lundi 1 juillet 2024

Tiffany TAVERNIER –En vérité Alice – Editions Sabine Wespieser - 2024

 

 

L'histoire

Alice, la trentaine vient d'emménager à Paris avec son petit-ami, un type qui devient de plus en plus oppressant. Alors qu'elle se sent rejetée de sa famille, Alice trouve un emploi auprès de l'association diocésaine de Paris. Elle, qui est athée, doit classer les documents multiples qui doivent être envoyés au Vatican pour décider si une personne peut-être canonisée. Épaulée par une équipe chaleureuse, Alice a bien du mal à comprendre les subtilités de l’Église. Et chez elle, cela empire. Elle doit arriver à reprendre sa vie en main, et évincer l'homme pervers qui la détruit.



Mon avis

Voilà un roman qui dépeint à merveille les ressorts d'un pervers narcissique de haut vol. Alice, trentenaire, arrive à Paris où elle ne connaît personne. Son compagnon y a trouvé un nouvel emploi, mais presse Alice d'en trouver un. La vie à Paris est chère. Alice qui n'est jamais allée au bout de ses études a du mal à trouver un emploi. Elle répond sans y croire à une annonce de l’Évêché, pour un poste où il suffit de classer tous les documents nécessaires pour permettre au Vatican de voir si une personne peut-être canonisée ou pas. Avec un jargon qu'elle ne connaît pas, elle qui n'est pas pratiquante et athée.

Centrée sur elle même, elle ne parle plus à sa mère ni à sa jeune sœur, qui réprouvent son union avec un drôle de type dont le prénom n'est jamais cité. Car elle y croit Alice, à ce grand amour, si merveilleux au début, avec cet homme qui dit avoir été battu et maltraité durant son enfance. Si loin de l'enfance d'Alice, née au Guatemala et qui adorait Ida, sa nounou, marcher pieds nus dans le sable et profiter d'une certaine liberté.

Mais très vite le comportement de son compagnon qui boit de plus en plus change. Il dénigre son travail, il lui envoie des mails tout le temps, l'accuse de le tromper. Puis il fond en excuses et redevient adorable. Jusqu'à la prochaine crise, et les crises deviennent de plus en plus violentes. Ayant déjà perdu 2 enfants, quand Alice se retrouve enceinte pour la troisième fois, elle croit que cela va ressouder cet amour. Elle n'a même pas le temps de lui annoncer la nouvelle, qu'une dispute éclate et le compagnon la frappe violemment. Elle perd son bébé. Et là commence le long processus du déclic, aidée par ses collègues de l’Évêché.

Le livre alterne l’histoire d'Alice, avec ses monologues intérieurs et la lecture de fiches de saints ou de saintes ou de personnes susceptibles de le devenir. Alice se prend de passion pour ces personnes extraordinaires. La fin nous plonge dans un univers cauchemardesque où les enfants partout dans le monde s'endorment sans se réveiller. Et si Alice avait un don, elle qui s'intéresse particulièrement à une Ida dont son association voudrait la voir reconnue comme sainte. Ida comme sa si gentille nourrice d'enfance.

Un roman totalement inattendu. D'une part par la personnalité d'Alice dont on a envie de dire « mais réveilles-toi », et puis sa relation avec une église catholique romaine chaleureuse, dépitée par les scandales des prêtres pédophiles. Ils n'essayent de pas convertir Alice, qui bien conseillée maîtrise de mieux en mieux son travail très codé, mais sont à ses côtés pour l'aider à prendre son envol.

Ce roman qui défend la cause des femmes et les féminicides pêche un peu par les atermoiements de l'héroïne qui pourrait bien être une sainte à sa façon. Combien de temps peut-on endurer les tortures psychiques puis physiques d'un homme malhonnête, violent, alcoolique ?

L'écriture est simple, et nous fait comprendre les différences (grâce aux recherches de l'autrice), le complexe procédé de canonisation très codifié, sans verser dans le prosélytisme. La fin, ouverte nous laisse juste un peu dubitatif, car on bascule soudain dans un univers dystopique.



Extraits

  • LEXIQUE
    SERVITEUR OÙ SERVANTE DE DIEU: fidèle catholique décédé(e), ayant fait preuve, tout au long de sa vie, d’une piété remarquable. (Première étape de la canonisation.)
    VÉNÉRABLE : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), dont l’héroïcité des vertus a été reconnue par l’Église. Aucun culte ne peut leur être rendu. (Deuxième étape de la canonisation.)
    BIENHEUREUX(SES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer, post mortem, au moins un miracle ou qui est mort(e) en martyre. Un culte local peut leur être rendu. (Troisième étape de la canonisation.)
    SAINTS(ES) : serviteur ou servante de Dieu, décédé(e), ayant fait montre, tout au long de sa vie, d’une piété exemplaire et auquel (à laquelle) on peut attribuer au moins deux miracles ou qui, ayant déjà un miracle à son actif, est mort(e) en martyre. Un culte public peut leur être rendu. (Quatrième et ultime étape de la canonisation.)

  • MONOLOGUE 1
    Qu’est ce qui m’a pris, aussi, de reculer dans la cuisine? Qui ne sait pas ça? Mouillés, les carreaux, ça glisse! Pourquoi n’avoir pas choisi le salon? Sur le tapis, jamais je ne serais tombée, mais non, il a fallu, une fois de plus, que je fasse le mauvais choix, et maintenant, cette médecin, à l’hôpital, en train de palper mon bras après six heures passées dans ce foutu couloir des urgences.
    « Alice Fogère, oui, vingt-neuf ans. En couple, depuis cinq ans. »
    Cette médecin, le flot ininterrompu de ses questions alors que je voudrais lui demander des nouvelles de la petite vieille arrivée en sang tout à l’heure, celle que le mec a poussée dans les escaliers du métro – pour rire à ce qu’il paraît ! –, de ses hurlements qui cognent encore dans ma tête, de ma faute, ça aussi, je veux dire, de m’être retrouvée là, dans ce couloir, au milieu de toute cette douleur. Le salon, juste sur ma droite pourtant, mais non, il a fallu que j’opte pour la cuisine et sur le carrelage tout juste lavé, paf, bien évidemment !
    « Aucun enfant, non. »
    Juste au moment où il a le plus besoin de moi. Cette attelle, à présent, que cette médecin me désigne en me parlant de luxation au coude et de trois semaines « au minimum » d’immobilisation. Je la regarde anéantie. Trois semaines ?! Mais qui va les faire, les cartons ? Parce qu’on part s’installer à Paris, nous. Voilà plus d’un mois que mon compagnon ne dort plus. Tout ça à cause de son boss, de ses collègues aussi… Cette médecin, sa voix très douce :
    « Vous dites que vous avez reculé, mais devant qui, devant quoi ? »
    N’est-elle pas là pour mon coude ? Pourquoi cette question alors, cette question lancinante à laquelle, à force, je n’ai plus envie de répondre, il m’aime si fort, nous nous aimons si fort.
    « Moins une, c’était la tête qui prenait, non ? Et là, qu’est-ce qui… »
    « Madame, je vous ai posé une question. »
    Mais comment parler de ce saccage en lui, ce saccage qui, par moments, le rend fou et qu’au lieu de fuir j’aurais dû embrasser.
    « Madame… »
    Ne devrait-elle pas plutôt courir au chevet de cette petite vieille ? Tout est si simple pourtant. Mais elle est comme eux tous. Même mes amis ont refusé de me comprendre, tous mes amis avec lesquels j’ai fini par rompre. À quoi bon fréquenter des gens méchants ? Et maintenant, elle, cette médecin, hochant la tête sans croire un traître mot de ce que je lui raconte, comme si une telle qualité d’union ne pouvait pas exister entre deux êtres, comme si elle tenait de l’impensable, jusqu’à ma mère, l’autre jour, persuadée qu’il finirait par me tuer. Il a raison là encore, elle est toxique, je vais devoir très vite me couper d’elle. Nous nous aimons si fort, pourquoi cet acharnement à démolir notre union, n’y a-t-il pas assez de désespoir dans le monde ? Pourquoi ai-je reculé aussi ? Et maintenant, mon coude qui a triplé de volume. Pour une fois que je pouvais me rendre utile. Qu’est-ce qu’il va dire pour les cartons ?

  • Dans sa minuscule cellule de bois, Martin voudrait ne plus bouger, rester jour après nuit, agenouillé dans cette union, sans plus manger ni boire, jusqu’à la fin. Partout ailleurs, le monde est si blessé. Pourquoi s’y frotter quand tout, ici, le comble de silence et de lumière ? Dieu. Se tenir là, debout, des jours entiers en prière, comme sur sa petite île de Gallinara. Souverainement seul. Parfaitement relié. Il tremble. Il rit. Des larmes d’amour ruissellent le long de ses joues et, à le voir si irradiant, on pourrait le croire fou. Il est si large de présence. Si vaste de sérénité. Il flotte à présent. Il flotte à l’intérieur de la minuscule cellule de bois qui, sous ses pieds, devient le ciel. Du fin fond de son être, Martin ne voudrait plus connaître que cela : ce seul à seul où, brisé, le cœur de l’homme s’élève jusqu’à l’ultime cercle. Mais Dieu a voulu que, par ruse, les hommes l’élèvent au rang d’évêque, lui qui, depuis sa prime enfance, ne rêve qu’à être un moinillon.

  • Dans leur maison, là-bas, il n’y avait qu’eux deux. Chaque jour, après son départ, elle partait marcher en forêt, puis elle faisait les courses et, jusqu’à son retour, elle bricolait et préparait le repas. Tout était concentré. Silencieux. Fluide. Au fil des mois, ses crises avaient diminué, il avait même repris du poids et arrêté l’alcool. Bien sûr, il y avait parfois encore des moments difficiles, particulièrement ces dernières semaines, à cause de l’arrivée de ce nouveau boss, mais, là encore, elle était parvenue à l’apaiser. Dans la casserole, le lait, soudain, déborde. D’un geste rapide, Alice éteint le feu. Avant, elle aimait la présence des gens, pourtant. Mais c’était du temps de Geoffrey. Elle est tellement plus heureuse aujourd’hui.

  • Même pas foutue de gagner ta vie.
    – Mais, c’est toi qui…
    – Merde, Alice, je ne te demande pas grand-chose, un simple merci, mais non, c’est trop pour toi. Comme si, avec ce nouveau job, je n’avais pas une pression maximale sur les épaules. »
    Alice sait qu’il a raison. Ce soir, pour la peine, elle lui concoctera son repas préféré. Quant à la suite, elle finira bien par trouver ses marques.

  • Sur le pont, ce soir, l'oiseau n'était pas là. Dommage. Alice aurait eu tant de choses à lui confier : Anne-So qu'elle n'a toujours pas osé appeler, Émilie dont le seul souvenir l'étreint, sa sœur, sa mère, Ida, ce prêtre, sa foi inébranlable... Tant de choses qu'elle aurait voulu partager, ce soir, avec le goéland. Elle se sent si stupide avec les êtres humains. Pourquoi a-t-elle autant de mal avec eux ? Parfois, elle voudrait être un oiseau. Mieux encore. Mettre au monde un oiseau. Elle en fait souvent de très beaux rêves. Debout, au milieu d'une plaine, elle berce un oisillon dans ses bras. Tout est alors si simple. Tous deux se regardent. Béats. Mais qui, dans ce monde, pour goûter ce royaume ?

  • « Vous y croyez, vous [à la vie après la mort] ? »
    Cette étincelle de surprise dans ses yeux.
    « Oui, bien sûr, pas vous, Alice?
    - Je ne sais pas, non... J'aimerais bien pourtant.
    - Ce genre de choses, vous savez, ça vient en aimant. »
    Elle lui adresse un regard étonné. Il lui sourit.
    « En aimant, oui, mais totalement. À la façon des saints, Alice. Difficile pour les petits bourgeois que nous sommes tous devenus. »
    Il soupire.
    « Dieu, c'est le risque maximal. »

  • Ce poids si lourd derrière sa tête. Au ralenti, elle lui fait signe que non. Trouver la force de se lever maintenant. Seulement, son corps s'effondre au milieu de cris qu'elle ne distingue pas, ceux des oiseaux peut-être, tant et tant de bébés tortues sur cette plage, quel âge pouvait-elle bien avoir, et Ida, sa nourrice, qui la serrait si fort, les poissons qui bondissaient, sa petite sœur qui n'existait pas encore, le feu, mais quel feu ? Tandis qu'à la surface il ne revient toujours pas, alors qu'à M., dans leur maison, à M. où sa sœur lui envoyait carte sur carte et où les deux enfants qu'elle portait... et que dans l'église là-bas, l'église où elle n'aurait jamais dû lire cette annonce et où eux tous priaient, mais qui, quel saint exactement et sur quelle plage tandis qu'Ida courait et qu'il n'existait pas, lui qui ne l'appelle plus et qu'elle réclame si fort, si fort...

  • La morale de ce récit, c'est que ce que Dieu veut, Il l'obtient, quitte à provoquer le pire des chaos pour l'obtenir.

  • Se peut-il qu'elle se soit trompé à ce point? Que jamais elle ne se sauve? Fuir oui ? Mais où ? Chez sa mère? Plutôt mourir. Non, rien ne tient. Il est sa terre d'accueil. Son seul encore possible triomphe. Rester alors? Mais jusqu'à quelle destruction ?


Biographie

Tiffany Tavernier est romancière, scénariste et assistante réalisatrice, née à Paris le 3 mai 1967. Elle est la fille de la scénariste Colo Tavernier et du réalisateur Bertrand Tavernier et la sœur du réalisateur et comédien Nils Tavernier. Sa mère la prénomme Tiffany à cause du film de Blake Edwards "Breakfast at Tiffany's". Enfant, elle apparaît dans les films de son père "L'Horloger de Saint-Paul" (1974) et "Des enfants gâtés" (1977).

À l'âge de 17 ans, elle part faire de l'humanitaire en Inde. Son premier roman, "Dans la nuit aussi le ciel" (1999), qui retrace son expérience dans les mouroirs de Calcutta, obtient le prix Gabrielle-d'Estrées 1999.
Longtemps assistante à la mise en scène, elle est scénariste pour des longs métrages et des documentaires destinés à la télévision et au cinéma. Parallèlement, elle poursuit une œuvre littéraire variée. Elle a écrit avec son mari Dominique Sampiero (1954), dont elle est aujourd'hui séparée, les scénarios de deux longs métrages réalisés par Bertrand Tavernier, "Ça commence aujourd'hui" (1999) et "Holy Lola" (2004) - dont elle a coécrit l'adaptation en roman en 2005.

En 2015, elle signe "Comme un miroir", où elle nous fait partager des bribes de son enfance. Publié en 2016, son livre "Isabelle Eberhardt : Une vie dans l’islam" est le fruit d’une rencontre heureuse entre l’auteure et le destin d’une femme fascinante.
Elle revient en 2018 avec "Roissy", le portrait d’une femme sans cesse en mouvement, sélectionné pour le Prix Femina 2018. Tiffany Tavernier vit aujourd'hui à Paris.

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