jeudi 29 août 2024

Jane EYRE – Orgueil et préjugés – publié en 1813 – Livre de Poche dans la traduction de Sophie Chiari

 

L'histoire

Relire en 2024 le plus célèbre roman de Jane Austen nous permet de mesurer le chemin accompli par les femmes pour être égales aux hommes (et encore).

La famille Bennet vit dans une grande maison à Longbourn. Elle est composé d'un père, homme nonchalant qui se réfugie dans sa bibliothèque pour échapper à sa femme, sotte et caractérielle. Celle-ci n'a qu'une obsession : marier ses 5 filles, et si possible conclure de beaux mariages. Cette famille appartient à la « gentry », ses propriétaires rentiers qui vivent en général de revenus du fermage. Jane l'aînée est une jeune fille pudique, réputée pour sa beauté. Élisabeth, dite Lizzie brille pour son intelligence, ses remarques parfois acerbes. Les 3 autres sœurs, Marie qui préfère la solitude, la lecture et le piano apparaît peu. Les deux dernières Kitty et Lydia ont hérité de leur mère de la frivolité, d'un manque de retenue et d'une éducation solide.

Alors quand on apprend qu'un jeune homme riche vient s'installer dans la propriété voisine, Madame Bennet n'a qu'une idée en tête : marier l'une de ses filles, Jane, la plus joli à l'héritier. Celui est accompagné d'un jeune homme hautain, Monsieur Darcy, extrêmement fortuné, qui se moque sans nuance de ce petit monde provincial, un peu vulgaire et peu éduqué. Lizzie surprend une conversation où elle est traitée d'insignifiante par ce Monsieur Darcy dont l'orgueil l'horripile. D'autant que celui-ci, conquis par l’intelligence de la jeune femme lui fait une demande en mariage maladroite que Lizzie ne peut accepter. Toutes fois, lors d'un voyage avec sa tante et son oncle dans le Derbyshire (plus au nord), elle visite la magnifique demeure de Pemberley et est accueillie avec une grande politesse par ce même Monsieur Darcy qui fait preuve d'une grande diligence à son égard.


Mon avis

Jane Austen est réputée pour être l'une des plus grandes romancières anglaises de son temps et jouit encore aujourd'hui d'un grand prestige. Cette jeune femme née d'un pasteur mènera une existence tranquille, mais écrira 7 romans qui feront tous l'objet d'adaptation cinématographiques ou télévisuelle.

En fin psychologue, Austen travaille ses personnages, quitte à les pousser un peu dans l'extrême comme pour Madame Bennet ou le prétentieux et obséquieux révérend Collins. Mais ici, ce sont les femmes qui ont la parole. Tout le roman est vu du point de vue de Lizzie, et les scènes qui se jouent hors de sa vue lui sont racontées sous forme de lettres. On écrivait beaucoup dans cette Angleterre frappée par des guerres contre la France, et ne pouvant se rendre à l'étranger, comme il était coutume pour parfaire l'éducation des jeunes femmes, on redécouvrait le pays. Mais le charme bucolique ne l'intéresse pas. En quelques phrases, elle décrit l'environnement, mais ne s'y attache que lorsqu'il sert l'action. Lizzie ne tombe-t-elle par amoureuse de Darcy après sa visite dans l'immense demeure de Pemberley ?

Il y a 3 mariages dans cette histoire : le triste mariage entre Lydia et un soldat Wickham qui se révèle un parfait voyou, ce que Lydia, tellement fière d'être mariée, sans se rendre compte qu'elle a déshonoré sa famille en s'enfuyant d'abord avec le jeune homme, ne voit pas. Si on apprend les méfaits de cet homme aussi menteur qu'intéressé par l'argent lors de la lettre qu'envoie Darcy à Élisabeth après le refus cinglant qu'elle lui oppose, c'est encore Darcy qui règle le problème du mariage forcé avec Lydia et règle les dettes importantes de l'homme.

Mais cela Lizzie ne l'apprend que par une bourde de sa sœur stupide et prétentieuse. Elle remet alors en question ces propres préjugés à l'égard d'un homme qui confessera n'avoir pas été corrigé dans son éducation à son orgueil. Mais l'orgueil Elisabeth en a aussi, tout comme Darcy des préjugés. Si tous les deux sont lucides au sujet du manque de politesse de Madame Bennet et de sa mauvaise influence sur ces deux cadettes, eux aussi ont leurs défauts, mais l'honneur de savoir les reconnaître. L'autrice ne donne aucune précision sur l'avenir de ce couple : Lizzie saura-t-elle gérer un domaine comme Pemberley, sans lasser son époux ? Le dernier couple formé par Jane et Bingley, l'ami de Darcy, influençable et flanqué d'une sœur rancunière saura-t-il préserver sa fortune, tous deux ayant le cœur sur la main.

Mais surtout Austen revendique les mariages d'amour et non de convenances. Hors pour les jeunes femmes issus de la « gentry » ou la petite bourgeoisie, seul l'avenir ne pouvait être assuré par un mariage digne. C'est d'ailleurs pour cette raison que Charlotte, l'amie de Lizzie finit par épouser le pasteur Collins qu'elle n'aime pas, tant le personnage est obséquieux, même si il traite avec respect sa femme. Les femmes pauvres étaient obligées de travailler, et dans la grande aristocratie des Lords, les mariages étaient aussi arrangés pour accroître le patrimoine commun.

Hors Lizzie ne veut pas épouser un homme qu'elle n'aimerait pas et qui lui déplairait. De plus son impertinence, et ses petites taquineries en font une femme peu banale, mais qui reste attachée à son sens de l'honneur.

Quelques années plus tard, Charlotte Brontë, avec Jane Eyre poussera encore plus loin cette idée d'une femme indépendante, qui préfère gagner sa vie que de se soumettre.

Mais nous relisons ce livre en 2024 où les droits de femmes se sont améliorés par rapport à l'époque où fut publié le livre. Par le romantisme de ses histoires d'amour, il est fort à parier que peu de lecteurs ou de lectrices (le livre fut un véritable succès d'autant qu'il fut publié sous pseudonyme) ont compris le message. Car Austen procède par petites touches, comme dans un tableau impressionniste. Les impertinences de Lizzy ou l'orgueil de Darcy sont très vite contrebalancés par de bonnes actions. De plus l'autrice ne se prive pas elle-même d'humour, dans certaines phrases qu'elle fait dire à ses personnages.

N'oublions pas aussi le courage de Miss Austen car une femme écrivain était très mal vu à l'époque et c'est sur l’insistance de son frère que le roman paru en 1817 sous le nom de sa seur.

Des nombreuses adaptations cinématographiques ou télévisuelles, on retiendra la version de la BBC de 1995 qui fit de l'acteur anglais Colin Firth une star Outre-manche, dans une adaptation jugée comme la meilleure.


Extraits

  • Le ciel m’en préserve! J’en serais au désespoir. Peut-on trouver aimable un homme qu’on veut détester? Ne me souhaitez pas pareil tourment.

  • Vous êtes trop généreuse pour vous jouer de moi ; si vos sentiments sont encore ce qu’ils étaient au mois d’avril dernier, dites-le-moi franchement ; mes désirs, mes affections n’ont point changé, mais un mot de vous les forcera pour jamais au silence. » Sentant tout ce qu’avait de pénible et d’embarrassant la position de Darcy, elle sut vaincre son émotion, et aussitôt, quoique avec hésitation, elle lui donna à entendre que depuis l’époque qu’il désignait, ses sentiments avaient éprouvé un changement suffisant, pour lui faire recevoir, avec reconnaissance et avec plaisir, les vœux qu’il lui adressait. Réponse délicieuse qui le combla d’une joie telle, que sans doute il n’en avait jamais éprouvé de pareille : aussi l’exprima-t-il avec une chaleur, une sensibilité qui ne sauraient être bien comprises que par celui-là seul qui a sincèrement aimé. Si Élisabeth avait pu lever ses regards sur les siens, elle aurait vu combien cette douce expression de bonheur, répandue dans tous ses traits, en tempérait agréablement la dignité ; mais si elle ne put le regarder, du moins elle savait l’écouter, et il l’entretenait de sentiments, qui, en prouvant combien elle lui était chère, rendaient à chaque instant son attachement plus précieux.

  • Depuis le commencement, je pourrais dire dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai été frappée par votre fierté, votre orgueil et votre mépris égoïste de sentiments d’autrui. Il n’y avait pas un mois que je vous connaissais et déjà je sentais que vous étiez le dernier homme du monde que je consentirais à épouser.

  • Je lui aurais volontiers pardonné son orgueil s'il n'avait tant mortifié le mien

  • Je n'aime véritablement que peu de gens et en estime moins encore. Plus je connais le monde et moins j'en suis satisfaite. Chaque jour appuie ma conviction de l'inconséquence de tous les hommes et du peu de confiance qu'on peut accorder aux apparences du mérite et du bon sens.

  • Mon caractère, je ne saurais m'en porter garant. Je crois qu'il manque de souplesse. Il est sans doute trop rigide, en tout cas au goût des gens que je fréquente. Je ne parviens pas à oublier les folies et les vices d'autrui aussi vite qu'il le faudrait, ni les torts qu'ils m'ont fait subir. On ne réussit pas à m'influencer chaque fois que l'on me flatte. Je suis d'une humeur qu'on pourrait qualifier de rancunière. Quand je retire mon estime, c'est pour toujours.

  • Lettre de Mr. Bennet à Mr. Collins : « Cher Monsieur,
    Je vais vous obliger encore une fois à m'envoyer des félicitations. Elizabeth sera bientôt la femme de Mr. Darcy. Consolez de votre mieux lady Catherine ; mais, à votre place, je prendrais le parti du neveu : des deux, c'est le plus riche.
    Tout à vous. Bennet. »

  • La vanité et l'orgueil sont deux choses bien distinctes, bien que les mots soient souvent utilisés l'un pour l'autre. On peut être orgueilleux sans être vain. L'orgueil a trait davantage à l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, la vanité à ce que nous voudrions que les autres pussent penser de nous.

  • C'est une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l'on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu'il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l'esprit de ses voisins qu'ils le considèrent sur-le-champ comme la propriété légitime de l'une ou l'autre de leurs filles.

  • L'imagination des femmes court vite et saute en un clin d'oeil de l'admiration à l'amour et de l'amour au mariage.

  • Oh ! Mr. Bennet, parler ainsi de ses propres filles !... Mais vous prenez toujours plaisir à me vexer ; vous n'avez aucune pitié pour mes pauvres nerfs !
    - Vous vous trompez, ma chère ! J'ai pour vos nerfs le plus grand respect. Ce sont de vieux amis : voilà plus de vingt ans que je vous entends parler d'eux avec considération.

  • Quel joli divertissement pour la jeunesse que la danse, Mr. Darcy ! À mon avis, c’est le plaisir le plus raffiné des sociétés civilisées. – Certainement, monsieur, et il a l’avantage d’être également en faveur parmi les sociétés les moins civilisées : tous les sauvages dansent.

  • Il aimait la campagne, les livres, et de ces goûts avait tiré ses principales satisfactions. À sa femme il n'était guère redevable que, pour son ignorance et sa sottise, d'une part de son amusement. Ce n'est pas le genre de contentement qu'en général un mari souhaite devoir à une épouse. Mais, lorsque font défaut d'autres moyens de se procurer de la distraction, le véritable philosophe se satisfait de ceux qui lui sont offerts.

  • M. Collins assurément n'avait ni jugement ni charme ; sa compagnie déplaisait, et son attachement devait être imaginaire. Il n'en resterait pas moins son mari. Sans se faire une haute idée des hommes ou de la vie conjugale, elle s'était toujours fixé pour but le mariage. C'était la seule ressource honorable laissée aux jeunes femmes de bonne éducation et de maigre fortune et, malgré l'incertitude du bonheur qu'il offrait, nul autre moyen plus attrayant n'existait pour elles de se préserver du besoin. Cette garantie, elle la possédait maintenant et, à l'âge de vingt-sept ans, n'ayant jamais été belle, elle se rendait parfaitement compte de sa chance.

  • Vanity and pride are different things, though the words are often used synonymously. A person may be proud without being vain. Pride relates more to our opinion of ourselves, vanity to what we would have others think of us.

  • From the very beginning— from the first moment, I may almost say— of my acquaintance with you, your manners, impressing me with the fullest belief of your arrogance, your conceit, and your selfish disdain of the feelings of others, were such as to form the groundwork of disapprobation on which succeeding events have built so immovable a dislike; and I had not known you a month before I felt that you were the last man in the world whom I could ever be prevailed on to marry.

  • Obstinate, headstrong girl! I am ashamed of you! Is this your gratitude for my attentions to you last spring? Is nothing due to me on that score? Let us sit down. You are to understand, Miss Bennet, that I came here with the determined resolution of carrying my purpose; nor will I be dissuaded from it. I have not been used to submit to any person's whims. I have not been in the habit of brooking disappointment.


Biographie

Née à Steventon, Hampshire , le 16/12/1775 et décédée à Winchester, Hampshire , le 18/07/1817, Jane Austen est une femme de lettres anglaise.
Elle fait partie d'une fratrie de huit enfants. Son père, George Austen, est pasteur ; sa mère, Cassandra Austen (née Leigh), compte parmi ses ancêtres sir Thomas Leigh, qui fut lord-maire sous le règne de la reine Elisabeth.

Les revenus de la famille Austen sont modestes mais confortables. En 1782, Jane et Cassandra, sa sœur, sont envoyées à l'école à Oxford, puis à Southampton et à l'Abbey School de Reading.
Après une éducation brève, qu'elle complète grâce à la bibliothèque paternelle et aux conversations familiales, Jane commence à écrire. Elle va travailler avec acharnement (pratiquement jusqu'à sa fin prématurée), malgré une relation amoureuse douloureuse, la mort de son père et la maladie, dont elle va mourir à quarante-deux ans.

Parmi ses romans les plus célèbres, on cite : "Raison et Sentiments" (1811), "Orgueil et Préjugés" (1813), "Mansfield Park" (1814), "Emma" (1815), "Northanger Abbey" (1818) et "Persuasion" (1818).
Ses romans sont devenus de grands classiques de la littératures anglo-saxonne et romantique. Nous restent également ses "Juvenilia" ainsi que sa correspondance avec ses sœurs et nièces.
En Angleterre, le succès de Jane Austen est tel qu'en 2017 elle est la deuxième femme, après la reine d'Angleterre, à figurer sur les billets de banque.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jane_Austen



mardi 20 août 2024

Terri JANKE – La chanson du papillon – Editions Au vent des îles – 2009

 

 

L'histoire

En Australie à Sydney, Tarena, une jeune femme aborigène noire, a bien du mal à terminer ses études de droit. Elle veut devenir avocate, mais elle sait que ce métier est difficile et qu'elle n'a pas beaucoup d'atouts en raison de sa couleur de peau. Néanmoins, alors qu'elle attend les résultats de son examen, sa mère lui demande de récupérer un papillon sculpté dans la nacre, qui appartenait à sa propre mère, et qui doit être mis en vente dans une boutique de ventes aux enchères. Une première affaire qui va plonger la jeune femme dans les souvenirs de sa famille.


Mon avis

Après les tahitiens, les maoris de Nouvelle-Zélande, nous continuons notre voyage vers l'Australie coté des aborigènes. On sait que les colons européens et surtout les anglais ont commis des massacres pour chasser ces populations natives et s'accaparer leurs terres. Il faut attendre 1960 pour que les indigènes et aborigènes aient le droit de vote, puis la citoyenneté australienne. Depuis 1976, des terres sont rendues notamment les terres sacrées. Depuis le début du 21ème siècle, les relations semblent s'améliorer, même si les aborigènes restent pauvres et encore victimes du racisme de certains blancs.

Tarena est une indigène née à Cairns (une ville qui regroupe beaucoup d'aborigènes) et se destine à des études de droit, sans trop bien savoir si elle fait le bon choix. Elle passe quand même ses examens, sa mère Lilian, ne tolérant pas que sa fille soit réduite à des emplois de misère.

Mais un jour, dans un journal, la mère découvre la vente aux enchères d'un papillon sculpté dans la nacre. C'est son père Kit, plongeur à la recherche de perles qui l'avait sculpté pour en faire un pendentif à la femme qu'il a toujours aimé, la grand-mère Francesca. Fatigué par ce métier difficile et le peu de scrupules de ses patrons, il décide de s'installer à Cairns, quittant ainsi le détroit de Torrès et Thursday Island, et vivant de la coupe de la canne à sucre. Décédé prématurément, Francesca élève du mieux qu'elle peut ses deux enfants : Lilian (Lily) et Tally. Quand elle doit partir pour l'hôpital alors qu'elle est mourante, elle emporte avec elle le précieux papillon, qui n'a jamais été retrouvé dans le peu de biens qu'elle avait sur elle.

Immédiatement, Lily charge sa future avocate de fille de faire tout pour récupérer le papillon. S'ensuit une enquête minutieuse pour prouver que le papillon était un bien de la famille.

Au passage, Tarena, invitée dans la Thirsday Island, fait la connaissance de toute une famille et un clan. Mais elle en profite aussi pour en apprendre plus sur ses grands-parents maternels qu'elle n'a jamais connu. La structure du livre alterne donc le présent et les passés des principaux protagonistes. On y lit le dédain et le racisme des blancs vis-à-vis des aborigènes, dont Tarena à la peau noire est aussi victime, dans ce qui reste d'un apartheid qui ne dit pas son nom. Mais elle encaisse Tarena, elle est solide malgré ses doutes, et puis il y a aussi le soutien de ses amies, et même de professeurs qui ont reconnu sa capacité d'apprendre et son intelligence. C'est aussi pour l'autrice l'occasion de faire un point sur la situation par encore tout à fait réglée des populations de couleurs, la proposition de leur donner les mêmes droits que les blancs restant encore peu tranchée en 2023.

L'écriture de Terri Janke est simple mais aussi poétique. Il y a cette « chanson du papillon » écrite par Kit et qui est reprise par beaucoup de groupes de musique.

Un excellent roman pour voir la double face de ce grand pays qui n'en a pas fini avec son histoire et la fin d'une ségrégation.

 

Extraits

  • Après un temps qui nous a semblé interminable, papa réapparaît et nous appelle. En montant l'allée, je distingue une femme devant la porte d'entrée. Ses cheveux noirs et crépus me font penser à la laine d'un mouton noir, la couleur de sa peau, à du café instantané. Elle a le visage tanné et sa grande talle m'impressionne au point que je me sens encore plus petite. Je baisse les yeux, n'osant pas croiser son regard. Un petit terrier brun jappe autour de ses grands pieds nus. Je remarque la corne qu'elle a sur le gros orteil.
    Les jappements se calment, j'entends une radio qui diffuse quelque part. Papa nous présente.
    - Voici mes enfants.

  • On raconte que si lon vit trop longtemps sur une île, on se fond en elle. Les os se transforment en sable, le sang en océan. Vous, et ceux qui viendront après vous, en feront à jamais partie. Tarena Shaw vient de terminer ses études de Droit, mais nest pas certaine de vouloir devenir avocate, après tout. A quelle place peut prétendre une avocate noire dans un système judiciaire fait pour les blancs ? Est-ce que tous les habitants de Sydney se sentent aussi comme des tortues dépouillées de leur carapace ? Débarquant pour la première fois à Thursday Island, où ont vécu ses grands-parents, Tarena se laisse convaincre par sa famille de relever le défi de sa première affaire. Parmi les preuves, un homme jouant de la guitare, et une étonnante chanson...


Biographie

Née à Cairns dans le Queensland, Terri Janke est une écrivaine, poète et avocate australienne. D'origine mériam, un peuple affilié aux aborigène vivant dans le détroit de Torrès, elle vit aujourd'hui à Sydney en compagnie de son mari et de ses enfants. Elle dirige un cabinet d'avocats spécialisé dans les affaires de propriétés intellectuelle et culturelle des aborigènes. La chanson du papillon est son premier roman. Elle publie aussi de nombreux articles dans des revues spécialisées.

Voir ici : https://en.wikipedia.org/wiki/Terri_Janke

Sur la culture et le destin des aborigènes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Aborig%C3%A8nes_d%27Australie#





vendredi 16 août 2024

Patricia GRACE – Potiki – Editions « Au vent des Iles » - 2021

 

 

L'histoire

Nouvelle-Zélande, de nos jours, un petit village maori est implanté entre une plage et des collines. Y vivent notamment Roimata et son mari Hemi, leurs 3 enfants James, Tangimaana leur fille, le petit dernier Manu et l'enfant probablement née d'un viol commis sur Mary, la sœur de Hemi, handicapée mentale mais au grand-coeur, le petit Tokowaru qui en plus est difforme. Mais toute la famille et le clan qu habite ce bord de mer tranquille est soudée. L'entraide, la croyance à l'âme des esprits, la langue et les coutumes maories sont respectées et notamment la maison communale où on prend parfois les repas ensemble tout comme les décisions.

Mais cet endroit idéal attire très vite un promoteur près à tout pour expulser ces « gens-là » et construire un palace et un endroit de rêve pour touristes.


Mon avis

Les Éditions « Au vent des îles » proposent un catalogue d'auteurs et d'autrices vivant sur des îles. Que ce soit en Polynésie, en Océanie, dans les îles atlantiques, le choix est vaste et leur catalogue s'enrichit toujours. Je n'ai jamais été déçue par un de leur livre. Comme Celestine Hitiura Vaite et ses chroniques de Tahiti.


Ici, nous passons en Nouvelle-Zélande, dans un village maori, une petite communauté qui vit en harmonie avec ses croyances et sa culture. Y viennent aussi des pêcheurs amicaux ou quelques rares touristes qui sont bien accueillis. Des 4 enfants du couple, seule Tangi la fille est destinée à faire des études supérieures, elle veut devenir avocate. Hemi trouve des emplois en ville, James s'occupe du jardin. Le petit Manu, pourtant très intelligent ne va pas à l'école où son statut de maori lui fait subir des discriminations. Roimata, qui a un diplôme d'institutrice, instruit les enfants du village. On vit de peu, mais on vit dans l'amour, dans le respect que l'on doit aux ancêtres et à la Terre nourricière dont personne n'abuse des ressources.

Mais voilà, l'endroit est charmant et un groupe de promoteurs s'intéresse à ce lieu peu connu. Déjà par le passé, pendant la 2ème guerre mondiale, un village maori avait été rasé (et les habitants relogés dans des hlm) pour construire une piste d'atterrissage pour les avions, puis un terrain de sport. La lutte pour récupérer les terres n'avait pas abouti à la restitution totale.

Les promoteurs font des offres alléchantes qui sont toutes déclinées par le village. Il y ont leur maison commune très importante pour la communauté, le cimetière qui est une terre sacrée et ils vivent là depuis toujours.

Les menaces arrivent alors : un incendie qui se déclare dans un champs, puis le mari de Roimata est tué lors d'insurrections entre les partisans pour le maintien du village, soutenus par les écologistes et une large partie de l'opinion publique et les forces de l'ordre, alors qu'une route commence à être construite contre l'avis des villageois. L'histoire pourrait apparaître simple : ethnie maorie ostracisée contre le pouvoir des blancs, mais c'est sans oublier le talent de conteuse et la poésie qui émane de ce livre hors-normes, parce qu'une pincée de magie vient illuminer le tout. Celle d'une bonne étoile qui brille et qui permet à un peuple de ne pas se perdre, de ne pas oublier ses racines, sa langue, ses coutumes et ses valeurs simples mais belles.

Il aura fallu deux traductrices pour restituer le texte de Patricia Grace qui utilise le maori et l'anglais, mais qui livre ici un roman choral. Car dans la grande ligne du roman s'insèrent les récits individuels des principaux protagonistes, des chants traditionnels, des légendes et contes. D'ailleurs le livre en lui-même est un conte philosophique, donc plusieurs phrases sont des méditations, des « mantras » je dirais pour nous faire réfléchir à nos vraies valeurs, le poids de notre vie, notre destin, et surtout retrouver une connexion qui ne soit pas d'opportunité avec notre mère nourricière, notre planète Terre qui si on sait y accorder un regard bienveillant nous offre tant et tant de beauté.

Un livre philosophique et une très belle couverture signée d'un artiste local qui en fait un très bel ouvrage. Un glossaire en fin de livre nous aide à comprendre les termes maoris utilisés. A noter que le livre était déjà paru en 1986, mais les éditions « Au vent des Iles » ont demandé une traduction plus juste pour nous permettre de mieux entrer dans l'univers de l'autrice.


Extraits

  • Au fil des ans, ils avaient dû faire attention et être prudents. La famille avait reçu des demandes de vente de terrains à l'arrière, et on avait fait pression sur eux pour qu'ils ouvrent la route le long de la plage. Mais ils avaient tous résisté de pied ferme pendant pendant plusieurs années. Tant mieux.
    Désormais les gens se tournaient davantage vers leurs terres. Pas seulement leurs terres, mais aussi ce qui leur était propre. Ils devaient le faire s'ils ne voulaient pas être effacés de la surface du globe. Il y avait plus de détermination, maintenant, une détermination qui avait créé l'espoir, et l'espoir à son tour avait créé la confiance et l'énergie. Les choses bougeaient, à tel point que des gens se battaient pour conserver une langue qui risquait de se perdre, et que d'autres luttaient pour récupérer des terres qui leur avaient été retirées des années auparavant. Les gens de Te Ope en étaient un exemple et cela se présentait bien pour eux dorénavant.

  • C'était une vieille histoire, une histoire ancienne, sauf que maintenant elle avait une nouvelle phase, une vieille histoire qui commence avec la graine qui est un arbre. Mais ce n'était pas là le véritable début. L'histoire venait, comme toutes les histoires, d'avant le temps du souvenir qui se trouve au temps où il n'y avait que l'obscurité généreuse et aimante. Rien ne s'y faisait voir ni entendre, et il n'y avait aucun mouvement. Il n'y avait rien de vivant, seulement le potentiel _ qui est devenu la conception. C'est une histoire qui s'est ouverte et qui a planté sa graine dans le temps du souvenir. Elle est devenue une histoire du peuple exprimée par le bois, peuple et bois ayant été engendrés par le ciel et la terre de sorte que bois et peuple ne font qu'un, le peuple étant le whãnau* de l'arbre.

  • Et pourtant, parce que c'est un vide, un espace neutre - ni terre ni mer -, la liberté est là, sur le rivage, et le repos. La liberté est là, de chercher dans le vide, dans le tas de mauvaises herbes, parmi les morceaux de vieux bois, le coquillage vide, le crâne de poisson, en quête de la particule du commencement - ou de la fin qui est le commencement. L'espoir et le désir peuvent s'y attarder, les pensées et les sentiments se déplacer avec les grains de sable tamisés par l'eau et le vent. Un soir, j'y ai posé mon sac et je me suis reposée, ouvrant la voie au vide, ce vide qui peut évoluer en étincelle, en petit mouvement. J'ai sorti de mon sac des vêtements chauds et j'ai attendu toute la nuit le matin qui allait devenir un recommencement.

  • Il y avait dans la maison de réunion un silence de bois.
    C'est le silence des arbres qui ont été apportés à l'intérieur, hors du vent, et dont les branches fraîchement révélées s'étendent, non pas vers le ciel, mais vers les gens. C'est l'altérité calme et immobile des arbres perçue par celui qui sculpte, qui façonne, qui fait. C'est un silence de veille, car les arbres aux nouvelles branches ont été dotés d'yeux pour voir. C'est un silence d'attente, de cette attente toujours patiente que possède le bois, une patience qui n'a pas changé depuis l'autre vie de l'arbre. Mais ce silence de l'arbre n'est qu'un silence extérieur, car dans cette altérité il y a une résonance, un tintement, un battement, un épanchement, plus grands que ce que l'arbre a jamais connu auparavant.

  • La chair de l'anguille était dorée et sentait la mer et les arbres. Nous voulions en manger tout de suite, mais Hemi était un peu en colère contre nous et nous a dit qu'on ne mangeait pas de nourriture avant qu'elle n'ai été partagée, surtout si elle venait de la mer. « Notre famille est nombreuse, a-t-il dit, il faut toujours se le rappeler. »

  • Je vous dis que si nous vous vendons, nous serons poussière. Dans le vent. Je dois dire que j'ai du mal à raisonner...(Nous l'avons remarqué). Un souffle de vent et c'est tout. Et qui est le premier à pointer du doigt notre peuple quand il est brisé et sans espoir ? Quand tout le monde est bouleversé...

  • Mary aussi nous racontait ses hstoires, qui n'étaient pas toujours exactement les mêmes si on écoutait très attentivement, des histoires d'homme-bavard, d'épouse-colère,, d'homme rusé et de fille chanteuse, d'homme-joli et de mère-battante, et personne pour l'homme-amour avec son grand, grand marteau.

  • Car bientôt il n'y aurait plus de poissons, seulement des poissons de compagnie que l'on allait voir dans des tunnels souterrains éclairés à l'heure du epas des requins, ou quand on le voulait. À condition de payer. Eh bien, nous voulions que les poissons soient dans la mer comme des poissons ordinaires, que les raies pastenagues errent le soir comme elles le font toujours. Nous voulions que nos yeux connaissent l'endroit où elles rencontreraient la marée, qu'elle soit basse ou haute.

  • Le jour se transformait en nuit, et la nuit était comme un papier de chocolat que tu as lissé avec l'ongle de ton pouce. Je ne me suis pas senti petit cette nuit-là, comme la mer peut parfois te faire sentir petit.

  • Du centre,
    Du vide,
    Du non-vu,
    Du non-entendu,

    Il vient
    Un geste,
    Un mouvement,
    Un rampement,

    Il vient
    Un déploiement,
    Un bondissement,
    Vers un cercle extérieur,

    Il vient
    Une inspiration
    Un souffle -
    Tihei Mauriora (Litt « éternue, âme vivante » ; expression utilisée pour célébrer la vie)



Biographie

Née en 1937 à Welligton, Patricia Grace est romancière et nouvelliste, elle est l’une des voix contemporaines les plus respectées de la Nouvelle-Zélande. Elle fut, dans les années 70, l’une des instigatrices du débat idéologique qui anima l’arène politique, artistique et littéraire de son pays. Accompagnée d’artistes et d’écrivains, elle revendiqua à cette époque le caractère légitime et nécessaire de l’empreinte créatrice maorie au sein d’une littérature nationale émergente. Elle signa « Waiariki » en 1975, ouvrage qui fit date puisqu’il marquait la toute première publication par une femme d’origine maorie d’un recueil de nouvelles. Sans nostalgie ni sentimentalisme, elle s’attache à brosser le portrait d’une grande variété de personnages fictifs issus d’une société qu’elle connaît de façon intime et dont la langue et la culture furent longtemps ignorées. Patricia Grace décroche le Prix Neustadt, que l’on surnomme le petit Nobel… Reconnaissance internationale pour cette écrivaine maorie, fer de lance des littératures du Pacifique.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patricia_Grace


vendredi 9 août 2024

Célestine ITIURA VAHITE – L'arbre à pain – Chroniques de Tahiti – Tome 1 sur 3 – Poche 10/18 - 2020

 

 

L'histoire

A FAA'A, banlieue pauvre de Papeete, vivent Materna, Pito et toute la famille élargie, cousins, cousines, oncles, tantes, amis. Materna a eu trois enfants de Pito dont l'aîné à 11 ans. Mais ce qui préoccupe cette mère de famille « femme de ménage professionnelle » c'est l'envie d'un beau mariage avec son tàne, son compagnon. Celui-ci y fait des allusions surtout quand il a bu une bière de trop ou que l'équipe locale de foot a cartonné. Si elle anticipe déjà, une jolie robe, une liste de mariage, une chose nouvelle arrivée à Tahiti avec les français, rien n'est gagné.


Mon avis

Voilà donc le premier tome des fameuses « Chroniques de Tahiti » traduites en 27 langues et qui ont un succès fou en librairie. J'ai lu les tomes 2 et 3, donc dans le désordre, mais rassurez-vous, vous ne perdrez rien au change, avec une Materena plus en forme que jamais.

Pas de carte postale des plages sous les cocotiers. Nous sommes dans les quartiers pauvres de Papeete, là où les logements sont construits en bois et tôle. Même si Materena tente de rendre sa maison accueillante et jolie, en récupérant ici ou là des objets, sa préoccupation principale est le mariage avec Pito, son amoureux de toujours, qui travaille dans une scierie et va boire quelques pintes de bière au pub du coin après le travail avec ses acolytes. Hors Pito évoque plusieurs fois le mariage mais sans faire de demande officielle. Il n'en faut pas plus à sa jolie femme pour immédiatement se faire des films ! Elle se voit déjà en robe de mariée, avec la foule familiale, mais surtout, découvre, grâce à une vendeuse d'un grand magasin de meubles, la possibilité d'une liste de mariage. Car il y a ce lit king-size bien confortable mais onéreux sur lequel la jeune femme fantasme. Et que les invités pourraient financer. Elle sonde donc son entourage. Mais les gens ici ne sont pas riches, ils ont des petits boulots, quand ils en ont, et la vie est chère.

Alors mariage ou pas ?

En tout cas nous visitons un autre Tahiti, avec son franc-parler, ses expressions purement tahitiennes (un lexique en fin de livre nous aide à comprendre), les petits drames et les petites joies du quotidien. Un joli voyage exotique, plein d'humour, et de tendresse. Un régal, et si possible lisez les 3 tomes dans l'ordre, même si chacun peut se lire indépendamment des autres. On adore ce petit peuple de braves gens, leurs coups de gueule, leurs histoires à n'en plus finir, le tout sous le regard bienveillant de « Notre Dame-qui-comprend-tout ».



Extraits

  • Mama Roti préfère aussi que les gosses jouent dehors parce que, de son point de vue, les gosses ne devraient pas être à l'intérieur quand le soleil brille.
    Autrefois, elle ne permettait jamais à ses enfants de traîner dans la maison quand le soleil brillait dehors, ce qui explique peut-être pourquoi, aujourd'hui, Pito peut passer une journée entière vautré sur le canapé quand le soleil brille dehors.

  • Loana dit que maintenant elle est fiu (fatiguée) des hommes et bien contente comme ça. Elle va où elle veut aller, pas besoin d'autorisation, de permis de sortie, personne l'embête, personne lui demande où tu vas, quand tu reviens, avec qui tu sors, et patati et patata. D'ailleurs elle ne sort pas. Elle aime bien rester dans sa maison.

  • A ia ia, les enfants, on croit que quand ils sont grands, c'est fini les soucis, mais les soucis, c'est jamais fini

  • C'est bien d' être enterré à côté de sa mère, dit Loana. Tout le monde a envie d'être enterré à côté de sa mère."" Et si Pito veut qu'on m'enterre à côté de lui à Punaauia ? "Loana lâche la main de sa fille et sa réponse claque : " Tu fais comme tu veux, c'est ton cadavre après tout."

  • Quand Mori s'est fait tatouer sur la poitrine ce dragon rouge et vert qui crache le feu, sa maman a fait une crise. Elle trouvait que ça donnait à Mori l'air de sortir de prison, ce qui était le cas, mais c'était pas la peine de faire savoir à tout le monde.

  • En fait, Materena prie seulement Notre-Dame-Qui-Comprend-Tout. Sa prière la plus fréquente est de ne pas survivre à ses enfants parce que les enfants, c'est pas comme les hommes, on ne peut pas les remplacer.

  • La couleur est un peu bizarre, dit Materena. Enfin, je veux dire - pour une moquette. - Ah oui, maintenant que tu le dis. Cette moquette-là, on dirait un peu de l'herbe, hein ? - Mais quand on donne quelque chose cadeau, faut pas se plaindre de la couleur. - Ah oui alors, c'est vrai ça. On fait pas attention la couleur. On prend seulement.

  • Loana a été amoureuse plein de fois, et deux de ses amants lui ont donné des enfants. Un, c'était un militaire "farani" ( français) qui est rentré dans son pays et l'autre un tahitien qui est rentré chez sa femme.

  • D'après Rita, quand un homme et une femme se mettent ensemble, il faut acheter un matelas 'api, parce que le matelas, c'est vraiment important. Le matelas, c'est pour faire l'amour, le matelas, c'est pour les mots d'amour - le matelas, c'est l'intimité.

  • Mama Roti, qui assistait à la scène, a bien vu qu'elle était déçue. Elle a secoué la tête et marmonné "Qu'est-ce qu'un homme peut bien faire, de nos jours, pour rendre sa femme heureuse ?" Elle a levé les yeux au ciel et n'a pas arrêté de dire que le cadeau de son fils était bien choisi - une femme a toujours besoin d'une poêle à frire. Mama Rôti a inspecté la poêle en hochant la tête. Elle a tapé dessus du bout des doigts et déclaré : "ça, c'est pas de la camelote, c'est une poêle à frire de bonne qualité. Pas trop grande, pas trop petite, moyenne, bien, quoi."

  • Le problème dans les maisons tahitiennes, c'est que les autres de la famille sont libres de venir téléphoner chez toi, passer des heures devant ta télé, manger tout ce qu'il y a dans ton frigidaire, boire tout ton Coca, laver leurs linges dans ta machine, prendre tes linges dans le placard. C'est mal élevé de fermer la maison à clé. Parce que, si un autre de la famille il a vraiment besoin d'emprunter quelque chose et tu n'es pas là et c'est urgent, hein ? Mais ensuite, résultat : il n'y a plus de sous pour payer les factures. - Le problème avec les Tahitiens , c'est qu'on a trop de cousins qui n'ont pas de travail. Le problème avec les Tahitiens, c'est qu'on a trop de cousins, point final. - C'est quand même bien d'avoir de la famille" finit par dire Teva. - Des fois, oui, dit l'électricien. Mais pas tout le temps...

  • Mais Materena se met à penser au mariage. Elle se dit que ça serait bien d'être mariée-mariée. Elle joint ses mains nues et imagine une alliance en or à son doigt. Elle voit le certificat de mariage encadré sur le mur du salon. Elle s'entend dire aux gens : "Mme Tehana, c'est moi."

  • Il y a très longtemps, commence Loana, il y avait Ta’aroa. Il s’était créé tout seul et il vivait dans une coquille. Cette coquille ressemblait à un œuf. Cet œuf était dans l’espace et il n’y avait pas de ciel, pas de terre, pas de lune, pas de soleil, pas d’étoiles. Il n’y avait rien, ma fille. Ta’aroa s’ennuyait un peu dans sa coquille, alors un jour il l’a cassée et il est sorti pour voir ce qu’il y avait dehors. Dehors, c’était noir, dehors il n’y avait rien. Alors là, Ta’aroa s’est rendu compte qu’il était seul, tout seul.  Il a brisé sa coquille en morceaux et il a créé les rochers et le sable. Avec ses vertèbres il a créé les montagnes. Les océans, les lacs et les rivières sont venus avec ses larmes. Il a fait les écailles des poissons et des tortues avec ses ongles. Avec ses plumes il a fait les arbres et la brousse. Et Ta’aroa a fait l’arc-en-ciel avec son propre sang. Puis Ta’aroa a décidé de créer l’homme. La voix de Loana n’est plus qu’un murmure. - En tout cas, c’est ce que raconte la légende, dit Loana en regardant les statues de la Vierge Marie qui ornent son salon. Mais ça ne veut pas dire que l’histoire d’Adam et Ève est une histoire inventée. 

  • Les films d'amour chavirent le coeur de Materena et il lui arrive même d'imaginer qu'elle est l'héroïne.

  • Loana avait prévenu Materena que si jamais elle avait un tane sans lui dire, et qu'elle l'apprenait par radio-cocotier, elle aurait droit à des bonbons caramel - c'est-à-dire une bonne paire de gifles.

  • Ma fille, attendre un homme, c'est comme attendre le jour où les poules auront des dents.


Biographie

Célestine Hitiura Vaite est une écrivaine polynésienne , née à Papeete, en Polynésie française, en 1966 qui vit en Australie.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/C%C3%A9lestine_Hitiura_Vaite

mardi 6 août 2024

Bernadine EVARISTO – Femme, fille, autre – Poche Pocket 2023

 

 

L'histoire

Elles sont 12 femmes, noires, qui vivent en Angleterre. De toutes les générations confondues, elles ont chacune une histoire personnelle à raconter. Elles sont reliées par des liens d'amitiés ou de famille, ou de rencontres. Elles sont en lutte pour leur liberté, pour trouver un but à leur vie. Elles sont très riches ou très pauvres, elles ont subi des violences racistes. Mais elles sont liées par un même lien : s'en sortir !


Mon avis

Voilà un roman original, sans ponctuation, mais tout à fait lisible, qui va vous entraîner dans la vie de 12 femmes noires, soit venues en Grande Bretagne (à Londres essentiellement) soit nées dans ce pays.

Elles revendiquent leur double liberté : celles d'être femmes, celles d'être noires. La plus âgée à 93 ans et la plus jeune 17, et les réalités sont différentes. Certaines sont nées sous la bonne fortune de l'argent, d'autres moins chanceuses ont subi des viols ou des brimades racistes. Autour d'Amma, autrice de pièce de théâtre, lesbienne assumée mais ayant quand même eu une fille avec un homme gay et ami, elle motive ses amies, pour toujours lutter contre leurs doubles libertés : féministe et exclusion raciales. Beaucoup sont lesbiennes, mais d'autres ont des petits amis. Certaines ont abandonné le foyer en raison d'un mari violent ou alcoolique et par un système d'entraide, elles sont hébergées chez les unes ou les autres. Car toutes ses femmes sont reliées par des liens amicaux ou familiaux ou de rencontres amicales ou amoureuses.

Ici, on dit les choses comme on le pense. Arrivés récemment au Royaume Uni ou pas. A l'intersection de cette caractéristique, ils sont majoritairement femmes. Et subissent les violences symboliques ou physiques qu’entraîne ce sexe. Ils sont quelques-uns à venir de quartiers populaires, à lutter pour récupérer le capital culturel qui leur faisait défaut en naissant là. Nés aux Antilles ou à la Barbade, en Écosse de parents noirs, expatriés en Amérique ou en venant tout juste. Mais ils sont aussi propriétaire terrier, entrepreneur, érudit, directeur de banque. Bref, ça foisonne et rien ne semble pouvoir contenir le flot puissant de ces volontés, de ces identités qui ne se réduisent jamais aux assignations que l'on plaque sur elles.

Sans la focale d'un personnage principal sagement identifié, sans le recours à des péripéties bien calibrées, sans unité spatio-temporelle, il fallait une sacrée armature à ce roman pour que, de force majestueuse, il ne se transforme pas en chaos illisible. Et l'armature, elle est là. le travail de fond est colossal. L'enchaînement des chapitres ne souffre quasi aucune longueur. Les personnages sont discrètement reliés les uns aux autres. Pas à tous, ç’aurait été détruire l'illusion d'une exhaustive représentation de ces voix multiples, mais selon deux ou trois nébuleuses qui cadrent l'attention du lecteur.

Et puis surtout, il y a une énergie, une dérision, un humour qui traversent le livre et l'unifient mieux que tout.Ce roman, c'est un rire, rauque et profond, c'est le triomphe des paroles qu'aucun barrage n'arrête, qui proclament sa propre puissance à être, magistralement. Un best-seller déjà en Grande Bretagne et aux États-Unis. Unique, superbe, un livre aussi émouvant que drôle, à lire absolument.


Extraits

  • Et n’allez pas croire que l’enfant qu’elle a élevée est du genre à s’affirmer féministe plus tard" Le féminisme c’est tellement grégaire, lui a dit Yazz, franchement, même être une femme c’est dépassé aujourd’hui, à la fac nous avions une activiste non-binaire, Morgan Malenga, qui m’a ouvert les yeux, je pense que nous serons tous non-binaires à l’avenir, ni males ni femelles, qui sont d’ailleurs des prestations sexo-spécifistes, ce qui signifie que ta politique « féminine », m’man, deviendra obsolète, et tant que j’y suis, que je te dise, je suis humanitaire, ce qui se situe à un niveau beaucoup plus élevé que le féminisme. As-tu une idée de ce que ça signifie ?

  • je dis toujours à Mum qu’elle a épousé un patriarche. regarde les choses autrement, Amma, me répond-elle, ton père est né homme au Ghana dans les années 1920 et toi femme à Londres dans les années 1960. et alors ? tu ne peux pas attendre de lui qu’il « te pige » comme tu dis. je lui répète qu’elle fait l’apologie du patriarcat et se rend complice d’un système qui oppresse les femmes.elle répond que les êtres humains sont complexes. je lui dis de ne pas le prendre de haut

  • quand elle quitteront l'université avec une énorme dette sur le dos et la perspective de la course délirante aux boulots, et le prix scandaleux des loyers qui signifie que leur génération devra retourner habiter chez ses parents pour l'éternité, ce qui les poussera à désespérer encore plus de l'avenir sans compter la merde de cette planète avec le Royaume-Uni qui va se séparer de l'Europe qui elle-même dévale la voie de la réaction et redonne du lustre au fascisme et tout ça est si cinglé que l'ignoble milliardaire éternellement bronzé a tellement abaissé le niveau intellectuel et moral en devenant président des Américains et fondamentalement tout ça veut dire que l'ancienne génération TOUT DETRUIT et que la nôtre est condamnée, à moins qu'on arrache aux aînés leur autorité intellectuelle. Le plus tôt sera le mieux.

  • Mum travaillait huit heures par jour comme salariée, a élevé quatre enfants, tenu son foyer, veillant à ce que le diner du patriarche soit sur la table tous les soirs et ses chemises repassées tous les matins. Pendant ce temps il était dehors en train de sauver le monde, et sa seule tâche ménagère consistant à acheter la viande du déjeuner du dimanche chez le boucher - variation banlieusarde du chasseur-cueilleur.

  • L'enfant qui quitta l'appartement en larmes ce matin-là, remerciant Mama de s'être remise à lui parler parce que, dit-elle, quand ta propre mère veut faire croire que tu n'existes plus, c'est comme si tu étais morte.

  • le feminisme a besoin de plaques tectoniques pour changer, pas d'un relooking branché

  • une fille blanche qui marche à côté d'une fille noire passe toujours pour aimer les hommes noirs

  • elle court pour vivre parce que rester plantée c’est commencer à glisser le long de la pente qui mène à l’échec, à l’inertie, à l’apitoiement sur soi, cet épisode de son existence qui s’immisce toujours dans sa mémoire quand elle s’y attend le moins

  • ces temps-ci elle est une joueuse d’orchestre enthousiaste au milieu de la cacophonie de la gare la plus animée de Londres, que foulent près de cent cinquante millions de paires de pieds chaque année, convergence de banlieusards génétiquement identiques à 99,9 %, peu importe l’emballage extérieur, peu importe leur câblage psychique – que les fils soient tordus, enchevêtrés, raccourcis. Tous ces gens si posés, si équilibrés et maîtres d’eux-mêmes, préparés à assumer publiquement leur rôle de membres raisonnables de la société en ce lundi matin où tous les drames sont intériorisés

  • Roxanne Gay, répondit Courtney, nous a mis en garde contre l’idée d’« une vie de privilèges » et a écrit dans Bad Feminist que les privilèges sont relatifs et contextuels, et je suis d’accord, Yazz, finalement à quoi ça rime ? Est-ce qu’Obama est moins privilégié qu’un péquenaud blanc élevé dans une caravane avec une mère junkie célibataire et un père taulard récidiviste ? Est-ce qu’une personne gravement handicapée est plus privilégiée qu’un demandeur d’asile syrien qui a été torturé ? Roxane affirme que nous devons trouver un nouveau discours pour définir l’inégalité. Yazz reste bouche bée, quand Courtney a-t-elle lu Roxane Gay – qui est ab-so-lu-ment stupéfiante ? Est-on en présence d’une étudiante plus maligne que le professeur ?  #filleblancheéclipsefillenoire

  • On a tous une âme soeur dans ce monde

  • she's the one who's made it, not her older brothers
    who didn't have to do any housework or even wash their own clothes, whereas she had to spend her Saturdays mornings doing both
    who were given first helpings at meals they never had to cook, and extra portions because they were growing lads, including mega-helpings of the most desirable desserts who weren't punished for speaking their mind, whereas she was sent to her room at the slightest sign of insurrection, keep your thoughts to yourself, Shirl

  • Gotcha, so here goes: women are designed to have babies, not to play with dolls, and why shouldn’t women sit with their legs wide open (if they’re wearing trousers, obv) and what does mannish or manly mean anyway? walking with long strides? being assertive? taking charge? wearing ‘male’ clothes? not wearing make-up? unshaved legs? shaved head (lol), drinking pints instead of wine? preferring football to online make-up tutorials (yawn), and traditionally men wear make-up and skirts in parts of the world so why not in ours without being accused of being ‘effeminate’? what does effeminate actually mean when you break it down?

  • it's easy to forget that England is made up of many Englands

  • Megan was part Ethiopian, part African-American, part Malawian, and part English which felt weird when you broke it down like that because essentially she was just a complete human being



Biographie

Professeur d'écriture créative à l'Université Brunel de Londres et écrivaine, née en 1989 à Londres, d'une mère anglaise et d'un père nigérian.
Quatrième de huit frères et soeurs, elle a été élevée à Woolwich, dans le sud de Londres, et a suivi une formation d'actrice. Elle a travaillé dans le théâtre. Elle est l'auteur de deux romans en vers appréciés par la critique: Lara (1997), qui retrace les racines d'une famille métisse anglo-nigériane-brésilienne-irlandaise de plus de 150 ans, trois continents et sept générations; et The Emperor's Babe (2001), l'histoire tragi-comique révolutionnaire de Zuleika, une fille de parents soudanais, qui a grandi à Londres il y a 1800 ans et qui entretient une liaison avec l'empereur romain Septimius Severus. Son roman, Soul Tourists (2005), parle d'un voyage en voiture en Europe mettant en vedette un couple mal assorti, Stanley et Jessie, avec des apparitions de fantômes de couleurs de l'histoire européenne, tels que Pushkin, Alessandro de Medici et Mary Seacole. Son roman Blonde Roots a été publié en 2008 et en 2010, elle a écrit le roman Quick Reads, Hello Mum. Son dernier roman, M. Loverman (2014), parle d'un homme londonien des Caraïbes âgé de 74 ans, homosexuel caché.
Bernardine a également écrit pour le théâtre, la radio, la presse écrite et pour une collaboration multimédia. Cityscapes avec le saxophoniste Andy Sheppard et la pianiste Joanna MacGregor pour le festival de la ville de Londres en 2003.

Depuis 1997, elle a effectué plus de 50 tournées internationales, allant de lectures d'une nuit à des séjours d'enseignement de trois mois. Elle a été professeur invité au Barnard College / Columbia University à New York, écrivain en résidence à l'université de Western Cape, au Cap, et écrivain associée à l'université d'East Anglia. Elle a également représenté la Grande-Bretagne auprès du romancier Glenn Patterson à Literaturexpress Europa 2000, qui a amené 105 écrivains européens dans 11 pays européens pendant six semaines en train, voyageant du Portugal à Berlin en passant par la Belgique, les pays baltes et la Russie. Elle est membre de la Royal Society of Literature et de la Royal Society of Arts et a reçu un MBE en 2009.

samedi 3 août 2024

Victor GUILBERT – Terra Nullius – J'ai Lu - 2023

 

 

L'histoire

L'inspecteur Hugo Boloren n'a pas le moral. Sa mère, grande journaliste reporteur souffre de la maladie d'Alzheimer, et Hugo doit consulter un grand spécialiste à Lille. Le parisien est aussi mis à contribution pour aider la police locale sur le meurtre d'un petit garçon Jimcaage et d'un autre gravement blessé, dans ce qu'on appelle « Terra Nullius », une énorme décharge à ciel ouvert entre la France et la Belgique. A ces pieds, un campement de miséreux, de sdf, sans papiers et autres dont faisait parti le petit garçon. Aucun signalement aux services sociaux, et un « trésor » évoqué par l'enfant. Il est temps que la petite « bille » dans la tête de l'inspecteur face « ding ».


Mon avis

Deuxième tome sur 3 des enquêtes d'Hugo Boloren (après Douve déjà apprécié par la critique), nous nous retrouvons à Lille et ses environs.

Alors qu'il accompagne sa mère, qui fut autrefois une grande journaliste et qui est atteinte de la maladie d’Alzheimer, consulter un spécialiste à Lille, Hugo est sollicité par la police locale pour résoudre une affaire étrange. Entre la France et la Belgique gît une décharge illégale montreuse comme des collines de déchets. Les deux pays se renvoient la balle sans solutions. Pas plus qu'ils ne s'intéressent au campement de fortune installés aux pieds des déchets : une communauté de sdf, de sans papiers, de migrants refoulés à Calais où semble régner en matrone une vieille femme du nom de Mani.

Hors un jeune garçon de 12 ans, Jimcaale, confié aux bons soins d'une vieille femme est dans un état de mort cérébrale suite à une agression, suivie de celle moins dangereuse de son ami, un petit garçon d'origine asiatique qui lui a une famille.

Il doit seconder les inspecteurs lillois qui lui font goûter aux spécialités locales et surtout à la bière. Tout en suçant des carrés de chocolat noir pour suivre son sevrage tabagique, la petite « bille », la petite étincelle qui permet le déclic pour trouver la solution à cette enquête trouble ne vient pas vraiment. Hugo se creuse la tête, pour mettre en place ce puzzle ou plutôt ces puzzles qui ne s'assemblent pas. Pour cela, il peut compter sur l'aide bien venue de Lulu, la stagiaire et d'un trimoin (le même témoin dans 3 affaires distinctes) qui n'a juste que 2 petits mensonges à son actif mais est ravi de trouver une vraie place dans une vraie enquête. Drogue, misère, abandon des services publiques, trahisons sont au rendez-vous de ce polar qui s’accélère au fil des pages. Atypique, angoissé chronique, le personnage central nous sort un peu des sentiers battus du héros mais sans en faire un total anti-héros, il est un peu « le monsieur tout le monde » avec ses doutes, ses petits plaisirs. Les personnages secondaires sont attachants aussi, avec l'humour nécessaire dans cette ambiance sombre.

L'auteur dénonce aussi, mine de rien, tous les laissés pour compte, qui subsistent de dons, de petits vols et de débrouilles et ces décharges immondes qui polluent le monde. Mais ici, la grande décharge renferme dans ses entrailles quelques drôles de secrets. Un bon polar bien mené dans un style fluide. Lecture estivale parfaite.



Extraits

  • Côme a déjà commandé une tournée de bières que la serveuse propulse sur notre table sans faire tomber la moindre goutte. Je suis sensible à cet art de la dextérité bistrotière. «  Bière de Snick, la lambic authentique qui tombe à pic » est inscrit en lettres rouges sur les verres. La serveuse zélée précise à mon intention qu’en vrai, c’est pas une lambic, c’est pour la rime. On lève nos pintes en attendant que l’un de nous lance une sentence à propos. Rien ne vient, alors on hoche la tête, on ferme les yeux et on savoure la première lampée de Snick. prendre le temps d'être là, dans la steppe, immobiles. Il suffit d'écouter et de regarder pour avoir l'air d'un sage.

  • Vais-je reprendre un carré de chocolat ou me décider à réduire ma consommation ? Je soupire. C’est un leurre de croire qu’on se libère du tabac. Ces carrés de chocolats noirs millésimés, je peux me convaincre que je les savoure, que je les suçote… La vérité, c’est que je les fume. J’apprécie bien plus le manque vaguement comblé que le goût amer du cacao d’exception.

  • J’allume la petite radio sur ma table de nuit, cadeau de mon père à l’adolescence. Les transistors des années quatre-vingt-dix tiennent plus longtemps que les portables sortis il y a trois ans.

  • Il n’aime pas l’idée que certains jours mériteraient de ne pas être vécus, la vie est trop courte pour en jeter des morceaux.

  • Et puis, il y a le problème du doute, cette goutte amère capable de vous ruiner toute une marmite de certitudes.

  • La chaleur donne soif et la bière lilloise donne chaud. Un cercle vicieux qui s’autoalimente sans que ce soit désagréable.

  • C'est l'avantage d’être un casanier qui ne tient pas en place. J'ai toujours envie de rester chez moi, mais je me sens chez moi partout où je vais. C'est peut-être la définition du voyageur, d’être un pantouflard ambulant.

  • Je sais pourquoi vous ne voulez pas voir de psy. Fouiller dans le subconscient d’un flic, ça revient à creuser un trou dans le sable à marée haute.

  • Le jeune inspecteur sous-entend la dépression sans la nommer, cette fois-ci. Ce qui ma fait prendre conscience que je prononce rarement le mot "Alzheimer" en évoquant ma mère. La pudeur linguistique, c'est le déni de la pensée.

  • D'habitude, ces bouledogues français dégagent une aura sympathique, mais celui-là a le museau méchant. Une petite dent poussée de travers pointe à l'extérieur de ses babines et sa collerette vétérinaire trop grande lui donne de surcroît un air parfaitement stupide. L'illustration réussie de l'idée qu'on peut se faire de bête et méchant, pense Raphaël.

  • Le plus difficile à nier, c’est l’odeur insupportable. La décharge d’un côté, les habitations insalubres de l’autre, et le soleil qui tape fort au-dessus en prenant soin de développer les arômes.  

  • Le petit pouvoir pousse aux grandes phrases chez les petites personnes.

  • Les policiers sont comme les touristes ou les pigeons, personne n'aime ceux qui viennent de Paris.

  • Le téléphone de Lorraine vibre sur la table et son visage s'éclaire quand elle découvre le nom de "Cyril" qui s'affiche sur l'écran. Je me retiens de justesse de pousser un cri de surprise embarrassant. C'est la première fois que je vois un sourire qui a ce pouvoir, cette faculté de donner l'impression qu'il émet de la lumière à travers les pores de la peau. Comme si un excès de charme dégoulinait de la figure. Il a fallu que "Cyril" apparaisse sur son téléphone pour amorcer ce miracle. Je lui envie cette joie simple. Elle s'excuse, radieuse, s'éloigne, splendide, et répond, merveilleuse. Est-ce qu'il y a déjà eu quelqu'un quelque part qui me fasse rayonner le visage d'un coup de téléphone ?

  • La bille tente une arrivée en force, je la repousse en inondant mon esprit d'une lampée de bière à la limite de l'étoufement. Je veux transformer la bille en bout de puzzle, faire du concret avec de l'abstrait. Elle a repéré un nouvel élément dans le fouillis de mes pensées, elle va se perdre, elle se réveille trop souvent en ce moment. Je termine ma Snick et me tourne vers Lulu et le trimoin. - Vous avez des choses à me raconter?  

  • La plus grande décharge sauvage à ciel ouvert de France, les hectares de la honte comme on le murmure dans la région et jusque derrière la frontière belge qui la jouxte de trop près.

  • j'avale le dernier morceau de mon sandwich franco belge, preuve que lorsque des pays unissent leurs forces, ils peuvent faire de grandes choses


Biographie

Victor Guilbert est un auteur de théâtre, romancier et nouvelliste né en 1983. Il a fait des études au Cours Florent. Diplômé de lettres modernes à la Sorbonne, il a obtenu un Master 2 en linguistique.
C’est grâce au théâtre qu'il fait ses premiers pas dans le monde de l’écriture en proposant des pièces qui seront jouées entre Paris, la Normandie, jusqu’à Shanghai. Son spectacle, "Chroniques d'un débridé", a tourné en Chine et en France durant deux ans. Il se lance par la suite dans la rédaction de textes de chansons, sketchs, nouvelles, dont certaines primées, et rédige des articles pour divers blogs.

Après avoir vécu plusieurs années à Shanghai, où il a dirigé la Troupe de Théâtre Francophone de Shanghai, il habite désormais à Paris où il travaille comme rédacteur et blogueur en parallèle de ses activités littéraires. En 2017 sort son premier roman, "L’histoire fabuleuse du Français insouciant devenu Chinois insurgé", aux éditions Hikari. "Douve" (2021), son premier roman policier, a reçu le prix du meilleur polar 2022 au salon Saint-Maur en poche. Victor Guilbert remporte le Prix "Le Point" du Polar européen 2022 pour son roman "Terra Nullius" (2022, Hugo Thriller).

Son site : https://www.victorguilbert.com/


lundi 29 juillet 2024

Ian MANOOK – Les temps sauvages (Yeruldelgger Tome 2) – Livre de poche 2016

 

 

L'histoire

Nous avions laissé Yeruldelgger à la fin du tome 1, pensant qu'il avait enfin tué son dangereux et cruel Erdenbart. Le voilà qui enquête sur la mort d'une de ses indics Colette, crime que l'on veut lui faire endosser. Sa collègue Oyun elle, enquête sur la morts de 2 hommes, brûlés en plein désert Mongol. Très vite le policier, pas commode et de plus en plus incontrôlable découvre la disparition du fils de Colette, un jeune mendiant qu'elle avait pris en charge et d'un apprenti moine pas très sérieux dans ses études aux 7ème monastère Shaolin. Isolé, face à la violence et aux faux amis, notre enquêteur va mettre au jour un terrible complot politique.



Mon avis

Quand vous rentrez dans un polar de Ian Manook, ici dans sa série en Mongolie, il faut vous attendre à des rebondissements, des mots mongols (dont on comprend le sens) et une tonne d'embrouilles.

Ça commence avec l'arrestation de Yeruldelgger, accusé à tort par la Police des Polices d'avoir tué une de ses indicatrices Colette, une prostituée, gentille femme, qui a pris sous son aile un gosse des rues comme il en existe des milliers à Oulan Bator, toujours plongé dans un smog qui en fait la ville la plus polluée au monde. Non seulement il réussi à prouver son innocence, mais il se met en quête, alors qu'il n'en est plus officiellement chargé, de comprendre pourquoi on lui a fait porter le chapeau, et où sont passés les deux enfants, le fils de Colette et un apprenti-moine pas trop sérieux. On leur dit qu'ils sont partis en France, mais très vite notre policier qui n'a pas peut de prendre des coups ou d'en donner se rend compte qu'il s'agit d'un trafic d'être humains. Les enfants, auxquels on promet richesse et liberté, sont sous le contrôle d'un cartel qui les oblige à mendier ou voler.

Mais ce n'est pas tout. Son beau-père, le monstrueux Erdenbart n'est pas mort et dirige ce cartel, ainsi que d'autres activités illégales, entouré par des voyous et pas n'importe lesquels, des militaires qui n'ont aucune limite.

Erdenbart s'est mis en tête de conquérir le pays par des élections truquées et devenir un dictateur à la Poutine.

Des steppes sauvages de Mongolie, aux cimes enneigées, d'Ulan Bator qui cède à la mondialisation et perd son identité, masquant les pauvres dans des yourtes de fortune en périphérie, c'est un pays qui commence à se perdre, et surtout à perdre son identité profonde. Si cela réjouit Oyun qui peut s'habiller de vêtements européens chics et de marque, cela désole Yeruldelgger qui aime son pays avec ses traditions, sa cuisine (là franchement, je préfère vous zapper les menus qui sont vomitifs à souhait, mais qu'on peut expliquer par les températures de -40° en hiver.

Un voyage au Havre, et puis des rebondissements à tous les chapitres, on ne s'ennuie jamais avec Monsieur Manook, grand voyageur, qui connaît la Mongolie comme personne. Du page turner un peu gore mais parfait pour des frissons estivaux, avant de plonger dans la grande bleue.


Extraits

  • Oyun n'avait pas souvenir de tels dzüüd dans son enfance. Le premier dont elle se souvenait était celui de 2001. Un hiver si rude et si long que sept millions de bêtes étaient mortes à travers le pays. Elle gardait en mémoire l'image de ces milliers de nomades encore fiers et solides quelques mois plus tôt, venus s'échouer pour mendier et mourir en silence, transis, dans les égouts d'Oulan-Bator. Les hommes avaient perdus tous leurs chevaux, les femmes tous les yacks et toutes les chèvres, et les enfants tous les agneaux et jusqu'à leurs petits chiots. Cet hiver-là avait tué en Mongolie plus d'âmes que les avions des tours de Manhattan.

  • À la fin des années quatre-vingt, dans le cadre de la coopération fraternelle entre les peuples pour un avenir radieux et de la planification du pillage systématique des ressources naturelles des petits pays frères, les Soviétiques avaient construit cette ville russe en territoire mongol. Interdite aux Mongols. La ville ne servait d’atelier, de dortoir et de réfectoire qu’aux techniciens et cadres russes de la grande mine d’uranium à ciel ouvert de Dornod, le second plus grand gisement du pays.

  • Elles filaient sous ses yeux, de gauche à droite, en long troupeau étiré, et bondissaient soudain à plus de deux mètres de haut. C’était comme une symphonie silencieuse, la partition d’une ode à la nature. Les gazelles défilaient droites comme des notes sur une portée, puis accrochaient en bondissant des doubles et des triples croches aériennes qui donnaient une harmonie orchestrales à leur fuite.

  • Des milliers d'assauts quotidiens de petites turpitudes, de bassesses, de méchancetés, de jalousies qui se formaient en tourbillons pour devenir des vols, des crimes, des assassinats. Son métier ne lui donnait à voir que le côté obscur de l'humanité.

  • Tu crois en Dieu ? demanda Akounine au lieu de répondre. - Moi ? J’ai déjà tellement de mal à croire en l’homme.

  • La vie, tu vois, c’est plutôt comme une yourte : tout est rond et sans côtés. Ni bons, ni mauvais. Tu es dedans, ou tu es dehors, c’est tout.

  • Un vent d’est s’était levé dans la nuit. En s’engouffrant dans la vallée de la Tuul, il avait dispersé la pollution de la ville jusque vers les contreforts du Khustain Nuruu et les steppes de Mandalgovi, laissant Oulan-Bator frigorifiée sous un ciel bleu immobile et un petit soleil blanc.

  • Pendant quelques minutes Zarza s’abîma dans la contemplation désabusée de cette ville post-soviétique qui défilait derrière les vitres, semblable à toutes celles que ces utopistes totalitaires avaient imposées, pour leur bonheur matérialiste, aux populations asservies.

  • Tu sais, les citadins et les étrangers nous prennent pour des sorciers. Toutes ces histoires de chamanes, ces pouvoirs surnaturels, ce lien avec les esprits… Tout ça n'est que foutaise. Tu sais quelle est notre seule force ? C'est celle de prendre le temps d'être là, dans la steppe, immobiles. Il suffit d'écouter et de regarder pour avoir l'air d'un sage.

  • Restez là pendant que j'apprends son boulot à votre chef, peut être que vos cerveaux atrophiés en tireront une petite leçon.

  • Et puis, quelques minutes à peine après son envol, le Fokker déchira de ses hélices vrombissantes le voile épais qui étouffait la ville et jaillit dans le bleu lumineux du ciel. Oulan-Bator n’était rien en regard de la Mongolie tout entière. Juste une petite métropole prétentieuse encaissée dans une petite vallée fermée qui gardait sur elle ses fumées. Et tout autour, la Mongolie. La vraie Mongolie qu’il aimait.

  • Le massif de l’Otgontenger tout entier était une Zone Strictement Protégée. Autant pour la faune et la flore qu’il abritait que pour l’esprit sacré qu’il représentait aux yeux de tous les Mongols. Aucune implantation humaine n’y était autorisée à l’exception du petit musée d’Agop et de deux temples bouddhistes. Le premier pour étudier et préserver la nature, les seconds pour protéger et honorer les âmes.

  • Devait-il vraiment continuer à aimer ce pays qui courait à sa perte, avec la même arrogance qu'il avait chevauché, des siècles plus tôt, à la conquête de civilisations qui lui étaient cent fois superieures?

  • Qu'est ce que c'est que ce baragouin? se moqua Zarza. - Ah, là tu te trompes, camarade. Le Baragouin, c'est le breton, du temps où ils quémandaient dans leur langue, en terres françaises, du pain et du vin. Barra et Gwin. C'est du moins ce qu'on dit.

  • Oyun aperçut devant eux un renard blanc en maraude dans la neige. Son museau pointu frôlait les cristaux brillants comme s'il pistait en zigzag une proie invisible et ivre. Soudain, les oreilles dressées, il se figea face à un petit tas de pierres enrobé d'une croûte de glace. Immobile, il s'était fondu dans le paysage immaculé. Puis en trois bonds il avait surpris le pika des steppes qui s'était aventuré hors de son petit nid de foin entre les pierres. Maintenant le lièvre crieur nain bondissait dans la neige sans aucun espoir d'échapper au renard. Dans cette étendue moirée jusqu'à l'horizon, la scène bouleversa Oyun par sa beauté et sa cruauté à la fois. Mais comme le renard s'apprêtait à bondir pour briser l'échine du frêle rongeur, un appel criard stria l'azur et un faucon chasseur s'abattit sur le renard pour lui déchirer la gorge entre ses serres.

  • Autour de la mine, à vingt kilomètres d'ici, la teneur en radon est cent fois plus élevée que les normes admises. En ville, on ne mesure plus depuis vingt ans, histoire de ne pas savoir. Mais je peux te dire qu'ici, on mange de l'uranium, on boit de l'uranium, et on respire de l'uranium. Et je ne te parle pas des métaux lourds et des boues toxiques dans laquelle tu patauges dès que tu descends du trottoir.

  • Décidemment, Big Brother n'était rien comparé à l'agglomérat des milliards de Mini Brothers s'espionnant les uns les autres.


Biographie

Journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est Patrick Manoukian.
Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.
Grand voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au Brésil où il séjournera treize mois de plus.

De retour en France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy, Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et "Pantanal".

En 1987, il crée deux sociétés : Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja, Beverly Hill, X-Files…).
De 2003 à 2011, il signe les scenarii de plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse "Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011), obtient le Prix Gulli 2012.

En 2013, il publie un roman policier intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La mort nomade" (2016).
Son roman "Hunter" (2018) est suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui attend sa conclusion.