samedi 22 juin 2024

Daniel FOHR – La vague qui vient – Editions Inculte - 2023

 

 

L'histoire

Le narrateur est un dessinateur de BD, sans succès et fauché. Il se réfugie dans sa maison sur l’île, en attendant un chauffagiste. Un peu déprimé, tout change quand Monsieur le Maire lui même lui propose de créer une fresque pour la salle des fêtes. Ce grand chantier comporte des contraintes : représenter tout ce que l'île a de beau. Du célèbre pirate Christophe Condent, qui a fini sa vie ici à une actrice célèbre lors de la nouvelle vague qui vit recluse dans une château. Chacun vu figurer sur la fresque, et sous son meilleur jour. Pour cela, notre dessinateur doit rencontrer les insulaires, et comprendre les ressorts de cette île.



Mon avis

Hilarant ce dernier livre de Daniel Forh, qui crée un anti-héros sur mesure, venu habiter la petite maison en mauvais état qu'il avait acheté des années auparavant. Cette Île (fictive) située quelque part dans l'océan Indien vit au rythme des saisons. Une côte ensoleillée et estivale d'un coté, une cote venteuse digne de la Bretagne de l'autre et 3 catégories d'habitants : les natifs, les secondaires (ceux qui ont une maison de vacances alors qu'ils viennent du continent, et les touristes qui font les beaux jours des commerçants, qui partent aussi vite qu'ils sont venus. Le maire, un brin imbu de sa petite personne, commande à notre dessinateur une fresque immense pour recouvrir la salle des fêtes, et surtout pour faire une promotion de l'île dans ce qu'elle a de merveilleux. Un ancien pirate y aurait laissé un trésor, que nul n'a jamais trouvé Une ex-actrice de la nouvelle vague y vit, recluse dans son château, juste aidée par son homme de main et que personne ne voit jamais, et tout un petit monde haut en couleur, parfaits clichés de ces braves gens, qui espèrent tous qu'ils seront magnifiés sur la fresque. Mais derrière ce monde convenu, se cachent aussi des secrets. Des histoires et aussi l'histoire de l'Art. Notre dessinateur n'est pas un Michel-Ange, mais il a envie de s'inspirer du « Jardin des délices » de Jérôme Bosch, triptyque foisonnant de détails. Pour ce qui est de Bosch on repassera mais la fresque dévoilée montrera un personnage central inattendu.

Drôle, facile à lire, il nous montre la singularité des insulaires, tous assez loufoques, et finalement coincés dans l'entres-soi, alors que l’Île est ouverte sur la mer. Hilarant. Un lecture qui fait du bien mieux qu'un anti-dépresseur !


Extraits

  • C’était une fin novembre habituelle dans l’hémisphère nord, si tant est qu’il existe encore des habitudes en la matière. Un grand vide occupait la place du ciel, une pluie horizontale rayait toutes choses. Les corps-morts dansaient sur l’eau noire et j’attendais par une nuit d’automne le traversier, en compagnie de cinq ombres, sous la lumière des deux réverbères de l’embarcadère. J’attendais, un gros sac de toile en bandoulière et une valise cabine à la main dont les roulettes usées se coinçaient à chaque tour de roues.
    Un clapot nerveux agitait l’océan comme un genou sous la table et une poussière de mer blanche volait sur la crête des vagues étêtées par le vent. La silhouette de l’Île se découpait le temps d’un éclair, noire sur le ciel blanc, tel un fantôme rétinien. Le traversier sortit de la nuit dans un gros bouillon phosphorescent. C’était une puissante vedette hollandaise en aluminium, blanche, avec un bastingage peint en rouge et, dans la cabine, quatre rangées de banquettes en plastique moulé bleues, réparties de chaque côté d’une travée qui menait à la poupe où le pont pouvait accueillir des marchandises, des bagages et des vélos par la passerelle arrière. L’été, un navire supplémentaire de taille supérieure assurait la liaison pour répondre à l’affluence touristique.

  • Ceci pour remettre en perspective le fait qu’un auteur de bandes dessinées n’est pas nécessairement quelqu’un qui n’a jamais rien su faire d’autre que de gribouiller dans les marges de ses cahiers, lieu commun qui lui colle à la peau et autorise ses lecteurs à lui taper dans le dos et à le tutoyer sous prétexte qu’ils ont l’habitude de le lire aux toilettes.
    L’échec du premier tome de La Galaxie des Mille Soleils, une saga ambitieuse, sans aucun texte, une grande œuvre purement visuelle planifiée en treize albums, m’avait plongé dans un état d’abattement profond. Trois ans de travail engloutis dans les profondeurs de l’économie du pilonnage du papier.
    L’ambition est le moteur de tout artiste, l’envie de croire qu’il est toujours possible de faire mieux, mieux que soi et mieux que les autres, d’accoucher de l’œuvre ultime et d’obtenir la reconnaissance légitime du plus grand nombre. Mais lorsque cette ambition se brise contre le mur d’une réalité contraire, elle se transforme en doute, en dépression, en suspicion, et l’idée que l’artiste se fait alors de son talent lui apparaît comme pure illusion.

  • Contrairement au rire dont sont capables le chimpanzé et même le rat dès lors qu'on les chatouille, le barbecue est le propre de l'homme. Aucun autre animal ne pratique ce rituel qui consiste à parler à quelqu'un en surveillant la cuisson de saucisse ou de côtelettes.

  • La plupart des gens croient qu'ils ne savent pas dessiner, alors qu'ils ne savent pas regarder. Les hanches sont toujours moins larges que le haut des cuisses, mais personne ne le remarque. Un regard non exercé ne voit pas la réalité, mais l'idée qu'il s'en fait. L'homme voit ce qu'il croit. Cette capacité à nier l'évidence permet d'expliquer aussi pas mal de faux pas depuis qu'il a appris à marcher.

  • Sur une image satellitaire, l’Île ressemblait à une pirogue renversée, séparée du continent par une langue de mer large de cinq kilomètres sept cent cinquante, soit deux milles nautiques, un chenal animé par un courant puissant, obligeant les voiliers qui remontaient au vent à tirer d’innombrables bords. Le fond entre l’Île et le continent était de quarante-deux mètres au plus profond et sablonneux, avec des remontées à dix mètres, conformation qui dessinait dans le chenal de larges bandes turquoise dont les images embouteillaient les réseaux sociaux. Il y faisait chaud dès le printemps jusqu’au milieu de l’automne et durant le court hiver, il pleuvait soit un peu, soit beaucoup, selon les jours, comme s’il y avait deux îles distinctes, l’une méridionale, baignée de lumière, d’air chaud, de senteurs de thym, d’eucalyptus et de pierres sèches, l’autre enveloppée de cette tristesse océanique à laquelle les gens dépressifs ou qui ont à cœur de rentabiliser leur résidence secondaire finissent par trouver un certain charme.

  • Les îles sont le refuge de de réalités parallèles et, comme dans Shutter Island, la vérité y jouit d'un droit d'asile au sens psychiatrique du terme.

  • C'est l'un des paradoxes des îles, la sensation d'indépendance y est plus forte qu'ailleurs quand la réalité de la dépendance y est souvent bien supérieure.

  • Le gant de laine et la théière chinoise en fonte sont le triomphe de l'inadéquation à leur environnement, deux pierres dans le jardin de Darwin.

  • Je marchais, pour sortir de cette apathie dépressive qui s'était emparée de moi au lendemain de la disparition de l'actrice et de l'achèvement de la fresque. La marche est le meilleur remède pour l'homme, disait Hippocrate à une époque où il s'agissait surtout de consoler ceux qui n'avaient pas les moyens de s'offrir un cheval. On dit aussi que la marche permet de réfléchir, mais les champions de marche à pied n'ont pas de choses tellement plus intéressantes à dire que les haltérophiles ou les lanceurs de javelot, voire moins.

  • Il est de rigueur de penser que les gens âgés sont plus sages et tolérants mais les guerres sont souvent déclenchées par des gens âgés à la recherche de quelque chose de stimulant qui les sorte de leur déprimant déclin et leur confirme qu'ils comptent encore pour quelque chose dans la marche du monde.

  • Désœuvrement et frustration sont les deux mamelles de la consommation.

  • C’est un étonnement constant de découvrir que des gens qui ne vous connaissent pas ont un avis sur qui vous devez fréquenter et avec quelles couleurs vous avez le droit de vous mélanger. Comme si la liberté des autres les renvoyait à l’enfermement de leur condition.

  • Je viens d’une lignée qui a produit des cavalcades d’aurochs sur les murs de grottes providentielles, sculpté les batailles de Trajan autour d’une colonne de marbre de Paros, peint les semailles de l’Égypte ancienne sur les parois de la tombe de Nakht et dessiné les trente-neuf feuillets en accordéon d’un codex maya conservé à Dresde. Mes prédécesseurs racontaient le monde en images quand l’écriture n’existait pas et que les écrivains étaient encore dans les arbres.

  • Sans réserves financières et sans perspectives d’en constituer, j’avais vendu mes quelques possessions et transformé mon appartement en temple du dépouillement, au point que j’avais finalement résolu d’en faire l’économie et décidé de m’installer sur l’Île pour une période un peu plus longue que les vacances qu’il m’arrivait d’y passer seul ou accompagné, même si un artiste ne prend jamais de vacances, comme en attestent les carnets de Léonard de Vinci où le mot n’apparaît pas.

  • J'avais préparé une allocution destinée à définir mon champ d'intervention et à rappeler les objectifs qui m'avaient été fixés, afin d'être sûr que tout le monde était sur la même ligne. Je résumai. J'étais là pour décorer la salle et « surprendre le visiteur par la représentation d'éléments caractéristiques de l'île ». Tout le monde fit oui, oui, en se regardant, comme pour s'assurer qu'il n'y avait pas de piège dans l'énoncé.


Biographie

Daniel Fohr, né en Algérie en 1956, est un écrivain français, enseignant, rédacteur, directeur de création. Après une enfance entre l’Algérie, le Vietnam, et la Corse, il passe un bac littéraire à Nantes, puis entreprend des études universitaires à Paris.
Titulaire d’un doctorat de lettres et civilisation hispano-américaines, il suit aussi les cours de Tzetan Todorov sur la question de "l’autre" à l’ENS de la rue d’Ulm.
En 1981, il part enseigner le français et l’espagnol au Venezuela à Maracaibo. De retour à Paris, en 1985, il devient concepteur-rédacteur pour l’agence TBWA. Il est à l'origine de nombreuses campagnes récompensées par des prix nationaux et internationaux.
En 2005, il est l'un des trois fondateurs et associés de l'agence M&C Saatchi GAD.
Écrivain, "Un mort par page" (Robert Laffont, 2007) est son premier roman. Daniel Fohr signe avec "La vague qui vient" (2023) son sixième roman. Il vit à Paris.

Son site : https://danielfohr.com/



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