L'histoire
John Wilson, un brillant
universitaire est atteint de la maladie d'Alzheimer, et il se voit
placé dans un institut spécialisé, ce qu'il ne comprend pas. Pour
ce spécialiste de Shakespeare, la vie se confond un peu avec les
personnages de principales œuvres du dramaturge anglais. Sa fille
Randi, qu'il n'a pas revu depuis 10 ans, en raison des choix de vie
de la jeune fille qui ne correspondaient pas à ceux de son père,
vient lui rendre visite. Et tenter de renouer avec ce père,
affaibli, qui ne la reconnaît pas toujours.
Mon avis
Voici
le dernier roman qui nous livre Jean Hegland, décidément une
autrice fabuleuse qui aborde le délicat thème de la fin de vie. Il
ne s'agit pas de faire un cours clinique sur la maladie d'Alzheimer,
ni d'étudier la pathologie, mais bien au contraire de faire l'éloge
de l'amour qui lie un père à sa fille, et du pouvoir rédempteur
des mots.
John
est un grand spécialiste de Shakespeare, dont il connaît toutes les
œuvres, lues, relues, analysées sous différents prismes et qui
alors que sa mémoire flanche sérieusement s'y projette et vit dans
ses souvenirs de la découverte et de la compréhension de l’œuvre.
Avant d'être placé dans une institution, il vivait avec sa
troisième femme, Sally, une femme simple, passionnée d'apiculture
et qui a regret a du le placer. Sally doit prévenir l'enfant unique
Miranda surnommée Randi, qui n'a pas vu son père depuis une dizaine
d'années.
Randi
a bien des reproches à faire à ce père, déjà toujours absent. Il
a quitté sa mère pour une femme dont on suppose le caractère
difficile, et après une dernière dispute avec sa fille, celle-ci a
juré de ne plus le revoir. Randi vivait la vie des adolescents de
l'époque, dans sa période « grunge » les cheveux teints
en violet, le maquillage excessif et surtout un désamour des études.
Aujourd'hui, plus sobrement vêtue, elle est propriétaire d'un café
et une excellente barista. Mais, passionnée de jeux vidéos, elle a
décidé de s'inscrire à l'université pour apprendre à en créer.
On pourrait croire que ces deux univers totalement opposés, mais
finalement pas temps que cela, écrire des jeux vidéos que la jeune
femme veut moderniser et complexifier ou analyser du Shakespeare sont
des défis intellectuels.
La
première visite se passe mal, son père la reconnaît mais lui aussi
lui en veut en pensant qu'elle a raté sa vie. Puis il s'échappe
encore dans les œuvres de Shakespeare, totalement indifférent au
monde qui l'entoure. Mais Sally s'acharne à faire renouer la
relation entre la fille et le père, persuadée que c'est nécessaire,
et elle a raison, parce que petit à petit un rapprochement
s'esquisse et l'amour renaît, loin du passé. Il était là sans
doute ce grand vide qui a toujours éloigné John des autres, caché
sous sa carapace d'intellectuel, mais incapable de comprendre une
enfant qu'il n'a pas pu mouler à son image. Oubliant au passage que
lui aussi a été en froid avec son propre père, lequel ne concevait
pour ses enfants que des métiers lucratifs et sûrement pas des
études de lettres pour son dernier.
Ce
livre n'est pas d'une lecture facile. Ceci dit vous n'avez pas besoin
de lire tous les drames de l'auteur élisabéthain pour comprendre le
roman, ils sont très bien expliqués selon les besoins du roman.
Moi-même j'ai ouvert le livre, puis je l'ai refermé, en passant à
autre chose, et puis je l'ai repris et sans m'en rendre compte
j'avais déjà lu la moitié du livre dans la journée. C'est vous
dire le talent de conteuse de Jean Hegland, qui passe d'un livre
comme elle le dit « sur la fin du monde » (Dans la forêt,
énorme succès en librairie), à un roman intimiste et féminin puis
à cette apothéose érudite, et pleine d'espoir. Une vraie ode à la
littérature aussi, la grande, celle qui élève l'esprit et le cœur.
Servie par une écriture pudique et sensible qui renforce la
narration, Hegland nous pose à nous aussi la question : que
reste-t-il de notre vie, de tout ce que nous avons patiemment vécu
et appris, lorsque nous avons tout oublié ? Et aussi celui du
pardon, cette capacité de l'être humain à puiser dans ses
ressources pour oublier les mauvais moments, se souvenirs des bons et
de pouvoir exprimer même si on est affaibli mentalement, tout
l'amour que l'on porte à des êtres proches.
Dans l'épilogue du roman,
l'autrice
confie s'être consolée de la mort de ses parents , tous deux
universitaires, en pensant qu'ils sont morts en compagnie de l'auteur
élisabéthain : son père d'un AVC avec les œuvres complètes sur
les genoux, sa mère en récitant des vers de Hamlet, alors que comme
John elle avait perdu la mémoire.
le titre original de
l'ouvrage : Still time, joue sur une ambiguïté : Still time
signifie "Encore temps" (de revoir Miranda), mais aussi "un
temps dans lequel il ne se passe plus rien, un temps au calme plat"
en raison de la maladie. le titre de la version française de
l'ouvrage reflète une autre option : un extrait d'une œuvre du
grand dramaturge.
Enfin j'ajouterais, à l'attention du
lecteur, que dans la maladie d’Alzheimer, ce sont d'abord les
souvenirs les plus récents qui se perdent, puis ainsi de suite,
c'est du moins ce que pensent pas mal de spécialistes de cette
maladie.
Sublime, profond, sachant
aussi jouer avec des passages légers, Jean Hegland qui ne publie pas
beaucoup est décidément une très très grande autrice.
Extraits
Au fil des ans, il
est devenu de plus en plus difficile d'enseigner quoi que ce soit à
ses étudiants, alors que tant d'autres choses viennent solliciter
leur attention - les technologies nouvelles s'ajoutant aux hormones
de toujours - et que la valeur d'une éducation est dissoute dans le
tumulte de la recherche d'emploi. Pour certains d'entre eux, le
simple fait de manier les règles de la ponctuation et de retenir
correctement une citation est désormais un défi. Pourtant, John
n'a jamais baissé les bras. A la différence de beaucoup de ses
collègues, il n'a jamais perdu sa foi en eux, ni sa passion pour
son sujet. Jamais perdu sa conviction qu'étudier William
Shakespeare pouvait aider chacun à vivre une vie plus riche.
L'imagination seule
nous soulage du piège de notre moi. L'imagination seule peut nous
offrir l'opportunité d'entrevoir une personnalité ou une âme. Et
c'est l'art et la littérature - et Shakespeare - qui nous laissent
imaginer l'humanité chez autrui et nous aident à la trouver en
nous-mêmes.
Il avance à tâtons
dans les ombres de son passé qui se délite, essaie de retrouver
l'intrigue ou d'identifier les raisons de sa circonspection. - Elle
m'a insulté, annonce-t-il, étonné et amer, quand la vérité
flottante apparaît enfin à sa conscience. Il est trop tard
maintenant, déclare-t-il à la nuit tombante. - Pas encore. Sally
lui prend les mains et les porte à son coeur. Il y a encore du
temps. Miranda et toi pourriez encore vous pardonner l'un l'autre
et...
Elle hésite une seconde, soudain aussi gênée que si elle
avait été à deux doigts de prononcer des paroles déplacées,
voire obscènes. - Oublier, lui dit John comme elle semble incapable
de compléter cette formule pourtant si simple. Oublier, c'est le
mot que tu cherches, mon amour.
Comme Shakespeare
nous le rappelle sans cesse, nous allons tous mourir. C’est ce qui
se passe pendant que nous vivons qui doit compter–ce que nous
apprenons, ce que nous savons, ce que nous finissons par comprendre
avant de disparaître.
L'humanisme -
avait-il tenté de nouveau -, ce système philosophique qui suppose,
comme William Shakespeare le supposait assurément aussi, que tous
les êtres humains partagent une nature essentielle et que, malgré
les puissantes influences de la biologie, de la psychologie, de
l'histoire et de la culture, nous conservons la possibilité
d'exercer notre libre arbitre. L'humanisme, continua- t-il en se
penchant vers ses collègues avec tout le zèle de sa conviction
malgré les mots sur lesquels il butait, dont la valeur la plus
fondamentale est la croyance que les êtres humains peuvent
apprendre, grandir, changer, et que l'art - et la littérature -
peut alimenter cette évolution.
C'est au-dedans que
les démons vivent, dans les regrets qu'il ne parvient pas à
vaincre, dans les griefs impossibles à surmonter.
Il se sent seul,
soudain terriblement seul, entièrement seul dans sa pauvre peau,
seul dans une pauvre vie qu'il ne reconnaît pas, dans une chambre
sans grâce, en compagnie d'une inconnue qui veut qu'il mette son
pyjama. Il a terriblement envie de la présence de quelqu'un qui le
connaisse, de quelqu'un qui puisse lui dire qui il est. Il veut
qu'on lui rende sa vie, son honorable et riche vie. Sa vraie vie,
pleine de lendemains, de matins et de soirs et d'après-midi. Pas
cette existence vide et sans fin dans cette pièce sans
personnalité.
Pendant longtemps, il
avait cru que leur voyage en Sicile signerait la transition entre le
dernier chapitre décevant de sa carrière universitaire et le début
du vrai travail auquel il voulait consacrer sa retraite. Il
s'émerveillait par avance de tout ce qu'il allait pouvoir accomplir
- de tout ce qu'il allait lire, écrire, publier, découvrir et
créer - en ces jours dorés où son temps lui appartiendrait et où
il n'aurait plus de compte à rendre à personne, sinon à William
Shakespeare, à Sally et à lui.
Ça reviendra plus
tard, se dit John, tourné vers la fenêtre, reprenant à son compte
la vision romantique du temps, la conviction que l'avenir ramènera
ce qui a été perdu, que rien de ce qui compte vraiment ne
disparait jamais pour de bon.
It has grown harder,
over time, to teach his students anything, what with so much else
competing for their attention - new technologies along with ancient
hormones - and the value of an education all but forgotten in the
scuffle for a job. These days, even proper punctuation and correct
citations are a challenge for some of his students. But John has
never given up on teaching. Unlike many of his colleagues, he never
lost his faith in students nor his passion for his subject. He never
lost his conviction that studying William Shakespeare can help
people live richer lives.
He gropes in the
shadow of his vanishing past, trying to find the plot or identify
the motivations that might explain his current circumspection. "She
cursed me", he announces in bitter wonder when the truth of it
finally wafts into his awareness. "It's too late now," he
tells the darkening world.
"Not yet." Sally grabs his
hands and pulls them to her heart. "There's still time".
You and Miranda could still forgive and - ". She hesitates for
a second, suddenly appears as abashed as if she had been about to
say something untoward or even obscene. "Forget, " John
offers when it seems she is unable to complete that simple cliché.
"Forget is the word you're looking for, my love".
Biographie
Née à Pullman,
État de Washington , le 11/1956, Jean Hegland est une écrivaine
américaine. Elle commence ses études au Fairhaven College de
Bellingham dans l'État de Washington, puis obtient un BA en arts
libéraux de l'Université d'État de Washington en 1979.
Après
avoir occupé divers petits boulots, dont des ménages dans une
maison de retraite, elle décroche en 1984 une maîtrise en
rhétorique et enseignement de la composition de l'université de
Washington. Elle devient alors enseignante.
En 1991, alors
qu'elle a donné naissance à son deuxième enfant, elle publie un
premier ouvrage non fictionnel sur le thème de la grossesse, "The
Life Within: Celebration of a Pregnancy". En 1996, elle termine
l'écriture de son premier roman, "Dans la fôret" ("Into
the Forest"), qui raconte la relation entre deux sœurs qui
doivent apprendre à survivre seules dans une forêt.
Le roman
obtient un succès national puis international. En 2015, il est
adapté au cinéma par Patricia Rozema avec Ellen Page et Evan Rachel
Wood.
En 2018, "Dans la forêt" obtient le Prix de
l'Union Interalliée dans la catégorie roman étranger par Cercle de
l'Union Interalliée.
Jean Hegland vit aujourd’hui au cœur des
forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture
et l’écriture.
site officiel : https://jean-hegland.com/