samedi 17 juin 2023

RON RASH – Par le vent pleuré – Seuil 2021

 

L'histoire

Été 1969, Silva, petit village à l’ombre des Appalaches en Caroline du Nord.

Tous les dimanches Bill 21 ans et son frère 16 ans vont pécher la truite dans un coin de la rivière isolé. Ils rencontrent une adolescente Ligeia, placée chez son oncle pour divers problèmes dont des addictions à la drogue. Peu farouche, elle couche avec les deux frères et accroche surtout avec Eugène, plus fragile, qui va voler des médicaments (opiacés, valium et autres) dans la pharmacie de son grand-père. Il lui apporte aussi de l'alcool, bières, vins, whisky. Puis un jour l'adolescente, déjà connue pour des fugues disparaît, ce qui n'étonne personne, la gamine était connue pour fugues, et delits mineurs.

Mais 40 ans plus tard, des ossements sont retrouvés lors d'un glissement de terrain. Il s'agit bien de Ligeia, et l'autopsie révèle qu'elle a été égorgée. Eugène se pose des questions.


Mon avis

Ron Rash connu pour ses romans et poèmes écrit sur sa Caroline du Nord, notamment dans les zones montagneuses où se terminent la chaîne des Appalaches. Un excellent roman, court et qui nous replonge dans les années du flower power aux USA.

A Silva, on écoute encore de la country et le mouvement hippie est inconnu. C'est ce que va apporter Ligeia, qui entraîne avec elle, le cadet de la famille Matney. Cette famille dysfonctionnelle est menée à la baguette par le grand-père, le seul médecin généraliste de la ville, homme respecté et craint qui mène la vie dure à ses deux petits fils, le père étant mort et la mère effacée. Il décide de tout, notamment de ses petits fils. Le brillant et raisonnable Bill sera chirurgien, et le cadet plus rêveur fera au mieux un bon enseignant, au pire un instituteur. Pour leur argent de poche, les deux frères si différents doivent nettoyer le cabinet de soin et n'ont que le dimanche, après la messe et le repas pour se distraire.

Dans le petit bras de rivière un peu isolé où ils aiment pêcher, il rencontrent la sensuelle Ligeia, qui vient de Floride. Elle amène un vent de fraîcheur et de liberté dans les existences bien chronométrées des deux garçons. Elle connaît les musiques qui sont à la mode, se vante d'avoir vécu dans une communauté hippie, et séduit surtout Eugène, totalement fascinée par cette « sirène «  si libre, aimant faire l'amour, mais exigeant toujours un peu plus de cadeaux. Si Bill qui est fiancé comprend que cette histoire ne peut pas durer et que cette fille cache plus de problèmes qu'un joli minois, Eugène lui satisfait tout ses caprices : de la bière ou du vin, on passe au whisky et parce qu'elle est supposée rester scolarisée à Sylva, elle retrouve des amis dealers et initie aussi le petit à fumer de l'herbe. Elle parle tout le temps de partir en Floride ou à San Franscico, et un jour, après un « incident » qui semble vite réglé elle disparaît.

En 40 ans, les choses ont bien changé à Silva. Bill a épousé sa fiancée et est devenu un brillant chirurgien reconnu comme l'un des meilleurs. Eugène qui se rêvait romancier est resté alcoolique. Après un accident où il a mis en danger les jours de sa propre fille, alors qu'il avait trop bu, sa femme le quitte et sa fille sauvée de justesse ne veut plus le voir. Il erre dans la maison familiale, continue à boire, ne fait rien de ses journées. Quand le chérif vient lui poser quelques questions sur Ligeia, il s'inquiète et pense que son frère n'est peut-être pas étranger au meurtre. Il veut savoir la vérité. Finalement Bill lui raconte ce qui s'est vraiment passé, ce qu'il a vu, et qui lui aussi le hante. On mesure alors tout l'amour qui lie l’aîné à son cadet, un amour dont Eugène, trop perturbé n'a pas conscience.

Pour cette histoire, Rash se serait inspiré d'un fait divers. Il raconte avec simplicité et poésie cette étrange histoire, celle qui inspire tous ses livres, celle de l'Amérique très rurale, et des destins brisés.



Extraits :

  • J’avais prévu de rédiger mon mémoire sur [Thomas] Wolfe. Ma directrice de maîtrise m’en a dissuadé. « Wolfe est quasiment oublié de nos jours », a-t-elle objecté, ce qui me semblait une raison de plus pour le faire, afin qu’il ne soit pas oublié, ou seulement, comme l’avait écrit Wolfe lui-même, « par le vent pleuré ». 

  • Nos salaires étaient équivalents à ceux que nous aurions touchés pour des emplois plus pénibles si nous avions bossé dans une équipe municipale d’entretien des espaces verts ou à la scierie locale. Que Grand-père nous ait engagés, Bill et moi, semblait une façon de réaffirmer ce qu’il avait déclaré à notre mère quand l’accident de chasse l’avait laissée veuve – qu’il prendrait soin d’elle et de nous deux. Grand-père était propriétaire de la maison où nous vivions, qu’il nous autorisait à habiter sans acquitter de loyer, toutes taxes et charges payées.

  • - Allez, Eugene, a-t-il repris avec un petit rire. Ne me dis pas que tu n'as jamais bu quelques bières en cachette. - Non, jamais. - Même pas une ? - Non. - Mais alors, qu'est-ce que tu fous toute la journée ? s'est-il enquis, incrédule. Tu ne peux pas passer ton temps à lire et à écrire ! Tu ne joues pas au base-ball, tu ne sors pas avec des filles, et tu ne vas pas au ciné. Au moins, je me disais que tu devais picoler. A-t-on jamais vu un écrivain qui ne picole pas ?

  • Chaque printemps les fortes pluies arrivent, et la rivière monte, et son cours s'accélère, et la berge se désagrège toujours davantage, brunissant l'onde de son limon, mettant au jour une nouvelle couche de terre sombre.

  • Il y a certains choix que l'on fait et dont on a connaissance, pour toujours, jusqu'à son dernier soupir – il ne s'agit là, évidemment, que des mauvais choix.

  • Maintenant l'hiver est là. La terre autour de Panther Creek est enfouie sous trente centimètres de neige, la rivière vitrée par le gel. Il ne reste plus de feuilles pour donner une voix au vent.

  • Je me souviens de longues soirées d'été, heures de méditation et de contemplation, seul sur la plage, comme une chose échouée, quelque part entre Mingan et Longue-Pointe-de-Mingan. J'écoutais la tranquillité du monde, assis sur le sable fin.

  • Ma petite amie, voilà comment je pensais à elle. Parfois, devant la glace, je le disais tout haut, et quand j'écoutais la radio les chansons d'amour me laissaient penser que j'étais peut-être amoureux. "C'est gentil" disait-elle chaque fois, mais à part le collier elle n'a jamais rien porté de ce que je lui ai offert. Elle disait qu'elle cachait mes petits présents dans sa valise pour que son oncle et sa tante ne se demandent pas d'où ils venaient.

  • Á San Francisco, le Summer of Love, l’été de l’amour, a eu lieu en 1967, mais il a fallu deux ans pour qu’il atteigne le petit monde provincial des Appalaches. Sur l’autoroute en février, on a aperçu un hippie au volant d’un minibus bariolé, un évènement dument signalé dans le Sylva Herald. Sinon, la contre-culture était quelque chose qu’on ne voyait qu’à la télévision, tout aussi exotique qu’un pingouin ou un palmier nain.

  • Il n'y a pas de photo de mon grand-père sur la cheminée, et il n'y en a jamais eu - une des rares occasions données à ma mère de tenir sa présence à l'écart de notre existence .

  • Et donne-moi une fin heureuse, a ajouté Ligeia, dont le sourire s'est évanoui, parce que dans la vraie vie ça ne risque pas d'arriver.

  • Votre moitié vous croit meilleur que vous ne l'êtes, et pendant un moment, à vrai dire, vous partagez cette opinion. Mais un beau jour vous cessez d'y croire, et bientôt votre épouse aussi, c'est alors que vous lui rappellerez où elle vous a rencontré, et le verre de whiskey qui était posé entre vous sur le comptoir, et elle dira : "Oui, je t'ai rencontré dans un bar. J'ignorais simplement que ta vie se déroulerait comme si tu n'en étais jamais sorti."

  • Je me suis mis à genoux derrière elle. En nouant les cordons verts, j’ai pensé : Je sais maintenant de quoi parlent toutes ces chansons, ce dont elles parlent je l’ai fait. Ligeia s’était rallongée et elle a fermé les yeux. Je l’ai imitée, mais moi j’ai gardé les miens ouverts ; la bière et le sexe, la chaleur de l’après-midi et le murmure de la rivière avaient provoqué en moi un sentiment de satiété rêveuse. Je n’étais plus celui que j’avais été, et cette personne-là, ce garçon-là, je ne le serais plus jamais.

  • C'est là que les romans se trompent si souvent, se trompent sciemment, a-t-elle remarqué lorsqu'elle a rouvert les yeux. On fait certains choix et l'on s'éteint sans avoir jamais pu vérifier s'ils étaient bons ou mauvais.


Biographie

Né en 1943 en Caroline du Nord, Ron Rash est un écrivain, poète et nouvelliste, auteur de romans policiers. Il étudie à l'Université Gardner-Webb et à l'Université de Clemson, où il obtient respectivement un B.A. et un M.A. en littérature anglaise. Il devient ensuite professeur de littérature anglaise.
Il est titulaire de la chaire John Parris d’Appalachian Studies à la West Carolina University (WCU). Il enseigne l’écriture de nouvelles. Sa carrière d'écrivain s'amorce en 1994 avec la publication d'un premier recueil de nouvelles, puis d'un recueil de poésie en 1998.
Il a écrit des recueils de poèmes, des recueils de nouvelles, et des romans, dont un pour enfants, tous lauréats de plusieurs prix littéraires. Ron Rash vit actuellement à Asheville en Caroline du Nord. Il est particulièrement engagé dans la défense de l'environnement et la protection de l'eau, prend des positions et publie régulièrement des tribunes sur ces sujets.

 

Le Film Serena

Au lieu de vous mettre des liens, je vous propose ma critique du très beau film tiré du livre Serena de Ron Rash, mis en scène par Suzanne Bier avec Bradley Cooper et Jennifer Lawrence dans le rôle titre.

Georges Pemberton épouse sur un coup de tête la somptueuse et mystérieuse Serena rencontrée à Boston et l'emmène en Caroline du Nord, où il exploite du bois. Nous sommes en 1930, la Grande dépression frappe et la main d’œuvre bon marché afflue pour l’abatage des arbres. Serena s'y connaît aussi en exploitation forestière. Elle fait venir un vautour dressé pour chasser les serpents venimeux et sauve la vie à un des hommes de main de Georges qui lui témoignera une admiration et une soumission totales. Car on meurt beaucoup dans le travail difficile de l'abattage des arbres. De plus, pour limiter l'exploitation, le gouvernement veut instaurer une réserve naturelle et protégée. Pour maintenir ses intérêts, lors d'une partie de chasse Georges abat un représentant de l’état mais ne sera pas inquiété malgré les soupçons du shérif, ses hommes témoignant pour lui.

Serena, admirée et respectée perd l'enfant qu'elle portait et apprend qu'elle ne peut plus en avoir. Elle découvre que Georges a eu un fils illégitime avec une cuisinière de la petite communauté et cherche par tous les moyens à le faire supprimer, entrant de plus en plus dans la folie. Georges s'en rend compte et réussit à mettre à l'abri la femme et l'enfant.

Mais Georges est impliqué aussi dans une double comptabilité, et sait que la police va l'arrêter. Il remet ses livres comptables au shérif et lui promet de venir se rendre le lendemain. Le temps de réaliser son rêve : abattre un puma. Mais c'est le puma sauvage qui le tue. Comprenant qu'elle est ruinée, que son mari ne l'aime plus, Serena se donne la mort en mettant le feu à la maison.

Le film est hélas sorti au mauvais moment, de gros films étant à l'affiche. Mais je ne remettrais pas en cause l'interprétation sublime de J. Lawrence, qui s'empare de ce personnage, et laisse monter la folie qui la mènera à la catastrophe. Pour le film, Bier a fait reconstruire un vrai petit village en Caroline du Nord, avec sa voie ferrée, son église, ses forêts, et la maison des Pemberton tout au bout de main-street, grande mais sans tape à l’œil ostentatoire. Elle a décidé aussi d'y tourner les scènes d'intérieures. Sa palette de couleurs sourdes, des bruns, des gris, des verts passés contrastent avec l'élégance de Serena qui seule porte des couleurs chatoyantes et luxueuses, signe de richesse autorisé. Bradley Cooper qui peut rentrer dans plein de registres facilement et qui avait déjà tourné avec Lawrence dans Happiness Thérapy, se fond dans ce personnage finalement fade de petit seigneur local. Il marche avec un temps de retard par rapport à son ambitieuse femme, il ne sait pas la consoler de la perte de l'enfant tant désiré, sinon en lui offrant bijoux et robes. Les rôles secondaires sont aussi parfait et les décors grandioses. Dommage que ce drame ayant eu des problèmes de financement et n'ayant pu concourir aux Oscars ait été un peu oublié. C'est un vrai film d'autrice, sans temps mort et toujours en tension.


 

 

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