Ce printemps-là est pluvieux et humide dans la région de Mendolito en
Californie du Nord. Cela n'empêche pas Turtle, 14 ans de s'y aventurer
avec son fusil de chasse et son couteau. C'est son échappatoire à elle,
adolescente maigrichonne, mal habillée et surtout élevée par un père érudit et adepte du survivalisme qui considère sa propre fille comme sa
chose, la viole, l'élève à la dure, lui apprend le maniement des armes
et l'enferme dans son univers.
Aussi Turtle, mauvaise élève et
considérée comme une "paria" à l'école publique n'a aucune amie, elle
semble détester d'ailleurs toute compagnie féminine. La mère a disparu
dans des circonstances peu élucidées dans le roman et seul son père et
son grand père, affectueux mais alcoolique, sont ses seuls référents.
On dit que le printemps est la saison du renouveau et des amours. Par sa
connaissance de la nature si particulière de ce lieu, Turtle se résout à
sauver 2 adolescents et va ressentir pour l'un d'eux un sentiment
qu'elle découvre : tomber amoureuse du charismatique et amusant Jacob.
Elle entrevoit aussi qu'une autre vie est possible. Mais Martin veille
et n'a aucune envie de perdre "son amour absolu", cette fille qu'il a
idéalisée et qu'il croit aimer, tout en lui infligeant des violences
physiques. Entre le père et la fille c'est alors un combat sans retour
qui s'engage.
Avec ce best-seller, et son premier roman, Gabriel Talent (qui avait 30
ans lors de sa parution) nous dresse tout d'abord le portrait d'un
pervers narcissique de haut vol, et des relations avec sa victime qui
est déchirée entre l'amour qu'elle porte à son père, et la peur de
celui-ci qui se transforme en haine. Bien plus fort que n'importe quel
article ou livre à ce sujet, la violence et la résistance de Turtle (le
nom qu'elle s'est choisi) est aussi dérangeante que vraie. Turtle parle à
coups de jurons et d'insultes tout comme son père, elle aussi semble
dénouée d'empathie, ce qui ne la victimise pas et d'ailleurs il n'y a
pas de pathos dans ce livre.
Turtle est une combattante, une résistante
incroyable à la douleur. Juste une réalité que personne ne veut voir,
celle de la violence latente dans certains milieux, plutôt défavorisés.
L'école publique sent bien qu'il se passe quelque chose, Jacob aussi
mais personne ne vient en aide à la jeune fille. D'ailleurs si le livre
est écrit à la 3ème personne du singulier, on suit le point de vue de
Turtle, perdue dans ses réflexions, à l'identité mal définie. Son père
l'appelle affectueusement ou pas "Craquette" comme craquante et mignon
ou comme celle qui peut casser, et l'état civil lui a donné le nom
qu'elle déteste de Julia.
Autre thème important : celui de la nature sauvage, que l'auteur né à
Mendolito connait bien. Une nature qui peut être amie ou ennemie placée
sous le signe de l'eau : ici les pluies sont torrentielles, la mer vient
se fracasser sur les rochers créant ou engloutissant des îles, les
marécages sont légions. Et si l'eau est traditionnellement un élément
relié à la femme, la mère si absente, c'est bien cette eau boueuse et
déchainée qui sauvera Turtle à la fin de livre. Au départ l'auteur
voulaot écrire un livre écologique et la nature est un personnage entier
du roman, un nature que l'homme ne peut pas dompter et qui vit à son
rythme, obligeant à l"humilité comme le dit l'auteur.
Finalement en creux, My absolute darling est le portrait de l'Amérique
et de ses propres démons :
- l'importance des armes à feu qui vous rendent virils, et donne un
sentiment de puissance,
- le système éducatif qui, pour les démunis est inadapté, la mentalité
de winner qui dans la tête de Martin n'est pas que sa fille ait accès au
meilleur lycée mais puisse vivre en autonomie totale, alors que Jacob
et ses amis fortunés mais sympathiques vivent dans un luxe qui interroge
Turtle mais ne l'éblouit pas tant que cela
- les violences faites aux femmes, un sujet tabou aux USA avant la vague
me-too. Elevé par 2 femmes, le jeune Gabriel a noté le regard suggestif
ou les remarques déplacées faits à ses 2 mamans. Il a poussé cette
violence jusqu'aux limites du supportables, s'attaque au tabou de
l'inceste (un mot que Turtle ne comprend pas bien au début) comme un
écho à notre société perturbée, qui chaque jour ou presque recense les
violences faites aux femmes et qui détournede son sens premier le mot
Amour.
Mais ce livre ne serait rien sans les références distillées aux
philosophes Platon (que Tallent adore, parce que dit-il c'est simple à
comprendre) et aux Méditations de Marc Aurèle que lit Jacob. Avec cette
idée (finalement très américaine) :"rien de ce qui peut nous arriver
dans la vie ne peut nous empêcher d'être quelqu'un de bien".
Enfin une référence à Herman Melville avec Moby Dick. Martin serait un
capitaine Acab devoyé qui veut dompter sa fille.
L'écriture de Tallent est dense et intense, descriptive mais jamais
lassante.
En cela il tranche avec toute une génération d'auteurs
américains formé au minimalisme (économie des mots et mots justes), on
pense à Carson Mc Cullers, John Fante, Hemingway entre autres.
Gabriel Tallent naît en 1987 au Nouveau-Mexique et grandit à Mendocino,
en Californie du Nord. Il met huit ans à rédiger My Absolute Darling,
son premier roman, gagnant sa vie en accumulant les petits boulots. Il
manque plusieurs fois d'en abandonner l'écriture, mais sa mère Elizabeth
Tallent, écrivain elle aussi, le pousse à continuer.
Gabriel Tallent
vit aujourd’hui avec sa femme à Salt Lake City. Il continue de
s'échapper vers Mendolito pour se ressourcer dans cette nature sauvage
où il se sent en paix.
Extraits :
Martin : "Le moment viendra où ton âme devra être solide et pleine de
conviction, et quelle que soit ton envergure, ta rapidité, tu gagneras
seulement si tu sais te battre comme un putain d’ange tombé sur terre,
avec un cœur absolu et une putain de conviction totale, sans la moindre
hésitation, le moindre doute ni la moindre peur, aucune division qui
risque de monter une partie de toi-même contre l’autre. Au final, c’est
ce que la vie exige de toi. Pas d’avoir une maîtrise technique mais un
côté impitoyable, du courage et une singularité dans tes objectifs. Fais
attention."
Martin : "Je t'aime trop pour te laisser partir un jour, continue
Martin. Tu as commis une erreur. Tu as sans doute oublié qu'on avait
déjà essayé? (il sourit, se tait un instant puis fait un geste comme
acculé à une extrémité muette du langage).On a déjà essayé et on s'est
rendu compte qu'on était rien l'un sans l'autre. On ne peut pas
traverser cela à nouveau. C'est impossible, il faut que tu le
comprennes". Il fait encore un geste, des morceaux, des objets. C'est là
son erreur. De croire à un monde en dehors de lui.
Il fait un dernier
pas vers elle, tombe à genoux, passes les bras autrou d'elle, pose la
joue contre son bassin. Turtle lève les bras comme si elle se trouvait
dans l'eau froide jusqu'à la taille. Elle pense, Tues-le, tues-le
maintenant." (page 423)