctions sont des plus cruelles. Ainsi Elwood, naïf, tente de séparer 2 adolescents qui se bagarrent, tout le monde est punie dans la terrible « maison blanches » ou chacun reçoit 70 coups de fouets, ce qui va obliger Elwood à rester à l'infirmerie plus de 3 semaine, avec une soignante mal aimable, et de l'aspirine. Mais il y a plus terrible encore, un endroit qu'on appelle le mont aux morts, car les jeunes noirs qui y passent ne reviennent jamais.

Inspiré d'un histoire vraie, Colson Whitehead a reçut un deuxième prix pullitzer pour ce roman bouleversant.



Mon avis

Âmes sensibles s'abstenir ou pas. Vous voulez savoir comment cela se passait aux USA dans les années 1960 pour les populations noires ? Avec minutie et un ton sobre, presque journalistique, Colson Whitehead s'emploie à reconstituer l'univers effrayant de la Nickel Academy, présentée comme une école où l'on forme de bons citoyens américains. Il n'en est rien. La ségrégation bat son plein et les châtiments corporels sont de mises, jusqu'à la mort douloureuse, épouvantable pour des gamins qui n'ont pas commis de délits graves mais peut-être regardé une femme blanche, accusés à tort d'une entrave aux horribles loi dites Jim Crow.

C'est Turner, le meilleur ami d'Elwood qui raconte l'histoire, Turner devenu un vieil homme vivant chichement dans une banlieue de New-York.

Ce que nous raconte l'auteur est en fait inspiré d'une histoire vraie. En 2012, un chantier de promoteurs immobiliers met à jour le cimetière clandestin de la Dozier School for foys de Marianna ( Floride),fermée un an auparavant : plus de 80 corps de pensionnaires sont trouvés , une enquête diligentée, d'anciens élèves survivant témoignent des brutalités nocturnes dont ils ont été victimes dans la pièce surnommée la Maison-Blanche où tournait un ventilateur industriel étouffant les cris des suppliciés et éclaboussant de sang les murs. Le relais est alors pris par des associations et des archéologues pour identifier les corps, les rendre à leur famille ou du moins les enterrer dignement.

Si l'auteur change le nom et le lieu, c'est pour donner une force inouïe et violente dans ce livre coup de poing. Elwood, ce candide adolescent, bercé par les idéaux de paix, de santé fragile mais très intellectuel se retrouve piégé dans cet enfer sur terre. Elwood si empathique, élevé avec dignité par sa grand-mère est soutenu par son ami Turner, un jeune noir qui a déjà fait un séjour à la Nickel Academy et qui tente de le protéger le plus possible. Contre les autres élèves violents, surtout face à un jeune timoré, mais surtout des terribles surveillants qui font régner la terreur. Elwood pense qu'en étant effacé, en faisant ce qu'on lui dit, il pourra sortir et reprendre le cours de sa vie. Mais hélas il n'en sera pas ainsi. L'auteur nous parle du quotidien dans ce centre, des petites joies qu'on peut y trouver, et des abus de l'administration du centre. Les denrées alimentaires servant de nourriture aux noirs sont revendues sous le manteau à des commerçants peu scrupuleux, des notables de la ville font repeindre gratuitement leur maison par les jeunes qui n'en tirent aucun bénéfice, à part un verre de limonade. Les manuels scolaires qui ont appartenu au « campus » blanc sont recouverts d'inscriptions racistes. Bref tout ce qui relève de la ségrégation ordinaires dans ces années-là, écrit sans pathos, sans sentimentalisme non plus. Cela vous prend aux tripes, on se demande si on est dans un cauchemar qui n'en finira jamais. On se remémore les tueries et le Black Matter lives, qui continuent hélas d'alimenter l'actualité.

Ce roman absolument parfait dans son écriture économe, dans la richesse des émotions malgré un univers horrible est un vibrant hommage à ces enfants privés de destin et un témoignage essentiel, dans cette Amérique qui n'arrive pas à se débarrasser d'un passé/présent encore trop ancré.


Extraits 

  • Les pensionnaires étaient appelés élèves, et non détenus, pour les distinguer des criminels violents qui peuplaient les prisons. Ici, se dit Elwood, les criminels violents étaient du côté du personnel.

  • C'était Elwood : il valait autant que n'importe qui. À quatre cents kilomètres au sud d'Atlanta, à Tallahassee. Il voyait parfois des publicités pour Fun Town lorsqu'il se rendait chez ses cousins en Géorgie. Manèges spectaculaires et musique entraînante, enfants blancs tout sourire qui faisaient la queue pour les montagnes russes ou le mini-golf. Qui se harnachaient dans la Fusée atomique avant de s'envoler vers la Lune. À en croire la réclame, un bulletin de notes parfait, dûment tamponné par le professeur, donnait droit à une entrée gratuite. Elwood avait des A dans toutes les matières et conservait sa liasse de preuves pour le jour où Fun Town serait accessible à tous les enfants de Dieu, comme l'avait promis le révérend King. «J'ai de quoi y aller gratuitement pendant un mois, facile», disait-il à sa grand-mère, couché à plat ventre sur le tapis du salon, en suivant avec son pouce le contour d'une zone élimée.

  • C’était l’année 2014 et elle habitait à New York. Elle se rappelait mal combien la vie avait été difficile – les fontaines à eau réservées aux Noirs quand elle rendait visite à sa famille en Virginie, l’immense effort déployé par les Blancs pour les broyer –, et soudain tout lui revint, à la lumière de choses minuscules, comme héler en vain un taxi au coin d’une rue, des humiliations ordinaires qu’elle oubliait cinq minutes plus tard sous peine de devenir folle, et à la lumière aussi de choses flagrantes, la traversée en voiture d’un quartier délabré, anéanti par ce même effort gigantesque, ou un adolescent abattu par un policier, un de plus : ils nous traitent comme des sous-hommes dans notre propre pays. Ça ne change pas. Ça ne changera peut-être jamais.

  • La majorité des garçons qui connaissaient l'existence des anneaux dans les troncs sont morts aujourd'hui. Le fer, lui, est toujours là. Rouillé. Profond dans la pulpe des arbres. Il parle à qui veut l'écouter.

  • Fuir était une folie, ne pas fuir aussi. En regardant ce qui s'étendait à l'extérieur de l'école, en voyant ce monde libre et vivant, comment ne pas songer à courir vers la liberté ? À écrire soi-même son histoire, pour changer. S'interdire de penser à la fuite, ne serait-ce que pour un instant volatil, c'était assassiner sa propre humanité.

  • Les garçons auraient pu devenir tant de choses si cette école ne les avait pas anéantis. Tous ces génies gâchés. Naturellement, tous n'étaient pas des génies-Chickie Pete par exemple n'avait pas découvert la relativité restreinte-, mais ils avaient été privés du simple plaisir d'être ordinaires. Entravés et handicapés avant même le départ de la course, ils n'avaient jamais réussi à être normaux.

  • Le problème était que, même en filant droit, on n'était pas à l'abri des ennuis. Un autre élève pouvait repérer une faiblesse et commencer quelque chose, un surveillant pouvait prendre ombrage d'un sourire et décidait de vous l'effacer. Vous pouviez basculer dans un roncier de malchance semblable à celui qui vous avait expédié ici.

  • Le cimetière clandestin se trouvait dans la partie nord du campus de Nickel, sur un demi-hectare de mauvaises herbes entre l’ancienne grange et la déchetterie de l’école. Ce champ avait servi de pâture à l’époque où l’établissement exploitait une laiterie et en vendait las production dans la région – une des combines de l’État de Floride pour décharger les contribuables du fardeau que représentait l’entretien des garçons.

  • Il pensa au discours de Martin Luther King devant des lycéens de Washington, dans lequel il parlait des humiliations infligées par les lois de Jim Crow, qu'il était impératif de convertir en action. "Rien ne pourra autant enrichir votre esprit. Vous en retirerez un sentiment de noblesse rare qui ne peut germer que de l'amour et de l'altruisme envers votre prochain. Faites de l'humanité votre profession. Faites-en un élément central de votre vie.

  • Il y a dans ce monde de grandes forces, les lois Jim Crow notamment, qui visent à rabaisser les Noirs, et de plus petites forces, les autres personnes, par exemple, qui cherchent à vous rabaisser, et face à toutes ces choses, les grandes comme les petites, il faut garder la tête haute et ne jamais perdre de vue qui l’on est. Les pages de l’encyclopédie sont vierges. Des gens vous piègent et vous dupent avec le sourire, pendant que d’autres vous dépouillent de votre amour-propre. N’oubliez jamais qui vous êtes.

  • En sortant de Nickel ils avaient réussi à se bricoler une vie ou n'avaient jamais pu s'intégrer aux gens normaux.

  • Ils éclatèrent de rire car ils savaient que l'épicerie ne servait pas les clients noirs, et parfois le rire réussissait à faire tomber quelques briques du mur de la ségrégation, si haut et si large.

  • La peau des garçons blancs ne marquait pas comme celle des garçons noirs et c'est pourquoi ils appelaient l'endroit le Marchand de glaces, parce qu'on en sortait avec des hématomes de toutes les couleurs.

  • A Nickel, les élèves avaient de la glace à la vanille une fois par mois et leurs cris de joie, des couinements stupides de porcelets dans un enclos, donnaient envie à Turner de distribuer des beignes à la ronde.

  • Turner n'avait jamais rencontré personne comme Elwood. Solide était l'adjectif auquel il revenait sans cesse, malgré l'apparente douceur du garçon de Tallahassee, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession et qui pouvait se révéler agaçant avec son penchant moralisateur. Malgré aussi ses lunettes qu'on avait envie d'écraser sous son pied comme un papillon. Quand il parlait on croyait entendre un étudiant blanc, il lisait des livres même quand personne ne l'y obligeait et en extrayait de l'uranium pour sa bombe A personnelle. Malgré tout cela, il était solide.

  • Leurs pères leur avaient appris à mettre un esclave au pas, leur avaient transmis cet héritage de brutalité. Arrachez-le à sa famille., fouettez-le jusqu'à ce qu'il oublie tout sauf le fouet, enchaînez-le pour qu'il ne connaisse plus rien d'autre que les chaînes. Un séjour dans une cage à sueur en acier, avec le soleil qui brûle le cerveau, c'est excellent pour mater un mâle noir, de même qu'une cellule sans lumière, une chambre au milieu de l'obscurité, hors du temps.



Biographie

Né à New-York en 1969, Colson Whitehead, né Arch Colson Chipp Whitehead, est un romancier. Il fait ses études à la Trinity School de New York, puis obtient son diplôme au Harvard College en 1991.
Il devient alors chroniqueur au "The Village Voice", où il écrit sur la télévision et la musique. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont "The New York Times".
"L'Intuitionniste" ("The Intuitionist", 1999), son premier roman, est finaliste pour Hemingway Foundation/PEN Award. "Zone 1" ("Zone One", 2011) est sur la liste des best-sellers du New York Times.

Colson Whithehead a remporté le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017 avec son roman "Underground Railroad" ("The Underground Railroad", 2016), qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession.
Les droits audiovisuels du roman ont été acquis par le réalisateur Barry Jenkins. Il est adapté en série télévisée diffusée sur Amazon Prime Video en 2021.
En 2020, Colson Whitehead remporte une nouvelle fois le prix Pulitzer de la fiction pour "Nickel Boys".
Auteur de nombreux ouvrages de non-fiction, il a enseigné dans plusieurs universités et a été écrivain en résidence au Vassar College. vit avec sa femme et ses enfants à Brooklyn.

En savoir plus ici : https://nathbiblio.blogspot.com/2023/02/colson-whithead-harlem-shuffle-albin.html


Sur le roman

vidéos

Presse

Dans l'univers du roman

Sur les lois Jim Crow


Sur Dozier School

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.