lundi 9 septembre 2024

Sigridur Hagalin Bjornsdottir - la lectrice disparue – Babel poche 2021

 

 

L'histoire

Edda et Einar sont nés du même père, mais de deux mères différentes qui finalement deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Edda est hyperlexique, autrement elle développe des facultés de lecture avancées, alors que son frère Einar est lui dyslexique et l'apprentissage de la lecture est pour lui très difficile. A l'adolescence, Einar décide de partit sur des bateaux de pêche au nord de l'Islande, donnant peu de nouvelles. Après une tentative de suicide, Edda est considérée comme autiste. Elle n'a pas d'amis, elle vit seule avec ses livres, et aucun suivi médical n'est fait, sa mère Julia, autoritaire et possessive refusant de voir les troubles de sa fille et préférant lui accorder toute son attention. Puis Edda change et devient une «influenceuse » renommée, se marie et donne naissance à un bébé. Mais trois moi après, elle disparaît, on sait juste qu'elle est allée à New-York, avec une petite fortune personnelle qu'elle s'est constituée. Julia oblige alors Einar d'aller retrouver sa sœur, et de la ramener en Islande.


Mon avis

Un livre sur la lecture voilà un sujet passionnant et assez bien maîtrisé par l'autrice irlandaise donc c'est l'avant dernier livre.

Ici, tout marche par duo ou couple.

Il a le couple des deux mères, Julia, une femme forte, directive, colérique qui a l'habitude de prendre les choses en main. Puis Ragneidour, une femme gentille, qui hélas subi un AVC et dont Julia s'occupe car Julia ne manque pas d'empathie. Elles ont été mises enceintes par le même homme, un type sans intérêt, qui promet de les aider financièrement. Mais les deux femmes, dont le caractère sont complémentaires deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Julia accouche d'une petite-fille qu'elle nomme Edda et Ragneidour d'un garçon prénommé Einar.

Voilà le deuxième couple principal de ce roman. Edda apprend à lire très vite, elle invente des histoires pour son petit frère, qui lui accuse un retard scolaire. Einar est diagnostiqué comme dyslexique et si il est sociable, il finit pas détester l'école et tout l'enseignement. Doté d'un physique impressionnant, en ayant assez des tensions entre lui et Julia qui l' élève comme son propre fils, il part s'engager dans des bateaux de pêche au nord de l'Islande, dans des fjords venteux.

Il laisse aussi sa sœur, fragile, seule. Edda qui apprend très vite, à une mémoire visuelle impressionnante est diagnostiquée autiste, mais sa mère refuse toutes formes de soin, et d'ailleurs Edda ne coopère pas vraiment. Son monde est restreint aux livres, elle est incapable de se lier à quelqu'un, et sa solitude devient une souffrance. Puis soudain, elle change totalement. De la jeune fille qui ne faisait pas attention à elle, elle devient une belle femme, impeccablement maquillée, qui épouse un homme d'affaires dans les nouvelles technologies. Elle accouche d'un petit garçon, et trois mois après elle disparaît. Dépression post-partum ? Un autre amoureux secret ? La police islandaise considère qu'elle est adulte et libre de ses choix, mais retrouve sa trace à New-York. La police américaine a assez à faire avec les cas d'urgence comme les disparitions d'enfants et ne s'intéresse pas à cette affaire. Après tout cette femme est adulte, elle s'est constituée une petite fortune personnelle (à l'insu de sa famille). Paniquée, Julia ordonne à Einar, de retrouver sa sœur. Parlant mal l'anglais, il retrouve facilement sa sœur, où plutôt c'est elle qui le trouve et qui lui explique son drame. Ni son mariage, ni son bébé qu'elle est incapable d'aimer ne l'ont rendue heureuse. Son hyperlexie est son fardeau, aussi a-t-elle pris contact avec une société très discrète Alex Analityca, qui est une filiale des GAFA. Ceux-ci sont persuadés qu'à l'avenir les gens ne liront plus et que tout se passera par l'oralité. Déjà on écrit plus beaucoup dans nos sociétés : stylo et crayon sont remisés au profit des commandes vocales qui existent déjà sur nos smartphones et ordinateurs. Sans parler de ces enceintes ultra connectées comme justement « Alexa » d'Amazone qui passe votre musique préférée, éteint ou allume les lumières tout cela au prix d'abonnements extrêmement rentables.

Dans ce monde dystopique créé par l'autrice, Alex Analytica propose une petite opération pour limiter la zone lecture/écriture dans le cerveau de Edda, pour réduire ses souffrances. Edda fait référence au Phèdre de Platon, où Socrate expliquait préférer l'oralité à l'écrit, plus véridique selon lui. Mais Platon parlait d'une antiquité où seuls les érudits avaient accès à l'écriture et la lecture, pas les masses plébéiennes. De même une référence un peu maladroite à Inanna, plus connue sous le nom d'Ishtar, la grande déesse mésopotamienne dont les légendes varient selon les écrits et les lieux. Considérée comme la déesse de l'amour, de la fertilité mais aussi de la guerre, aucun écrit n'indique qu'Ishtar ait en une réflexion sur la lecture. Par contre les légendes sont assez d'accord pour la voir mariée à son propre frère, tout comme Isis était la sœur et l'épouse d'Osiris. Autrement dit le tabou suprême de l'inceste. Hors Edda/Einar formeraient le couple parfait et complémentaire, mais cela reste impossible. Ces deux là sont très connectés l'un à l'autre un peu comme des jumeaux, mais il n'y a aucun désir physique entre eux, juste que chacun épaule l'autre. C'est Einar qui fera entendre raison à sa sœur, et qui l'aidera à s'accepter telle qu'elle est. Le rôle inversé d'Osiris (dans la mythologie égyptienne, c'est Isis qui redonne une forme de vie à son mari assassiné).

A ce petit détail près, le livre est une réussite : il nous met en garde contre la facilité apparente des nouvelles technologies, de l'Intelligence Artificielle (on voit déjà les dégâts que font des programmes comme chatGPT. Sous la forme d'un présent et d'un jadis, l'écriture est assez simple et les concepts de Platon/Socrate assez bien expliqués, mais il y manque une contradiction, que l'autrice nous laisse faire.

Ne jetons pas nos cahiers et nos stylos, ne nous précipitons pas vers la fausse facilité d'une technologie qui n'est là que pour nous asservir et limiter notre pensée. Lisons, écrivons, dessinons mais surtout restons très vigilant à ces technologies qui ne sont là que pour nous asservir ! Un livre très dérangeant finalement et que je recommande, malgré quelques petites erreurs.


Extraits

  • Il faut du courage pour être quelqu’un de bien, ajoute-t-elle. Il faut naviguer, à contre-courant, se battre pour la bienveillance.

  • Voyez, l’économie de marché fera de vous des hommes libres jusqu’à ce que les crises, les inégalités et le changement climatique aient raison de votre euphorie.

  • Nous voulons préparer l’humanité à un futur dont la lecture sera absente, répond le vieux professeur. L’écrit est condamné….. Les géants des nouvelles technologies travaillent avec acharnement sur les outils qui le rendront obsolète. L’ensemble de la vie intellectuelle de l’Occident est tributaire de l’écrit depuis des siècles et des siècles, principalement de la langue littéraire, mais depuis quelques années on observe un certain nombre de turbulences. La jeune génération se nourrit spirituellement et communique de plus en plus en recourant à des moyens visuels, par le biais des programmes télévisés, des jeux en ligne, de YouTube et d’Instagram. … Les écrivains et les éditeurs sont témoins de la baisse du nombre de lecteurs, les enseignants voient les compétences de lecture et d’écriture s’effondrer chez leurs élèves…. L’écrit a perdu sa prédominance en l’espace de quelques années….. Je ne verrai pas tout ça reprend le vieil homme, cette révolution ne sera sans doute achevée que d’ici un demi siècle, mais vous, vous en serez témoins, vos enfants y prendront une part active et leurs enfants ne connaîtront rien d’autre qu’un monde dénué de textes. Ils ne sauront donc pas lire.

  • Justement, le temps est une drôle de créature. Il semble avancer et s'écouler en formant un courant linéaire et continu, mais en réalité, il s'enroule sur lui-même, rebondit par moments sur les pierres plates d'une rivière, se suspend et reprend haleine dans les abîmes tranquilles, pourrit dans les bourbiers puis se jette du haut des falaises en cascades affolées. Parfois, on ditait qu'il refuse de se conformer aux lois de la physique et qu'il recule, en quête de son origine.

  • Son corps semblait trop grand pour lui, comme si la silhouette de l'homme qu'il allait devenir avait déjà pris forme, mais qu'il ne la remplissait pas encore entièrement.

  • Chaque fois que je lis un mot, ma mémoire le stocke pour toujours, les créations des écrivains sont mes seuls amis, les personnages de roman mes seuls amants. Mon esprit m'a enfermée dans une prison dont les barreaux sont les mots, il m'a isolée du royaume des vivants, des individus de chair et de sang.

  • Imagine qu'il n'y a plus aucun bruit et que ton esprit n'abrite aucun mot. Imagine un lieu et une époque où il n'existe aucun mot pour définir quoi que ce soit, où les choses sont là sans que tu aies besoin de les nommer. Avant que nous ayons appris à parler, pendant que nous gazouillions comme des oiseaux, avant que les mots régissent le monde.

  • Tu nous as mises enceintes à quelques semaines d’intervalle, tu as fait un enfant à Ragnheiður pendant que je t’attendais ici comme une pauvre idiote, tu nous as trahies toutes les deux. Par conséquent, tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, ni de nous, ni de nos enfants.

  • Nous n’avons pas besoin de garder espoir ni d’aller fouiller dans notre histoire familiale. Le passé, c’est le passé, Edda est une adulte.

  • Edda ne se droguait pas, mais elle a déjà eu des épisodes psychiatriques et fait une tentative de suicide. En général, on finit par retrouver les femmes comme elle déambulant, complètement désorientées, mais saines et sauves. Elle semble n’avoir rien emporté d’autre que les vêtements qu’elle avait sur elle.

  • Chacun sait que l’équilibre des femmes se trouve fragilisé après l’accouchement. Votre sœur n’est pas la première à disparaître comme ça. La dépression post-partum est un phénomène assez fréquent. Je ne suis pas spécialiste, mais je crois savoir que cela va même parfois jusqu’à ce qu’on pourrait qualifier d’accès de folie, précise le policier.

  • Socrate avait peur de l’écriture. Il pensait qu’elle détruirait la faculté que l’être humain a de penser de manière indépendante et de se souvenir.

  • La solitude ne lui a jamais pesé, elle a toujours été son amie, mais cet hiver, alors que , peu à peu, le soleil monte plus haut dans le ciel glacial, il semble que sa lumière l'éclaire d'un nouveau jour et que, tout à coup, elle distingue le monde à travers la coquille de plus en plus transparente qui la sépare de tous les autres et la préserve des bruits de l'extérieur.

  • La question qui se pose à moi avec la plus grande acuité … est de savoir si l’écrit a été une bénédiction ou une malédiction pour l’humanité. Il est indubitable que les premières formes d’écriture n’ont servi ni les poètes ni les philosophes, mais les collecteurs d’impôts. Le bas peuple n’a pas profité de cette fantastique trouvaille, il a au contraire perdu sa liberté et ses anciennes coutumes et s’est retrouvé asservi dans les champs de rois guerriers qui affamaient leurs sujets et les écrasaient d’impôts. Les taxes dont devaient s’acquitter les paysans étaient consignées sur tablettes, et il a fallu des milliers d’années pour que naisse l’idée que le peuple pouvait mettre à profit l’usage de la langue écrite qui jusqu’alors avait servi à l’enchaîner.

  • Elle a sauvé ce qu’elle pouvait sauver, sauvé ce qu’on considère comme étant ma vie et me voilà assise là, muette pour l’éternité, paralysée d’un côté, une expression d’étonnement figée sur la moitié droite de mon visage. Ils s’entêtent : rééducation langagière, kinésithérapie, ergothérapie et que sais-je encore. Une tragédie, disent-ils, une femme en parfaite santé transformée en bonne à rien, alors qu’elle est tellement douée, tellement artistique, tellement jeune, elle n’a même pas quarante ans.

  • Elle appartient à cette race de femmes qui ont serré les dents et maintenu notre nation en vie pendant mille ans, bravant les famines, les catastrophes naturelles et les épidémies. Ces femmes-là n’ont pas le temps de s’attarder sur des conneries comme la liberté individuelle ou la diplomatie, pour elles, tout est question de vie ou de mort, et seules comptent leurs certitudes.

  • Elle a toujours pensé appartenir à cette race de gens qui n’hésitent pas à prendre des décisions aussi audacieuses qu’imprévisibles, elle a soif d’expériences. Elle veut mener une existence passionnante dans les grandes métropoles étrangères, accumuler les histoires, les amants, et en acquérir une profonde sagesse, un peu comme Anaïs Nin, si ce n’est qu’elle n’est pas certaine d’avoir envie de coucher avec des femmes mariées. En revanche, elle veut bien goûter aux sushis. Et même si cet homme l’a fait mettre à la porte du Bíóbar, même s’il est assis à sa table comme si cet endroit et le reste du monde lui appartenaient, son charme envahissant pique sa curiosité.

  • Elles sont tellement jeunes, elles ont tout juste vingt ans, et dégagent quelque chose de pur et de limpide. Elles ne semblent pas se rendre compte que leur arrangement est étrange, pas plus qu’elles ne mesurent où il nous conduira.
    Nos mères étaient le nombril du monde, elles étaient le centre de gravité de nos existences, omniscientes et omnipotentes. Nous tournions autour d’elles comme deux satellites et, quelque part à la périphérie se trouvait notre père, ce soleil radieux pesant comme un trou noir, venu d’une autre galaxie.

  • Edda présente d’étonnantes prédispositions pour la lecture, en outre, elle retient tout ce qui est écrit, précise Júlía en servant le café dans les tasses. Son vocabulaire est très étendu pour son âge. Il s’agit sans doute d’une sorte de don, mais sa précocité sera peut-être moins visible quand les autres enfants auront rattrapé son niveau en lecture. Pour l’instant, ça ne présage rien.


Biographie

Sigríður Hagalín Björnsdóttir est journaliste, dirige le service informations de la télévision publique islandaise où elle présente le journal télévisé.
Elle a étudié à l'étranger (en Espagne, à New York et Copenhague) avant de retourner à Reykjavík. Elle est romancière. "L’île" est son premier roman.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sigr%C3%AD%C4%91ur_Hagal%C3%ADn_Bj%C3%B6rnsd%C3%B3ttir

Sur Phèdre de Platon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Platon)

Sur Ishtar : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ishtar


mercredi 4 septembre 2024

Tim DUP – Je suis fait de leur absence – Stock 2024 -

 

 

L'histoire

Pierre 21 ans, vit avec sa campagne dans une maison à Roseville sur Mer, petit bourg proche de Honfleur. Il se remémore l'année de sa rencontre avec Victoria 1 an plus tôt et surtout médite sur le drame qui a entaché sa propre vie : la mort de sa mère en 2001, par son propre père, après des violences conjugales. L'un des premiers féminicides de ce siècle. Comment peut-on vivre avec cette absence brutale qui va changer à jamais son destin et la vie de cette famille petite-bourgeoise où le silence est de mise ?


Mon avis

Il est étonnant qu'un homme écrive sur les féminicides. C'est pourtant bien avec ce premier livre que Tim Dup s'empare d'un sujet difficile.

Il avait un peine 1 an, quand son propre père a tué sa mère, après une suite de violences conjugales. Il a été élevé par ses grands-parents maternels qui ont fait comme ils ont pu, en essayant de minimiser le drame.

Pierre vit dans la maison de vacances familiale près de Ronfleur, où il passé beaucoup de sa jeunesse. La maison doit être mise en vente, mais sans obliger Pierre qui se retrouve avec la compagne qu'il s'est choisi, une femme simple qui attend un enfant de lui.

Mais sans cesse, il songe au drame, à l'absente, à ce qu'il aurait peu faire. Le récit alterne 3 époques, le présent (2020), l'été précédant (2019) et les années juste avant et après le drame. Mais de sa mère, il n'a presque pas de souvenirs, peu de photos comme si elle était taboue.

Dans un contexte familial où les non-dits sont légions, Pierre ne peut qu'imaginer cette mère, et passer les étapes d'un deuil quasi impossible. Colère, haine pour sa famille et pour les institutions de l'époque, qui bien qu'au courant de la situation de la jeune femme n'ont pas pris les mesures adéquates pour la protéger, comme l'envoyer dans un foyer spécialisé, prendre des sanctions pour le non respect du coupable qui n'a pas respecter son injonction d'éloignement etc.

Un tableau terrible de ce que peut-être une vie gâchée par un tél drame, dans une écriture magnifique, presque poétique par moment.

On connaît l'engagement de l'auteur auprès des associations féministes et sa lutte contre les féminicides, mais ici, c'est le point de vue de la principale victime qui est donné. Avec ses angoisses, ses crises de colères, ses coups de folie qui lui font perdre son permis, pourtant vital dans cette région parsemée de petits villages, cette Normandie typique avec son crachin, ses ciels nuageux, et des endroits encore marqués par le débarquement de 1944. Le silence aussi, car les normands sont des taiseux.

Seul regret, une fin ouverte où l'on ne sait pas ce que le narrateur va faire au juste, même si il est résolu à vivre pour son fils à venir, pour la femme qu'il aime, il fonce comme un fou sur les routes sinueuses qui doivent le reconduire chez lui.


Extraits

  • Mon grand-père m’a éduqué, trivialement, comme on éduque un garçon, en ravalant son cœur, accolé à l’image d’Épinal du mâle alpha avec laquelle lui aussi a tenté de jouer, comme Vincent, sans grande réussite. Les gens sensibles élevés à grand renfort de baffes et de désaffection, comme mon père, reproduisent souvent les schémas de sécheresse qui leur ont fait du tort. Je ne suis donc pas perplexe quant à la facilité avec laquelle je m’approprie la même colère. Le monde est ainsi fait depuis le néolithique, comment pouvons-nous espérer nous en sortir rapidement ?

  • Pourquoi s'imagine-t-on que l'amour doit être une passion violente, coercitive, que le désordre est synonyme de densité? C'est beau, de vivre humblement avec quelqu'un toute sa vie, de voir surgir dans ses yeux quelque chose d'inconnu, jour après jour, alors qu'on pensait y avoir tout lu.

  • Il faudra des années d'éducation, de contre-culture, d'enseignement, de transmission, de savoir donné, de mentalités changées pour défroisser les structures patriarcales, les postures masculinisantes, donnant de la valeur à la puissance, ou mutisme, à la rudesse.

  • Je constate que nous sommes nombreux à chier sur la société, cette structure humaine qui a abandonné l'idée de tendre vers l'équilibre plutôt que la surabondance. Ce monde qui laisse couler des hommes au fonds des mers, brûle et ne s'inquiète que des tendances à la une. Rien ne m'incite à participer à cette grande mascarade. Ceux qui tiennent le système, plongés dans leur mépris, se soucient si peu des gens, si peu de prendre soin.

  • Parce que oui, de l'extérieur, l'inimaginable donne l'impression que les solutions sont évidentes. Elles ne le sont pas.

  • C'est sa version à elle qui me manquera toujours.

  • Tout ce qui était susceptible de provoquer une rupture à l'intérieur du groupe familial l'effrayait. Le franchissement, même symbolique, d'une classe sociale pourrait entraîner une séparation. Elle le refuserait.

  • Quand on nous dit que, cette année, 213 000 femmes déclarent avoir été victimes de violences par leur conjoint ou ex-conjoint, il faut s'imaginer que cela représente, par analogie des pierres tombales, un peu moins de vingt-quatre cimetières américains de Colleville.

  • C’est épuisant, de ne pas savoir définitivement s’abandonner. De ne pas offrir une chance à ces vacances. Il faut encore que le gouffre du drame familial vienne tout vampiriser. Cela devient insupportable. Et sans Victoria, je chloroforme le moindre espoir d’euphorie.

  • Théodore, Suzanne, Vincent et les autres n’y peuvent rien. Même s’ils sont là, l’absence d’amarrage à mes parents manquera toujours. Oui, c’est beau, un couple complice, une équipe qui dure dans le temps. Mais cela reste un couple, dont la définition m’écrase depuis des années.

  • C’est elle, ma province maritime faussement cossue, gouvernée par l’oisiveté et les horaires des marées. Les perdus et les miséreux du secteur, les vieux bourgeois qui se partagent le patrimoine local, les belles baraques de la côte et les maisons de charme du centre-ville, les ménages d’actifs plus aisés qui s’installent dans les résidences autour, à Ablette ou Franchonville, et la moindre présence des 18-30 ans, comme moi, comme mes potes, qui avons les ressources les plus limitées tout en étant sauvés par l’accès à la propriété de nos familles.

  • Cette mort dont il était impossible de faire le deuil. Cette mort que l’on pose à distance de toute réalité depuis longtemps. Comment auraient-ils pu ? Déjà que, d’ordinaire, rien ne rend légère la venue d’un décès. Les gens meurent loin de chez eux, dans des cliniques ou des services hospitaliers, sans veillée à domicile, le corps et sa gestion refilés aux soignants, aux légistes, aux professionnels, en somme, à la rigueur et l’austérité des pompes funèbres. Alors, dans ce pays et cette culture où la mort nous est étrangère, ils ont appréhendé le départ de Sophie comme ils le pouvaient ; de façon désastreuse.


Biographie

Né Rambouillet, le 07/12/1994, à 21 ans, et avec seulement un EP à son actif, Tim Dup est l'une des dernières sensations de la chanson, grâce à sa voix qui rappelle Mano Solo, et des textes influencés par Brel ou Ferré.
Son premier EP vient de sortir, et son passage à Rock en Seine était très attendu ; il y jouait solo, avec un piano, un synthé et un ordinateur. De quoi fabriquer, en live, son propre mélange des genres, assez jubilatoire. « Enfant, j’ai beaucoup écouté Ferré, Moustaki, Gainsbourg. Plus tard, j’ai découvert le rap et l’électro. Comme beaucoup de gens de ma génération, je ne rejette pas la musique de mes parents, au contraire ; Brel, c’était un peu le slam d’aujourd’hui. Je suis dans l’intégration de mes influences, et leur réinterprétation. »
Alleluia ! Il fait partie de ceux qui vivifient la chanson, en soignant la grande tradition du texte sans rien figer dans son expression. D’ailleurs, l’avenir non plus n’est pas figé : « A la rentrée, je fais des concerts et je reprends ma vie d’étudiant – en communication et médias à la Sorbonne. Tout l’enjeu de cette année sera de concilier la fac et la musique. Pour l’instant, je veux me laisser le choix. » Si tout va bien, Tim Dup sortira un album en 2017. Il a d’ores et déjà quinze chansons prêtes à être dégainées.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tim_Dup


dimanche 1 septembre 2024

Peter FROMM – Indian Creek – Gallmeister Totem n°72 - 2024

 

L'histoire

Alors qu'il est étudiant en biologie à l'université de Missoula, Peter Fromm accepte sur un coup de tête et bercé par les livres des grands aventuriers un poste de garde-champètre à Indian Creek . Pendant 7 mois, il vivra seul dans une tente et son travail consistera à surveiller un élevage d'alevins de saumons, notamment à déneiger car les hivers sont rudes dans ce coin perdu entre le Montana et l'Idaho. De cette aventure il en fera un livre qui sera un best-seller aux USA.


Mon avis

En 1978, alors qu'il n'a que 19 ans, Pete Fromm s'engage dans des études de biologie à l'Université de Missoula dans le Montana. Mais les études le passionne moins que lire les récits des grands aventuriers.

Sans aucune formation spécifique, il se porte volontaire pour un poste de garde-champètre dans une région perdue de l'Idaho. Son rôle est de surveiller que les jeunes saumons se portent bien. Pour cela, il a juste à déneiger le bout de rivière où vivent les alevins et bien sur survivre dans ce milieu hostile. D'autant que ce n'est pas un quatre étoiles qui l'attend mais une tente d'environ 20m2, où il doit vivre. Il emporte avec lui un camion de nourriture (boites de conserves, riz, légumineuses, oignons, pommes de terre,mais aussi quelques cahiers, des guides de survie, un fusil de chasse (pourtant interdit). Sa priorité, avant que l'hiver neigeux et glacial n'arrive est de débiter assez de bois pour se chauffer (il lui faut 11 cordées de bois), de mettre à l'abri ses légumes en creusant dans la terre et en installant un système qui empêchera la glace de tout recouvrir. Il a à sa disposition un vieux camion (dont il faut ôter la batterie l'hiver pour éviter le gel), des raquettes, un poste de téléphone. Le premier habitat en dur, alimenté au gaz est à environ à 30 km, et une ligne téléphonique qui peut tomber en panne est à 500 m.

Avec pour seule compagnie une petite chienne Boones, Peter commence à ressentir très vite la solitude. Certes à la fin de l'automne, les chasseurs et les randonneurs sont passés le voir, lui ont offerts nourritures et quelques indispensables. Pour compenser sa solitude, le jeune homme commence à chasser des grouses (espèce endémique de très gros oiseaux dont le poids est celui d'un gros poulet) et des écureuils. Il pose aussi quelques pièges de trappeurs mais cela ne lui convient pas. Une fois tous les 2 mois environs, un ranger (garde-chasse officiel) lui apporte son courrier et s'assure que tout va bien). Mais ces visites rapides ne l'intéressent pas. En toute illégalité, il réussit à tuer un élan, et doit ramener des kilos et kilos de viande, non sans difficultés.

Ainsi continue ce récit et de cette étonnante aventure, il rédigera ce livre qui le fera connaître comme écrivain.

L'écriture est simple et réveille en nous notre petit coté globe trotter. On se délecte des petites mésaventures du héros, comme de sa ténacité. Car vivre par moins 40° en hiver, avec le gel et la neige demande un sacré courage. Quelques photos en milieu de livre (dans cette réédition) nous donne un aperçu des paysages grandioses et montagneux, ainsi que la simplicité de la tente. Un récit parfait pour la rentrée et pour prolonger encore un peu des vacances bien originales.


Extraits

  • Après le départ des gardes, la tente que nous avions dressée me parut encore plus petite. Je me tenais devant elle, et un frisson que je croyais dû à une bourrasque me parcourut le cou. Allais-je vraiment vivre là-dedans désormais ? Serait-ce là mon foyer pour les sept mois à venir ? Seul, durant tout un hiver ? Je jetai un coup d’œil vers la rivière sinueuse, entre les parois sombres et accidentées du canyon qui découpaient déjà le soleil de ce milieu d’après-midi. Il n’y avait rien au-delà de ces murs de pierre et de verdure, si ce n’est les étendues sauvages de la Selway-Bitterroot, à l’infini. J’étais seul, au cœur même de la solitude.

  • Il faisait toujours nuit noire à Magruder lorsque je me réveillai. J’allai à la porte pour juger du temps. Le ciel était si proche, si clair que les étoiles semblaient à portée de main. Mais je ne levai pas le bras. On aurait dit que les étoiles étaient l’essence même du froid, qu’elles pouvaient vider la moindre trace de chaleur de toute chose vivante.

  • De la mi-octobre à la mi-juin, j’allais être responsable de deux millions et demi d’oeufs de saumon implantés dans un bras entre deux rivières. La route la plus proche se trouvait à quarante miles, l’être humain le plus proche à soixante miles. Si j’étais intéressé, précisa-t-il, je n’aurais que deux semaines pour me préparer.
    J’entendais de moins en moins ce qu’il disait. Tout me semblait parfait. J’allais enfin découvrir le monde sauvage. Film ou réalité ? Galère ou liberté sans limite ? Mais, de toute manière, peu importe ce que j’allais découvrir, j’aurais une histoire à raconter plus tard, mon histoire.Je dis au garde que tout cela me semblait très intéressant. Si j’avais été plus attentif, j’aurais sans doute pu l’entendre secouer la tête. — Et le salaire, ça ne vous intéresse pas ? demanda-t-il.Je lui répondis que si, bien sûr, même si je n’y avais pas songé.— Deux cents dollars par mois, lança-t-il. — D’accord, répondis-je. C’était trop beau pour être vrai. Être payé, en plus. Il me conseilla d’y réfléchir et de le rappeler le lendemain.— Entendu, fis-je. Une formalité. Ma décision était prise.

  • Quand je montais assez haut, je me retrouvai à l’intérieur même des nuages, et la distance se transformait alors en un gris de néant, la pluie laissant sur mes vêtements détrempés de minuscules perles de cristal.

  • Chaque décision me plongeait dans une agitation extrême, car je savais qu'il fallait faire les bons choix, mais en même temps je commençais à deviner que tâcher de rester occupé allait sans doute devenir la plus importante de mes occupations.

  • En acceptant de venir ici, j'avais dans la tête une vague idée de liberté : n'obéir à personne, ne faire que ce que je voulais. Il me semblait maintenant avoir négligé le fait tout simple que, même si je pouvais faire tout ce qui me chantait, et à n'importe quel moment,  il n'y avait rien à faire.

  • Je souris en imaginant la bagarre frénétique des coyotes, tirant à hue et à dia, jusqu'au plouf final. Et voilà six coyotes, soudain silencieux, sondant les flots et regardant fixement l'endroit où avait glissé leur proie. J'imitai ce que j'imaginais être leur expression stupéfaite et rageuse, me tordant le visage en tous sens avant de prononcer : ''Dommage.'' Je partis d'un grand éclat de rire. Voilà qu'avaient disparu les dernières traces du lynx et du cerf, de l'aigle et des corbeaux. Si j'avais quitté Indian Creek, voilà ce que j'aurais manqué.

  • Je m 'assis et ouvris la trousse de secours pour lire les consignes à suivre en cas d'engelures, tout en me demandant si, dans les heures qui suivraient, je trouverais le moyen de faire encore quelques bonnes bêtises ou si j'avais épuisé tout mon potentiel.

  • Je m'arrêtai au poteau téléphonique dont le garde m'avait assuré qu'il serait mon seul lien avec le monde extérieur. Nous avions découvert la veille que le téléphone ne fonctionnait pas. Je le décrochai tout de même. J'écoutai son silence sourd, la voix du reste du monde.

  • Je plaçai la peau au centre du cadre et m’installai devant, armé d’une grosse pelote de ficelle. Avec mon couteau Green River, je me mis à faire des trous tout autour de la robe, en utilisant un bâton comme support. je la cousis au cadre, ma brochure sur le « Tannage par la cervelle à la manière des Sioux » posée près de moi dans la neige. Le paragraphe sur la quantité de cervelle à utiliser me fit éclater de rire. «Chaque animal dispose d’assez de cervelle pour permettre son propre tannage » précisait le guide. « Et le tanneur, lui, il en a assez ? » me demandais-je.

  • Pour autant, cette même neige qui poussait les écureuils à s'enterrer faisait aussi sortir des montagnes, là où les chasseurs l'avaient acculé, le gros gibier. Un matin, en ouvrant le rabat de la porte d'entrée de ma tente, je me trouvai nez à nez avec une harde d'environ soixante cerfs en train de souffler de l'air chaud sur la prairie. Ils m'avaient repéré les premiers, et ce jour-là, portant mon lourd fusil, je découvris la capacité du gros gibier à disparaître. Nouvel épisode humiliant.

  • La maximale était de moins vingt, et la minimale, la nuit dernière, indiquait moins trente- cinq degrés.

  • Je me glissai dans une baignoire en fer galvanisé et, armé d'un pichet, j'écopai l'eau chaude et la versai sur ma tête. Je me lavai rapidement les cheveux , et utilisai comme je pouvais l'eau qui descendait le long de mon corps pour laver le reste. Je ne disposais que d'une dizaine de litres d'eau chaude, et je finis par y mélanger de l'eau froide afin de pouvoir me rincer. Toute l'affaire fut précipitée et maladroite, et finalement peu agréable.

  • Le soir, pourtant, une fois le courrier relu si souvent que le charme en était rompu, l’excitation retomba et je sentis combien tous ces gens me manquaient. La soirée fut mélancolique. Mais déjà, après deux mois passés ici, ce sentiment s’était atténué et la solitude désespérée du début, cette solitude qui me prenait à la gorge, s’était muée en une émotion lancinante que je savourais presque.

  • Tuer un animal ne me dérangeait pas, à condition de ne pas gaspiller ensuite la viande.

  • Pendant tout ce temps passé à regretter ce que je manquais dans l'autre monde, jamais je ne m'étais rendu compte de ce que je manquerais en quittant Indian Creek. [...] Il me restait toute une vie à vivre dans la civilisation, mais à peine quelques mois à vivre ici.



Biographie

Pete Fromm est un écrivain américain, nouvelliste et romancier né en 1958 dans le Wisconsin
Après des études secondaires à Milwaukee, il étudie la biologie animale à l'Université de Montana. Il vient d'avoir 19 ans lorsque, fasciné par les récits des vies de trappeurs, il accepte un emploi de l'office de réglementation de la chasse et de la pêche de l'Idaho consistant à passer l'hiver à Indian Creek, dans les montagnes de l'Idaho, en plein cœur de l'aire naturelle protégée de Selway-Bitterroot, pour surveiller la réimplantation d'œufs de saumons dans la rivière, d'octobre 1978 à juin 1979. Cette saison passée en solitaire au cœur de la nature sauvage bouleversera sa vie.

À son retour à l'université, il supporte mal sa vie d'étudiant et part barouder en Australie. Poussé par ses parents à terminer ses études, il s'inscrit au cours d'écriture créative de Bill Kittredge - pour la simple et bonne raison que ce cours du soir est le seul compatible avec l'emploi du temps qui lui permettrait d'achever son cursus le plus tôt possible.
C'est dans ce cadre qu'il rédige sa première nouvelle et découvre sa vocation. Son diplôme obtenu, il devient ranger dans le parc national de Grand Teton, au Wyoming et commence chacune de ses journées par plusieurs heures d'écriture. Après avoir jonglé entre son activité d'écrivain et les différents métiers qu'il cumule, dont celui de maître-nageur à Lake Mead (Nevada), il décide finalement de se consacrer à plein temps à la littérature.
Il rencontre un modeste succès avec son premier recueil de nouvelles "The Tall Uncut" (1992). La reconnaissance médiatique vient avec ses chroniques d'"Indian Creek" ("Indian Creek Chronicles", 1993), un récit autobiographique où il relate son expérience au cœur des Rocheuses, à l'endroit éponyme Indian Creek, en hiver 1978-1979.
Aujourd'hui, Pete Fromm a publié plusieurs romans et recueils de nouvelles qui ont remporté de nombreux prix et ont été vivement salués par la critique. Il est notamment le seul auteur à avoir remporté cinq fois le prix littéraire de la PNBA (l'association des libraires indépendants du Nord-Ouest Pacifique), notamment pour "Indian Creek" en 1994, "Chinook" ("Dry Rain", 1997) en 1998, "Comment tout a commencé" ("How All This Started", 2000) en 2001, "Lucy in the Sky" ("As Cool As I Am", 2003) en 2004 et "Mon désir le plus ardent" ("If Not for This", 2014) en 2015. Il vit à Great Falls dans le Montana.

samedi 31 août 2024

Ivy POCHODA – Ces femmes-là – Editions Globe 2023

 


L'histoire

West Adams était autrefois un quartier chic de Los Angeles. Déserté pour des habitations plus luxueuses, il est traversé par une autoroute reliant le centre à la mer. Déjà éprouvé par des émeutes raciales en 1992, ce quartier est habité par des familles noires, souvent en grandes difficultés. Les filles à peine majeures se prostituent et de se drogue. En 1999, un tueur en série a égorgé 13 prostituées, sans aucune enquête sérieuse de la police. Et voilà qu'en 2014, le tueur (ou un autre) récidive en tuant à nouveau 4 jeunes femmes. Mais l'inspectrice Esmeralda Perry, une femme blanche, à bien l'intention d'aider ses femmes et d'arrêter le tueur.





Mon avis

Voilà un polar singulier, dont l'histoire est racontée par les victimes. Un polar qui dérange nos certitudes. On savait que le sort des femmes aux USA ne fait qu'empirer avec les restrictions sur le droit à l'avortement et le racisme qui a donné lieu au mouvement BML (Black Matter lives). Mais le roman d'Ivy Pochada a été publié en 2014, avant d'être traduit en français presque 10 ans plus tard.

A West Adams, au sud de Los Angeles, il ne fait pas bon vivre. Outre les fumées de l'autoroute, le vent chaud et les écarts de températures, la population est composée essentiellement de familles noires ou d'origines latino-américaines. Dorian y gère un petit stand de fritures (poissons et poulets panés) et nourrit presque gratuitement les « filles », ces jeunes femmes à peine majeures, juchées sur des talons improbables, maquillées à outrance et peu vêtues. Elles sont des prostituées qui travaillent soit comme « danseuses » dans des bars miteux, soit sur le trottoir. Dorian y a perdu sa fille Lecia, assassinée, il y a 15 ans, qui n'était ni prostituée ni mal habillée. De plus Dorian qui aime la nature et les oiseaux, trouve régulièrement des martinets empoisonnés dans son jardin. Elle décide de porter plainte à la police, mais sans grand espoir. Ils n'ont fait aucune enquête sérieuse lors de la mort atroce de sa fille. Mais la jeune inspectrice qui la reçoit semble lui prêter une attention particulière.

D'autant que quelques temps plus tard, une vieille prostituée Kathy est retrouvée assassinée, la gorge tranchée et la tête enveloppée dans un sac plastique. Puis c'est au tour de Julianna, que Dorian a pourtant chercher par tous les moyens de réinsérer dans une vie plus normal. Au total 4 femmes seront victimes d'un sérial killer en 18 mois.

Aucun misérabilisme, aucune compassion sous l'écriture sèche de l'autrice. Ce n'est pas spolier que de dire que le tueur est motivé par un racisme horrible, se souvenant du quartier d'autrefois avec ses belles propriétés immaculées, ces blancs de bonne lignée, et d'un prestige disparu. Les belles propriétés ne sont pas entretenues, elles hébergent des familles noires ou des constructions de fortune, des commerces peu chers et peu propres, et des bars qui ont leur petits salons privés pour les plus jolies prostituées qui peuvent s'offrir les services dédiés d'un videur pour clients indélicats ou violents.

Ici ce sont les victimes qui racontent, sans employer le « je ». On suit ainsi les tristes histoires de Dorian, Kathy, Feelia, Essie, Julianna, Marella qui vivent en marge d'une société où la justice et la police sont absentes, tout comme le peu de services sociaux. C'est un monde clos, qui ne sort pas de ce quartier misérable, qui tente de survivre, alcools et drogues aidant.

Des histoires comme celles-là, vous me direz que vous en avez déjà lu (comme « Arpenter la nuit » de la toute jeune Leila Motley qui, elle, s'inspirait d'un fait divers). Mais c'est nier les mots et le travail d'Ivy Pochoda qui sait décrire avec émotions mais sans aucune complaisance un monde qui doit forcément encore exister, sans le prétexte du polar. Donner la parole aux victimes, à leur chagrin, à leur solitude dans le deuil, que seule la jeune policière Perry est bien la seule à intéresser, elle-même victime d'un lourd passé. C'est mettre les points sur les i de l'indifférence de la société qui n'a que faire de ces femmes « qui ne sont que des petites putes » et qui sont réduites au silence (de la mort cruelle ou de l'indifférence), et de la destruction des corps (prostitution, mort affreuses).

C’est un ouvrage dur, fort, puissant, qui enfin réhabilite ces femmes oubliées. Ce livre a été classé parmi les meilleurs thrillers de 2020 par le New York Times.


Extraits

  • J'avais toujours peur pour elle. Des garçons. De la drogue. Des voitures. Des gangs. De la police. Elle traînait ses emmerdes derrière elle et elle ramenait tout ici dès qu'elle passait la porte. Je les vois, les filles comme elle dans la rue, dans le bus, qui changent tout le temps d'endroit, des filles avec des tatouages et des tenues moulantes, avec leur maquillage et leur coiffures. Des filles qui boivent, des filles qui fument, des filles qui se baladent avec des mecs qui pourraient être leur grand-père. Et je me dis, heureusement que c'est pas ma fille. Mais en fait si. C'est ma fille qui est couverte de tatouages. C'est ma fille qui fume comme un pompier. C'est ma fille qui sent l'herbe. C'est ma fille qui pue le sexe et pire encore.

  • On dit que t’as du pot si un mec ralentit à ton niveau. Du pot si on te laisse te pencher à la fenêtre d’une bagnole. Du pot si on t’emmène faire un tour – dans une des impasses crades près de Western Avenue ou dans les petites ruelles de Jefferson Park. Encore plus si tu vas à l’hôtel. Et encore plus si t’en sors indemne. J’ai du pot. Je connais la rue. Enfin, c’est ce que je croyais. Je vais te dire un truc : faut être vigilant. C’est un grand mot. Dur à prononcer. Mais ça vaut le coup de le connaître. Vigilante. Si je me retrouve encore en cloque, c’est comme ça que j’appellerai ma fille – Vigilante. Vigilante Jefferies. Mais putain, j’aurais jamais cru qu’il fallait être vigilante en dehors du taf. Quand j’étais pénarde au supermarché de la 65e en train de choper un quart de Hennessy et des Pall Mall. Même pas en train de taffer. Juste tranquille là, au coin de la rue, en train de cloper, de kiffer ma race, tu vois. Parce qu’il faisait frais pour une fois. Si ça, c’est pas un putain de miracle. Une journée fraîche, une nuit fraîche. Du vent dans les arbres, tu vois de quoi je parle ? Du vent qui fait danser les arbres. C’est beau à voir, ça

  • Il ne s’agit pas de résoudre des meurtres commis il y a plus de dix ans. Il s’agit de réparer une injustice.
    Sa voix est forte, rageuse et ferme. Elle ébranle Anneke.
    – Il s’agit de comprendre pourquoi l’assassin de nos filles a été en liberté pendant toutes ces années, pourquoi la police n’a rien fait à propos de la mort de nos filles. Pourquoi ils s’en fichaient. Pourquoi ils ont regardé ailleurs. Il s’agit de comprendre pourquoi la police pense que nos filles n’en valent pas la peine. Dorian tient un poster montrant le visage de sa fille.

  • Mais cette policière n’y va pas de main morte. On dirait qu’elle essaie d’être quelqu’un d’autre, avec son maquillage et ses cheveux faits pour un autre type de peau. Et pourtant, elle est flic. D’après l’expérience de Dorian, un flic n’essaie pas d’être quelqu’un d’autre. Un flic se contente d’être flic.

  • Au fil du temps, on apprend à lâcher prise. C’est comme ça. On arrête de faire du bruit. Sinon, on n’est plus que ça. Du bruit. Une plaie. Un problème. Rien que de la colère inutile. 

  • S’il y a bien un truc dont je suis sûre, c’est que le mec était pas noir. Les flics m’ont regardée comme si, pendant que mon sang s’écoulait de mon cou, ma cervelle s’était taillée avec.

  • Je vais ouvrir la fenêtre. Ça pue la mort ici alors qu’ils sont censés nous maintenir en vie. Putain, si ça c’est pas – comment on dit déjà ? ironique. C’est ça. C’est ça, ouais. Je vais ouvrir la fenêtre. Et je te préviens, je vais fumer. Y a plus qu’à espérer que t’aies pas une saloperie aux poumons ou un truc dans le genre. Y a plus qu’à espérer. Enfin, c’est pas un peu de fumée de clope qui va te tuer. Maintenant que t’es là.

  • Elle avait pris l’habitude d’être ignorée. Mais elle parlait quand même, d’une voix agressive et insistante. Sa fureur l’énervait elle-même. On aurait dit que sa voix appartenait à une autre femme. Elle détestait prononcer le prénom de sa fille dans leurs locaux infects. Elle détestait convoquer le souvenir de Lecia sous les néons froids, par-dessus les parasites des radios et le vacarme des téléphones.

  • J’ai toujours été intéressée par la destruction du corps féminin. Ou plutôt par la façon dont le monde s’acharne à le détruire. Selon moi, il est le seul à subir une telle violence, à la fois physique, psychologique et émotionnelle.

  • On dirait un décor de cinéma, avec tous les ingrédients du vieux film d’horreur : murs en pierre délabrés, ailes à l’abandon, tours branlantes, baies vitrées et carreaux cassés. D’un côté de la maison se dresse un porche voûté. Le long de la façade, il y a aussi tout un fatras d’échafaudages et Julianna ne saurait dire s’ils ont été installés pour rénover le bâtiment ou le maintenir debout.

  • Julianna sait à quoi ressemble un vrai restaurant classe, elle sait que là-bas, les menus ne sont pas glissés dans des pochettes en plastique, qu’on ne sert pas l’eau dans des verres de cantine, que la moitié des plats ne sont pas frits, que le vin ne sort pas d’un cubi et que les nappes ne sont pas imperméables.

  • Elle vieillira, perdra sa beauté, deviendra flasque et lourde à force de consommer de l’alcool et de la mauvaise bouffe. Elle ne bossera jamais dans la rue, mais elle devra compter sur des types comme son père pour passer du bon temps. Bientôt, elle les attendra, les espérera, guettera leur appel.

  • Le truc, c’est que les mecs veulent toujours tout avoir, même s’ils ne le savent pas eux-mêmes. Il faut les guider, les instruire, les amener à ouvrir grand leur portefeuille.

  • Qui n’aurait pas le cerveau niqué à force de faire ce qu’on fait, de voir ce qu’on voit ? De se défoncer en faisant semblant qu’on n’a rien à foutre de rien. De faire comme s’il n’y avait aucune différence entre nous et les petites étudiantes friquées qui viennent faire la fête dans les baraques du quartier en se croyant chez elles partout.

  • Elles savent très bien que c’est des conneries. Parce que le salaire de merde et les pourboires pourris des mecs qui préfèrent garder leurs biftons pour les vraies attractions du club ne sont rien comparés au fric qu’on peut se faire dans les salons privés. Avec les lap dance et tout le reste.

  • Kathy est comme un serpent qui mue ou dont la peau durcit à mesure qu’elle s’éloigne du restaurant. Sa voix change, devient plus sèche, plus froide tandis qu’elle s’arme pour la nuit. Elle jauge une femme postée à un coin où elle n’a rien à faire, insulte un automobiliste au regard insistant. Martèle le trottoir de ses talons et toise les passants.

  • On peut faire confiance à personne dans ce monde. C’est la vérité. À rien ni à personne. C’est ça qui est terrible.




Biographie

Ivy Claire Pochoda est une romancière et une ancienne joueuse professionnelle de squash née en 1977 à New-York.
Elle est titulaire d'un BA en littérature grecque classique de Harvard College (1998) et d'un MFA en écriture de Bennington College (2011).
"L'autre côté des docks" (Visitation Street, 2013), son deuxième roman, a été salué par la critique (américaine et française) et lauréat du Prix Page-America 2015. "Route 62" (Wonder Valley, 2017) a obtenu le Strand Magazine Critics Award for Best Novel.
Elle enseigne l'écriture créative à Lamp Arts Studio à Skid Row. Elle vit à Los Angeles avec son mari et sa fille.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivy_Pochoda

son site : https://www.ivypochoda.com/


jeudi 29 août 2024

Jane EYRE – Orgueil et préjugés – publié en 1813 – Livre de Poche dans la traduction de Sophie Chiari

 

L'histoire

Relire en 2024 le plus célèbre roman de Jane Austen nous permet de mesurer le chemin accompli par les femmes pour être égales aux hommes (et encore).

La famille Bennet vit dans une grande maison à Longbourn. Elle est composé d'un père, homme nonchalant qui se réfugie dans sa bibliothèque pour échapper à sa femme, sotte et caractérielle. Celle-ci n'a qu'une obsession : marier ses 5 filles, et si possible conclure de beaux mariages. Cette famille appartient à la « gentry », ses propriétaires rentiers qui vivent en général de revenus du fermage. Jane l'aînée est une jeune fille pudique, réputée pour sa beauté. Élisabeth, dite Lizzie brille pour son intelligence, ses remarques parfois acerbes. Les 3 autres sœurs, Marie qui préfère la solitude, la lecture et le piano apparaît peu. Les deux dernières Kitty et Lydia ont hérité de leur mère de la frivolité, d'un manque de retenue et d'une éducation solide.

Alors quand on apprend qu'un jeune homme riche vient s'installer dans la propriété voisine, Madame Bennet n'a qu'une idée en tête : marier l'une de ses filles, Jane, la plus joli à l'héritier. Celui est accompagné d'un jeune homme hautain, Monsieur Darcy, extrêmement fortuné, qui se moque sans nuance de ce petit monde provincial, un peu vulgaire et peu éduqué. Lizzie surprend une conversation où elle est traitée d'insignifiante par ce Monsieur Darcy dont l'orgueil l'horripile. D'autant que celui-ci, conquis par l’intelligence de la jeune femme lui fait une demande en mariage maladroite que Lizzie ne peut accepter. Toutes fois, lors d'un voyage avec sa tante et son oncle dans le Derbyshire (plus au nord), elle visite la magnifique demeure de Pemberley et est accueillie avec une grande politesse par ce même Monsieur Darcy qui fait preuve d'une grande diligence à son égard.


Mon avis

Jane Austen est réputée pour être l'une des plus grandes romancières anglaises de son temps et jouit encore aujourd'hui d'un grand prestige. Cette jeune femme née d'un pasteur mènera une existence tranquille, mais écrira 7 romans qui feront tous l'objet d'adaptation cinématographiques ou télévisuelle.

En fin psychologue, Austen travaille ses personnages, quitte à les pousser un peu dans l'extrême comme pour Madame Bennet ou le prétentieux et obséquieux révérend Collins. Mais ici, ce sont les femmes qui ont la parole. Tout le roman est vu du point de vue de Lizzie, et les scènes qui se jouent hors de sa vue lui sont racontées sous forme de lettres. On écrivait beaucoup dans cette Angleterre frappée par des guerres contre la France, et ne pouvant se rendre à l'étranger, comme il était coutume pour parfaire l'éducation des jeunes femmes, on redécouvrait le pays. Mais le charme bucolique ne l'intéresse pas. En quelques phrases, elle décrit l'environnement, mais ne s'y attache que lorsqu'il sert l'action. Lizzie ne tombe-t-elle par amoureuse de Darcy après sa visite dans l'immense demeure de Pemberley ?

Il y a 3 mariages dans cette histoire : le triste mariage entre Lydia et un soldat Wickham qui se révèle un parfait voyou, ce que Lydia, tellement fière d'être mariée, sans se rendre compte qu'elle a déshonoré sa famille en s'enfuyant d'abord avec le jeune homme, ne voit pas. Si on apprend les méfaits de cet homme aussi menteur qu'intéressé par l'argent lors de la lettre qu'envoie Darcy à Élisabeth après le refus cinglant qu'elle lui oppose, c'est encore Darcy qui règle le problème du mariage forcé avec Lydia et règle les dettes importantes de l'homme.

Mais cela Lizzie ne l'apprend que par une bourde de sa sœur stupide et prétentieuse. Elle remet alors en question ces propres préjugés à l'égard d'un homme qui confessera n'avoir pas été corrigé dans son éducation à son orgueil. Mais l'orgueil Elisabeth en a aussi, tout comme Darcy des préjugés. Si tous les deux sont lucides au sujet du manque de politesse de Madame Bennet et de sa mauvaise influence sur ces deux cadettes, eux aussi ont leurs défauts, mais l'honneur de savoir les reconnaître. L'autrice ne donne aucune précision sur l'avenir de ce couple : Lizzie saura-t-elle gérer un domaine comme Pemberley, sans lasser son époux ? Le dernier couple formé par Jane et Bingley, l'ami de Darcy, influençable et flanqué d'une sœur rancunière saura-t-il préserver sa fortune, tous deux ayant le cœur sur la main.

Mais surtout Austen revendique les mariages d'amour et non de convenances. Hors pour les jeunes femmes issus de la « gentry » ou la petite bourgeoisie, seul l'avenir ne pouvait être assuré par un mariage digne. C'est d'ailleurs pour cette raison que Charlotte, l'amie de Lizzie finit par épouser le pasteur Collins qu'elle n'aime pas, tant le personnage est obséquieux, même si il traite avec respect sa femme. Les femmes pauvres étaient obligées de travailler, et dans la grande aristocratie des Lords, les mariages étaient aussi arrangés pour accroître le patrimoine commun.

Hors Lizzie ne veut pas épouser un homme qu'elle n'aimerait pas et qui lui déplairait. De plus son impertinence, et ses petites taquineries en font une femme peu banale, mais qui reste attachée à son sens de l'honneur.

Quelques années plus tard, Charlotte Brontë, avec Jane Eyre poussera encore plus loin cette idée d'une femme indépendante, qui préfère gagner sa vie que de se soumettre.

Mais nous relisons ce livre en 2024 où les droits de femmes se sont améliorés par rapport à l'époque où fut publié le livre. Par le romantisme de ses histoires d'amour, il est fort à parier que peu de lecteurs ou de lectrices (le livre fut un véritable succès d'autant qu'il fut publié sous pseudonyme) ont compris le message. Car Austen procède par petites touches, comme dans un tableau impressionniste. Les impertinences de Lizzy ou l'orgueil de Darcy sont très vite contrebalancés par de bonnes actions. De plus l'autrice ne se prive pas elle-même d'humour, dans certaines phrases qu'elle fait dire à ses personnages.

N'oublions pas aussi le courage de Miss Austen car une femme écrivain était très mal vu à l'époque et c'est sur l’insistance de son frère que le roman paru en 1817 sous le nom de sa seur.

Des nombreuses adaptations cinématographiques ou télévisuelles, on retiendra la version de la BBC de 1995 qui fit de l'acteur anglais Colin Firth une star Outre-manche, dans une adaptation jugée comme la meilleure.


Extraits

  • Le ciel m’en préserve! J’en serais au désespoir. Peut-on trouver aimable un homme qu’on veut détester? Ne me souhaitez pas pareil tourment.

  • Vous êtes trop généreuse pour vous jouer de moi ; si vos sentiments sont encore ce qu’ils étaient au mois d’avril dernier, dites-le-moi franchement ; mes désirs, mes affections n’ont point changé, mais un mot de vous les forcera pour jamais au silence. » Sentant tout ce qu’avait de pénible et d’embarrassant la position de Darcy, elle sut vaincre son émotion, et aussitôt, quoique avec hésitation, elle lui donna à entendre que depuis l’époque qu’il désignait, ses sentiments avaient éprouvé un changement suffisant, pour lui faire recevoir, avec reconnaissance et avec plaisir, les vœux qu’il lui adressait. Réponse délicieuse qui le combla d’une joie telle, que sans doute il n’en avait jamais éprouvé de pareille : aussi l’exprima-t-il avec une chaleur, une sensibilité qui ne sauraient être bien comprises que par celui-là seul qui a sincèrement aimé. Si Élisabeth avait pu lever ses regards sur les siens, elle aurait vu combien cette douce expression de bonheur, répandue dans tous ses traits, en tempérait agréablement la dignité ; mais si elle ne put le regarder, du moins elle savait l’écouter, et il l’entretenait de sentiments, qui, en prouvant combien elle lui était chère, rendaient à chaque instant son attachement plus précieux.

  • Depuis le commencement, je pourrais dire dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai été frappée par votre fierté, votre orgueil et votre mépris égoïste de sentiments d’autrui. Il n’y avait pas un mois que je vous connaissais et déjà je sentais que vous étiez le dernier homme du monde que je consentirais à épouser.

  • Je lui aurais volontiers pardonné son orgueil s'il n'avait tant mortifié le mien

  • Je n'aime véritablement que peu de gens et en estime moins encore. Plus je connais le monde et moins j'en suis satisfaite. Chaque jour appuie ma conviction de l'inconséquence de tous les hommes et du peu de confiance qu'on peut accorder aux apparences du mérite et du bon sens.

  • Mon caractère, je ne saurais m'en porter garant. Je crois qu'il manque de souplesse. Il est sans doute trop rigide, en tout cas au goût des gens que je fréquente. Je ne parviens pas à oublier les folies et les vices d'autrui aussi vite qu'il le faudrait, ni les torts qu'ils m'ont fait subir. On ne réussit pas à m'influencer chaque fois que l'on me flatte. Je suis d'une humeur qu'on pourrait qualifier de rancunière. Quand je retire mon estime, c'est pour toujours.

  • Lettre de Mr. Bennet à Mr. Collins : « Cher Monsieur,
    Je vais vous obliger encore une fois à m'envoyer des félicitations. Elizabeth sera bientôt la femme de Mr. Darcy. Consolez de votre mieux lady Catherine ; mais, à votre place, je prendrais le parti du neveu : des deux, c'est le plus riche.
    Tout à vous. Bennet. »

  • La vanité et l'orgueil sont deux choses bien distinctes, bien que les mots soient souvent utilisés l'un pour l'autre. On peut être orgueilleux sans être vain. L'orgueil a trait davantage à l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, la vanité à ce que nous voudrions que les autres pussent penser de nous.

  • C'est une vérité universellement reconnue qu'un célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l'on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu'il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l'esprit de ses voisins qu'ils le considèrent sur-le-champ comme la propriété légitime de l'une ou l'autre de leurs filles.

  • L'imagination des femmes court vite et saute en un clin d'oeil de l'admiration à l'amour et de l'amour au mariage.

  • Oh ! Mr. Bennet, parler ainsi de ses propres filles !... Mais vous prenez toujours plaisir à me vexer ; vous n'avez aucune pitié pour mes pauvres nerfs !
    - Vous vous trompez, ma chère ! J'ai pour vos nerfs le plus grand respect. Ce sont de vieux amis : voilà plus de vingt ans que je vous entends parler d'eux avec considération.

  • Quel joli divertissement pour la jeunesse que la danse, Mr. Darcy ! À mon avis, c’est le plaisir le plus raffiné des sociétés civilisées. – Certainement, monsieur, et il a l’avantage d’être également en faveur parmi les sociétés les moins civilisées : tous les sauvages dansent.

  • Il aimait la campagne, les livres, et de ces goûts avait tiré ses principales satisfactions. À sa femme il n'était guère redevable que, pour son ignorance et sa sottise, d'une part de son amusement. Ce n'est pas le genre de contentement qu'en général un mari souhaite devoir à une épouse. Mais, lorsque font défaut d'autres moyens de se procurer de la distraction, le véritable philosophe se satisfait de ceux qui lui sont offerts.

  • M. Collins assurément n'avait ni jugement ni charme ; sa compagnie déplaisait, et son attachement devait être imaginaire. Il n'en resterait pas moins son mari. Sans se faire une haute idée des hommes ou de la vie conjugale, elle s'était toujours fixé pour but le mariage. C'était la seule ressource honorable laissée aux jeunes femmes de bonne éducation et de maigre fortune et, malgré l'incertitude du bonheur qu'il offrait, nul autre moyen plus attrayant n'existait pour elles de se préserver du besoin. Cette garantie, elle la possédait maintenant et, à l'âge de vingt-sept ans, n'ayant jamais été belle, elle se rendait parfaitement compte de sa chance.

  • Vanity and pride are different things, though the words are often used synonymously. A person may be proud without being vain. Pride relates more to our opinion of ourselves, vanity to what we would have others think of us.

  • From the very beginning— from the first moment, I may almost say— of my acquaintance with you, your manners, impressing me with the fullest belief of your arrogance, your conceit, and your selfish disdain of the feelings of others, were such as to form the groundwork of disapprobation on which succeeding events have built so immovable a dislike; and I had not known you a month before I felt that you were the last man in the world whom I could ever be prevailed on to marry.

  • Obstinate, headstrong girl! I am ashamed of you! Is this your gratitude for my attentions to you last spring? Is nothing due to me on that score? Let us sit down. You are to understand, Miss Bennet, that I came here with the determined resolution of carrying my purpose; nor will I be dissuaded from it. I have not been used to submit to any person's whims. I have not been in the habit of brooking disappointment.


Biographie

Née à Steventon, Hampshire , le 16/12/1775 et décédée à Winchester, Hampshire , le 18/07/1817, Jane Austen est une femme de lettres anglaise.
Elle fait partie d'une fratrie de huit enfants. Son père, George Austen, est pasteur ; sa mère, Cassandra Austen (née Leigh), compte parmi ses ancêtres sir Thomas Leigh, qui fut lord-maire sous le règne de la reine Elisabeth.

Les revenus de la famille Austen sont modestes mais confortables. En 1782, Jane et Cassandra, sa sœur, sont envoyées à l'école à Oxford, puis à Southampton et à l'Abbey School de Reading.
Après une éducation brève, qu'elle complète grâce à la bibliothèque paternelle et aux conversations familiales, Jane commence à écrire. Elle va travailler avec acharnement (pratiquement jusqu'à sa fin prématurée), malgré une relation amoureuse douloureuse, la mort de son père et la maladie, dont elle va mourir à quarante-deux ans.

Parmi ses romans les plus célèbres, on cite : "Raison et Sentiments" (1811), "Orgueil et Préjugés" (1813), "Mansfield Park" (1814), "Emma" (1815), "Northanger Abbey" (1818) et "Persuasion" (1818).
Ses romans sont devenus de grands classiques de la littératures anglo-saxonne et romantique. Nous restent également ses "Juvenilia" ainsi que sa correspondance avec ses sœurs et nièces.
En Angleterre, le succès de Jane Austen est tel qu'en 2017 elle est la deuxième femme, après la reine d'Angleterre, à figurer sur les billets de banque.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jane_Austen



mardi 20 août 2024

Terri JANKE – La chanson du papillon – Editions Au vent des îles – 2009

 

 

L'histoire

En Australie à Sydney, Tarena, une jeune femme aborigène noire, a bien du mal à terminer ses études de droit. Elle veut devenir avocate, mais elle sait que ce métier est difficile et qu'elle n'a pas beaucoup d'atouts en raison de sa couleur de peau. Néanmoins, alors qu'elle attend les résultats de son examen, sa mère lui demande de récupérer un papillon sculpté dans la nacre, qui appartenait à sa propre mère, et qui doit être mis en vente dans une boutique de ventes aux enchères. Une première affaire qui va plonger la jeune femme dans les souvenirs de sa famille.


Mon avis

Après les tahitiens, les maoris de Nouvelle-Zélande, nous continuons notre voyage vers l'Australie coté des aborigènes. On sait que les colons européens et surtout les anglais ont commis des massacres pour chasser ces populations natives et s'accaparer leurs terres. Il faut attendre 1960 pour que les indigènes et aborigènes aient le droit de vote, puis la citoyenneté australienne. Depuis 1976, des terres sont rendues notamment les terres sacrées. Depuis le début du 21ème siècle, les relations semblent s'améliorer, même si les aborigènes restent pauvres et encore victimes du racisme de certains blancs.

Tarena est une indigène née à Cairns (une ville qui regroupe beaucoup d'aborigènes) et se destine à des études de droit, sans trop bien savoir si elle fait le bon choix. Elle passe quand même ses examens, sa mère Lilian, ne tolérant pas que sa fille soit réduite à des emplois de misère.

Mais un jour, dans un journal, la mère découvre la vente aux enchères d'un papillon sculpté dans la nacre. C'est son père Kit, plongeur à la recherche de perles qui l'avait sculpté pour en faire un pendentif à la femme qu'il a toujours aimé, la grand-mère Francesca. Fatigué par ce métier difficile et le peu de scrupules de ses patrons, il décide de s'installer à Cairns, quittant ainsi le détroit de Torrès et Thursday Island, et vivant de la coupe de la canne à sucre. Décédé prématurément, Francesca élève du mieux qu'elle peut ses deux enfants : Lilian (Lily) et Tally. Quand elle doit partir pour l'hôpital alors qu'elle est mourante, elle emporte avec elle le précieux papillon, qui n'a jamais été retrouvé dans le peu de biens qu'elle avait sur elle.

Immédiatement, Lily charge sa future avocate de fille de faire tout pour récupérer le papillon. S'ensuit une enquête minutieuse pour prouver que le papillon était un bien de la famille.

Au passage, Tarena, invitée dans la Thirsday Island, fait la connaissance de toute une famille et un clan. Mais elle en profite aussi pour en apprendre plus sur ses grands-parents maternels qu'elle n'a jamais connu. La structure du livre alterne donc le présent et les passés des principaux protagonistes. On y lit le dédain et le racisme des blancs vis-à-vis des aborigènes, dont Tarena à la peau noire est aussi victime, dans ce qui reste d'un apartheid qui ne dit pas son nom. Mais elle encaisse Tarena, elle est solide malgré ses doutes, et puis il y a aussi le soutien de ses amies, et même de professeurs qui ont reconnu sa capacité d'apprendre et son intelligence. C'est aussi pour l'autrice l'occasion de faire un point sur la situation par encore tout à fait réglée des populations de couleurs, la proposition de leur donner les mêmes droits que les blancs restant encore peu tranchée en 2023.

L'écriture de Terri Janke est simple mais aussi poétique. Il y a cette « chanson du papillon » écrite par Kit et qui est reprise par beaucoup de groupes de musique.

Un excellent roman pour voir la double face de ce grand pays qui n'en a pas fini avec son histoire et la fin d'une ségrégation.

 

Extraits

  • Après un temps qui nous a semblé interminable, papa réapparaît et nous appelle. En montant l'allée, je distingue une femme devant la porte d'entrée. Ses cheveux noirs et crépus me font penser à la laine d'un mouton noir, la couleur de sa peau, à du café instantané. Elle a le visage tanné et sa grande talle m'impressionne au point que je me sens encore plus petite. Je baisse les yeux, n'osant pas croiser son regard. Un petit terrier brun jappe autour de ses grands pieds nus. Je remarque la corne qu'elle a sur le gros orteil.
    Les jappements se calment, j'entends une radio qui diffuse quelque part. Papa nous présente.
    - Voici mes enfants.

  • On raconte que si lon vit trop longtemps sur une île, on se fond en elle. Les os se transforment en sable, le sang en océan. Vous, et ceux qui viendront après vous, en feront à jamais partie. Tarena Shaw vient de terminer ses études de Droit, mais nest pas certaine de vouloir devenir avocate, après tout. A quelle place peut prétendre une avocate noire dans un système judiciaire fait pour les blancs ? Est-ce que tous les habitants de Sydney se sentent aussi comme des tortues dépouillées de leur carapace ? Débarquant pour la première fois à Thursday Island, où ont vécu ses grands-parents, Tarena se laisse convaincre par sa famille de relever le défi de sa première affaire. Parmi les preuves, un homme jouant de la guitare, et une étonnante chanson...


Biographie

Née à Cairns dans le Queensland, Terri Janke est une écrivaine, poète et avocate australienne. D'origine mériam, un peuple affilié aux aborigène vivant dans le détroit de Torrès, elle vit aujourd'hui à Sydney en compagnie de son mari et de ses enfants. Elle dirige un cabinet d'avocats spécialisé dans les affaires de propriétés intellectuelle et culturelle des aborigènes. La chanson du papillon est son premier roman. Elle publie aussi de nombreux articles dans des revues spécialisées.

Voir ici : https://en.wikipedia.org/wiki/Terri_Janke

Sur la culture et le destin des aborigènes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Aborig%C3%A8nes_d%27Australie#





vendredi 16 août 2024

Patricia GRACE – Potiki – Editions « Au vent des Iles » - 2021

 

 

L'histoire

Nouvelle-Zélande, de nos jours, un petit village maori est implanté entre une plage et des collines. Y vivent notamment Roimata et son mari Hemi, leurs 3 enfants James, Tangimaana leur fille, le petit dernier Manu et l'enfant probablement née d'un viol commis sur Mary, la sœur de Hemi, handicapée mentale mais au grand-coeur, le petit Tokowaru qui en plus est difforme. Mais toute la famille et le clan qu habite ce bord de mer tranquille est soudée. L'entraide, la croyance à l'âme des esprits, la langue et les coutumes maories sont respectées et notamment la maison communale où on prend parfois les repas ensemble tout comme les décisions.

Mais cet endroit idéal attire très vite un promoteur près à tout pour expulser ces « gens-là » et construire un palace et un endroit de rêve pour touristes.


Mon avis

Les Éditions « Au vent des îles » proposent un catalogue d'auteurs et d'autrices vivant sur des îles. Que ce soit en Polynésie, en Océanie, dans les îles atlantiques, le choix est vaste et leur catalogue s'enrichit toujours. Je n'ai jamais été déçue par un de leur livre. Comme Celestine Hitiura Vaite et ses chroniques de Tahiti.


Ici, nous passons en Nouvelle-Zélande, dans un village maori, une petite communauté qui vit en harmonie avec ses croyances et sa culture. Y viennent aussi des pêcheurs amicaux ou quelques rares touristes qui sont bien accueillis. Des 4 enfants du couple, seule Tangi la fille est destinée à faire des études supérieures, elle veut devenir avocate. Hemi trouve des emplois en ville, James s'occupe du jardin. Le petit Manu, pourtant très intelligent ne va pas à l'école où son statut de maori lui fait subir des discriminations. Roimata, qui a un diplôme d'institutrice, instruit les enfants du village. On vit de peu, mais on vit dans l'amour, dans le respect que l'on doit aux ancêtres et à la Terre nourricière dont personne n'abuse des ressources.

Mais voilà, l'endroit est charmant et un groupe de promoteurs s'intéresse à ce lieu peu connu. Déjà par le passé, pendant la 2ème guerre mondiale, un village maori avait été rasé (et les habitants relogés dans des hlm) pour construire une piste d'atterrissage pour les avions, puis un terrain de sport. La lutte pour récupérer les terres n'avait pas abouti à la restitution totale.

Les promoteurs font des offres alléchantes qui sont toutes déclinées par le village. Il y ont leur maison commune très importante pour la communauté, le cimetière qui est une terre sacrée et ils vivent là depuis toujours.

Les menaces arrivent alors : un incendie qui se déclare dans un champs, puis le mari de Roimata est tué lors d'insurrections entre les partisans pour le maintien du village, soutenus par les écologistes et une large partie de l'opinion publique et les forces de l'ordre, alors qu'une route commence à être construite contre l'avis des villageois. L'histoire pourrait apparaître simple : ethnie maorie ostracisée contre le pouvoir des blancs, mais c'est sans oublier le talent de conteuse et la poésie qui émane de ce livre hors-normes, parce qu'une pincée de magie vient illuminer le tout. Celle d'une bonne étoile qui brille et qui permet à un peuple de ne pas se perdre, de ne pas oublier ses racines, sa langue, ses coutumes et ses valeurs simples mais belles.

Il aura fallu deux traductrices pour restituer le texte de Patricia Grace qui utilise le maori et l'anglais, mais qui livre ici un roman choral. Car dans la grande ligne du roman s'insèrent les récits individuels des principaux protagonistes, des chants traditionnels, des légendes et contes. D'ailleurs le livre en lui-même est un conte philosophique, donc plusieurs phrases sont des méditations, des « mantras » je dirais pour nous faire réfléchir à nos vraies valeurs, le poids de notre vie, notre destin, et surtout retrouver une connexion qui ne soit pas d'opportunité avec notre mère nourricière, notre planète Terre qui si on sait y accorder un regard bienveillant nous offre tant et tant de beauté.

Un livre philosophique et une très belle couverture signée d'un artiste local qui en fait un très bel ouvrage. Un glossaire en fin de livre nous aide à comprendre les termes maoris utilisés. A noter que le livre était déjà paru en 1986, mais les éditions « Au vent des Iles » ont demandé une traduction plus juste pour nous permettre de mieux entrer dans l'univers de l'autrice.


Extraits

  • Au fil des ans, ils avaient dû faire attention et être prudents. La famille avait reçu des demandes de vente de terrains à l'arrière, et on avait fait pression sur eux pour qu'ils ouvrent la route le long de la plage. Mais ils avaient tous résisté de pied ferme pendant pendant plusieurs années. Tant mieux.
    Désormais les gens se tournaient davantage vers leurs terres. Pas seulement leurs terres, mais aussi ce qui leur était propre. Ils devaient le faire s'ils ne voulaient pas être effacés de la surface du globe. Il y avait plus de détermination, maintenant, une détermination qui avait créé l'espoir, et l'espoir à son tour avait créé la confiance et l'énergie. Les choses bougeaient, à tel point que des gens se battaient pour conserver une langue qui risquait de se perdre, et que d'autres luttaient pour récupérer des terres qui leur avaient été retirées des années auparavant. Les gens de Te Ope en étaient un exemple et cela se présentait bien pour eux dorénavant.

  • C'était une vieille histoire, une histoire ancienne, sauf que maintenant elle avait une nouvelle phase, une vieille histoire qui commence avec la graine qui est un arbre. Mais ce n'était pas là le véritable début. L'histoire venait, comme toutes les histoires, d'avant le temps du souvenir qui se trouve au temps où il n'y avait que l'obscurité généreuse et aimante. Rien ne s'y faisait voir ni entendre, et il n'y avait aucun mouvement. Il n'y avait rien de vivant, seulement le potentiel _ qui est devenu la conception. C'est une histoire qui s'est ouverte et qui a planté sa graine dans le temps du souvenir. Elle est devenue une histoire du peuple exprimée par le bois, peuple et bois ayant été engendrés par le ciel et la terre de sorte que bois et peuple ne font qu'un, le peuple étant le whãnau* de l'arbre.

  • Et pourtant, parce que c'est un vide, un espace neutre - ni terre ni mer -, la liberté est là, sur le rivage, et le repos. La liberté est là, de chercher dans le vide, dans le tas de mauvaises herbes, parmi les morceaux de vieux bois, le coquillage vide, le crâne de poisson, en quête de la particule du commencement - ou de la fin qui est le commencement. L'espoir et le désir peuvent s'y attarder, les pensées et les sentiments se déplacer avec les grains de sable tamisés par l'eau et le vent. Un soir, j'y ai posé mon sac et je me suis reposée, ouvrant la voie au vide, ce vide qui peut évoluer en étincelle, en petit mouvement. J'ai sorti de mon sac des vêtements chauds et j'ai attendu toute la nuit le matin qui allait devenir un recommencement.

  • Il y avait dans la maison de réunion un silence de bois.
    C'est le silence des arbres qui ont été apportés à l'intérieur, hors du vent, et dont les branches fraîchement révélées s'étendent, non pas vers le ciel, mais vers les gens. C'est l'altérité calme et immobile des arbres perçue par celui qui sculpte, qui façonne, qui fait. C'est un silence de veille, car les arbres aux nouvelles branches ont été dotés d'yeux pour voir. C'est un silence d'attente, de cette attente toujours patiente que possède le bois, une patience qui n'a pas changé depuis l'autre vie de l'arbre. Mais ce silence de l'arbre n'est qu'un silence extérieur, car dans cette altérité il y a une résonance, un tintement, un battement, un épanchement, plus grands que ce que l'arbre a jamais connu auparavant.

  • La chair de l'anguille était dorée et sentait la mer et les arbres. Nous voulions en manger tout de suite, mais Hemi était un peu en colère contre nous et nous a dit qu'on ne mangeait pas de nourriture avant qu'elle n'ai été partagée, surtout si elle venait de la mer. « Notre famille est nombreuse, a-t-il dit, il faut toujours se le rappeler. »

  • Je vous dis que si nous vous vendons, nous serons poussière. Dans le vent. Je dois dire que j'ai du mal à raisonner...(Nous l'avons remarqué). Un souffle de vent et c'est tout. Et qui est le premier à pointer du doigt notre peuple quand il est brisé et sans espoir ? Quand tout le monde est bouleversé...

  • Mary aussi nous racontait ses hstoires, qui n'étaient pas toujours exactement les mêmes si on écoutait très attentivement, des histoires d'homme-bavard, d'épouse-colère,, d'homme rusé et de fille chanteuse, d'homme-joli et de mère-battante, et personne pour l'homme-amour avec son grand, grand marteau.

  • Car bientôt il n'y aurait plus de poissons, seulement des poissons de compagnie que l'on allait voir dans des tunnels souterrains éclairés à l'heure du epas des requins, ou quand on le voulait. À condition de payer. Eh bien, nous voulions que les poissons soient dans la mer comme des poissons ordinaires, que les raies pastenagues errent le soir comme elles le font toujours. Nous voulions que nos yeux connaissent l'endroit où elles rencontreraient la marée, qu'elle soit basse ou haute.

  • Le jour se transformait en nuit, et la nuit était comme un papier de chocolat que tu as lissé avec l'ongle de ton pouce. Je ne me suis pas senti petit cette nuit-là, comme la mer peut parfois te faire sentir petit.

  • Du centre,
    Du vide,
    Du non-vu,
    Du non-entendu,

    Il vient
    Un geste,
    Un mouvement,
    Un rampement,

    Il vient
    Un déploiement,
    Un bondissement,
    Vers un cercle extérieur,

    Il vient
    Une inspiration
    Un souffle -
    Tihei Mauriora (Litt « éternue, âme vivante » ; expression utilisée pour célébrer la vie)



Biographie

Née en 1937 à Welligton, Patricia Grace est romancière et nouvelliste, elle est l’une des voix contemporaines les plus respectées de la Nouvelle-Zélande. Elle fut, dans les années 70, l’une des instigatrices du débat idéologique qui anima l’arène politique, artistique et littéraire de son pays. Accompagnée d’artistes et d’écrivains, elle revendiqua à cette époque le caractère légitime et nécessaire de l’empreinte créatrice maorie au sein d’une littérature nationale émergente. Elle signa « Waiariki » en 1975, ouvrage qui fit date puisqu’il marquait la toute première publication par une femme d’origine maorie d’un recueil de nouvelles. Sans nostalgie ni sentimentalisme, elle s’attache à brosser le portrait d’une grande variété de personnages fictifs issus d’une société qu’elle connaît de façon intime et dont la langue et la culture furent longtemps ignorées. Patricia Grace décroche le Prix Neustadt, que l’on surnomme le petit Nobel… Reconnaissance internationale pour cette écrivaine maorie, fer de lance des littératures du Pacifique.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patricia_Grace