L'histoire
Blandine Watkins est une jeune fille de 18 ans qui vit dans « le clapier » (dans une ville fictive dans l'Indiana), en compagnie de trois autres garçons qu'elle n’apprécie pas plus que cela. Il faut dire que Blandine, qui cherche désespérément sa place dans la vue s'intéresse au mysticisme, aux saintes catholiques. Elle cherche à combattre le consumérisme affolant qui est un danger selon elle ? Mais Blandine a surtout beaucoup de mal à engager des amitiés durables, soit elle parle trop et on pense qu'elle est un peu cinglée, soit elle se retranche dans un mutisme où « elle sort de son corps », mais ses visions ne sont pas joyeuses. Autour d'elles gravitent des personnages plus ou moins sympathiques. Et puis un jour, dans un mois de juillet trop chaud, c'est le drame.
Mon avis
Tess Gunty a presque 30 ans quand elle publie ce livre qui reçoit dans la foulée le National Book Award, un prix littéraire comparable à notre Goncourt.
Un livre où il ne se passe rien , mais qui analyse les conséquences sociales d'une petite cité d'une ville en total déclin suite à la fermeture de plusieurs usines. Reste alors une population désœuvrée qui est logée dans les anciens logements ouvriers et que les habitants surnomment le « clapier ». Des habitants qui attendent une rénovation qui ne vient jamais. Blandine et 3 garçons sont placés dans l'appartement C4, et d'emblée nous faisons connaissance avec le voisinage, peu sympathiques. Blandine est une jolie fille qui ne s'en rend pas compte. N'ayant guère de perspectives en terme d'emploi, elle plonge dans le mysticisme, et s’approprie les propos d'Hildegarde De Bingen, nonne et savante du 12ème siècle.
Ce roman n'a pas vraiment d'intrigues. C'est une suite de portraits de gens déclassés, sans avenir, parfois drôles, mais aussi violents, alcooliques ou déprimés. Au mysticisme de l’héroïne s'ajoute une part de fantastique, sans doute pour ajouter une touche originale.
L'autrice raconte le monde en collant à sa réalité – le capitalisme, l'amour, l'identité, les jeux de pouvoir et les traumas – tout en multipliant les pas de côté : Amérique à la géographie réinventée, goût pour la bizarrerie et l'insolite, confrontation avec ce qu'il y a de plus morbide dans l'être humain, incursions fantastiques et réalisme magique. . Blandine Watkins pourrait même être vue comme une version réactualisée de Joelle van Dyne alias PGOAT – pour « Prettiest Girl of All Time » – : Blandine est un trou noir qui capte tous les regards, dont tous les hommes tombent amoureux. Sauf qu'en 2022, ce n'est pas sa beauté qui est au centre de tout, mais son aura hypnotique : « Elle irradie une forme de puissance qu'il associe aux fantômes, aux extraterrestres, à la magie, aux miracles », dit un des personnages. Blandine est une sorcière aux invocations lumineuses.
Ancré
dans la tradition littéraire américaine d'exploration du
capitalisme et de ses conséquences, Ecoutez-moi jusquà la fin,
parle d'un point de bascule entre l'ère industrielle – industrie
automobile en tête – et celle des sociétés d'exploitation
immobilières, comme si après avoir assuré les déplacements des
personnes, il s'agissait de les sédentariser, en mettant sous le
tapis la pauvreté sur laquelle les nouveaux bâtiments de luxe
seront construits. L’écrivaine dénonce le capitalisme, et dans un
même mouvement celles et ceux qui en font un bouc émissaire au
malheur, à même de justifier leur aux échecs.
Plus
spécifiquement, Tess Gunty examine l'exploitation capitaliste –
l'exploitation du corps de la femme, traitée comme une marchandise ;
l'exploitation des animaux, tués par les colocataires de Blandine
pour lui prouver leur amour ; l'exploitation du ventre de Hope par le
bébé qu'elle attend –, en intriquant celle-ci au patriarcat.
L'histoire d'amour que vie Blandine avec James Yager, son professeur
de théâtre, convaincu d'être un homme bien, à l'éthique
irréprochable, est éloquente de ce qui se passe dans l'ère post
metoo : la nécessité pour les dominants de prendre conscience de
l'étendue de leur pouvoir.
Non content d'être un bouillon
d'idées et de personnages, ce drôle de roman alterne en plus les
styles et les formes : passages à la troisième et à la première
personne, extraits de textes, nécrologie autobiographique, ou encore
un chapitre incroyable composé des dessins de Todd. Toutefois, sa
structure pourra déplaire à certains, tout comme le manque à mon
avis de structure. Certes c'est original mais on a l'impression
d'avoir lu cela plusieurs fois, hormis les digressions mystiques.
Bref avis mitigé sur ce roman, trop long (539 pages). Je pense à Hermann Diaz qui a proposé sous forme de polar, la même analyse, avec plus de brio.
Extraits
Il se réveille avant l'aube dans un musée des objets magnifiques de sa femme et passe sa journée à errer de pièce en pièce d'un pas traînant. Les chats se font discrets. Il évite le Couloir de la Famille Zorn qui lui a toujours flanqué la trouille et qui lui cause à présent des spasmes oesophagiens. Il ne croit pas aux fantômes, mais il y a longtemps qu'il a accepté leur présence dans cette maison. Ils l'habillent de couvertures froides et humides. Ils foutent le bordel dans le réseau électrique, le réseau mobile et le wifi. Ils le traitent de petit péquenaud. Ils savent ce qu'il a fait. Il essaie de faire une flambée, tisonne et réarrange les bûches, utilise tout le papier journal qu'il y a dans la maison, mais le bois ne prend pas .
Elle trouve profondément dérangeant les effets ensorceleurs qu'un bien immobilier peut avoir sur son corps, et elle ne parvient pas à réconcilier ses idéologies bourgeonnantes sur la propriété privée. Qui a permis à cette fille de la protection de l'enfance de s'intéresser au mobilier artisanal ? D'apprécier comme une putain d'aristocrate les tapis faits à la main ? Pour qui se prend t-elle ? Tels sont les contours de ses pensées tandis qu'elle lit aux filles une comptine illustrée sur les ravages du capitalisme.Le papier peint de leur chambre la fait ressembler à une forêt. Des fées confectionnées en tissus, paillettes et cure-pipes nichent dans un enchevêtrement de lumières au plafond. Tiffany n'a même jamais rêvé d'une enfance si joliment paysagée tandis qu'elle grandissait dans le système, léguée de maison en maison comme un héritage maudit. Avec des cadenas aux réfrigérateurs.
Le problème, c’est que quand tu es une jeune femme, tu ne peux pas décider de sortir du système de production économique. Personne ne le peut, pas vraiment, mais un homme blanc comme toi est au moins en mesure de faire quelque chose qui ressemble à une telle sortie. Une femme ne peut même pas plus ou moins décider de sortir, peu importe ses efforts, parce que son corps contient des biens et des services, et que les gens essaieront forcément d’extraire ces biens et ses services avec ou sans sa permission. Comment pourrais-tu comprendre ? On commence enfin à parler de comportements sexuels abusifs, et c’est déjà ça. À l’évidence, il y a un peu de justice horizontale qui se fait actuellement, et ce n’est pas vraiment idéal, mais c’est quand même quelque chose. –Justice horizontale ? –Je veux dire que si on ne peut pas abattre le machisme américain en la personne de son commandant-en-chef alors peut-être qu’on peut abattre le producteur, le PDG, les présentateurs de JT, les acteurs, et ainsi de suite. On s’en sentira bien, ça fera un peu de bien, mais au bout du compte, note sécurité, nucléaire et démocratique est déterminée par un concours international pour savoir qui a la plus grosse, et quand tu as vécu dans des foyers d’accueil, tu ne… Peu importe.
À tous égards, Beth est un être humain extraordinaire et une partenaire très compréhensive/patiente/positive. Elle sent la lavande et m’envoie des articles scientifiques intéressants par SMS à l’heure du déjeuner. Ou, du moins, m’en envoyait, avant que tout parte en couille. Alors j’ai eu envie de faire quelque chose de gentil pour son quarantième anniversaire.
J’ai invité quelques uns de ses amis du travail - elle travaille dans une petite association de défense de l’environnement - et comme je voulais qu’elle passe une excellente journée, j’ai invité Valentina, sa copine de Master. Beth est proche de Valentina, et protectrice à son égard, parce que Valentina aurait soi-disant subi une sorte de traumatisme d’enfance au sujet duquel Beth refuse de m’en dire plus. Je suis sceptique à propos de ce « traumatisme » c’est bien dans le genre de Valentina que de chercher à susciter la compassion à coup de mensonges.Il n’avait jamais entendu parler de Vacca Vale avant l’affront de la nécrologie, mais il aime bien visiter l’Amérique du milieu, il aime aller y enquêter puis livrer ses rapports aux deux côtes. Leurs églises et leurs sourires de supermarchés. Leur maïs en boîte, qui parcourt des milliers de kilomètres avant de revenir dans la région qui l’a produit. Leurs drapeaux américains dans leurs jardins, leurs monospaces et leurs écoles chrétiennes. Les routes, l’impossibilité de se déplacer à pied, les R qu’ils prononcent de façon à la fois rude et amicale. Leurs gentils pompistes. La foi, la colère, la géométrie. Tout n’est que grande route et Dieu. Moses ne comprend la politique contemporaine que lorsqu’il est dans le Midwest.
Certains responsables mettent en avant la thèse selon laquelle les intrus étaient des militants des droits animaux cherchant à protester contre le fait qu’il y ait du gibier au menu.
Avoir une nationalité, un amant, une famille, un collègue, un voisin… la mère voit bien que toutes ces attaches sont fondamentalement absurdes, étant donné qu’elles sont accidentelles – mais elles sont en même temps les tyrans de toute vie.
La plupart des femmes mystiques relatent des expériences semblables. Jésus leur apparaît, et… voyez, quoi… il les demande en mariage.
Soudain, ce fut un vendredi aux environs de quatre heures, deux semaines avant ma mort - mon heure la plus abhorrée de toutes. Une heure purgatoriale, ni après-midi, ni soir, trop tôt pour manger et trop tôt pour boire, une heure qui encourage ses otages à faire le bilan de leurs échecs, une heure qui représente votre vie entière sous les traits d'un parking à voitures. Je fixai mon téléphone.
Elle est en train de découvrir que la grossesse, l’accouchement et le rétablissement post-partum sont trois actes d’un film d’horreur que personne ne vous autorise à regarder avant que vous ne le viviez.
La plupart des gens sont beaux parce qu’ils ressemblent à la moyenne de tout le monde, mais Blandine est belle parce qu’elle a l’air bizarre. Asymétrique. Membres maigrichons. Elle a quelque chose d’extraterrestre. Une beauté qui devrait être laide mais qui ne l’est pas.
L’histoire de l’humanité est une histoire de blessures et d’usurpations répétées infligées par l’homme à la femme, dans le but direct d’établir sur elle une tyrannie absolue.
Par un soir de chaleur dans l'appartement C4, Blandine Watkins sort de son corps. Elle n'a que dix-huit ans, mais elle a passé l'essentiel de sa vie à souhaiter que cela se produise. C'est une douce souffrance, comme l'ont promis les mystiques.
Ils [les réseaux sociaux] sont conçus pour qu’on y devienne accro, pour se repaitre de nos angoisses et s’en servir pour nous faire rester. Ils exploitent la solitude de tout le monde et nous promettent de la communauté, de l’approbation, de l’amitié. Honnêtement, sur ce plan, les réseaux sociaux ressemblent beaucoup à l’Église de Scientologie.
Je ne suis peut-être pas opprimée, au sens strict, poursuit Blandine en mâchonnant son bonbon pour éviter que ses dents claquent. Mais dans cette situation, je suis indiscutablement le prolétariat et tu es évidemment la bourgeoisie, et le capitalisme empêche qu’il se passe quoi que ce soit entre nous, en dehors d’une transaction foireuse, fondée sur le présupposé selon lequel tu possèdes tout ce que je produis.
Sur un podium, le maire, Douglas Barrington, qui ressemblait exactement à tous les autres maires qu’Hope avait jamais vus : blancs, mâles, grands, en surpoids, cheveux gris, costume bleu, avec des airs de père. Quinquagénaire. On voyait qu’il mangeait beaucoup de viande rouge. Si c’était votre père, il serait là pour les grandes occasions, mais vous le verriez peu tout le reste du temps.
“L’important n’est pas de vivre longtemps mais de vivre bien.” Elsie Blitz a vécu à la fois longtemps et bien. Elle est la petite chérie de l’âge d’or de la télévision américaine et elle nous manquera terriblement.
Les scientifiques estiment que moins de quatre-vingts paresseux nains survivent encore sur cette île, à cause de la destruction illégale de la mangrove, du changement climatique et du braconnage.
Ce genre d’acte d’agression est une menace pour nous tous. Nous sommes là pour aider et protéger cette ville – pour favoriser les liens sociaux – et cet acte est, en quelque sorte, l’antithèse de tout ça.”
On ne peut pas renverser le système sans sortir de chez soi et croiser quelques regards. Aussi minime que soit votre empreinte carbone, vous ne pouvez tout simplement pas abandonner la nourriture, le confort et le sexe toute votre vie en vous autoproclamant éthiquement sacrificiel.
Biographie
Né(e) à : South
Bend, Indiana Tess Gunty est une romancière américaine.
Elle
est titulaire d'un BA d'Anglais de l'Université de Notre-Dame-du-Lac
à South Bend et d'un MFA en écriture créative de l'Université de
New York.
Son premier roman, "Écoutez-moi jusqu'à la
fin" ("The Rabbit Hutch", 2022) a été acclamé par
la critique et a remporté le National Book Award for Fiction
2022.
Elle est également la première lauréate du Waterstones
Debut Fiction Prize.
Tess Gunty vit à Los Angeles.
son
site : https://www.tessgunty.com/

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