L'histoire
La narratrice est une jeune avocate envoyée de Sao-Paulo dans la province de l'Acre, une région au nord-ouest du Brésil, à la frontière entre le Pérou et la Bolivie. Elle doit y recenser les violences faites aux femmes et les nombreux féminicides qui restent impunis ou peu punis, les Blancs, jugés comme la caste dominante ne se gênant pas pour violer, tuer, ou torturer des jeunes indigènes. Il peut aussi d'agir de maris violents, élevés dans le culte du mâle, souvent alcoolisés.
La région défrichée pour la culture du caoutchouc est aussi aux mains de cartels qui continuent (encouragés sous l'ère de Boslonaro) à défricher la forêt pour y faire de l'agriculture et de l'élevage.
Choquée par ces procès express, menacée par un petit ami qui a tout du pervers narcissique, la jeune femme va pourtant apprendre à aimer cette région dont la végétation luxuriante et qui est adoptées les tribus indigènes, notamment des femmes.
Mon avis
Voilà un grand livre et le dernier roman de Patricia Mélo qui est réputée pour être une auteure majeure de son temps.
Elle crée une héroïne, avocate à Sao Paulo, une femme courageuse qui est envoyée dans la région reculée de l'Acre. Elle doit y recenser les violences faites aux femmes et les nombreux féminicides. Elle même a été élevée par sa grand-mère, sa mère ayant été tuée par son père lorsqu’elle avait 4 ans et ce souvenir est totalement occulté de sa mémoire.
De plus son petit ami, qu'elle n'envisage pas comme compagnon de vie, lui retourne une gifle, puis la harcèle de mails où il s'excuse, puis menace, puis s'excuse, comportement typique du pervers narcissique. Mais pas seulement. Le machisme est de mise (le roman a été écrit sous la présidence de Bolsonaro), et le statut de la femme est remis en question. Celle-ci est une propriété, un objet bon à satisfaire les désirs de son mari (fiancé, concubin), d'élever les enfants et de tenir sa maison.
La société est également classée en castes : en haut les blancs, ceux qui détiennent l'argent et le pouvoir, puis les noirs, et tout à la fin les peuples premiers, les indigènes dont on aimerait bien se débarrasser puisqu'ils ont des terres intéressantes pour la culture.
Mais c'est sans compter sur la volonté tenace d'un groupe de femmes indigènes, de l'avocate des femmes et d'une journaliste. Ici les procès pour féminicides sont vite expédiés. Les jurés sont achetés par ceux qui ont commis des crimes horribles ou sont condamné à un peu de prison qui se transforme en sursis. Il y a toujours des circonstances atténuantes..
Ce roman est structuré en chapitre, avec en exergue, une liste non exhaustive des crimes et des femmes tuées. Certaines familles ne portent même pas plainte, sachant que la justice ne va pas les écouter, puis les séances avec des indigènes où elle s'initie à l'ayahuasca, décoction de plantes hallucinogènes, utilisée par les chamanes. De ses rêves éveillés, elle atteint un autre degré de conscience et renoue avec sa mère si absente. Mais elle porte en elle une rage contre ces hommes qui se croient tout permis, et rêve même de les tuer.
Avec ce livre, Patrica Mélo nous offre un grand roman, issus de témoignages. On sait qu'au Brésil et dans beaucoup de pays de l'Amérique latine, une femme est tuée tous les 6 heures.
Elle dénonce une justice corrompue, une culture machiste et patriarcale, dans un style fluide, mais sans concessions. Traversé heureusement par des moments d'humour et surtout l'amitié sororale de ces femmes en lutte. Et des moments de poésie dans la nature, en compagnie des femmes indigènes qui l'on adoptée.
Pourtant en 2006, le Brésil avait adopté la loi Maria da Penha contre les violences domestiques et familiales, considérée comme l'une des meilleurs au monde, mais elle reste impuissante, et n'est utile qu'à la femme blanche de la ville. Publié en 2019, le livre fait aussi référence à la politique génocidaire de Bolsonaro au pouvoir qui a causé de grands dégâts écologiques et humains en Amazonie, ajoutés à ceux déjà causés.
Une lecture universelle,
car on peut penser à d'autres féminicides (en Iran par exemple),
d'une clarté limpide et qui flotte un peu avec la magie des
traditions indigènes, que personne ne pourra jamais éradiquer. Le
roman pose aussi la question de la justice dans les états reculés,
et le combat d'une poignée de résistantes (dont certaines sont
assassinées comme la journaliste qui publie une photo où l'on voit
l'avocat de 3 jeunes ayant violé, torturé puis tué une jeune fille
de 14 ans) en train de discuter avec des jurés ce qui est totalement
interdit dans le droit brésiliens.
Extraits
Voilà la conclusion à laquelle je suis arrivée au cours de ma deuxième semaine au tribunal : nous, les femmes, nous tombons comme des mouches. Vous, les hommes, vous prenez une cuite et vous nous tuez. Vous voulez baiser et vous nous tuez. Vous êtes furax et vous nous tuez. Vous voulez vous amuser et vous nous tuez. Vous découvrez nos amants et vous nous tuez. Vous vous faites larguer et vous nous tuez. Vous vous trouvez une maîtresse et vous nous tuez. Vous vous sentez humiliés et vous nous tuez. Vous rentrez fatigués du travail et vous nous tuez.
Je l’ai vu. Dans la salle d’audience, Milton & Rondiney & Edson & Nildo & Ricardo & Ítalo & Rodrigo & Fares & Brayan, tous avaient dit la même chose. Problèmes sexuels. Problème avec la boisson. Adultère. Certains venaient au tribunal en compagnie de leurs psychiatres, invoquant l’aliénation mentale. Je ne me souviens de rien, prétendaient-ils. Ayez pitié de nous, argumentaient-ils : nous sommes épileptiques. Nous sommes bipolaires au degré maximal. Nous sommes schizophrènes. Mais la vérité, c’est que la plupart sont totalement normaux et sains d’esprit, de la même façon qu’ils sont totalement assassins. Enfants, misère, chômage, alcoolisme, rien de tout ça n’est le véritable problème. La raison est tout autre : ils tuent des femmes parce qu’ils aiment tuer des femmes. Comme on aime aller à la pêche ou jouer au football.
Au XXème siècle. Les types venaient ici, depuis le Nordeste, pour fuir la sécheresse, pour travailler dans les exploitations d'hévéas, et ils venaient seules. Sans femme. Ils tuaient les indigènes malavisés. Les femmes étaient un produit de luxe ici. Alors on les volait. À leur père, leur mari, leur village. Et on les vendait. On achetait une femme pour le prix de cinq cents kilos de caoutchouc. Quand j'ai su ça je me suis dit : putain, moi, putain, moi, avec mon caractère pas gentillet pour un sou, avec mon sang chaud, moi, qui vit de mon argent, qui ne courbe l'échine devant rien, moi, avec ma langue bien pendue, célibataire, sans enfants, avec mon cœur plein de haine à déverser, je vais maintenant travailler dans cet endroit où hier encore on chassait les femmes dans la forêt au lasso ? Où les femmes étaient vendues, commandées, volées ? Ça sent mauvais pour l'Acre, je me suis dit, m'a-t-elle raconté en lâchant un éclat de rire sonore, presque scandaleux J'aime bien être le cailloux dans la chaussure de ces gens-là.
Je vais devoir faire attention avec toi, avait-il répondu. Une femme intelligente, c’est la merde. Ce qu’il me disait en réalité, à ce moment-là, c’était qu’en général les femmes sont bêtes. Mais bien entendu, étant sous le charme et intoxiquée par mes propres hormones, je ne m’en étais pas rendu compte. Pire : j’avais inversé les signaux, transformé le négatif en positif.
Peut-être bien qu'un jour, dans le futur, je ne me souviendrais plus de l'odeur lourde, dense, de la terre réchauffée par le soleil après une pluie torentielle dans la sylve. Mais je n'oublierais jamais à quel point le concept de solidarité de ce peuple m'a surprise, un concept qui peut ne pas entrer dans la logique du envahit-tue-pille-vole-et-vend qui marque tout pays colonisé, mais qui, dans la pulsation de la vie de la forêt, dans le déploiment ininterrompu des cycles de naissance, de floraison, de décomposition et de retour à la poussière de la nature, se révèle structurel pour l'idée de survie humaine.
Le dentiste assassin s'était blessé le bras droit avec le couteau qui lui avait servi à tuer sa femme. Avant de se présenter à la justice avec son avocat hors de prix, son état s'était compliqué, et il avait perdu son bras. Le jury a trouvé que cela était déjà, en soi, une punition suffisante. Un dentiste sans bras droit est comme un chanteur sans voix. Un narrateur sans langue. Un joueur de foot sans pied. Le pauvre. Alors, le dentiste homicide est sorti du procès par la grande porte du tribunal, tout sourire, sa nouvelle petite amie accrochée à son bras bionique.
Tuer des femmes est la soupape de sécurité de la mono-haine des protomachos. Bien sûr que je parle d'une façon générale. Une partie des protomachos déverse sa fange sur les homosexuels, les immigrés, les transgenres, les noirs, les pauvres mais la majorité, la grande majorité, concentre toute sa haine sur les femmes.
Carla travaillait depuis près de quatre ans dans l'Acre, elle avait une compréhension de cette réalité qui m'échappait totalement. Ce qu'elle me disait là, c'était que nos institutions ne sont pas préparées pour s'occuper des peuples indigènes.
Takuna était une déesse solitaire qui vivait dans une grotte du soleil, à côté d’un pied de cuiatá, un arbre sacré dont les graines lui assuraient santé et beauté. Mais Takuna avait beau être forte et en forme, elle n’était pas heureuse. Elle ne pouvait pas jouer, ni parler, ni danser, parce qu’il n’y avait personne d’autre dans le trou du soleil. Alors Takuna a décliné peu à peu jusqu’à ce que le soleil ait une idée.
Une des tâches les plus importantes du nouvel ordre planétaire sera de s'occuper du traumatisme des animaux qui on souffert de la cruauté humaine. Tu n'imagines pas à quel point la faune est furax contre nous. Je ne parle pas seulement des boeufs, des vaches et des poules, qui vivent et meurent de la façon la plus cruelle qui soit. Les abeilles sont furieuses, et les baleines, punaise, t'imagines pas à quel point les baleines sont révoltées de devoir avaler des tonnes de sacs plastiques ;...presque toutes les espèces animales nous détestent profondément, parce que nous avons généré un massacre d'animaux sans pareil dans l'histoire du monde. En matière d'éradication, nous sommes plus puissants que les incendies, les inondations, les cyclones et les tremblements de terre. Rien n'égale le pouvoir humain quand il s'agit d'éradiquer la vie animale.
Des gens racontent que les gosses étaient jetés en l'air et rattrapés par le ventre, embrochés sur la pointe de la lance. Je n'en doute pas. Ces colonels des berges, dont les villes portent aujourd'hui leurs noms, sont tous des assassins..Ces gens là n'ont jamais respecté la démarcation des terres indigènes.
Nous avions brûlé tout ce qui leur appartenait : les vêtements ensanglantés. Les souvenirs. Les chaussures. Les ceintures. Les envies. Les chapeaux. Les portefeuilles. Les cheveux. Les idées. Les papiers. Pour qu'ils ne nous tirent pas vers la terre des morts. Ou qu'ils ne soient pas tentés de rester parmi nous, comme des ombres.
Mais je n'oublierai jamais à quel point le concept de solidarité de ce peuple m'a surprise, un concept qui peut ne pas entrer dans la logique du envahit-tue-pille-vole-et-vend qui marque tout pays colonisé, mais qui, dans la pulsation de la vie de la forêt, dans le déploiement ininterrompu des cycles de naissance, de floraison, de décomposition et de retour à la poussière de la nature, se révèle structurel pour l'idée de survie humaine.
Tout à coup, j’ai entendu résonner en moi la voix de Zapira, anô gueda iu ra rauê gueda, et je voyais les pieds nus des indigènes, sur la terre battue, des pieds enfilés dans des tennis, tongs, vieilles baskets, sandales de plastique, chaussures usées jusqu’à la corde, et mes pieds, tous marquant le rythme, terô, terô, terô, auê, les mains de Zapira tressant des lanières de babaçu, et le vent dans les cocotiers, et la Femme aux Pierres Vertes, la promenade dans la sylve, le courbaril géant de plus de trente mètres de hauteur, moi à côté de cet arbre colossal (je suis minuscule sur la photo prise par Marcos), et le symbole de la clé sur ma pierre verte, le bain dans le lac au clair de lune, les guerrières chevelues, mes pensées semblaient être des singes sauvages, sautant de branche en branche, des petites paillotes du village à ma table de travail, pleine d’assassins, de violeurs, d’agresseurs, d’abuseurs, des odeurs de la sylve à la gifle d’Amir sur mon visage, puis à la végétation poussant librement partout, et aux aras, tinamous, toucans, harpies féroces, hoccos, agamis, et au goût du cipó, mes pieds dans l’eau fraîche.
Rien de plus facile que d'apprendre à détester les femmes. Les professeurs ne manquent pas. Il y a le père. L’État. Le système judiciaire Le marché. La culture. La propagande. Mais ce qui l'enseigne le mieux, d'après Bia, ma collègue du cabinet, c'est la pornographie.
Biographie
Née à Rio de Janeiro ,
le 02/10/1962, Patrícia Melo est une écrivaine brésilienne,
auteure de romans policiers.
Elle a d’abord travaillé comme
scénariste pour la télévision. À partir de 1993, elle signe des
épisodes du feuilleton "A Banquira do povo" et de quelques
adaptations pour des téléfilms, notamment de "Élémentaire,
ma chère Sarah" ("O Xango de Baker Street") de Jô
Soares.
En 1994, elle se lance dans le roman policier avec "Acqua
Toffana". Depuis, elle explore l’univers violent des quartiers
pauvres dans "O Matador : le tueur" ("Ô Matador",
1995) puis dans "Enfer" ("Inferno", 2000), qui
raconte, de façon très réaliste, l'ascension et la chute d'un caïd
de la drogue dans une favela de Rio de Janeiro. Le roman est
récompensé par le prix Jabuti 2021, l'un des prix littéraires
brésiliens les plus prestigieux.
En 2010, elle signe "Le
voleur de cadavres" ("Ladrão de Cadáveres"), roman
noir qui se déroule dans la chaleur torride du Brésil. Un livre
fort qui interroge la mince frontière qui sépare le bien et le
mal.
Son roman, "Celles qu’on tue" ("Mulheres
empilhadas", 2019) nous embarque entre réalité et cauchemar,
dans une enquête où la violence prime sur la loi.
Patrícia
Melo a quitté São Paulo pour la Suisse, où elle vit avec son mari,
le chef d'orchestre John Neschling (1947), qu'elle a épousé en
2012.

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