vendredi 24 février 2023

CAMILA SOSA VILLADA – Les Vilaines – Métailié 2021

 

L'histoire

Dès l'âge de 13 ans, peut-être même avant, Cristian ne sent pas heureux dans son corps de garçon vivant très pauvrement dans une campagne reculée. En cachette de ses parents il se travestit en fille. Puis sous prétexte de faire des études supérieures, il rejoint Cordoba, où il peut vivre sa vie de trans. Une vie qui se résume à la prostitution, au mépris de tous. Mais la tante Encarna, mère protectrice de tous les transgenres femmes la prend sous son aile et devenue Camila, elle devient une des figures de ce milieu étrange, pauvre, soumise et insoumise. Un premier roman poignant.


Mon avis

Il y a des romans qui vous atteignent plus que d'autres, par leur sujet et par leur rédaction. Je rassure mes lecteurs je suis une femme très bien dans sa peau et je n'ai aucune envie d'en changer, mais je peux imaginer ce que l'on ressent quand on naît dans le mauvais corps et dans la mauvaise vie.

Ce roman détaille la vie de ses transgenres qui veulent être femmes avant tout et que la pauvreté contraint à se prostituer alors qu'elles rêvent d'un mari aimant, d'une petite maison. Sans concession nous entrons dans la vie nocturne de Cordoba. Camila Villara sait de quoi elle parle puisqu'elle a du se prostituer avant de pouvoir se réinsérer.

La particularité du roman est d'y inclure une dose de fantastique : la Tante Incarna qui s'est injectée de l'huile de moteur pour avoir des seins a 178 ans. Cent soixante dix huit ans qui retracent aussi l'histoire de l'Argentine, les périodes de guerre, la torture des juntes militaires. Il y a Maria La Muette, une trans timide qui se transforme petit à petit en oiseau, jusqu'à devenir un tout petit oiseau ou l'étrange Natali, qui les nuits de pleine lune, devient loup-garou en demandant à ses copines de l'attacher. Et surtout le geste fou d'Encarna, qui trouve un bébé dans un fossé et décide de le garder et de l'élever ce qui est formellement interdit par la loi. Cet enfant vit en osmose avec elle et la compagnie de ses femmes. Et que penser des ces « hommes sans têtes » des hommes gentils et protecteurs, dont on ignore l'origine mais qui sont considérés comme des vétérans de guerre et très respectés ? Et cette meute de chiennes sauvages qui protègent instinctivement les trans dans le Parc où elle sortent la nuit puis campent devant la maison d'Encarna pour la protéger ?

Nous assistons aussi à tous les déboires : les clients violents, les flics véreux qui ne pensent qu'à cogner durement, les amours impossibles, l'envie d'être une femme. Mais l'argent gagné est vite dépensé en maquillage, habits, payer la pension minable, et surtout les drogues et alcools nécessaires à supporter cette vie. Aucune de ses femmes ne peut – ni ne sait – qu'il existe des traitements hormonaux et des opérations très onéreuses, souvent pratiquée au Brésil voisin. Elles se font injecter de la silicone par Machi, la guérisseuse mystique qui semble jouir d'une aura particulière mais restent des individus mi-femme/mi homme sans jamais pouvoir accéder au Graal tant espéré : avoir leur corps de femme même si il restera stérile.

Le récit est structuré entre la vie personnelle de Camila, ses doutes, sa peur, son audace, sa rage intérieure et celles des autres membres de ce clan particulier, entre fêtes, peur du sida, décès des amies de cette vie qui n'en est pas une.

Méprisées par le reste de la société, rejetées par leurs familles, battues parfois à mort, traquées par la police ou les voisins, mais qu'on adore la nuit pour une expérience sexuelle et parfois régulière. Ces braves gens de la société condamnent le jour ce qu'ils font la nuit.

Ce premier roman, sans fioritures qui joue habilement du fantastique comme une chose admise, est bouleversant par son humanité profonde. Avec ses femmes inachevées on partage la colère, les rires, les peurs, les fêtes. La simplicité des mots, la dose d'onirisme, la fulgurante force de survie dans un univers noir en font de ce roman une lecture qui ne se laissera pas oublier.

Enfin mention spéciale pour cette jeune générations d'écrivaines argentines (Mariana Hernandez, Mercédès Soda, Maria Moreno, Selva Almana, Ariana Harwicz, Samanta Schweblin) qui remettent les femmes au centre des débats ou convoquent l'histoire tourmentée de ce pays métissé, divers comportant 16 ressortissants de pays comme l'Italie, l’Espagne, mais aussi la Chine, le Liban sans parler des 56% d'habitants qui sont amérindiens (16 tribus recensées).


Extraits :

  • Elle m'a montré son flanc gauche, d'où sortaient de minuscules plumes grises, comme on voit sur les poules cendrées.
    Elle pleurait et semblait inconsolable, et moi, la seule chose qui m'est venue à l'idée, ça a été de passer la main sur ses plumes, pensant qu'elle les avait collées avec de la glu. Mais non.
    Pour me prouver que les plumes sortaient bien de son corps, elle en a arraché une et l'a mise devant mes yeux : une larme de sang est apparue à l'endroit d'où elle l'avait enlevée. J'ai pensé qu'elle allait devenir une sainte; là devant moi, que tel était son destin.

  • J'ai passé beaucoup de nuits à prier et prier encore pour qu'au réveil la vie soit différente, pour que le lendemain soit un autre jour. Au début, je prie pour changer, pour être comme ils veulent que je sois. Mais à mesure que je plonge dans cette foi chaque jour plus intense, je commence à prier pour me réveiller, le lendemain, transformée en la femme que je veux être. Transformée en la femme que je sens à l'intérieur de moi, de manière tellement claire que je passe des heures à prier pour elle. Quand je tombe amoureuse de mes camarades d'école, je prie pour qu'ils me voient comme une petite fille. Quand je commence à m'épanouir, je prie pour que, durant la nuit, il me pousse des seins, pour que mes parents me pardonnent, pour qu'un vagin apparaisse entre mes jambes.Pourtant, non. Entre les jambes, j'ai un couteau.

  • Ce que la nature ne te donne pas, l’enfer te le prête.

  • Baisse la tête quand tu auras envie de disparaître, mais garde la tête haute le reste de l'année, ma chérie

  • Mais la vie ne pourrait pas fonctionner sans nous, là, expulsées de tout. L'économie s'effondrerait, l'existence sauvage dévorerait toutes les normes si les putes ne donnaient pas de l'amour charnel. Sans les prostituées, ce monde sombrerait dans la noirceur de l'univers.

  • Dehors, dans la cour, avec les larmes de nos robes que nous avons essorées, ajoutées à celles que nous continuions à verser pour lui, nous avons rempli une piscine en plastique et pris un long et paisible bain, en silence, entièrement nues, tandis que l'après-midi rougissait et que notre douleur le rendait plus rouge encore.

  • Chaque crasse subie est comme un mal de tête qui dure plusieurs jours. Une migraine puissante que rien ne peut apaiser. Les insultes, les moqueries à longueur de journée. Le manque d’amour, le manque de respect tout le temps. Les clients qui te roulent dans la farine, les arnaques, les mecs qui t’exploitent, la soumission, cette bêtise de nous croire des objets de désir, la solitude, le sida, les talons de chaussure qui cassent, les nouvelles des filles qui meurent, de celles qu’on assassine… Les coups, surtout les coups que nous inflige le monde, dans l’obscurité au moment où on s’y attend le moins. Les coups qui arrivaient immédiatement après la baise. Nous avions toutes connu ça. 

  • Qu’est-ce qu’ils savent des heures perdues à tenter de maîtriser l’art difficile de la transparence et de l’éblouissement. “Nous sommes comme un après-midi sans lunettes de soleil”, disait Tante Encarna. “Notre lumière aveugle, elle offusque ceux qui nous regardent et elle leur fait peur.

  • En attendant, nous étions des Indiennes maquillées pour aller à la guerre, des fauves prêtes à chasser, la nuit, ceux qui étaient assez imprudents pour s'aventurer dans la gueule du Parc. Et nous étions toujours fâchées, rudes, même pour la tendresse, imprévisibles, folles, rancunières, fielleuses. Et puis, il y avait cette envie perpétuelle de mettre le feu à tout : à nos parents, à nos amis comme à nos ennemis, aux maisons de la classe moyenne avec leur confort et leurs routines, aux jeunes de bonne famille qui avaient toujours la même tête, aux vieilles grenouilles de bénitier qui nous méprisaient tant, à nos masques qui coulaient, à notre propre rage peinte sur la peau, la rage contre ce monde qui ne voulait rien entendre, qui se payait sa bonne santé sur notre dos, et allait jusqu'à nous sucer la vie avec tout cet argent qu'ils avaient et que nous n'avions pas.

  • Nous ne connaissions à Tante Encarna qu'un seul amour : une romance longue et tranquille avec un homme sans tête. À l'époque, beaucoup de réfugiés avaient débarqué dans la ville, fuyant les guerres qu'on livrait alors en Afrique. Ils étaient arrivés dans notre pays avec le sable du désert encore collé à leurs chaussures et on disait à leur propos qu'ils avaient perdu la tête au combat. Les femmes en sont devenues folles car leur tendresse, leur sensualité et leur disposition au jeu étaient légendaires. Ils avaient connu beaucoup de pénuries durant la guerre, presque les mêmes que les trans dans la rue, ce qui avait fait d'eux à la fois des objets de désir et des héros de guerre. Les Hommes Sans Tête avaient suivi des cours accélérés d'espagnol pour pouvoir parler notre langue, c'est ainsi que désormais ils pensaient avec tout le corps et ne se souvenaient que de ce qu'ils avaient ressenti dans leur peau.

  • No las echo a la calle porque no quiero que mi hijo crea que su madre devuelve mierda cuando recibe mierda. Quiero que él aprenda a devolver flores aunque reciba mierda, quiero que sepa que de la mierda nacen flores. Por eso no las echo a la calle, porque comprendo el dolor de esta perra muerta, aquí entre nosotras, esta vagabunda a la que supimos considerar nuestra amiga. No será a través de su madre que este niño conozca las miserias del ser humano. Hay una perra muerta en mi patio. Era nuestra hermana. Todas somos de su misma cepa y todas vamos a morir algún día como ella. El funeral es al fondo; pasen.

  • La policía va a hacer rugir sus sirenas, va a usar sus armas contra las travestis, van a gritar los noticieros, van a prenderse fuego las redacciones, va a clamar la sociedad, siempre dispuesta al linchamiento. La infancia y las travestis son incompatibles. La imagen de una travesti con un niño en brazos es pecado para esa gentuza. Los idiotas dirán que es mejor ocultarlas de sus hijos, que no vean hasta qué punto puede degenerarse un ser humano. A pesar de saber todo eso, las travestis están ahí acompañando el dilirio de La Tía Encarna.
    Eso que sucede en esa casa es complicidad de huérfanas.



Biographie

Née en 1982 à La Farda (Argentine), Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle a fait pendant trois ans des études en communication sociale et pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas", 2019), en cours de traduction dans cinq langues, est son premier roman.
En savoir plus :


En savoir Plus :

Sur le roman

Dans l'univers du roman 

Sur Cordoba

Sur les transgenres en Argentine

Depuis 2021, l'Argentine a adopté une loi permettant aux transgenres d'avoir des emplois et en imposant des quotas aux entreprises. L'espérance de vie des transgenres est de 40 ans. Encore stigmatisées, leurs seules sources de revenus sont la prostitution soit 80% de la population trans. 70% des femmes transgenres se voient refuser un emploi et même un simple entretien d'embauche. Certains provinces, plus conservatrices, ont du mal a appliquer cette loi, obtenue après un combat des plusieurs années par les organisations LGBT locales.

Photos du quotidiens des transgenres : https://www.konbini.com/arts/quotien-transgenre-argentine/ et https://thenewpress.com/books/revealing-selves.

Immersion dans ce monde : https://www.sudouest.fr/premium/formats-longs/immersion-en-argentine-pays-precurseur-pour-les-transgenres-10815209.php

Photos : https://www.blind-magazine.com/fr/stories/transgenres-en-argentine-des-photos-pour-survivre/


Sur la transidentité

Il est encore très difficile aujourd'hui de changer de genre en France et de se faire accepter par la communauté. 70% pays criminalisent encore l'homosexualité. L'article de la Banque Mondiale ci-dessus fait un point très précis sur la situation et l'évolution des personnes LGBT.


Play List


mercredi 22 février 2023

COLSON WHITHEAD – Harlem Shuffle – Albin Michel - 2023

 

L'histoire

Ray Carney tient un magasin de meubles d'occasion à Harlem. Nous sommes en 1959 quand le roman commence. Fils d'un voyou célèbre, le jeune Ray a fait des études de commerce, a épousé une femme érudite et a deux beaux enfants. Mais sous sa jolie boutique, il fait de la revente illégale d'objets volés par le truand, il paye ses « cotisations » de protection à la police corrompue et à la pègre locale. Si il participe à un casse un peu foireux, il a une idée de vengeance suite à un affront, il arrive toujours à s'en sortir. Dans un Harlem qui change, gagné par la gentrification.


Mon avis

Le dernier roman de Colson Whitehead est surtout le portrait d'Harlem, dans les années 60, le quartier noir par excellence, avec ses zones bien limitées. Son héros Carney, spécialiste dans les meubles d'occasion et les beau meubles, semble mener une existence tranquille. Bon merci, bon papa, cela ne l'empêche pas de vriller un peu sur les marges de la légalité.

Le roman est divisé en 3 parties qui pourraient faire des romans autonomes. Dans la première partie, Carney, entraîné par son cousin, une petite fripouille qui vit de petits boulots pour la pègre locale participe à un casse foireux, mais qui lui permet d'obtenir un peu d'argent pour moderniser sa boutique. Dans la seconde partie, Carney met au point une vengeance bien préméditée contre un avocat noir de la « haute société de Harlem », celle qui vit en lisière de Manhattan et de Broadway, mais qui est un escroc prétentieux. Dans la dernière partie, il s'agit de sauver son infernal cousin Freddie, qui s'est encore retrouvé dans un mauvais coup.

Mais le héros du livre c'est Harlem. Ou plutôt les Harlem, car d'une rue à l'autre c'est très différent. Il y a le magnifique hôtel Thérésa qui accueille les plus grandes stars noires de la chanson ou du cinéma, et fréquenté par toute une caste qui a bien réussi dans les affaires, ou a fait des études. Et puis il y a le Harlem des autres, les commerçants, les petites gens qui vont travailler ailleurs, un lieu où sévit la petite pègre locale, plus tournée vers les casses et la revente de marijuana.

Avec les émeutes raciales qui commencent à New-york en 1964, Harlem tremble mais à part des dégâts matériels, la colère se déporte sur les autres quartiers. Harlem se modifie aussi. Les vieux immeubles poussiéreux sont délaissés par les HLM flambants neufs de Brooklyn, les noirs riches veulent vivre dans des jolies petites maisons. Ces émeutes raciales n'intéressent nullement Carney, obnubilé par son ascension sociale. Pourtant l'auteur nous en parle, en relatant les faits du du 16 au 22 juillet déclenchées par la mort d'un ado afro-américain, Teen James Powell, abattu par un lieutenant de police blanc, Thomas Gilligan.

Harlem change, se gentrifie, une part du quartier est démolie pour construire ce qui deviendra le Word Trade Center, l'autre devient « respectables » avec des brownstones, ces petites maisons individuelles construites en briques. Le vieux Harlem avec ses tripots, ses voyous, les flics ripoux et les figures emblématiques du quartier.

Le tout est écrit dans un style pétillant, plein d'humour et de vie, et fait de nous, le lecteur un habitant de ce quartier emblématique de New-York. Vous apprendrez aussi ce qu'est le « dorveille » et autres petites recettes du cru.


Extraits :

  • Malgré la compagnie de ses beaux-parents, Carney aimait venir dans leur maison de Strivers’ Row, « l'Allée des Travailleurs ». Enfant, il admirait ces demeures de brique jaune et de pierre blanche immaculée parachutées en plein Harlem. Vus depuis la 8e Avenue, les trottoirs étaient toujours balayés, les caniveaux débouchés, et les ruelles séparant les maisons lui apparaissaient comme des territoires intrigants. Un pâté de maison qui avait son propre nom, ce n'était pas courant. Comment pourrait s’appeler son vieux bloc d'immeubles de la 127e Rue ? Crooked Way, « la Voie des Escrocs ». Le travailleur d'un côté, le voyou de l'autre. Les travailleurs tendaient vers une vie plus belle - qui existait peut-être, ou peut-être pas - quand les escrocs magouillaient pour détourner le système en place. D’un côté le monde tel qu'il aurait pu être, de l'autre le monde tel qu'il était. Mais Carney se montrait peut-être un peu trop radical. Nombre d'escrocs étaient de grands travailleurs, et nombre de travailleurs trichaient avec la loi

  • Trois semaines plus tard, on l’a retrouvé échoué dans le New Jersey, la gorge tranchée, pratiquement décapité.on aurait dit un distributeur Pez.

  • Jamais plus il n’avait levé la main sur quiconque. À ses yeux, la vie nous enseigne qu’on n’est pas obligé de reproduire ce qu’on nous a appris. On vient tous de quelque part, mais ce qui compte c’est la destination qu’on se choisit.

  • Quand vous voulez savoir ce qui se passe, demandez aux ivrognes du quartier. Ils voient tout et l’alcool conserve les informations, qui pourront toujours servir plus tard.  

  • Gamin, quand Carney sautait dans l’Hudson, il lui arrivait de boire la tasse. Cette eau dégueulasse, le Big Apple Diner vous la servait sous le nom de café.  

  • Cinq cents dollars. Dans la pègre comme ailleurs, les règles étaient les mêmes, et tout le monde voulait palper son enveloppe.

  • Des Noirs fiers et consciencieux des enjeux raciaux jusqu’à un certain point, suffisamment clairs de peau pour passer pour des Blancs, et un peu trop pressés de vous le rappeler

  • Carney repensa à ces nuits d’été, il y avait si longtemps, où la chaleur était telle que Freddie et lui dépliaient une couverture et s’allongeaient sur le toit de la 129e Rue. Le bitume noir recrachait les degrés accumulés dans la journée, mais il faisait quand même plus frais qu’à l’intérieur. Au-dessus, le bouillonnement immense et éternel du ciel nocturne. Les yeux accommodent. Un soir, Freddie lui confia qu’il se sentait tout petit sous les étoiles. Leur connaissance des constellations se limitait aux deux Ourses et à la Ceinture d’Orion, mais il n’est pas nécessaire de connaître le nom d’une chose pour savoir l’effet qu’elle produit sur vous, et Carney ne se sentait ni minuscule ni insignifiant sous les étoiles, il se sentait accepté. Les étoiles avaient leur place et lui avait la sienne.

  • Il suffisait à Carney de marcher cinq minutes dans n’importe quelle direction, et les maisons de ville immaculées d’une génération donnée devenaient les maisons de shoot de la suivante, des taudis racontaient en chœur le même abandon, et des commerces ressortaient saccagés et détruits de quelques nuits d’émeutes. Qu’est-ce qui avait mis le feu aux poudres, cette semaine ? Un policier blanc avait abattu un jeune Noir de trois balles dans le corps. Le savoir-faire américain dans toute sa splendeur : on crée des merveilles, on crée de l’injustice, on n’arrête jamais.

  • On vient tous de quelque part, mais ce qui compte c’est la destination qu’on se choisit.

Biographie

Né en 1969 à New-york,Colson Whitehead, né Arch Colson Chipp Whitehead, est un romancier. Il fait ses études à la Trinity School de New York, puis obtient son diplôme au Harvard College en 1991.
Il devient alors chroniqueur au "The Village Voice", où il écrit sur la télévision et la musique. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont "The New York Times".
"L'Intuitionniste" ("The Intuitionist", 1999), son premier roman, est finaliste pour Hemingway Foundation/PEN Award. "Zone 1" ("Zone One", 2011) est sur la liste des best-sellers du New York Times.
Colson Whithehead a remporté le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017 avec son roman "Underground Railroad" ("The Underground Railroad", 2016), qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession. Les droits audiovisuels du roman ont été acquis par le réalisateur Barry Jenkins. Il est adapté en série télévisée diffusée sur Amazon Prime Video en 2021.
En 2020, Colson Whitehead remporte une nouvelle fois le prix Pulitzer de la fiction pour "Nickel Boys".
Auteur de nombreux ouvrages de non-fiction, il a enseigné dans plusieurs universités et a été écrivain en résidence au Vassar College. Il vit avec sa femme et ses enfants à Brooklyn.
En savoir plus :


En savoir Plus :

Sur le roman

Dans l'univers du roman

Sur Harlem


Sur Harlem- années 60


Sur la gentrification et les personnages célèbres

Sur le jazz à Harlem


Images

et pour suivre le roman : carte de Harlem : https://fr.dreamstime.com/photos-images/harlem.html. En play-list, vous trouverez votre bonheur si vous avez cliqué sur les liens ci-dessus !



dimanche 19 février 2023

ALICE FERNEY – Grâce et dénuement – Livre de poche - 2000

 

L'histoire

Un clan gitan emmené par Angeline, ses enfants et ses belles-sœurs est menacé d'expulsion. Malgré cela et la déscolarisation des enfants, Esther, une bibliothécaire, décide d'aller tous les mercredis dans le camps avec une pile de livres. Rejetée au début car c'est une « gadjé' » (une étrangère), elle finit par sa persévérance par se faire accepter des enfants auxquels elle lit des histoires qui finissent par fascinés les petits, puis les mères. Adoptée par la communauté, elle défie les lois implicites de ceux qui voient les gitans comme des voleurs, des flemmards et autres amabilité qui relève du racisme ordinaire.



Mon avis

23 ans après sa parution, ce livre d'Alice Ferney reste toujours d'actualité. Le sort des femmes gitans ne s'est guère amélioré (voir documentation), même si la prise de paroles et les témoignages peuvent faire évoluer les mentalité d'un monde que nous ne connaissons que par clichés.Bien sur il y a la situation de ce clan spécifique : peu d'éducation hormis les traditions, pauvreté, crasse, analphabétisme pour certaines. Certes Esther est accueillie avec un peu de réticence par Angeline mais les bienfaits et l'amour qu'elle prodigue à travers les lectures et sa bienveillance.

Dans le camps, les hommes ne font rien à part quelques vols et trafics, les femmes tentent de maintenir un semblant de vie normale. Mais quand on a ni eau ni électricité, que les hommes laissent traîner bouteilles cassées, morceaux de ferrailles mégots que peut-on faire ? Ceux qui sont scolarisés sont ostracisés parce qu’ils sont sales et mal habillés et surtout, personne dans le camps ne peut les aider. Comment faire ses devoirs quand on vit à 5 ou 6 dans une petite caravane en piteux état.Et surtout il y a ce monde gitan qui vit en autarcie, à coté du reste de la population dans un mépris réciproque. On les tolère mais on espère surtout qu'ils vont partir ailleurs.

Esther elle, sait s'y prendre, car elle ne juge pas, elle donne. Des lectures, de l'écoute, du réconfort. Finalement elle devient amie avec Angeline, cette femme forte mais désabusée par le comportement des hommes. Des très jolies pages, qui parfois vous font monter la larme à l’œil, dans une écriture simple, sans fioritures ou exercice de style, qui seraient tellement importuns dans cette histoire de vie. A lire.


Extraits :

  • Parce qu’on a beau vouloir croire le contraire, un homme, un mari, ça ne comprend pas tout. Ca ne comprend rien ! disait Angéline, qui pensait à ses nuits de désir muet que l’époux n’avait pas soupçonnées, lui qui avait pu dormir à côté d’elle sans la toucher. Oh mais oui ! Il avait refusé de voir cette nature flamboyante qui avait fait cinq fils sans se coucher. Elle le répétait : les hommes et les femmes, c’est rien de commun, et ça tient toujours à cause des femmes. Parce qu’elles en finissent assez vite de s’aveugler et de vouloir. Elles voient, après la chair, l’amour et les caresses, qu’ils s’arrêtent jamais de prendre, et qu’il y a rien d’autre à faire que donner.

  • Esther prenait son livre. Ils ne bougeaient plus et hormis quelques reniflements, le silence était total. Elle ignorait qui, de la chaleur ou de l'histoire, les apaisait d'un seul coup, sans qu'ils ne demandent rien. Ils ne sont pas difficiles, se disait-elle. Jamais ils ne réclamaient jamais ils n'avaient soif ou faim comme d'autres enfants qui ont sans arrêt besoin de quelque chose. Elle lisait dans ce calme. On entendait juste le ronflement d'air chaud. Les enfants avaient posé les mains sur leurs cuisses.

  • C'étaient les livres qui faisaient rêver la vieille. elle n'en avait jamais eu. Mais elle savait, par intuition et par intelligence, que les livres étaient autre chose encore que du papier des mots et des histoires: une manière d'être. La vieille ne savait pas lire mais elle voulait ce signe dans sa caravane.

  • Rares sont les gitans qui acceptent d’être tenus pour pauvres, et nombreux pourtant ceux qui le sont. Ainsi en allait-il des fils de la vieille Angéline. Ils ne possédaient que leur caravane et leur sang. Mais c’était un sang jeune qui flambait sous la peau, un flux pourpre de vitalité qui avait séduit des femmes et engendré sans compter. Aussi, comme leur mère qui avait connu le temps des chevaux et des roulottes, ils auraient craché par terre à l’idée d’être plaints.

  • Ils étaient des gitans français qui n’avaient pas quitté le sol de ce pays depuis quatre cents ans. Mais ils ne possédaient pas les papiers qui d’ordinaire disent que l’on existe : un carnet de voyage signalait leur vie nomade. Elle n’était cependant qu’un souvenir de la vieille. Les lois et les règles modernes avaient compliqué le passage d’une ville à une autre et ils s’étaient sédentarisés, comme la plupart des Gitans.

  • Chaque mercredi (vers onze heures) Ester les installait l'un après l'autre dans la voiture. Elle laissait tourner le moteur et mettait le chauffage au plus fort. Tu vas bouziller ta batterie, disait Sandro. Tu crois ? s'inquiétait Esther. Il hochait la tête. Je coupe ? demandait-elle. Non ! hurlaient les enfants.Ils riaient. C'était toujours le même plaisir. La petite soufflerie ronflait. Esther prenait son livre. Ils ne bougeaient plus et hormis quelques reniflements, le silence était total. Elle ignorait qui, de la chaleur ou de l'histoire, les apaisait d'un seul coup, sans qu'ils ne demandent rien? Ils ne sont pas difficiles, se disait elle. Jamais ils ne réclamaient, jamais ils n'avaient soif ou faim comme d’autres enfants qui ont sans arrêt besoin de quelque chose . Elle lisait dans le calme. On entendait juste le ronflement d'air chaud. Les enfants avaient posé leurs mains sur leurs cuisses.

  • Quand ils avaient les livres pour eux seuls, ils ne les lisaient pas. Ils s'asseyaient, les tenaient sur leurs genoux, regardaient les images en tournant les pages délicatement. Ils touchaient. Palper doit être le geste qu'on fait quand on possède, car c'était ce qu'ils faisaient, palper, soupeser, retourner l'objet dans tous les sens.

  • Le mariage tzigane c’est sur l’honneur, une femme tzigane elle supporte le mari comme il est, elle a de la chance quand il ne la bat pas et que sa belle-mère est gentille.

  • C'était la responsable d'une bibliothèque. Elle pensait que les livres sont nécessaires comme le gîte et le couvert.

  • La vie est pleine de nuages. Et nous sommes à l'intérieur des nuages. Et parfois c'est si noir que le noir vient en nous.

  • Quand t' abats un arbre, dit-elle, à la fin il est couché par terre et la sève coule comme un sang. Quand t' abats une femme, elle reste debout.

  • La vieille dit : L'amour, c'est le plus difficile. Ça vous prend, ça vous malmène, ça vous agite. Et puis quand on croit que c'est gagné, qu'on a dans sa vie celui qu'on voulait, ça se lasse, ça se fatigue, ça se remplit de doute.

  • C'est seulement de temps que sont faits les deuils, de sa trame impalpable dont on ne voit jamais que les effets. Le temps qui nous fait sortir de tout, qui a ce pouvoir de nous changer, de nous bonifier et de nous altérer, de nous tirer du plus grand malheur comme de l'émoi et des éblouissements, et de nous-mêmes à la fin, de notre corps charnu et lourd. Oui, le chagrin se casserait contre la vie, les autres enfants, les caresses de l'amour, les arbres qui reverdissent, et le soleil qui vient. Mais combien faudrait-il de jours et de nuits, de larmes et de baisers sur Misia, pour effacer et reprendre, on ne pouvait pas le savoir.

  • Ce qu'on garde pour soi meurt, ce qu'on donne prend racine et se développe.



Biographie

Née en France en 1961, Alice Ferney née Cécile Brossollet est une écrivaine française.
Elle a fait des études de commerce à l'ESSEC et est titulaire d'un doctorat en sciences économiques. Elle enseigne aujourd'hui à l'université d'Orléans.
Elle est mariée et a trois enfants. Adepte du roman classique, dont elle exploite avec brio la veine introspective. Ses thèmes de prédilection sont la féminité, la différence des sexes, la maternité, le sentiment amoureux.
"Grâce et Dénuement" lui a valu le prix Culture et Bibliothèques pour tous en 1998. C'est un récit sur une famille gitane installée de façon illégale sur un terrain privé près d'une grande ville.
"L'élégance des veuves" a été adapté au cinéma en 2016 par Tran Ahn Hung sous le titre "Éternité", avec Audrey Tautou, Bérénice Béjo, Mélanie Laurent.
En savoir plus :


En savoir Plus : 

Sur le roman

Dans l'univers du roman

Sur les gitans


Sur la pauvreté des gitans


Sur les traditions gitanes

Sur la vie des femmes gitanes


Play-list


ANTHONY DOERR – La cité des Anges et des Oiseaux – Albin Michel - 2022

 

L'histoire

Konstance, 14 ans vit sur un vaisseau spatial commandé par une intelligence artificielle, en 2100. Anna vivait en 1453, brodeuse à Constantinople qui est en train de chuter, reprise par les ottomans et initiée à la lecture par un vile homme. A la même époque, une jeune berger bulgare Omeirn très pauvre est enrôlé dans l'armée ottomane. De nos jours Zeno dans l'Idaho, ancien soldat, se prend de passion pour la littérature antique. Seymour, un orphelin pauvre qui a pour ami une chouette se désespère de la mort de celle-ci, mais finit par apaiser sa violence dans la poésie. Enfin Aeton personnage grec ami de l'écrivain voyageur Antoine Diogène (332 avant JC) découvre un manuscrit caché attribué à l'écrivain. Tous ces personnages sont à la recherche de la traduction et des indications du livre de Diogène « la Cité des Anges et des Oiseaux », sorte de paradis sur terre ou ailleurs. Ils y passent leur vie, au détriment de vivre la leur, dans un puzzle magnifique et magistralement orchestré par l'auteur.



Mon avis

Comment qualifier ce roman de 700 pages qui mêlent le passé antique, le début de l'Empire Ottoman, le présent et un futur et 4 voix distinctes et les personnages secondaires qui sont des amis ? Est-ce un roman onirique, d'anticipation, d'histoire, de quête personnelle de son destin ? Un peu de tout cela, magnifiquement écrit par Doerr, un écrivain inclassable. Et quelle est donc cette Cité des Anges et des Oiseaux pour laquelle les héros se battent. Il faut comprendre le texte transmis par Aeton et découvert assez facilement par Diogène qui obtient d'autres informations sur cet homme, un personnage ambigu, sorte de demi dieu grâce à ses pouvoirs de transformations. Les tablettes gravées en ancien grec « La cité des Anges et des Oiseaux » est pourtant un manuscrit mythique. L’écrivain Antoine Diogène a suivi Alexandre le Grand dans ses conquêtes dont il relate les faits et recuille aussi les mythes des contrées conquises. Ces œuvres sont regroupées dans un codex conservé à la BNF.

Y a-t-il des erreurs de traduction ? Et surtout où se situe cette cité de paix absolue ? C'est à cette question que tentent de répondre les personnages mais aussi de l'interpréter à travers d'autres écrits de Diogène. Ces héros qui ne se connaissent pas, puisqu'ils vivent dans des époques et des lieux différents mais leurs histoires personnelles ont quelques choses de commun. Omein ce jeune homme très pauvre, enrôlé de force dans l'armée ottomane, est aidé par un gradé érudit qui en fera son fils adoptif. Anna brideuse avec sa sieur vit chichement dans une chambre à Constantinople et est la pire brodeuse de la ville, elle se pique régulièrement avec l'aiguille mais son intelligence et son amour des livres la laisse indifférente à la conquête ottomane qui saccage la ville. Zeno lui, est un émigré quia subi les moqueries des gamins de l'école et à fait l'armée, un homme solitaire qui sauvera Seymour d'un acte terroriste raté et le prendra sous son aile alors qu'il est devenu un vieil homme.

Nous notons que tous ces personnages ont les mêmes parentés : la pauvreté, un guide spirituel ou amical, et une passion infinie pour les livres. Car c'est un véritable hommage à la littérature et à son pouvoir rédempteur, son capacité à nous émerveiller et à chercher qui est au centre de ce roman si original des Doerr. Certes les premiers chapitres sont un peu fastidieux car ils préparent les aventures de nos 5 personnages, leur quête et leur parcours de vie. Ce n'est pas un hasard si tout tourne autour de Constantinople dont la fabuleuse librairie a brûlé dans le siège de ottomans. Konstance en a le prénom, Zeno est émigré turc, Anna y vit, Omein y est amené et Seymour est ne sait pas que son père inconnu était stambouliote.

Mais Boerr qui met en place un véritable puzzle littéraire, par sa forme, en alternant les voix et les époques est aussi un écologiste. L'amour de la nature est présente chez tous les personnages, et rêvée par Konstance, puisqu'en 2100 la vie sur notre terre n'est plus possible, peut-être le personnage le plus audacieux du livre.

Et le style à la fois simple mais avec des jolies pages de pure poésie, une part d'onirisme qui habite chaque personnage dans sa différence, là aussi une ode aux humains humbles et peu gâtés par la vie qui trouvent leur échappatoire dans cette quête de la fantasmagorique Cité des Anges. Tous nos héros ont chacun des difficultés de vie : homosexualité tacite de Zeno, handicap d'Omeir, violence de Seymour, isolement de Konstance, le deuil d'Anna. Mais Doerr ne juge pas ses héros. Ils leur offre à chacun une rédemption, un apaisement, un guide physique ou spirituel. Une œuvre brillante comme vous n'en n'avez jamais lu, qui repasse l’histoire à l'aube des mythes que l'on transmet, et des livre que seul l'Humain sait conserver et passer à d'autres. Un livre qui restera dans ma bibliothèque mais que j'offrirais mes proches, tant il est intense et magnifique.


Extraits :

  • Dans l'esprit de Seymour, c'est comme si un mécanisme s'était grippé : il ne voit plus dans la planète qu'un processus d'agonie, et les gens qui l'entourent sont tous complices du meurtre. Les occupants d'Eden's Gate remplissent leurs poubelles de déchets, roulent en SUV entre leurs deux résidences et écoutent de la musique dans leur jardin sur des enceintes Bluetooth tout en se répétant qu'ils sont des gens bien, des personnes honnêtes et respectables qui vivent le prétendu "rêve américain", comme si leur pays était un Eden où les bienfaits d'un Dieu généreux se trouvaient équitablement répartis entre les êtres. Mais en réalité, ils participent à un système pyramidal qui broie la masse des plus défavorisés, dont sa mère fait partie. Et en plus, ils s'en félicitent.

  • Je sais pourquoi les bibliothécaires t'ont lu ces vieilles histoires : si elles sont bien racontées, celui qui les écoute reste en vie aussi longtemps que dure le récit

  • Un reposoir, dit-il enfin. Tu connais ce mot ? Un lieu de repos. Un texte - un livre - est un lieu de repos pour les souvenirs de ceux qui ont vécu avant nous. Un moyen de préserver la mémoire après que l’âme a poursuivi son voyage. »
    Alors il ouvre grand les yeux, comme s’il contemplait le fond des ténèbres infinies.
    « Mais les livres meurent, de la même manière que les humains. Ils succombent aux incendies ou aux inondations, à la morsure des vers ou aux caprices des tyrans. Si personne ne se soucie de les conserver, ils disparaissent de ce monde. Et quand un livre disparaît, la mémoire connaît une seconde mort 

  • Mon enfant, chacun de ces livres est un portail, une ouverture qui te donne accès à un autre lieu, à une autre époque. Tu as toute la vie devant toi, et ils ne te feront jamais défaut

  • Quelque part dans la ville, un rougeoiement éclot : un soleil qui se lève au mauvais endroit et au mauvais moment. C'est étrange, comme la souffrance peut paraître belle quand on la regarde d'assez loin.

  • Les maisons avaient été bâties avec des ossements de griffons, et le froid était si vif que, lorsque les sauvageons velus prenaient la parole, les mots se pétrifiaient dans l'air, et leurs compagnons devaient attendre le printemps pour comprendre ce qu'ils avaient voulu dire.

  • Anna est médusée. Depuis sa naissance, on tâche de la persuader qu'elle a vu le jour dans un monde qui s'achève : fin d'un empire et d'une époque, fin du règne de l'homme sur la Terre. Mais l’enthousiasme qui irradie de ce scribe lui laisse penser que, dans une ville telle qu’Urbino, bien loin d'ici, d'autres possibilités existent peut-être, et elle rêve tout éveillée, survolant la mer Égée au-dessus des navires, des îles et des tempêtes, le vent s'engouffrant entre ses doigts écartés, pour se poser enfin dans un palais pur et radieux où règnent Justice et Tempérance, et dont les salles sont garnies de livres que chacun peut consulter librement.

  • Quelle formule magique ? - Gobelune, craquedingue et virevague. Konstance éclate de rire. La dernière fois, tu as dit « claquefigue » et « crissecrosse ». - Ah oui, elle le dit aussi. Alors la lampe brille très, très fort, et pfft, elle s'éteint d'un coup. Il fait sombre dans la pièce, mais Aethon voit à la clarté de la lune les plumes qui poussent dans le dos de la femme, sur son cou et jusqu'au bout de ses doigts. Son nez durcit et s’incurve, ses pieds se recourbent pour former des serres jaunes, ses bras se changent en de magnifiques ailes brunes, et ses yeux… - Deviennent trois fois plus grands et prennent une teinte de miel liquide. - Absolument. Et après ? - Après ça, elle déploie ses ailes et s'envole par la fenêtre, pour disparaître dans le jardin et dans la nuit.

  • Zeno reprend son souffle, le feu crachote, les murs du baraquement se dissolvent, et dans un recoin de son esprit inaccessible à la douleur, à la faim et aux gardiens du camp, le sens du vers grec se dessine, franchissant les siècles.
    "Ainsi font les dieux", dit-il, "ils tissent les fils du désastre à l'étoffe de nos vies, afin d'inspirer un chant pour les générations à venir."

  • Il y a tout de même de beaux moments, quelques heures où, tandis qu’il s’acharne sur ces vieux textes, les mots s’effacent pour laisser les images venir à lui à travers les siècles : des navires débordant de soldats en armure ; la mer pailletée de lumière ; les voix des dieux portées par le vent. Il a un peu l’impression d’avoir de nouveau six ans, et de se trouver simultanément devant la cheminée auprès des jumelles Cunningham et en compagnie d’Ulysse perdu au large de la Schérie, avec le fracas des vagues heurtant les rochers.

  • La lassitude finit par me gagner : j'avais effectué un bien long voyage, sans me rapprocher pour autant de ma destination. Je n'étais qu'un poisson dans la mer, à l'intérieur d'un autre poisson plongé dans une mer bien plus vaste, et j'en vins à me demander si le monde lui-même ne flottait pas dans le ventre d'un poisson plus volumineux encore -un emboîtement sans fin de spécimens de plus en plus gros. Fatigué par ces réflexions, j'abaissais les membranes de mes yeux.

  • Au cours d'une existence, on accumule une infinité de souvenirs, le cerveau ne cesse de les trier, pesant les répercussions et refoulant la souffrance, mais à l'âge qu'il a atteint, on traine malgré tout une charge écrasante de souvenirs, un fardeau aussi lourd qu'un continent, et le moment vient où il faut quitter ce monde en les emportant avec soi.

  • Arbre et Clair-de-Lune attendent patiemment sous le joug, le dos fumant, la pluie s'égouttant de leurs cornes, et le garçon cherche les cailloux sous leurs sabots et les plaies à leurs épaules, jaloux à l'idée qu'ils ne vivent que dans l'instant, sans redouter ce qui vient.

  • Celui qui connait la totalité des Savoirs jamais écrits sait uniquement ceci : qu'il ne sait encore rien.

  • La culture occidentale a transmis l'idée selon laquelle l'humanité était là pour soumettre la Terre. Que l'ensemble de la création existait seulement pour que nous en tirions profit. Et pendant deux mille six cents ans, nous nous en sommes à peu près sortis. Les températures sont restées stables et les saisons prévisibles, nous avons abattu des forêts, pillé les océans et donné la préséance à un Dieu unique : la Croissance. Accumulez des biens, augmentez vos richesses, étendez vos murs. Et si tous les trésors que vous serrez entre vos murs ne suffisent pas à soulager votre souffrance ? Cherchez-en de nouveaux.

  • Je suis Aethon, simple berger d’Arcadie, et l’histoire que je vais vous conter est si absurde, si invraisemblable, que vous n’allez pas en croire un traître mot. Et pourtant, elle est bien vraie. Moi, que l’on traite de bécasse et d’écervelé, Aethon le benêt et la tête de linotte, j’ai voyagé autrefois jusqu’aux confins de la terre et au-delà, vers les portes étincelantes de la Cité des nuages et des oiseaux, là où nul ne manque de rien et où un livre contenant tous les savoirs.

  • Derrière elle, dans un cylindre transparent qui s’élève sur cinq mètres de hauteur, se trouve une machine composée de milliards de fils dorés, dont aucun n’est plus épais qu’un cheveu humain. Chaque filament s’entrelace à des milliers d’autres pour former des écheveaux d’une extraordinaire complexité. De temps en temps, une pelote à la surface de la machine émet une lueur clignotante : tantôt ici, tantôt là. C’est Sybil.

  • La chouette cligne des yeux dans la lumière déclinante. Sa tête a
    la grosseur d’un ballon de volley. A la voir, on dirait que les âmes de dix mille arbres se sont condensés en une forme unique.

  • Un texte - un livre - est un lieu de repos pour les souvenirs de ceux qui ont vécu avant nous. Un moyen de préserver la mémoire après que l'âme a poursuivi son voyage

  • Tu vois, petite, les choses qui paraissent les plus solides en ce monde - les montagnes, la fortune, les empires : leur stabilité n'est qu'illusoire. Nous les croyons destinées à durer, mais cela vient seulement de la brièveté de notre existence. 

     

Biographie

Né en 1973 à Cleveland Ohio), Anthony Doerr est un écrivain américain, romancier et nouvelliste.
Diplômé en histoire au Bowdoin College à Brunswick, Maine (1995), il est titulaire d'un MFA à l'Université d'État de Bowling Green, en Ohio.
Couronné à plusieurs reprises par des prix importants, Anthony Doerr construit peu à peu une œuvre inclassable et étonnante.
Sélectionné par la revue Granta comme l'un des meilleurs jeunes auteurs écrivains américains, il a publié: "Le nom des coquillages" ("The Shell Collector", 2002), "A propos de Grace" ("About Grace", 2004), "Le mur de mémoire" ("Memory Wall", 2010), couronné par le Story Prize et par le Sunday Times Short Story Award, l'un des plus importants prix récompensant des nouvelles).
Son roman "Toute la lumière que nous ne pouvons voir" ("All the Light We Cannot See", 2014), figurant sur la New York Times Best Seller list, lui vaut le prix Pulitzer en 2015. Il vit avec sa femme et ses deux fils à Boise, Idaho.

En savoir plus :


En savoir Plus :

Sur le roman


Dans l'univers du roman

Constantinople


Sur l'intelligence artificielle


Sur la Grèce antique