jeudi 4 mai 2023

DAVID VANN – L'obscure clarté de l'air – Poche Totem – 2017

 

L'histoire

David Vann réinvente l'histoire de Médée, cette femme faiseuse de rois ou de morts dans la partie de sa vie qui va de la course d'Argos contre le bateau de son père. Amoureuse de Jason, parti à la recherche de la Toison d'Or que détiendrait le père de la jeune femme, elle l'aidera dans sa quête et l'aiderait à devenir roi. Mais trompée et bafouée, elle empoisonne la jeune fille de Créon que Jason veut épouser et s'enfuit.


Mon avis

David Vann, qui a lu tous les classiques gréco-romains et qui a navigué sur un navire égyptien reconstitué par des archéologues. Contrairement à Euripide, il site l'histoire de Médée 3 500 ans av JC, autrement dit à la fin de l'ère de bronze, et à ce que les grecs anciens considèrent comme le début de la civilisation. De cette femme qui peut se montrer aussi douce que cruelle, magicienne sans peur, il en fait une héroïne universelle, une femme qui refuse les diktats établis d'un patriarcat. Médée se rêve en pharaonne, comme le fut Hatshepsout. Demi-déesse, elle voit un culte à Nout, la déesse égyptienne du ciel, mère d'Isis et Osiris, et à Hécate la déesse de la mort et de la magie, qui serait sa mère selon les différentes époques mythologiques.

Médée possède des pouvoirs de magicienne mais elle connaît aussi le pouvoir des plantes et des poisons qu'elle peut en tirer.

Jason est le chef des Argonautes, des guerriers grecs partis pour conquérir la Toison d'Or, la peau du bélier ailé mythologique et protecteur. Mais Jason ici n'est pas le héros magnifique que décriront les auteurs grecs anciens. Il apparaît comme un homme rustre, lâche, infidèle, ce qui engendrera la terrible vengeance de Médée qui sans doute cherchait son alter ego, un homme fort capable de conquérir le monde.

Van se concentre uniquement sur la vie de Médée lors de sa fuite à bord de l'Argos jusqu'à sa rupture avec lui et la fin tragique qui referme l'épisode de Jason. Médée finira par épouser le roi Égée (d'autres versions sont proposées par les anciens textes).

Ici Médée est avant tout la femme révolutionnaire, celle qui a compris qu'une nouvelle ère commence. Insoumise, cruelle, elle déteste le pouvoir de ces rois mis en place par hérédité, que le peuple vénère sans se poser de questions. Finalement si ce n'est pas écrit dans le roman, Médée anticipe déjà la société grecque future, « démocratie », mais où le rôle des femmes sera confiné au Gynécée, hormis les prêtresses. Il faudra attendre Rome pour que les femmes aient un statut mais toujours sous le signe du patriarcat.

N'en reste un roman à la fois sombre et lumineux, qui rend hommage à la Méditerranée fortes de couleurs et de vibrations.


Extraits :

  • Ils voguent encore, et Médée s’inquiète qu’ils n’atteignent jamais Iolcos. Elle comprend à présent que ces hommes n’ont aucune envie de retourner à leur vie d’antan. Ils préféreraient emprunter des rivières vers des contrées plus froides, trouver le bout du monde, faire demi-tour et visiter l’Egypte, puis longer son rivage désertique. Ils affirmeraient avoir découvert tous les pays et tous les peuples, ils rétréciraient le monde à l’extrême et se l’approprieraient. Ils rapporteraient des récits de géants abattus et de montagnes sculptées, des rivières et de ruisseaux, les contours de la terre elle-même rappelant les lieux qu’ils avaient arpentés. Niant tous ceux qui avaient été avant eux, le long passé sombre, et s’appropriant aussi l’origine de tout. La fin devenue le commencement. Ce périple instaurerait les limites du monde.

  • Née sans mère, elle a donc peut-être été forgée. Dans un autre métal, plus léger que le cuivre et plus liquide que l'étain, plus profondément fusionné et encore en fusion, un élément curieux qui jamais ne refroidit, un cœur brûlant et des veines qui dessinent des formes et des motifs à partir de rien, sculptée dans l'obscurité, avec une intention qui ne peut être que dans la nature du matériau lui-même, inséparable et impossible à localiser, non moins élémentaire. Née pour détruire les rois, née pour remodeler le monde, née pour horrifier et briser et recréer, née pour endurer et n'être jamais effacée.

  • Acaste se lève, un jeune homme frêle qui ne ressemble en rien à un roi, ses gestes silencieux comme pour compenser ceux de son père. Médée est une prêtresse, dit-il d’une voix faible. Prêtresse d’Hécate et de la déesse égyptienne Nout. Elle peut voler et se déplacer sous la mer. Sa voix peut provenir de toutes les directions et elle peut voir dans l’autre monde, et faire ployer le monde que nous connaissons. Elle est aidée d’un scorpion et d’une autre créature étrange que je ne saurais nommer, qui vient des profondeurs de la terre. Elle peut aussi faire naître le vent et lever les mers.

  • Hécate ! psalmodie-t-elle dans sa langue barbare. Hécate, la plus grande parmi les dieux, qu’il demeure ainsi séparé, qu’aucun morceau ne se scelle à moins que ses testicules déchiquetés ne deviennent ses yeux et qu’il n’arbore son squelette à l’extérieur, prisonnier de ses os. Sans bras ni jambes. Que sa gorge se recouvre de la toison du vieil animal et que sa bouche soit l’anus du bélier. Qu’il n’entende que le bruit de ses entrailles, ses oreilles enfoncées loin en profondeur. Et qu’il vive ainsi mille ans, qu’il grandisse lentement, qu’il s’emplisse de sang. Qu’il produise sans cesse du sang sans jamais pouvoir le relâcher.

  • Une terreur dans les yeux de tous car tous ont besoin d'être dominés. Il est impossible de vivre sans roi. Personne ne veut connaitre cet instant, le monde désordonné. Ils préféreraient placer une chèvre sur le trône plutôt que de le voir vide.

  • Ô toi la sombre, dit Médée à l'eau. Fais que tout ce qui lie puisse tomber enfin. Que tout ce qui est connu devienne confus. Que tout ce nous sommes meure. Fais que je devienne la plus haïe des femmes, et la plus authentique.

  • Qui a-t’il chez les hommes, qui les empêchent de regarder simplement un bateau passer? Pourquoi ce désir constant de tuer et de dominer? Même en elle, inassouvi, ce besoin de conquête. Elle les obligerait à se recroqueviller sur le sol devant elle, chaque homme, de chaque contrée.

  • C'est bien plus que l'amour qui l'a poussée à quitter la Colchide, elle s'en rend compte. Elle bâtirait son propre royaume. Ce qu'elle prenait pour de l'amour, une forme de folie, c'était aussi le frisson de sa liberté.

  • Quand on détient le pouvoir, on devient véritablement un dieu. Comme Hatshepsout et tous les pharaons avant elle. Massacrer son frère, détruire son père. Ce sont les actes d’un dieu, des actes qui inspirent la peur et qui forgent le mythe. Les dieux accomplissent ce qui ne peut être accompli. Et une femme peut aisément devenir un dieu puisqu’elle n’a rien le droit de faire. Elle peut devenir une source de terreur.

  • Ce qu'elle prenait pour de l'amour, une forme de folie, c'était aussi le frisson de sa liberté

  • Elle détruirait tout. Et elle se demande pourquoi il en est ainsi. La rage, mais d’autres éprouvent aussi de la rage. La différence chez elle, c’est que rien ne la retient. Elle accomplira ce qui est monstrueux, car le monstrueux n’est que l’absence de mensonge, le grand mensonge de ce que nous sommes les uns pour les autres, mari et femme, père et fille, frère et sœur, roi et sujet. En l’absence de mensonge, une liberté immense, n’importe quelle action possible.

  • Derrière eux, la silhouette des collines qui s’appesantissent, des collines qu’ils ne reverront jamais, chaque voyage l’éloignement constant de tout ce qui nous est familier, et c’est justement cela qui constitue la moitié du plaisir. La perspective de ce qui nous attend, mais aussi l’abandon de tout ce qui a été.

  • Les cimes des arbres dressées comme des flammes dans le vent, un rugissement proche de celui du feu. Une flamme invisible, qui ne dévore rien, simple indice de ce qui brûle dans un autre monde.


Biographie

Né en 1966 en Alaska, David Vann est un écrivain américain. Après avoir parcouru plus de 40 000 milles sur les océans, il travaille actuellement à la construction d’un catamaran avec lequel il s'apprête à effectuer un tour du monde à la voile en solitaire.
Les plus notables de ses écrits sont: "A Mile Down : The True Story of a Disastrous Career at Sea" (l'histoire du naufrage d'un bateau construit par l'auteur) et un recueil de nouvelles, "Legend of a Suicide" (inspiré par le suicide de son père).
Il publie également dans les magazines: The Atlantic Monthly, Esquire, Outside Magazine, Men's Journal et Writer's Digest. Certains de ses textes sont appréciés pour leur approche nouvelle de la masculinité.
"Sukkwan Island" est son premier roman traduit en français, pour lequel il reçoit le prix Médicis étranger en 2010, le prix des lecteurs de L'Express, le prix des Lecteurs de la Maison du Livre de Rodez et le prix du Marais en 2011. Porté par son succès français, David Vann est aujourd'hui traduit en dix-huit langues dans plus de soixante pays. Une adaptation cinématographique par une société de production française est en cours.
David Vann est également l'auteur de "Désolations", "Impurs", "Goat Mountain", "Dernier jour sur terre", "Aquarium", "L'obscure clarté de l'air", "Un poisson sur la lune". Il partage aujourd'hui son temps entre la Nouvelle-Zélande où il vit et l'Angleterre où il enseigne, tous les automnes, la littérature.
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