samedi 22 juillet 2023

BENJAMIN WHITMER – Les dynamiteurs – Gallmeister 2020 ou poche Totem.

 

L'histoire

Denver 1895. Celle qui fut la ville la plus prospère aux pieds des Rocheuses, grâce à l'exploitation des mines d'or n'est plus que l'ombre d'elle-même. Ceux qui n'ont pas pu partir ailleurs sont devenus des SDF, la maffia locale règne en maître tout comme la corruption. A 15 ans, Cora, jeune fille fluette mais à la détermination intacte recueille des enfants dans un lieu désaffecté nommé l'Usine. Lieu où vit également Sam, 11 ans, amoureux de Cora sans le lui dire. Les enfants se nourrissent de déchets, de vols, de mendicité et arrivent à maintenir leur territoire intact contre les violences des SDF. Mais voilà que Sam et Cora, après avoir soigné un homme défiguré et force de la nature se voit proposer un boulot par Cole, qui n'est autre que l'un des chefs de gangs maffieux les plus cruels de la région. Et Sam va alors entrevoir les ravages des luttes sans pitié entre gangs rivaux, police locale complice, jusqu'à ce que Denver soit reprise en main par des hommes non-corrompus et que les ligues de vertus fassent leurs œuvres.



Mon avis

Le dernier opus de Benjamin Whitmer vient de sortir en poche Totem et ce n'est pas de la lecture pour âmes sensibles. La violence est omniprésente, entre quelques moments de tendresse.

Commençons par la douceur donnée par Cora, cette enfant qui depuis des années déjà recueille les orphelins et leur offre un toit et de la nourriture. Cora a un cœur immense et elle mène à la baguette sa petite tribu. Chacun sauf les petits ont une mission, comme ramener à manger, mendier, voler, et protéger l'usine contre les attaques incessantes des SDF en face. Si le lieu est misérable il offre un toit et avec des couvertures, des cartons, les talents de couturières de Cora et son énergie permettent aux enfants de ne pas être livrés à eux-mêmes ou finir à la merci des gangs : prostitution, trafic de drogues, jeux clandestins. Elle est épaulée par Sam, trouvé dans la rue et qui est follement amoureux de Cora sans jamais lui dire et elle, si elle le devine, a du mal à lui interdire notamment de s'engager auprès de la pire bande de truands de la ville.

L'histoire commence avec l'arrivée sur le toit de l'usine qui permet un panorama à 360° de la ville d'un homme défiguré et muet, une force de la nature qui, en voulant écarter une bande de SDF a été blessé. Cora le soigne et les enfants qui au départ en ont peur deviennent ses protégés. Car souvent Goodnight, c'est son nom, vient dormir sur le toit. Bien que muet, Sam se rend compte que l'homme n'est pas un idiot et le suit jusqu'à se faire embaucher à l'Abattoir, le club de Cole qui gère les tables de faro clandestins, des bordels, le trafic de drogue. Cole vit dans une belle maison aux abords de la ville avec sa femme Betty, un amour tumultueux de deux alcooliques, mais Cole respecte ses filles et les protège avec son équipe de gros bras.

Mais Cole est gênant, pour les autorités qui sont bien impuissantes et les concurrents qui ont quelques agents de police à leur solde. Cole, homme irascible, refuse une proposition de fermer ses tables de jeu, en échange d'une protection par des policiers corrompus. Mais on ne dicte aucune loi à Cole. C'est alors un déchaînement de violences, où le moindre faux pas, la parole de trop vaut un coup de fusil où un écrabouillage en bonne forme par les molosses qui entourent Cole. Qui va jusqu'à lyncher en public le flic ripoux de la ville. Une vraie guerre s'organise. Sam assiste à tout cela, il est trop jeune pour manier les armes, pas assez costaud pour tabasser à mort les ennemis désignés. Son rôle est de surveiller Goodnight, dynamiteur de profession, qui ne se remet pas de la perte de sa fiancée, probablement dans une explosion ou une bagarre.

Cette vie à 100 à l'heure, ponctuée sans cesse de rebondissements souvent macabres, lui fait oublier Cora, laquelle a finalement rejoint le pasteur Tom, un homme qui lui aussi recueille les sans-abris, et aménage pour elle une aile dans son monastère pour les enfants, enfin bien nourris, habillés de linge propre, toilettés et en sécurité. Je vous laisse lire l'épilogue pour ne pas spoiler.

Whitmer connaît Denver comme sa poche et y a fait des recherches sur le passé trouble de la ville, il connaît son histoire par cœur et si il la romance dans le style brut et violent qui est le sien, c'est pour mieux souligner ces exclus, ces enfants dont personne ne veut, analphabètes, livrés à eux-même, à qui personne ne vient en aide. « Les crânes de nœuds » comme ils nomment les adultes, hormis le pasteur, ne font rien pour eux, pas plus qu'ils ne font pour les SDF. La svie américaine est déjà fracturée : d'un coté la bonne société qui vit dans des beaux quartiers, dont les femmes se font grandes dames des ligue de vertu (mais pas pour les plus crados et ceux qui ont vraiment besoin) et où les hommes se battent pour le pouvoir, tout en fréquentant les bordels chics de la ville. Alors Cora crée son univers avec rien, juste son grand cœur, et personnellement je trouve que le personnage n'est pas assez exploité. Sam lui est un jeune foufou qui fonce tête baissée dans les emmerdes, même si il s'en sort toujours, mais n'utilise pas sa finesse de pensée et le fait qu'il est le seul lettré de la bande d'enfants. Le monde sombre des voyous le fascine et il n'anticipe pas l'avenir et surtout finit par oublier totalement Cora, la seule qui pouvait lui apporter la paix. Il est aussi le narrateur de cette histoire cruelle, bestiale presque où la tendresse des duos formés par Sam/Cora, Sam/Goodnight, Cole/Goodnight, Cole/Sam sont noyés par la violence, la survie, la totale perte d'humanité face à un monde qui se défait (Denver sera reprise en main en 1902 par l'élection d'un maire non corrompu mais il faudra attendre les années 1970 et l'arrivée du pétrole pour que la ville redevienne une grande ville américaine, avec son université, et plusieurs institutions fédérales). Un roman qui se tient mais qui ne vous épargnera pas.



Extraits :

  • Vous ne pouvez jamais croire ce que les gens vous disent d’eux-mêmes. Je n’ai jamais rencontré une seule personne qui se connaisse un tant soit peu elle-même. Quand quelqu’un vous dit qu’il est honnête, ça ne vous renseigne pas du tout sur le fait qu’il soit honnête ou non, ça vous dit juste que ça lui plaît de penser qu’il est. Et c’est la seule chose que vous puissiez apprendre de ce que les gens vous disent. Ce qu’ils aimeraient être.

  • La vérité, c'est que je ne pense pas que la plupart des gens veuillent réellement l'amour. L'amour fait exploser votre vie en mille morceaux, et il les réarrange selon ses propres lignes. Et il est éphémère. Si vous le manquez, vous le manquez. Il a son temps à lui, et vous n'en êtes pas maître. Si vous ne le prenez pas dans votre filet quand la chance s'en présente, il disparaît. Et même si vous l'attrapez, il finira toujours par vous briser le cœur. Même quand il dure une vie entière, il finit par laisser l'un de vous deux seul dans un monde si vide que c'en n'est pas supportable.

  • Dans le centre-ville, des hommes en cravate se pressaient les uns contre les autres pour monter dans les trams en disant des trucs débiles comme "Je vous prie de m'excuser" ou "Comment allez-vous ?". Dans le centre-ville, des femmes à taille de guêpe marchaient à petits pas sur les trottoirs, coiffées de chapeaux à plume. J'aurais donné n'importe quoi pour voir tous ces gens-là se nourrir comme nous de poules sauvages et de cactus. Il n'y en avait pas un seul capable de tenir dix minutes sans vivre sur le dos de quelqu'un d'autre.

  • Il y a des débuts et il y a des fins. Mais si vous vivez assez longtemps, vous savez qu'il n'y a pas du tout de vrai début, que tout est seulement le début d'une fin.

  • Presque aucune lumière ne brûlait dans Denver, et la ville s'étendait comme une flaque de cendre étalée sur la plaine.

  • Les gens essaient toujours d'obtenir ce qu'il veulent , et font toujours les choix qui, pensent-ils, leur permettront d'y parvenir. Toujours. Vous pouvez savoir qui est quelqu'un en cherchant ce qu'il veut, et vous pouvez savoir ce qu'il veut en cherchant ce qu'il poursuit.

  • Tu sais ce que Jesse James faisait, quand il cambriolait une banque ? - Non. - Il demandait à toutes les personnes présentes dans la banque de montrer leurs mains. Tous ceux qui avaient les mains calleuses, il les laissait partir. Il ne dévalisait que les fils de putes aux mains douces. Les hommes qui ne travaillaient pas pour vivre.

  • Les lumières de Denver brillaient devant nous comme des soleils lointains. Toutes ces lumières, je me sentais toujours perdu quand je les regardais. Ça me mettait les nerfs en boule de savoir que chacune d'elles contenait le monde entier de quelqu'un. Des mondes dont je ne savais rien, dont je ne saurais jamais rien.

  • Vous avez déjà vu un homme adulte pleurer? - Pas depuis le jour où j'ai planté une fourchette dans le cou de mon père, dit Cole.

  • C'est une sensation qui ne m'a jamais quitté, que je continue à éprouver, et c'est toujours la nuit que je me sens le plus petit. Quand c'est une mauvaise nuit, je suis prêt à tout pour réussir à la passer. Je suis prêt à boire n'importe quoi, à prendre n'importe quoi. Tout ce qui est susceptible de m'anéantir. Je me suis brisé la tête à force de la frapper contre tout ce qui existe pour survivre à une mauvaise nuit.

  • Bon Dieu, je déteste quand il s’exprime par citations, dit Cole. Je peux pas faire confiance à un homme qui parle avec les mots d’un autre.

  • Parce que les riches vont leur tomber dessus comme une tonne de boulets de canon. Et pas pour avoir fait fermer leurs putes et leurs tables de jeu. Pour avoir fait valoir qu'ils devaient eux aussi obéir aux mêmes lois que nous autres.

  • Il était rare de croiser quelqu’un de plus de vingt ans qui n’ait pas perdu quelque chose. Le monde tordait les corps aussi salement qu’il tordait les esprits.

  • Pour le reste d’entre nous, en revanche, les Crânes de Nœud étaient zone interdite. C’étaient des Crânes de nœud précisément parce qu’ils avaient le crâne plein de nœuds. Ce n’était pas compliqué. Ils s’étaient fait embrouiller par tout ce qui les entourait. Par Denver, par leur propre vie. Ils avaient pourri de l’intérieur.

  • Nous restâmes des semaines dans cette cabane. Des mois peut-être. Je perdis le sens du temps. Au début, c’était une sorte de luxe, tout ce temps qu’on avait. Il y avait des livres, et plein de provisions, et pas une seule foutue personne au monde dont je doive m’occuper. Et au début, c’était parfait. Je lisais. J’étais tranquille. En fait, il est possible de vivre sans personne, si vous croyez le faire pour quelqu’un.
    Jusqu’à ce que vous vous rendiez compte que c’est parce que la personne en question se porte mieux sans vous. Ça, ça vous bouffe le cœur à petites becquées de moineau.

  • Il y a une forme de salut dans le fait de haïr la merde qui est à l’extérieur de vous plutôt que la merde qui est à l’intérieur de vous.

  • Les nuits s’étaient un peu réchauffées. Ça commençait à sentir l’été. The Line se vautrait dans l’opium, et nous marchions à cinq de front. Moi, Goodnight, Cole et deux autres gars parmi les plus rudes que Cole avait. Eat ‘Em Up Jake, ancien boxeur professionnel dont les traits se mouvaient avec la viscosité sirupeuse d’un homme qui se serait récemment pris un coup de sabot de mule en plein tête, et Magpie Ned, qui avait un visage comme une vieille lame usée et une tache permanente sur la joue, noire comme un cancer. L’un comme l’autre tuait des hommes comme les petits garçons tuent des fourmis. Tout le monde s’écartait de notre passage. Un chariot de prêcheurs s’était garé dans la rue pour répandre la bonne parole dans The Line ; lorsqu’ils nous virent, leur chant s’étouffa en plein milieu d’une note.

  • Vous commencez par un mauvais choix. Un petit. Vous ignorez peut-être même qu’il est mauvais au moment où vous le faites. Mais une fois que vous l’avez fait, il vous amène à un choix pire. Alors vous faites ce choix.

  • On est dans le journal, dit-il. T'as manqué ça. On a envoyé un gamin courir dans Union Station en criant "pickpocket", et tous les hommes présents ont tout de suite porté la main à la poche dans laquelle ils avaient mis leur portefeuille. Ensuite, sachant où ils gardaient leur argent, nos vrais pickpockets les ont tous détroussés. Je t'ai apporté ta part.

  • e croyais Cole parce que j’avais envie de le croire. Vous avez envie de croire qu’ils savent ce qu’ils font. Qu’ils ont un peu de maîtrise sur les choses. Cole et Goodnight paradaient dans le Monde des Crânes de Nœud comme s’ils l’avaient construit eux-mêmes. Comme s’il n’y avait pas un seul morceau de ce monde qu’ils ne pourraient pas s’approprier. Et vous avez envie de croire que c’est possible. Parce que ça voudrait dire qu’il existe un moyen pour grandir et entrer dans le Monde des Crânes de Nœud sans devenir un Crâne de Nœud soi-même. Mais il n’en existe pas.

  • Pour le papier, il y avait toujours des groupes de dames patronnesses qui distribuaient des bibles sur le trottoir. Elles ne se disaient jamais qu'on pouvait avoir besoin de nourriture, mais il y avait toujours des bibles. Alors je roulai une cigarette dans une page de l'Exode, je l'allumai, la donnai à Cora, puis en roulai une autre pour moi.

  • je n'arrivais à penser à rien d'autres qu'à retourner auprès d'elle. C'était toujours cette sensation qui remontait dans ma poitrine, l'envie de rentrer, l'envie d'être avec elle.
    Il ne se passait pas une minute sans que je brûle de la toucher, de la serrer contre moi, de la sentir, d'enfouir le visage dans le creux de son cou et de humer son odeur, comme une odeur de feu de forêt éteint depuis longtemps, plaquée par la pluie de la nuit précédente.

  • La corruption, la prostitution, l'opium, les bagarres, la guerre et le meurtre, tout ça avait du sens pour eux. Mais pas la dynamite. Ils n'y voyaient aucune logique. C'était impossible de trouver un quelconque sens à une bombe qui saute dans un café. C'était soudain, absurde et brutal. Ils s'en chiaient dessus de peur.

  • L’été, quand l’atmosphère était si chaude et si marécageuse en bas, on vivait sur le toit. Il y avait un cabanon que nous avions construit avec du bois de récupération, du papier goudronné, et des vieux bouts de tuyau de poêle que nous avions coupés en deux et aplatis à coups de semelle. À l’intérieur, on faisait notre feu sur une plaque de fer qu’on avait trouvé en bas, de sorte que nous pouvions cuisiner même quand il pleuvait ou qu’il y avait du vent.


Biographie

Né en 1972dans le Colorado, Benjamin Whitmer est un écrivain américain. Iia publié des récits dans divers magazines et anthologies avant que ne soit publié son premier roman, "Pike", en 2010. Traduit en français en 2012, ce texte a immédiatement séduit tous les amateurs du genre. En 2015, il sort "Cry father". En 2018, son roman "Évasion" ("Old Lonesome") paraît en France en avant-première mondiale. Il est lauréat du prix Libr'à Nous 2019. "Les dynamiteurs" ("The Dynamiters") est publié en 2020.
Ses romans, tous traduits par Jacques Mailhos, ont la particularité d'avoir été publiés en France mais pas aux États-Unis.
Il est également coauteur, avec le chanteur Charlie Louvin (1927-2011), de "Satan Is Real: The Ballad of the Louvin Brothers" (2012).Son roman "Pike" est en cours d'adaptation cinématographique d'après un scénario de François Médéline.
Benjamin Whitmer vit avec ses deux enfants dans le Colorado.

- https://fr.wikipedia.org/wiki/Benjamin_Whitmer

- http://benjaminwhitmer.com/



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