lundi 10 juillet 2023

TESS SHARPE – Mon territoire – Editons Sonatine - 2019

 

L'Histoire

Harley McKenna n'est pas la fille de n'importe qui. Elle est celle de Duke, un homme redoutable qui vit du trafic de la drogue (la meth) qu'il fabrique dans ses propres labos. Tout le conté est à sa botte, sauf la famille rivale les Spingfield qui ont tué sa mère sous ses yeux alors qu'elle n'avait que 8 ans. Maintenant adulte, elle doit gérer les affaires de son père. Mais à sa manière.



Mon avis

Une jeune héroïne de plus au catalogue des éditions américaines et pas n'importe laquelle. On ne rigole pas avec Harley, éduquée par son père à la dure. A 8 ans elle perd sa mère, une femme engagée dans la lutte féministe en créant un centre d'accueil « Les Ruby » qui vient en aide aux femmes maltraitées par les conjoints. Elle hérite donc des « rubinettes » qu'elle doit protéger avec sa fidèle comparse Mo, la gâchette facile.

A 11 ans elle sait tirer, démonter et remonter un fusil, et c'est la meilleure tireuse de la région, ce conté du Californie du Nord où son père, baron de la drogue, emploie pas mal de monde. Pour ses activités maffieuses notamment la production et le trafic de meth, une drogue puissance, mais aussi directeur de motels, cafés, et banquier qui prête à taux zéro, la région est pauvre et les banques ne font pas de crédit. Duke règne sur un empire qu'il est en train de léguer à sa fille, son héritière, sa chair, la prunelle de ses yeux. Duke ne connaît pas la pitié et a la gâchette facile, et une équipe d'hommes fiables pour faire disparaître des corps encombrants. Mais il a aussi un rival, Carl Springfield et ses fils, le frère de l'homme qui a tué sa femme. Si une paix est conclue depuis un moment, Harley sait qu'elle est la cible de cette famille de brutes épaisses.

Partagée entre deux identités, celle de sa mère, pacifique et trop vite disparue et celle de son père intransigeant quand il s'agit de business, elle va régler les choses à sa manière. Le père est mourant mais elle fait croire à tous qu'il est en virée au Mexique. Et elle met en place son plan très intelligent, sans un meurtre, mais qui va envoyer derrière les barreaux les traites et les méchants.

Entourée de l'amour parfois étouffant de Will, le fils de la meilleure amie de sa mère qui est métis, de Cooper et Wayne, fidèles lieutenants, de Mo, une indienne qui sait se servir d'un fusil, de ses deux meilleures amies, des gamines qui ont connu des violences, Harley même si elle prend des coups se relève toujours. Avec un but : débarrasser le conté de toute drogue, et surveiller aussi un groupe de suprématistes blancs qui a bien envie d'en découdre avec les amérindiens ou autres latinos, noirs, métis.

Le roman est structuré par chapitres sur son enfance et sur la situation actuelle façon western, met en relief les relations père-fille (ici faites d'amour et de haine) et surtout ce que l'on fait de son héritage. Harley choisit le bien, après avoir aussi fait le mal, non pas comme rédemption mais comme seul moyen d'assurer sa survie. Dans une nature semi-montagneuse, parfois inquiétante, Harley en connaît tous les recoins, tous les arbres où se réfugier, toutes les maisons abandonnées. C'est cela son territoire, une nature difficile, des gens peu instruits, des types qui tabassent leurs femmes ou leurs propres enfants, parce que c'est comme cela, ou qui les droguent tellement certains de leur puissance et leurs bons droits. Avec Harley et une poignée de filles, le territoire va changer. Un roman qui mêle l'action endiablée et un féminisme qui est de mise dans ce conté où les autorités sont défaillantes.

Très page turner, ce roman se lit tout seul, et mélange les émotions d'Harley qui finalement se demande qui elle est mais surtout quelle femme elle veut devenir.


Extraits :

  • J’ai huit ans la première fois que je vois papa tuer un homme. Je ne suis pas censée voir ça. Mais ces dernières semaines, depuis que maman est morte, chaque fois que tonton Jake s’absente, je suis complètement livrée à moi-même. Je passe beaucoup de temps dans les bois ; je me perche dans les abris de chasse au cerf pour jouer ou je grimpe aux arbres pour voir jusqu’à quelle hauteur je peux arriver sans l’aide de personne. Parfois je pleure, parce que maman me manque. Parfois je ne peux pas m’en empêcher. Mais je m’efforce de ne pas le faire en présence de papa.
    J’aime les bois. Ils sont à la fois très bruyant et très silencieux, la bande-son et la berceuse de ma vie, d’aussi loin que je me souvienne. Lorsque j’escalade les grands chênes, me hissant de toutes mes forces, lorsque je me cramponne, saute et me balance le long des branches et de l’écorce tel un écureuil, je suis forcée de faire attention, sans quoi je risquerais de glisser et de tomber. Quand je grimpe, je n’ai pas à penser à l’absence de maman. Ni à papa, qui ne sait plus que tempêter dans un nuage de whisky, nettoyant ses fusils en marmonnant des imprécations contre les Springfield en réclamant du sang.

  • note de l'auteure en fin de roman : « Les personnages néonazis représentés dans ce livre correspondent aux stéréotypes que l'on associe généralement aux suprémacistes blancs dans notre société : un homme sans éducation, pauvre, délinquant, dans un milieu rural. (...)il serait irresponsable de ne pas souligner que ce type d'individus ne représente qu'une facette de la peste suprématiste blanche profondément ouvertement et insidieusement enracinée dans notre pays et notre société. Il n'y a pas que les hommes blancs ruraux qui portent des tatouages de swastikas, qui adoptent ces croyances haineuses et les appliquent. Il peut s'agir d'un collègue. D'un voisin. D'un membre de votre famille.Du politicien pour lequel vous avez voté. Du fils des voisins, ce jeune garçon bien habillé qui tond votre pelouse. Cette haine ne se limite pas au Sud, ni aux régions rurales minées par la pauvreté de ce pays. Elle est partout, un poison cousu dans la matière même de ce pays ; sa fondation, son passé et son présent. Et il faut la combattre, la dénoncer et l'éradiquer partout, en particulier lorsque vous bénéficiez de la puissance conférée par le privilège blanc, comme moi. »

  • Elle vient de l'une de ces familles archi-fondamentalistes où les femmes ne sont guère plus que des pondeuses. Ils les éduquent à la maison, les marient jeunes, et s'arrangent pour qu'elles soient continuellement enceintes. […] Si un homme viole une fille, tout ce qu'il a à faire, c'est se repentir, et tout est arrangé aux yeux de l'idée qu'ils se font de Dieu… Les femmes représentent des tentations si terribles, après tout. Ils glissent l'affaire sous le tapis, rejettent la faute sur la femme, et puis ça recommence encore et encore et encore.

  • J'allume la lumière, une ampoule nue pendue au plafond, qui dispense une faible lueur dans la pièce. Chaque centimètre du mur est occupé par des rangées d'armes à feu dans des vitrines en acier protégées par des cadenas. Fusil de chasse, fusils de sniper, fusils d'assaut, armes de poing, mitrailleuses, pistolets, revolvers.
    Je connais chaque modèle, chaque marque. Je peux tous les démonter et les remonter avec un bandeau sur les yeux. Cet endroit était ma salle de classe, quand j'étais petite.

  • Je deviendrai un murmure inquiet dans la nuit. Une rumeur que seuls les courageux viennent chercher. Une silhouette floue, dans les bois, qui protège les siens, qui garde la terre.

  • Je ne lui inspirerai jamais ce genre de crainte, parce que je suis une femme. C'est une bénédiction et une malédiction. Mais c'est la raison principale pour laquelle je crois que mon plan va fonctionner. Ils me sous-estiment tous.

  • Seize ans, dans notre famille, c'est aussi important que dix-huit chez les gens qui respectent la loi. Ça veut dire que c'est fini, l'école. Ça veut dire que je suis adulte.Ça veut dire que le temps est venu pour moi de commencer à travailler pour papa.

  • La différence entre nous ? Ce qui a pesé sur lui pendant toute son enfance, c'est une rancune. Ce qui a pesé sur moi, c'est une mission.

  • Ça ne lui plaît pas que Will travaille dans les plantations. Elle pense que c'est trop dangereux, et elle a raison. L'herbe, c'est un truc d'hommes blancs, parce qu'ils ne se font pas choper aussi facilement. Alors que les flics n'ont pas besoin de prétexte pour aller chercher des crosses à un Indien - ils y vont, point.

  • Mo connaît chaque histoire, chaque détail, chaque ecchymose et chaque os brisé sur le corps de chaque femme qui a un jour habité là. Parfois, je crois que je comprends, mais là, il se passe quelque chose, comme aujourd'hui, et je réalise que je n'ai fait qu'effleurer la surface. Du mal dans ce monde. Du bien. De la force de chaque femme. Mon père m'a peut-être appris qui je dois être pour commander. Mais Mo est la femme qui m'apprend qui je dois être pour guider.

  • Quand mes doigts se sont refermés dessus, quand je l’ai levé et que j’ai visé la cible, tout le reste s’est effacé, si bien qu’il n’y avait plus que moi, l’arme, et le cercle rouge au loin, et c’était comme si je trouvais le premier vrai morceau de moi-même.

  • Je pense à maman, à ce dont je me souviens d’elle. Des éclairs de robes colorées et de santiags, des bijoux volumineux argent et turquoise, le discret parfum de lys qui flottait autour d’elle. Son amour de la forêt et les petits trésors qu’elle récoltait ici : une brindille tordue ressemblant à un point d’interrogation, une mousse en forme de cœur sur une pierre. Son sourire, sa manière de me prendre dans ses bras et de me soulever de terre. Avant je me demandais ce qui se serait passé si elle avait survécu. Mais plus je vieillis, plus c’est difficile. Ma vie est ce qu’elle est. Mon destin est écrit depuis le jour de sa mort. Et il est temps de le reprendre en main.

  • Nous restons assis là, côte à côte, sans être du même bord, et je me demande combien de temps il pourra tolérer ça. Combien de temps avant qu'il décide de me donner une nouvelle leçon. Combien de temps avant qu'il se rende compte que j'ai appris tout ce dont j'ai besoin. Combien de temps avant qu'il comprenne que l'élève a dépassé le maître.

  • Tu veux vraiment savoir comment j'ai fait ? Comment j'ai réussi à prendre le dessus sur ces hommes que personne n'avait jamais réussi à atteindre ? Comment je l'ai fait sans en tuer un seul, et sans les laisser porter la main sur moi ? " Elle fait oui de la tête. - "J'ai utilisé ma cervelle. J'ai attendu. J'ai écouté. Et j'ai appris. J'ai appris la leçon la plus importante : même l'homme qui t'aime, qui a consacré sa vie à t'élever pour faire de toi une femme puissante, cet homme te sous-estimera comme c'est pas permis, rien que parce que tu es une femme. Et l'homme qui te hait ? Qui a peur de toi au plus profond de lui, même s'il refusera toujours de l'admettre ? Cet homme fer encore plus d'efforts pour te rabaisser. Je n'aurais jamais pu remporter une guerre ouverte. Alors, je les ai fait marcher. Tous, jusqu'au dernier. "

  • Il y aura des nuits où je ne rentrerai pas à la maison à l’heure prévue. Des nuits où Will se demandera si je reviendrai vivante. Des nuits ou je pourrais pas tout lui raconter, où il m’aidera à nettoyer le sang.


Biographie

Tess Sharpe est une écrivaine, romancière et nouvelliste née en Californie.
Fille de deux rockeurs punk, elle est née dans une cabane au fond des bois et a grandi dans une campagne reculée de Californie. Après un stage au Festival Shakespeare de l'Oregon, elle suit des études de théâtre puis se reconvertit en cuisinière professionnelle.
Après un premier roman Young Adult, "Si loin de toi" ("Far From You", 2014), elle a participé à "Toil & Trouble : 15 Tales of Women & Witchcraft" (2018), une anthologie de récits féministes. En 2018, elle s’est lancée dans un préquel de Jurassic World, qui s’intitule "The Evolution of Claire" avant de publier son premier roman adulte, "Mon territoire" ("Barbed Wire Heart"), qui a reçu le Grand prix des lectrices de Elle, catégorie policier, en 2020.

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