vendredi 20 septembre 2024

Sophie HENAFF – Poulets grillés – Livre de poche 2016

 

 

L'histoire

Peut-être avez-vous les épisodes assez hilarants de « Poulets grillés » adaptés pour la télévision, avec Barbara Cabrita et Hubert Delattre, et avec la complicité de l'auteure.

La commissaire Capestan reprend du service après une bourde qui aurait pu lui coûter sa carrière professionnelle. Elle est nommée chef d'une brigade cachée, la 4ème brigade qui recense tous ceux qu'on ne peut pas virer : alcoolisme, coups de poings faciles, flemmards, autrice de polars devenue riche mais qui ne bosse pas des masses, et autres de cet acabit. Logés dans le grenier, qui sous l'impulsion de la téméraire commissaire se transforme en petit paradis pour ces drôles de flics, ils vont se pencher sur 2 cold cases comme on dit. Et au final, malgré quelques farfeluteries, résoudre deux enquêtes pour le prix d'une. Hilarant.



Mon avis

Dans les polars humoristiques mais à l'intrigue bien ficelées, vous vous amuserez bien avec ce premier livre des enquêtes de la 4ème brigade. Une bande de flics plus bras cassés que policiers efficaces, dont la commissaire Capestan prend la direction C'est sa sanction pour avoir commis une bavure policière qui aurait pu l'exclure de la police.

Cette brigade est confinée dans un grenier poussiéreux, sans aucun équipement de base. Et parmi ses zozos, il y a Lebreton qui ne se remet pas du deuil de son compagnon (mais qui est très professionnel), Rosières qui est ultra riche puisqu'elle est autrice de polars à succès et a un niveau de vie particulièrement élevé. « La poisse » est réputée pour faire des conneries et des maladresses, un ancien de la DGS fait de la figuration, et puis arrive un jeune genre rappeur qui se révèle être un hacker hors pair. Sans parler de Pilote, un chien qui ne ressemble à rien mais qui est le « bébé » adoré de Rosières. Sans parler d'alcoolos patentés, de déprimés, de joueurs complusifs ou de supposés parfaits crétins.

Sur le bureau traînent deux affaires jamais élucidées, la mort d'une vieille dame qui n'avait pas d'ennemis connus, et la noyade étrange d'un homme qui se trouvait sur un paquebot de croisière accidenté.

Malgré le manque de moyens, le peu de motivation des troupes, la commissaire Capestan va réussir à motiver tout ce petit monde et quitte à faire des petites entorses aux règlements, va réussir à boucler cette drôle d'enquête.

Très vite on s'attache à cette bande de joyeux déjantés qui va finalement faire (bien motivés par la commissaire) de l'excellent travail et résoudre 2 énigmes en moins de temps que prévu.

Évidemment, ce genre de polar est hilarant, il y a des petites divergences avec la série TV mais cela se lit tout seul et cela vous remonte le moral plus vite qu'une boite de médocs très mauvais pour la santé.


Extraits

  • Capestan n'avait pas élevé la voix, mais la salle se tut. La réunion virait à la séance de démotivation, il fallait intervenir. La commissaire survola l'assemblée du regard sans viser quiconque, mais, fait rarissime, elle s'adressa à eux sans sourire : - dans les films de guerre, celui qui dit "on va tous crever", il n'aide personne. Donc on arrête ça tout de suite et on ne refait pas l'histoire avec des "avant, avant". Avant d'atterrir là, on était déjà au rancart. Tous,. Pas la peine de joueur les anciens barons des Orfèvres, la punition ne date pas d'aujourd'hui. Les front se baissèrent, les regards se détournèrent, penauds. Capestan ne voulait pas pour autant que l'équipe reste sur cette sensation. Elle se leva du coin du bureau sur lequel elle était assise. - Sauf qu'aujourd'hui, justement, la paperasse qui prend 70 % du boulot : fini. Les rondes de nuit, les corvées de cimetière, les camés qui tapissent les toilettes du commissariat : fini. On est libres de faire le métier tel qu'on le rêvait quand on s'est engagés. On enquête sans pression, sans procédure à remplir, sans comptes à rendre. Alors, on profite au lieu de geindre comme des ados privés de boum. On appartient toujours à la Police judiciaire, on forme juste une branche à part. Une chance pareille, il n'en passera pas deux.

  • T'es marié ? questionna Rosière en désignant les anneaux d'argent sur la main gauche de Lebreton. - Veuf. - Oh, désolée. Depuis longtemps. - Huit mois et neuf jours. Rosière eut un raclement de gorge gêné, mais son tempérament l'incita à pousser un peu. - Elle s'appelait comment ? - Vincent. - Ah. Ca ne ratait jamais. Ce "Ah" à la fois étonné et soulagé. Là, on ne parlait pas de famille brisée, aucun drame véritable. Lebreton avait vécu douze ans avec Vincent, mais le monde semblait penser qu'il ne souffrait pas vraiment, en tout cas, pas pareil. Louis-Baptiste avait l'habitude, mais chaque "Ah" plantait une banderille de plus. Il finirait l'année avec un dos de porc-épic. Dans cette brigade comme ailleurs.

  • Merlot entama son cheese avec une mine d'aventurier explorateur. Il découvrait les terres vierges de la malbouffe et mordit gaillardement le pain mou. Un flot de ketchup s'échappa à l'arrière du hamburger. Tel un surfeur vacillant, le cornichon en rondelles glissa sur la sauce et vint s'échouer sur la cravate déjà maculée du capitaine. Sans s'émouvoir, celui-ci attrapa une serviette en papier et, d'un frottement rapide, décrocha le condiment qui atterrit sur les tomettes de la terrasse. Le chien alla renifler l'impact mais, peu convaincu, il préféra attendre la chute du steack.

  • Impatiente et, pour tout dire, gonflée d'espoir, Capestan déboucha au pas de course sur la place où glougloutait la fontaine des Innocents. Le vendeur d'une boutique de sportswear remontait son rideau couvert de graffitis. L'odeur de friture des fastfoods s'insinuait dans l'air encore frais. Capestan se tourna vers le 3 de la rue des Innocents. Ce n'était ni un commissariat ni un hôtel de police. Juste un immeuble. Et elle n'avait pas le code. Elle soupira et entra dans le café à l'angle pour le réclamer au patron. B8498. La commissaire le convertit en Bateau-Vaucluse-Champion du monde pour le mémoriser.

  • Et toi, Eva , de la famille ? - Oui . Un chien et un fils . Mais des deux , c'est encore le chien qui téléphone le plus souvent.

  • L'histoire du mec qui part seul en guerre avec sa bite et son couteau, ça pue toujours le drame , commenta Rozière .

  • Je sais, je n'aurais jamais dû fuir comme ça, je suis désolé, vraiment je me suis trompé. C'est à cause de...Je menais des recherches personnelles. Ma mère est morte dans le naufrage d'un ferry en 1993, dans le golfe du Mexique.

  • Quant à Rosière (...) elle philosophait avec Merlot qui, le cul dans son fauteuil, aidait psychologiquement.
    - Plutôt mer ou plutôt montagne ! cracha Rosière. Pourquoi imposer un camp ? On peut pas tout prendre, peut-être ? Cette manie qu'ont les gens ! C'est toujours : t'es plutôt Beatles ou Rolling Stones ? - Pink Floyd ! fit la voix de Dax dans le fond. - ... Hallyday ou Eddy Mitchell ?... - Sardou ! aboya Dax qui, à défaut de comprendre, avait le mérite de l'enthousiasme. - Chien ou chat, sucré ou salé, je suis plutôt ci, je suis plutôt ça... Conneries, oui ! Pourquoi pas : t'es plutôt table ou plutôt chaise ? conclut Rosière. - Absolument, chère amie ! Le choix, toujours le choix, exactement ce que je disais.

  • Puis il attendit, simplement, étirant l’instant pour laisser le champ libre à la paranoïa qui, à coup sûr, grimperait. Torrez faisait cet effet. En sa présence, les flics évoluaient tels des arachnophobes dans un panier de mygales. Les plus téméraires se dispensaient juste de courir. Parfois une tête brûlée se faisait le coup du toréador et s’approchait, le corps en alerte. Un regard et il repartait. Les fous jouent avec la mort, mais pas avec la poisse. La poisse vous promet le pire : la maladie, la ruine, l’accident, pour vous, vos proches, à petit feu et sans gloire. La poisse gangrène là où on ne l’attend pas.

  • Tu votes à chaque fois que tu payes dans notre société. Les urnes, on s'en tamponne, c'est le caddie qui compte !

  • Vous êtes là uniquement parce qu'on ne peut pas vous révoquer ! coupa Buron en martelant chaque syllabe. Ça va rentrer ? On vous paye pour jouer aux dominos ou tricoter. Demandez à Evrard de vous apprendre la belote et fichez-moi la paix une bonne fois pour toutes, commissaire.

  • Il y avait Dax, un jeune boxeur qui avait abandonné autant de sueur que de cervelle sur le ring. Le nez épaté et le sourire content, il observait la vie avec l'enthousiasme d'une otarie dans les vagues.

  • Remarquez, le bermuda en cette saison... il est réchauffé. - Les ados, niveau vêtements, c'est pas la température qui compte pour eux.- Vous avez un ado aussi ? - J'ai de tout, répondit T. sérieusement.

  • Enveloppé d'une odeur de pinard a faire décoller le papier-peint, il entama sa conversation mondaine. Il palabra, elles reculèrent, il palabra derechef, elles abdiquèrent.

  • Torrez revint à son volant. Il tergiversa quelques secondes avant de confesser :
    - Vous savez, le poste du répudié, je l'occupe depuis des années. Sauf qu'avant j'étais seul, maintenant on est une brigade. Pour moi, c'est plutôt un progrès.


Biographie

Sophie Hénaff est une journaliste, romancière et traductrice française, née en 1972.
Figure emblématique du journal Cosmopolitan, elle est responsable de la rubrique humoristique "La Cosmoliste". Elle a fait ses armes dans un café-théatre lyonnais (L'Accessoire) avant d'ouvrir avec une amie un "bar à cartes et jeux de sociétés", le Coincoinche, puis, finalement, de se lancer dans le journalisme.

"Poulets grillés", paru en 2015, est son premier roman, et conte une enquête menée par une brigade composée d'éléments indésirables de la police. Il a reçu le prix Arsène Lupin, le prix Polar en séries et le Prix des Lecteurs-Le Livre de Poche 2016 .
En 2016 est publié "Rester groupés", la suite des aventures de la brigade parisienne dont on a fait la connaissance dans "Poulets grillés" et le troisième volet de la série "Art et Décès" en 2019.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sophie_H%C3%A9naff

Sur la série TV aussi hilarante : https://fr.wikipedia.org/wiki/Poulets_grill%C3%A9s_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)


lundi 16 septembre 2024

Henriette CHARDAK – L'oubliée de Salerne, le roman de Trotula – Editions Le Passeur - 2023 -

 

 

L'histoire

Qui connaît aujourd'hui Trotula Ruggério, fille d'un médecin dit « El médico » et d'une femme sage-femme ? Pas grand monde, alors que cette dame hors du commun fut officiellement la première femme médecin d'Italie, dont les découvertes sont aujourd’hui parmi les bases de la médecine. C'est ce destin incroyable que nous raconte H. Chardak qui s'est longuement documentée avant d'écrire ce livre passionnant.


Mon avis

L’Histoire, influencée par les religions, a souvent omis ou oublié certaines femmes de grands talents. Et parmi elles, on trouve une certaine Trotula (petite truite en italien) née en 1050 à Salerne (actuellement en Campanie). A cette époque où l »Italie n'était pas un pays unifié, mais divisé en une dizaine d'états, qui étaient en guerre les uns contre les autres, sans parler de la main-mise voulue par le « Norrois Robert, Salerne jouissait d'un statut particulier. C'était une capitale intellectuelle, mais surtout renommée pour son école de médecine où l'on coutoyait des experts venus des pays méditerranéens, des philosophes, et l'on parlait plusieurs langues, le latin, mais aussi le persan, l'hébreu et autres langues.

Très jeune Trotula se décida à devenir médecin. L'école de médecine n'acceptait pas de femmes, à moins qu'elles ne soient mariées et de bonne famille. La jeune femme épousa un jeune homme lui même médecin-urologue qui l'encouragea dans ses études. On ne délivrait pas de diplômes mais juste le droit d’exercer.

Très vite Trotula s'intéressa à la gynécologie. A cette époque, l'accouchement n'était pas une partie de plaisir, et de plus beaucoup de femmes mettaient au monde des morts-nés ou des enfants difformes qui ne survivaient pas longtemps. Trotula comprit assez vite que ces naissances mauvaises étaient dues à la mauvaise hygiène de vie des patientes, à l'abus d'alcool et de nourritures trop riches et grasses. Elle mis au point des onguents pour facilité l'accouchement et des anesthésiants issus de plantes, dont elle avait compris les pouvoirs et qui font aujourd’hui partie de nos pharmacies (où imitées par la chimie plus rentable). On sait que le thym est un anti-biotique naturel, associé au citron et au miel. Comme la sauge est une plante qui aide les femmes dans les douleurs des menstrues, ou la reine des prés favorise l'élimination. Tout est bien sur une notion de posologie que la jeune médecin appris à doser. On dit aussi qu'elle mis fin à des grossesses non désirées par injection de plantes (comme l'armoise) sans triturer le corps.

Avant tout, elle prônait une hygiène de vie comme la propreté aussi bien au foyer que pour les individus. Elle préparait des savons, des onguents pour assouplir la peau et la rendre plus belle, diminuer l'acné ou les varices.

Féministe avant l'heure, elle revendiqua toute sa vie son statut de médecin, faisant fi des commérages et ne fut jamais inquiétée, là où quelques siècles plus tard on brûlait vive les « sorcières ». D'ailleurs elle refusait le patriarcat et ne se maria qu'avec un homme qui la traitait en égale mais l'aidait dans ses recherches.

Présenté sous forme de mémoires à ses futures élèves, l'histoire personnelle de Troubla se mêle aussi avec la grande histoire. Heureusement Falerne fut épargnée par les conflits tant sa renommée dans le monde était respectée. Ce qui ne l'empêchait pas de soigner tous les blessés de guerre, les pauvres comme les riches, en ne faisant pas payer les plus pauvres, tous étant égaux. Des encarts insérés par l'autrice nous donnent les preuves scientifiques de certaines plantes utilisées par Troubla. Jamais elle ne pratiqua de césarienne « à vif » mais toujours à l'aide de plantes anesthésiantes savamment dosées, ni aucun acte nécessitant le scalpel sans tout faire pour atténuer les douleurs. Sa renommée grandit et des femmes venues des autres états italiens mais aussi de pays plus lointains la consultèrent, et furent soignées ou soulagées. Déjà à l'époque on avait identifier certains cancers (on ôtait les tumeurs) mais il n'y avait pas de traitement de fond comme les chimiothérapies. Troubla trouva quand même de remèdes pour soulager la douleur, et parfois soigner à base de cataplasmes les tumeurs les moins avancées.

Troubla écrivit aussi des traités (traduits du latin à l'italien).

En France, il fallut attendre 1759 pour qu'Angélique de Coudrai fasse paraître un ouvrage « l'abrégé des accouchements », puis que Marie-Louis Dugès-Lachapelle ouvrit dans la foulée la première école de sages-femmes où elle forma près de 20 000 femmes, soit plus que les médecins à la même époque. Il fallut encore attendre la fin du 19ème siècle pour que les femmes soient admises à l'école de médecine.

Le livre donne une liste impressionnantes des documents consultés par l'autrice, ainsi que les noms français et latins des ingrédients utilisés dans la pharmacopée de l'époque.

Notons aussi que la philosophie de Trotula De Ruggério a toujours plaidé pour une vie saine : hygiène rigoureuse, nourritures saines et sans abondance (elle limitait l'usage de la viande rouge à une fois par semaine . Étrangement, l'OMS a récemment publié une recommandation estimant que la consommation de viande rouge 2 à 3 fois par semaine. Elle prônait aussi des promenades quotidiennes au bon air.

Ce gros ouvrage de 524 pages, hors les notes de l'autrice est captivant. Il ne nous donne pas de recettes pour nous soigner, laissons faire les spécialistes, mais retrace une époque où les femmes aussi avaient du talent.

Il nous permet surtout de comprendre comment notre corps de femme réagit de façon globale et nous propose une immersion dans un monde lointain et pourtant proche, tant les découvertes de Trotula font écho à notre contemporain.


Extraits

je vous propose cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=4inI6ShdsTI&t=6s


Biographie

Diplômée du conservatoire de musique de Besançon et de l'école de journalisme de Strasbourg, Henriette Chardak est journaliste, réalisatrice de documentaire et auteur. Elle est également licenciée en journalisme, presse écrite et audiovisuelle, techniques de l’information et anglais de l'université de Strasbourg.
Elle débute aux Dernières Nouvelles d'Alsace comme journaliste et dessinatrice. Elle publie également dans Le Point et Ciel et Espace.
Elle participe aux débuts de Radio Nova, et chronique également sur Ici et Maintenant !.
Elle rencontre ensuite le réalisateur Ken Russell, qu'elle suit en Angleterre. Elle fait également la connaissance de Roger Daltrey, de The Who.
Voulant devenir assistante à la réalisation, elle est finalement embauchée à Antenne 2 par Armand Jammot. Elle devient également scénariste pour la chaîne et réalise de nombreuses productions.
Henriette Chardak diversifie son parcours et devient aussi peintre, auteur-compositeur, metteur en scène, photographe et scénariste.
En tant qu'écrivain, elle a publié Élisée Reclus, l’homme qui aimait la Terre (Stock, 1997) et de Tycho Brahé, l'homme au nez d'or et Johannes Kepler, le visionnaire de Prague, les deux premiers volets de la collection "Les rêveurs du ciel " (Presses de la Renaissance, 2004).

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Henriette_Chardak


vendredi 13 septembre 2024

Tsitsi DANGAREMBGA – Ce corps à pleurer – Editions Mémoire d'Encrier 2022

 


L'histoire

Tambuzdsai, une zimbabwaise d'un certain âge se retrouve au chômage après avoir démissionné d'une agence de publicité qui, pour attirer les touristes vantait les mérites de ce pays d'Afrique, coincé entre la Zambie, le Mozambique, et le Botswana, alors que c'est l'un des pays les plus pauvres (72% de la population vit sous le seuil de pauvreté). Elle se retrouve à devoir loger dans une auberge de jeunesse, puis dans une chambre petite et très sale, avec une propriétaire un peu folle sur les bords. De toutes sa famille (le clan), elle est la seule à avoir fait des études supérieures. Beaucoup de femmes se sont mobilisées pendant la guerre interne entre les Ndébélés et Shonas, deux ethnies éclatent et on reproche insidieusement à Tambu de ne pas avoir été sur le front.

Tambu décroche enfin un poste d'enseignante en biologie (qui n'est pas sa discipline) dans une école. Très vite, elle est désarçonnée par l'attitude laxiste des élèves qui s'habillent mini-mini, fument, se maquillent. Un incident la conduit à l'hôpital pour dépression. Puis elle trouve refuge auprès de sa cousine et retrouve un poste dans une société qui propose des voyages d'éco-tourisme, un peu le même piège que la première agence. Dépitée, celle qui voulait réussir dans la vie trouve finalement son « untu » auprès des femmes de sa famille.



Mon avis

Deuxième roman de la trilogie Tambudzsai (le premier est consacré à son enfance, et le dernier n'est pas encore traduit à ce jour), nous assistons au parcours difficile d'une femme qui veut tout tenter pour s'élever dans l'échelle sociale.

Le Zimvabwé est un pays qui a fait la une plusieurs fois avec la dictature de Robert Mugabe.

Mais l'héroïne ne se soucie pas de politique, elle se soucie surtout de son sort personnel, et ici l'utilisation du « tu » pour la décrire a comme quelque chose d'impitoyable. Car Tambudzsai va d'échecs en échecs. Trop centrée sur elle-même et sur la valeur qu'elle se donne pour avoir eu des diplômes d'excellence, elle pense qu'elle mérite une place au soleil. Mais, cette fille née dans un village pauvre, qui vit dans la capitale Harare semble avoir coupé les ponts avec sa famille. Mais c'est sans compter sur la solidarité de ces femmes, pauvres, démunies mais qui savent aussi prendre en main leur destin, même si cela implique de travailler dur.

Qui connaît la réalité du Zimbabwé ? Peu de monde. Hors dans ce pays, qui vit de l'agriculture mais aussi des ressources minières (diamants et autres métaux rares, dont l'exploitation se fait clandestinement pour le pouvoir en place), la discrimination entre noirs et blancs est flagrante. Les blancs dirigent le pays, font main basse sur les terres agricoles et minières.

Le statut des femmes n'est guère enviable. Sauf si elles sont aisée, indépendantes et souvent proches du pouvoir, les autres femmes sont mariées à des hommes qu'elles n'aiment pas, des hommes violents qui les tabassent, souvent ivres d'un alcool de mais frelaté. On note que 32% des femmes de moins de 18 ans sont mariées de force. Aussi beaucoup de femmes noires préfèrent ne pas se marier et vivre en communauté. De plus l'éducation est catastrophique, 88% de la population est analphabète.

Mais ces réalités là, Tambu, notre héroïne ne les découvre que petit à petit. Tellement paniquée par son avenir, se sentant seule, elle somatise au point de ne plus se nourrir. Pétrie de honte d'avoir menti à sa famille à laquelle elle dit que tout va bien, sans pouvoir les soutenir financièrement. Tambu erre de lieux d'hébergement miteux en emplois qui ne lui conviennent pas, car elle a été élevée dans des valeurs qui ne sont plus celles de la jeunesse d'aujourd'hui et qu'elle est incapable de comprendre.

Cela rappelle les déplacements de populations liées aux guerres.

Plusieurs ethnies cohabitent non sans mal au Zimbabwé. Les principales sont les N'débélés d'origine zoulous qui ont leur propre langues et les shonas qui sont d'origine bantou et ont aussi leur langues. La lange officielle est l'anglais, mais on recense au moins 8 langues dont l'Afrikaans, issu de l'allemand, surtout parlé par les blancs.

Avec de roman puissant, sans chichis, c'est toute la détresse d'un peuple sans repères.

Son personnage à la fois cruel, sans beaucoup d'empathie, mais aussi en dépression, Tambu incarne la pauvreté qui a atteint des milliers de Zimbabwéens dans les années 2000, Tsitsi Dandarembga saisit avec une ironie poignante le désastre économique qu’a subi son pays. Car Ce corps à pleurer est tout autant celui de son héroïne, Tambudzaï, que le corps social dans son ensemble, gagné par le serpent de la défaite et dont les charognards attendent, en riant, la défaite totale et définitive.

Un grand roman, fascinant par ses rebondissements, et par l'étude minutieuse non seulement d'une femme, mais des personnages secondaires très approfondie.


Extraits

  • Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu le secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout.

  • Lorsque tu étais jeune et combative, lorsque tu cultivais le maïs dans le champ familial et que tu vendais les épis pour pouvoir payer tes frais de scolarité, tu étais différente de celle que tu es devenue. Quand et comment tout a changé ?

  • Lors des premières convocations pour des entretiens, tu exultes, t’habillant à chaque fois avec apprêt, remettant tes Lady Di et ta tenue favorite dans laquelle – c’est encourageant – tu flottes désormais. (…) Tu as envie de soustraire 20 ans à ton âge et de crier : Hé, je suis là, toute neuve, reconstruite ; regarde-moi, je débute ! 

  • La hyène se rit de toi lorsque tu franchis le portail. Une fois encore, elle s’est insinuée au plus près de ta peau, prête à arracher les derniers lambeaux de certitude que tu as préservés au moment où tu chuteras

  • Tu veux voir la forme que prend la douleur, cartographier ses veines et ses artères, arracher du corps l’épiderme et tous ses motifs de vaisseaux sanguins.

  •  Il y a un poisson dans le miroir. Le miroir est au-dessus du lavabo, dans un coin de ta chambre. Le robinet (dans les chambres de la pension de jeunes femmes, eau froide uniquement) goutte. Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu te secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout. Tu redresses la tête et retombes sur l’oreiller. Pourtant, enfin, tu es devant le lavabo. Là, le poisson te renvoie ton regard, les yeux saillants d’orbites violacées, la gueule béante, les joues s’affaissant comme sous le poids d’écailles innombrables. Impossible de te regarder...

     

Biographie

Tsitsi Dangaremga, (Mutoko, 1959) est une écrivaine et cinéaste zimbabwéenne.
En 1987, elle débute avec une œuvre théâtrale, She no longer weeps, écrite dans sa langue maternelle, le shona. Cette pièce lui procura un grand succès et, quand elle publia en 1989 son premier roman, intitulé Nervous conditions (A fleur de peau, éd. française, Albin Michel, 1991), sa notoriété était déjà internationale. Avec ce roman elle gagne le Commonwealth Writers Prize, pour la section africaine.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsitsi_Dangarembga et ici : https://memoiredencrier.com/auteurs/tsitsi-dangarembga/



Sur le Zimbabwé  : https://fr.wikipedia.org/wiki/Zimbabwe#Politique_et_organisation_sociale


Nota : ce roman a été érit en anglais et traduit par Nathalie Carré qui est une spécialiste du swahili. Avec l'accord de la romancière, la traductrice a préféré insérer en fin d'ouvrage un lexique des mots shonas utilisés dans le texte original.

lundi 9 septembre 2024

Sigridur Hagalin Bjornsdottir - la lectrice disparue – Babel poche 2021

 

 

L'histoire

Edda et Einar sont nés du même père, mais de deux mères différentes qui finalement deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Edda est hyperlexique, autrement elle développe des facultés de lecture avancées, alors que son frère Einar est lui dyslexique et l'apprentissage de la lecture est pour lui très difficile. A l'adolescence, Einar décide de partit sur des bateaux de pêche au nord de l'Islande, donnant peu de nouvelles. Après une tentative de suicide, Edda est considérée comme autiste. Elle n'a pas d'amis, elle vit seule avec ses livres, et aucun suivi médical n'est fait, sa mère Julia, autoritaire et possessive refusant de voir les troubles de sa fille et préférant lui accorder toute son attention. Puis Edda change et devient une «influenceuse » renommée, se marie et donne naissance à un bébé. Mais trois moi après, elle disparaît, on sait juste qu'elle est allée à New-York, avec une petite fortune personnelle qu'elle s'est constituée. Julia oblige alors Einar d'aller retrouver sa sœur, et de la ramener en Islande.


Mon avis

Un livre sur la lecture voilà un sujet passionnant et assez bien maîtrisé par l'autrice irlandaise donc c'est l'avant dernier livre.

Ici, tout marche par duo ou couple.

Il a le couple des deux mères, Julia, une femme forte, directive, colérique qui a l'habitude de prendre les choses en main. Puis Ragneidour, une femme gentille, qui hélas subi un AVC et dont Julia s'occupe car Julia ne manque pas d'empathie. Elles ont été mises enceintes par le même homme, un type sans intérêt, qui promet de les aider financièrement. Mais les deux femmes, dont le caractère sont complémentaires deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Julia accouche d'une petite-fille qu'elle nomme Edda et Ragneidour d'un garçon prénommé Einar.

Voilà le deuxième couple principal de ce roman. Edda apprend à lire très vite, elle invente des histoires pour son petit frère, qui lui accuse un retard scolaire. Einar est diagnostiqué comme dyslexique et si il est sociable, il finit pas détester l'école et tout l'enseignement. Doté d'un physique impressionnant, en ayant assez des tensions entre lui et Julia qui l' élève comme son propre fils, il part s'engager dans des bateaux de pêche au nord de l'Islande, dans des fjords venteux.

Il laisse aussi sa sœur, fragile, seule. Edda qui apprend très vite, à une mémoire visuelle impressionnante est diagnostiquée autiste, mais sa mère refuse toutes formes de soin, et d'ailleurs Edda ne coopère pas vraiment. Son monde est restreint aux livres, elle est incapable de se lier à quelqu'un, et sa solitude devient une souffrance. Puis soudain, elle change totalement. De la jeune fille qui ne faisait pas attention à elle, elle devient une belle femme, impeccablement maquillée, qui épouse un homme d'affaires dans les nouvelles technologies. Elle accouche d'un petit garçon, et trois mois après elle disparaît. Dépression post-partum ? Un autre amoureux secret ? La police islandaise considère qu'elle est adulte et libre de ses choix, mais retrouve sa trace à New-York. La police américaine a assez à faire avec les cas d'urgence comme les disparitions d'enfants et ne s'intéresse pas à cette affaire. Après tout cette femme est adulte, elle s'est constituée une petite fortune personnelle (à l'insu de sa famille). Paniquée, Julia ordonne à Einar, de retrouver sa sœur. Parlant mal l'anglais, il retrouve facilement sa sœur, où plutôt c'est elle qui le trouve et qui lui explique son drame. Ni son mariage, ni son bébé qu'elle est incapable d'aimer ne l'ont rendue heureuse. Son hyperlexie est son fardeau, aussi a-t-elle pris contact avec une société très discrète Alex Analityca, qui est une filiale des GAFA. Ceux-ci sont persuadés qu'à l'avenir les gens ne liront plus et que tout se passera par l'oralité. Déjà on écrit plus beaucoup dans nos sociétés : stylo et crayon sont remisés au profit des commandes vocales qui existent déjà sur nos smartphones et ordinateurs. Sans parler de ces enceintes ultra connectées comme justement « Alexa » d'Amazone qui passe votre musique préférée, éteint ou allume les lumières tout cela au prix d'abonnements extrêmement rentables.

Dans ce monde dystopique créé par l'autrice, Alex Analytica propose une petite opération pour limiter la zone lecture/écriture dans le cerveau de Edda, pour réduire ses souffrances. Edda fait référence au Phèdre de Platon, où Socrate expliquait préférer l'oralité à l'écrit, plus véridique selon lui. Mais Platon parlait d'une antiquité où seuls les érudits avaient accès à l'écriture et la lecture, pas les masses plébéiennes. De même une référence un peu maladroite à Inanna, plus connue sous le nom d'Ishtar, la grande déesse mésopotamienne dont les légendes varient selon les écrits et les lieux. Considérée comme la déesse de l'amour, de la fertilité mais aussi de la guerre, aucun écrit n'indique qu'Ishtar ait en une réflexion sur la lecture. Par contre les légendes sont assez d'accord pour la voir mariée à son propre frère, tout comme Isis était la sœur et l'épouse d'Osiris. Autrement dit le tabou suprême de l'inceste. Hors Edda/Einar formeraient le couple parfait et complémentaire, mais cela reste impossible. Ces deux là sont très connectés l'un à l'autre un peu comme des jumeaux, mais il n'y a aucun désir physique entre eux, juste que chacun épaule l'autre. C'est Einar qui fera entendre raison à sa sœur, et qui l'aidera à s'accepter telle qu'elle est. Le rôle inversé d'Osiris (dans la mythologie égyptienne, c'est Isis qui redonne une forme de vie à son mari assassiné).

A ce petit détail près, le livre est une réussite : il nous met en garde contre la facilité apparente des nouvelles technologies, de l'Intelligence Artificielle (on voit déjà les dégâts que font des programmes comme chatGPT. Sous la forme d'un présent et d'un jadis, l'écriture est assez simple et les concepts de Platon/Socrate assez bien expliqués, mais il y manque une contradiction, que l'autrice nous laisse faire.

Ne jetons pas nos cahiers et nos stylos, ne nous précipitons pas vers la fausse facilité d'une technologie qui n'est là que pour nous asservir et limiter notre pensée. Lisons, écrivons, dessinons mais surtout restons très vigilant à ces technologies qui ne sont là que pour nous asservir ! Un livre très dérangeant finalement et que je recommande, malgré quelques petites erreurs.


Extraits

  • Il faut du courage pour être quelqu’un de bien, ajoute-t-elle. Il faut naviguer, à contre-courant, se battre pour la bienveillance.

  • Voyez, l’économie de marché fera de vous des hommes libres jusqu’à ce que les crises, les inégalités et le changement climatique aient raison de votre euphorie.

  • Nous voulons préparer l’humanité à un futur dont la lecture sera absente, répond le vieux professeur. L’écrit est condamné….. Les géants des nouvelles technologies travaillent avec acharnement sur les outils qui le rendront obsolète. L’ensemble de la vie intellectuelle de l’Occident est tributaire de l’écrit depuis des siècles et des siècles, principalement de la langue littéraire, mais depuis quelques années on observe un certain nombre de turbulences. La jeune génération se nourrit spirituellement et communique de plus en plus en recourant à des moyens visuels, par le biais des programmes télévisés, des jeux en ligne, de YouTube et d’Instagram. … Les écrivains et les éditeurs sont témoins de la baisse du nombre de lecteurs, les enseignants voient les compétences de lecture et d’écriture s’effondrer chez leurs élèves…. L’écrit a perdu sa prédominance en l’espace de quelques années….. Je ne verrai pas tout ça reprend le vieil homme, cette révolution ne sera sans doute achevée que d’ici un demi siècle, mais vous, vous en serez témoins, vos enfants y prendront une part active et leurs enfants ne connaîtront rien d’autre qu’un monde dénué de textes. Ils ne sauront donc pas lire.

  • Justement, le temps est une drôle de créature. Il semble avancer et s'écouler en formant un courant linéaire et continu, mais en réalité, il s'enroule sur lui-même, rebondit par moments sur les pierres plates d'une rivière, se suspend et reprend haleine dans les abîmes tranquilles, pourrit dans les bourbiers puis se jette du haut des falaises en cascades affolées. Parfois, on ditait qu'il refuse de se conformer aux lois de la physique et qu'il recule, en quête de son origine.

  • Son corps semblait trop grand pour lui, comme si la silhouette de l'homme qu'il allait devenir avait déjà pris forme, mais qu'il ne la remplissait pas encore entièrement.

  • Chaque fois que je lis un mot, ma mémoire le stocke pour toujours, les créations des écrivains sont mes seuls amis, les personnages de roman mes seuls amants. Mon esprit m'a enfermée dans une prison dont les barreaux sont les mots, il m'a isolée du royaume des vivants, des individus de chair et de sang.

  • Imagine qu'il n'y a plus aucun bruit et que ton esprit n'abrite aucun mot. Imagine un lieu et une époque où il n'existe aucun mot pour définir quoi que ce soit, où les choses sont là sans que tu aies besoin de les nommer. Avant que nous ayons appris à parler, pendant que nous gazouillions comme des oiseaux, avant que les mots régissent le monde.

  • Tu nous as mises enceintes à quelques semaines d’intervalle, tu as fait un enfant à Ragnheiður pendant que je t’attendais ici comme une pauvre idiote, tu nous as trahies toutes les deux. Par conséquent, tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, ni de nous, ni de nos enfants.

  • Nous n’avons pas besoin de garder espoir ni d’aller fouiller dans notre histoire familiale. Le passé, c’est le passé, Edda est une adulte.

  • Edda ne se droguait pas, mais elle a déjà eu des épisodes psychiatriques et fait une tentative de suicide. En général, on finit par retrouver les femmes comme elle déambulant, complètement désorientées, mais saines et sauves. Elle semble n’avoir rien emporté d’autre que les vêtements qu’elle avait sur elle.

  • Chacun sait que l’équilibre des femmes se trouve fragilisé après l’accouchement. Votre sœur n’est pas la première à disparaître comme ça. La dépression post-partum est un phénomène assez fréquent. Je ne suis pas spécialiste, mais je crois savoir que cela va même parfois jusqu’à ce qu’on pourrait qualifier d’accès de folie, précise le policier.

  • Socrate avait peur de l’écriture. Il pensait qu’elle détruirait la faculté que l’être humain a de penser de manière indépendante et de se souvenir.

  • La solitude ne lui a jamais pesé, elle a toujours été son amie, mais cet hiver, alors que , peu à peu, le soleil monte plus haut dans le ciel glacial, il semble que sa lumière l'éclaire d'un nouveau jour et que, tout à coup, elle distingue le monde à travers la coquille de plus en plus transparente qui la sépare de tous les autres et la préserve des bruits de l'extérieur.

  • La question qui se pose à moi avec la plus grande acuité … est de savoir si l’écrit a été une bénédiction ou une malédiction pour l’humanité. Il est indubitable que les premières formes d’écriture n’ont servi ni les poètes ni les philosophes, mais les collecteurs d’impôts. Le bas peuple n’a pas profité de cette fantastique trouvaille, il a au contraire perdu sa liberté et ses anciennes coutumes et s’est retrouvé asservi dans les champs de rois guerriers qui affamaient leurs sujets et les écrasaient d’impôts. Les taxes dont devaient s’acquitter les paysans étaient consignées sur tablettes, et il a fallu des milliers d’années pour que naisse l’idée que le peuple pouvait mettre à profit l’usage de la langue écrite qui jusqu’alors avait servi à l’enchaîner.

  • Elle a sauvé ce qu’elle pouvait sauver, sauvé ce qu’on considère comme étant ma vie et me voilà assise là, muette pour l’éternité, paralysée d’un côté, une expression d’étonnement figée sur la moitié droite de mon visage. Ils s’entêtent : rééducation langagière, kinésithérapie, ergothérapie et que sais-je encore. Une tragédie, disent-ils, une femme en parfaite santé transformée en bonne à rien, alors qu’elle est tellement douée, tellement artistique, tellement jeune, elle n’a même pas quarante ans.

  • Elle appartient à cette race de femmes qui ont serré les dents et maintenu notre nation en vie pendant mille ans, bravant les famines, les catastrophes naturelles et les épidémies. Ces femmes-là n’ont pas le temps de s’attarder sur des conneries comme la liberté individuelle ou la diplomatie, pour elles, tout est question de vie ou de mort, et seules comptent leurs certitudes.

  • Elle a toujours pensé appartenir à cette race de gens qui n’hésitent pas à prendre des décisions aussi audacieuses qu’imprévisibles, elle a soif d’expériences. Elle veut mener une existence passionnante dans les grandes métropoles étrangères, accumuler les histoires, les amants, et en acquérir une profonde sagesse, un peu comme Anaïs Nin, si ce n’est qu’elle n’est pas certaine d’avoir envie de coucher avec des femmes mariées. En revanche, elle veut bien goûter aux sushis. Et même si cet homme l’a fait mettre à la porte du Bíóbar, même s’il est assis à sa table comme si cet endroit et le reste du monde lui appartenaient, son charme envahissant pique sa curiosité.

  • Elles sont tellement jeunes, elles ont tout juste vingt ans, et dégagent quelque chose de pur et de limpide. Elles ne semblent pas se rendre compte que leur arrangement est étrange, pas plus qu’elles ne mesurent où il nous conduira.
    Nos mères étaient le nombril du monde, elles étaient le centre de gravité de nos existences, omniscientes et omnipotentes. Nous tournions autour d’elles comme deux satellites et, quelque part à la périphérie se trouvait notre père, ce soleil radieux pesant comme un trou noir, venu d’une autre galaxie.

  • Edda présente d’étonnantes prédispositions pour la lecture, en outre, elle retient tout ce qui est écrit, précise Júlía en servant le café dans les tasses. Son vocabulaire est très étendu pour son âge. Il s’agit sans doute d’une sorte de don, mais sa précocité sera peut-être moins visible quand les autres enfants auront rattrapé son niveau en lecture. Pour l’instant, ça ne présage rien.


Biographie

Sigríður Hagalín Björnsdóttir est journaliste, dirige le service informations de la télévision publique islandaise où elle présente le journal télévisé.
Elle a étudié à l'étranger (en Espagne, à New York et Copenhague) avant de retourner à Reykjavík. Elle est romancière. "L’île" est son premier roman.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sigr%C3%AD%C4%91ur_Hagal%C3%ADn_Bj%C3%B6rnsd%C3%B3ttir

Sur Phèdre de Platon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Platon)

Sur Ishtar : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ishtar


mercredi 4 septembre 2024

Tim DUP – Je suis fait de leur absence – Stock 2024 -

 

 

L'histoire

Pierre 21 ans, vit avec sa campagne dans une maison à Roseville sur Mer, petit bourg proche de Honfleur. Il se remémore l'année de sa rencontre avec Victoria 1 an plus tôt et surtout médite sur le drame qui a entaché sa propre vie : la mort de sa mère en 2001, par son propre père, après des violences conjugales. L'un des premiers féminicides de ce siècle. Comment peut-on vivre avec cette absence brutale qui va changer à jamais son destin et la vie de cette famille petite-bourgeoise où le silence est de mise ?


Mon avis

Il est étonnant qu'un homme écrive sur les féminicides. C'est pourtant bien avec ce premier livre que Tim Dup s'empare d'un sujet difficile.

Il avait un peine 1 an, quand son propre père a tué sa mère, après une suite de violences conjugales. Il a été élevé par ses grands-parents maternels qui ont fait comme ils ont pu, en essayant de minimiser le drame.

Pierre vit dans la maison de vacances familiale près de Ronfleur, où il passé beaucoup de sa jeunesse. La maison doit être mise en vente, mais sans obliger Pierre qui se retrouve avec la compagne qu'il s'est choisi, une femme simple qui attend un enfant de lui.

Mais sans cesse, il songe au drame, à l'absente, à ce qu'il aurait peu faire. Le récit alterne 3 époques, le présent (2020), l'été précédant (2019) et les années juste avant et après le drame. Mais de sa mère, il n'a presque pas de souvenirs, peu de photos comme si elle était taboue.

Dans un contexte familial où les non-dits sont légions, Pierre ne peut qu'imaginer cette mère, et passer les étapes d'un deuil quasi impossible. Colère, haine pour sa famille et pour les institutions de l'époque, qui bien qu'au courant de la situation de la jeune femme n'ont pas pris les mesures adéquates pour la protéger, comme l'envoyer dans un foyer spécialisé, prendre des sanctions pour le non respect du coupable qui n'a pas respecter son injonction d'éloignement etc.

Un tableau terrible de ce que peut-être une vie gâchée par un tél drame, dans une écriture magnifique, presque poétique par moment.

On connaît l'engagement de l'auteur auprès des associations féministes et sa lutte contre les féminicides, mais ici, c'est le point de vue de la principale victime qui est donné. Avec ses angoisses, ses crises de colères, ses coups de folie qui lui font perdre son permis, pourtant vital dans cette région parsemée de petits villages, cette Normandie typique avec son crachin, ses ciels nuageux, et des endroits encore marqués par le débarquement de 1944. Le silence aussi, car les normands sont des taiseux.

Seul regret, une fin ouverte où l'on ne sait pas ce que le narrateur va faire au juste, même si il est résolu à vivre pour son fils à venir, pour la femme qu'il aime, il fonce comme un fou sur les routes sinueuses qui doivent le reconduire chez lui.


Extraits

  • Mon grand-père m’a éduqué, trivialement, comme on éduque un garçon, en ravalant son cœur, accolé à l’image d’Épinal du mâle alpha avec laquelle lui aussi a tenté de jouer, comme Vincent, sans grande réussite. Les gens sensibles élevés à grand renfort de baffes et de désaffection, comme mon père, reproduisent souvent les schémas de sécheresse qui leur ont fait du tort. Je ne suis donc pas perplexe quant à la facilité avec laquelle je m’approprie la même colère. Le monde est ainsi fait depuis le néolithique, comment pouvons-nous espérer nous en sortir rapidement ?

  • Pourquoi s'imagine-t-on que l'amour doit être une passion violente, coercitive, que le désordre est synonyme de densité? C'est beau, de vivre humblement avec quelqu'un toute sa vie, de voir surgir dans ses yeux quelque chose d'inconnu, jour après jour, alors qu'on pensait y avoir tout lu.

  • Il faudra des années d'éducation, de contre-culture, d'enseignement, de transmission, de savoir donné, de mentalités changées pour défroisser les structures patriarcales, les postures masculinisantes, donnant de la valeur à la puissance, ou mutisme, à la rudesse.

  • Je constate que nous sommes nombreux à chier sur la société, cette structure humaine qui a abandonné l'idée de tendre vers l'équilibre plutôt que la surabondance. Ce monde qui laisse couler des hommes au fonds des mers, brûle et ne s'inquiète que des tendances à la une. Rien ne m'incite à participer à cette grande mascarade. Ceux qui tiennent le système, plongés dans leur mépris, se soucient si peu des gens, si peu de prendre soin.

  • Parce que oui, de l'extérieur, l'inimaginable donne l'impression que les solutions sont évidentes. Elles ne le sont pas.

  • C'est sa version à elle qui me manquera toujours.

  • Tout ce qui était susceptible de provoquer une rupture à l'intérieur du groupe familial l'effrayait. Le franchissement, même symbolique, d'une classe sociale pourrait entraîner une séparation. Elle le refuserait.

  • Quand on nous dit que, cette année, 213 000 femmes déclarent avoir été victimes de violences par leur conjoint ou ex-conjoint, il faut s'imaginer que cela représente, par analogie des pierres tombales, un peu moins de vingt-quatre cimetières américains de Colleville.

  • C’est épuisant, de ne pas savoir définitivement s’abandonner. De ne pas offrir une chance à ces vacances. Il faut encore que le gouffre du drame familial vienne tout vampiriser. Cela devient insupportable. Et sans Victoria, je chloroforme le moindre espoir d’euphorie.

  • Théodore, Suzanne, Vincent et les autres n’y peuvent rien. Même s’ils sont là, l’absence d’amarrage à mes parents manquera toujours. Oui, c’est beau, un couple complice, une équipe qui dure dans le temps. Mais cela reste un couple, dont la définition m’écrase depuis des années.

  • C’est elle, ma province maritime faussement cossue, gouvernée par l’oisiveté et les horaires des marées. Les perdus et les miséreux du secteur, les vieux bourgeois qui se partagent le patrimoine local, les belles baraques de la côte et les maisons de charme du centre-ville, les ménages d’actifs plus aisés qui s’installent dans les résidences autour, à Ablette ou Franchonville, et la moindre présence des 18-30 ans, comme moi, comme mes potes, qui avons les ressources les plus limitées tout en étant sauvés par l’accès à la propriété de nos familles.

  • Cette mort dont il était impossible de faire le deuil. Cette mort que l’on pose à distance de toute réalité depuis longtemps. Comment auraient-ils pu ? Déjà que, d’ordinaire, rien ne rend légère la venue d’un décès. Les gens meurent loin de chez eux, dans des cliniques ou des services hospitaliers, sans veillée à domicile, le corps et sa gestion refilés aux soignants, aux légistes, aux professionnels, en somme, à la rigueur et l’austérité des pompes funèbres. Alors, dans ce pays et cette culture où la mort nous est étrangère, ils ont appréhendé le départ de Sophie comme ils le pouvaient ; de façon désastreuse.


Biographie

Né Rambouillet, le 07/12/1994, à 21 ans, et avec seulement un EP à son actif, Tim Dup est l'une des dernières sensations de la chanson, grâce à sa voix qui rappelle Mano Solo, et des textes influencés par Brel ou Ferré.
Son premier EP vient de sortir, et son passage à Rock en Seine était très attendu ; il y jouait solo, avec un piano, un synthé et un ordinateur. De quoi fabriquer, en live, son propre mélange des genres, assez jubilatoire. « Enfant, j’ai beaucoup écouté Ferré, Moustaki, Gainsbourg. Plus tard, j’ai découvert le rap et l’électro. Comme beaucoup de gens de ma génération, je ne rejette pas la musique de mes parents, au contraire ; Brel, c’était un peu le slam d’aujourd’hui. Je suis dans l’intégration de mes influences, et leur réinterprétation. »
Alleluia ! Il fait partie de ceux qui vivifient la chanson, en soignant la grande tradition du texte sans rien figer dans son expression. D’ailleurs, l’avenir non plus n’est pas figé : « A la rentrée, je fais des concerts et je reprends ma vie d’étudiant – en communication et médias à la Sorbonne. Tout l’enjeu de cette année sera de concilier la fac et la musique. Pour l’instant, je veux me laisser le choix. » Si tout va bien, Tim Dup sortira un album en 2017. Il a d’ores et déjà quinze chansons prêtes à être dégainées.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tim_Dup


dimanche 1 septembre 2024

Peter FROMM – Indian Creek – Gallmeister Totem n°72 - 2024

 

L'histoire

Alors qu'il est étudiant en biologie à l'université de Missoula, Peter Fromm accepte sur un coup de tête et bercé par les livres des grands aventuriers un poste de garde-champètre à Indian Creek . Pendant 7 mois, il vivra seul dans une tente et son travail consistera à surveiller un élevage d'alevins de saumons, notamment à déneiger car les hivers sont rudes dans ce coin perdu entre le Montana et l'Idaho. De cette aventure il en fera un livre qui sera un best-seller aux USA.


Mon avis

En 1978, alors qu'il n'a que 19 ans, Pete Fromm s'engage dans des études de biologie à l'Université de Missoula dans le Montana. Mais les études le passionne moins que lire les récits des grands aventuriers.

Sans aucune formation spécifique, il se porte volontaire pour un poste de garde-champètre dans une région perdue de l'Idaho. Son rôle est de surveiller que les jeunes saumons se portent bien. Pour cela, il a juste à déneiger le bout de rivière où vivent les alevins et bien sur survivre dans ce milieu hostile. D'autant que ce n'est pas un quatre étoiles qui l'attend mais une tente d'environ 20m2, où il doit vivre. Il emporte avec lui un camion de nourriture (boites de conserves, riz, légumineuses, oignons, pommes de terre,mais aussi quelques cahiers, des guides de survie, un fusil de chasse (pourtant interdit). Sa priorité, avant que l'hiver neigeux et glacial n'arrive est de débiter assez de bois pour se chauffer (il lui faut 11 cordées de bois), de mettre à l'abri ses légumes en creusant dans la terre et en installant un système qui empêchera la glace de tout recouvrir. Il a à sa disposition un vieux camion (dont il faut ôter la batterie l'hiver pour éviter le gel), des raquettes, un poste de téléphone. Le premier habitat en dur, alimenté au gaz est à environ à 30 km, et une ligne téléphonique qui peut tomber en panne est à 500 m.

Avec pour seule compagnie une petite chienne Boones, Peter commence à ressentir très vite la solitude. Certes à la fin de l'automne, les chasseurs et les randonneurs sont passés le voir, lui ont offerts nourritures et quelques indispensables. Pour compenser sa solitude, le jeune homme commence à chasser des grouses (espèce endémique de très gros oiseaux dont le poids est celui d'un gros poulet) et des écureuils. Il pose aussi quelques pièges de trappeurs mais cela ne lui convient pas. Une fois tous les 2 mois environs, un ranger (garde-chasse officiel) lui apporte son courrier et s'assure que tout va bien). Mais ces visites rapides ne l'intéressent pas. En toute illégalité, il réussit à tuer un élan, et doit ramener des kilos et kilos de viande, non sans difficultés.

Ainsi continue ce récit et de cette étonnante aventure, il rédigera ce livre qui le fera connaître comme écrivain.

L'écriture est simple et réveille en nous notre petit coté globe trotter. On se délecte des petites mésaventures du héros, comme de sa ténacité. Car vivre par moins 40° en hiver, avec le gel et la neige demande un sacré courage. Quelques photos en milieu de livre (dans cette réédition) nous donne un aperçu des paysages grandioses et montagneux, ainsi que la simplicité de la tente. Un récit parfait pour la rentrée et pour prolonger encore un peu des vacances bien originales.


Extraits

  • Après le départ des gardes, la tente que nous avions dressée me parut encore plus petite. Je me tenais devant elle, et un frisson que je croyais dû à une bourrasque me parcourut le cou. Allais-je vraiment vivre là-dedans désormais ? Serait-ce là mon foyer pour les sept mois à venir ? Seul, durant tout un hiver ? Je jetai un coup d’œil vers la rivière sinueuse, entre les parois sombres et accidentées du canyon qui découpaient déjà le soleil de ce milieu d’après-midi. Il n’y avait rien au-delà de ces murs de pierre et de verdure, si ce n’est les étendues sauvages de la Selway-Bitterroot, à l’infini. J’étais seul, au cœur même de la solitude.

  • Il faisait toujours nuit noire à Magruder lorsque je me réveillai. J’allai à la porte pour juger du temps. Le ciel était si proche, si clair que les étoiles semblaient à portée de main. Mais je ne levai pas le bras. On aurait dit que les étoiles étaient l’essence même du froid, qu’elles pouvaient vider la moindre trace de chaleur de toute chose vivante.

  • De la mi-octobre à la mi-juin, j’allais être responsable de deux millions et demi d’oeufs de saumon implantés dans un bras entre deux rivières. La route la plus proche se trouvait à quarante miles, l’être humain le plus proche à soixante miles. Si j’étais intéressé, précisa-t-il, je n’aurais que deux semaines pour me préparer.
    J’entendais de moins en moins ce qu’il disait. Tout me semblait parfait. J’allais enfin découvrir le monde sauvage. Film ou réalité ? Galère ou liberté sans limite ? Mais, de toute manière, peu importe ce que j’allais découvrir, j’aurais une histoire à raconter plus tard, mon histoire.Je dis au garde que tout cela me semblait très intéressant. Si j’avais été plus attentif, j’aurais sans doute pu l’entendre secouer la tête. — Et le salaire, ça ne vous intéresse pas ? demanda-t-il.Je lui répondis que si, bien sûr, même si je n’y avais pas songé.— Deux cents dollars par mois, lança-t-il. — D’accord, répondis-je. C’était trop beau pour être vrai. Être payé, en plus. Il me conseilla d’y réfléchir et de le rappeler le lendemain.— Entendu, fis-je. Une formalité. Ma décision était prise.

  • Quand je montais assez haut, je me retrouvai à l’intérieur même des nuages, et la distance se transformait alors en un gris de néant, la pluie laissant sur mes vêtements détrempés de minuscules perles de cristal.

  • Chaque décision me plongeait dans une agitation extrême, car je savais qu'il fallait faire les bons choix, mais en même temps je commençais à deviner que tâcher de rester occupé allait sans doute devenir la plus importante de mes occupations.

  • En acceptant de venir ici, j'avais dans la tête une vague idée de liberté : n'obéir à personne, ne faire que ce que je voulais. Il me semblait maintenant avoir négligé le fait tout simple que, même si je pouvais faire tout ce qui me chantait, et à n'importe quel moment,  il n'y avait rien à faire.

  • Je souris en imaginant la bagarre frénétique des coyotes, tirant à hue et à dia, jusqu'au plouf final. Et voilà six coyotes, soudain silencieux, sondant les flots et regardant fixement l'endroit où avait glissé leur proie. J'imitai ce que j'imaginais être leur expression stupéfaite et rageuse, me tordant le visage en tous sens avant de prononcer : ''Dommage.'' Je partis d'un grand éclat de rire. Voilà qu'avaient disparu les dernières traces du lynx et du cerf, de l'aigle et des corbeaux. Si j'avais quitté Indian Creek, voilà ce que j'aurais manqué.

  • Je m 'assis et ouvris la trousse de secours pour lire les consignes à suivre en cas d'engelures, tout en me demandant si, dans les heures qui suivraient, je trouverais le moyen de faire encore quelques bonnes bêtises ou si j'avais épuisé tout mon potentiel.

  • Je m'arrêtai au poteau téléphonique dont le garde m'avait assuré qu'il serait mon seul lien avec le monde extérieur. Nous avions découvert la veille que le téléphone ne fonctionnait pas. Je le décrochai tout de même. J'écoutai son silence sourd, la voix du reste du monde.

  • Je plaçai la peau au centre du cadre et m’installai devant, armé d’une grosse pelote de ficelle. Avec mon couteau Green River, je me mis à faire des trous tout autour de la robe, en utilisant un bâton comme support. je la cousis au cadre, ma brochure sur le « Tannage par la cervelle à la manière des Sioux » posée près de moi dans la neige. Le paragraphe sur la quantité de cervelle à utiliser me fit éclater de rire. «Chaque animal dispose d’assez de cervelle pour permettre son propre tannage » précisait le guide. « Et le tanneur, lui, il en a assez ? » me demandais-je.

  • Pour autant, cette même neige qui poussait les écureuils à s'enterrer faisait aussi sortir des montagnes, là où les chasseurs l'avaient acculé, le gros gibier. Un matin, en ouvrant le rabat de la porte d'entrée de ma tente, je me trouvai nez à nez avec une harde d'environ soixante cerfs en train de souffler de l'air chaud sur la prairie. Ils m'avaient repéré les premiers, et ce jour-là, portant mon lourd fusil, je découvris la capacité du gros gibier à disparaître. Nouvel épisode humiliant.

  • La maximale était de moins vingt, et la minimale, la nuit dernière, indiquait moins trente- cinq degrés.

  • Je me glissai dans une baignoire en fer galvanisé et, armé d'un pichet, j'écopai l'eau chaude et la versai sur ma tête. Je me lavai rapidement les cheveux , et utilisai comme je pouvais l'eau qui descendait le long de mon corps pour laver le reste. Je ne disposais que d'une dizaine de litres d'eau chaude, et je finis par y mélanger de l'eau froide afin de pouvoir me rincer. Toute l'affaire fut précipitée et maladroite, et finalement peu agréable.

  • Le soir, pourtant, une fois le courrier relu si souvent que le charme en était rompu, l’excitation retomba et je sentis combien tous ces gens me manquaient. La soirée fut mélancolique. Mais déjà, après deux mois passés ici, ce sentiment s’était atténué et la solitude désespérée du début, cette solitude qui me prenait à la gorge, s’était muée en une émotion lancinante que je savourais presque.

  • Tuer un animal ne me dérangeait pas, à condition de ne pas gaspiller ensuite la viande.

  • Pendant tout ce temps passé à regretter ce que je manquais dans l'autre monde, jamais je ne m'étais rendu compte de ce que je manquerais en quittant Indian Creek. [...] Il me restait toute une vie à vivre dans la civilisation, mais à peine quelques mois à vivre ici.



Biographie

Pete Fromm est un écrivain américain, nouvelliste et romancier né en 1958 dans le Wisconsin
Après des études secondaires à Milwaukee, il étudie la biologie animale à l'Université de Montana. Il vient d'avoir 19 ans lorsque, fasciné par les récits des vies de trappeurs, il accepte un emploi de l'office de réglementation de la chasse et de la pêche de l'Idaho consistant à passer l'hiver à Indian Creek, dans les montagnes de l'Idaho, en plein cœur de l'aire naturelle protégée de Selway-Bitterroot, pour surveiller la réimplantation d'œufs de saumons dans la rivière, d'octobre 1978 à juin 1979. Cette saison passée en solitaire au cœur de la nature sauvage bouleversera sa vie.

À son retour à l'université, il supporte mal sa vie d'étudiant et part barouder en Australie. Poussé par ses parents à terminer ses études, il s'inscrit au cours d'écriture créative de Bill Kittredge - pour la simple et bonne raison que ce cours du soir est le seul compatible avec l'emploi du temps qui lui permettrait d'achever son cursus le plus tôt possible.
C'est dans ce cadre qu'il rédige sa première nouvelle et découvre sa vocation. Son diplôme obtenu, il devient ranger dans le parc national de Grand Teton, au Wyoming et commence chacune de ses journées par plusieurs heures d'écriture. Après avoir jonglé entre son activité d'écrivain et les différents métiers qu'il cumule, dont celui de maître-nageur à Lake Mead (Nevada), il décide finalement de se consacrer à plein temps à la littérature.
Il rencontre un modeste succès avec son premier recueil de nouvelles "The Tall Uncut" (1992). La reconnaissance médiatique vient avec ses chroniques d'"Indian Creek" ("Indian Creek Chronicles", 1993), un récit autobiographique où il relate son expérience au cœur des Rocheuses, à l'endroit éponyme Indian Creek, en hiver 1978-1979.
Aujourd'hui, Pete Fromm a publié plusieurs romans et recueils de nouvelles qui ont remporté de nombreux prix et ont été vivement salués par la critique. Il est notamment le seul auteur à avoir remporté cinq fois le prix littéraire de la PNBA (l'association des libraires indépendants du Nord-Ouest Pacifique), notamment pour "Indian Creek" en 1994, "Chinook" ("Dry Rain", 1997) en 1998, "Comment tout a commencé" ("How All This Started", 2000) en 2001, "Lucy in the Sky" ("As Cool As I Am", 2003) en 2004 et "Mon désir le plus ardent" ("If Not for This", 2014) en 2015. Il vit à Great Falls dans le Montana.

samedi 31 août 2024

Ivy POCHODA – Ces femmes-là – Editions Globe 2023

 


L'histoire

West Adams était autrefois un quartier chic de Los Angeles. Déserté pour des habitations plus luxueuses, il est traversé par une autoroute reliant le centre à la mer. Déjà éprouvé par des émeutes raciales en 1992, ce quartier est habité par des familles noires, souvent en grandes difficultés. Les filles à peine majeures se prostituent et de se drogue. En 1999, un tueur en série a égorgé 13 prostituées, sans aucune enquête sérieuse de la police. Et voilà qu'en 2014, le tueur (ou un autre) récidive en tuant à nouveau 4 jeunes femmes. Mais l'inspectrice Esmeralda Perry, une femme blanche, à bien l'intention d'aider ses femmes et d'arrêter le tueur.





Mon avis

Voilà un polar singulier, dont l'histoire est racontée par les victimes. Un polar qui dérange nos certitudes. On savait que le sort des femmes aux USA ne fait qu'empirer avec les restrictions sur le droit à l'avortement et le racisme qui a donné lieu au mouvement BML (Black Matter lives). Mais le roman d'Ivy Pochada a été publié en 2014, avant d'être traduit en français presque 10 ans plus tard.

A West Adams, au sud de Los Angeles, il ne fait pas bon vivre. Outre les fumées de l'autoroute, le vent chaud et les écarts de températures, la population est composée essentiellement de familles noires ou d'origines latino-américaines. Dorian y gère un petit stand de fritures (poissons et poulets panés) et nourrit presque gratuitement les « filles », ces jeunes femmes à peine majeures, juchées sur des talons improbables, maquillées à outrance et peu vêtues. Elles sont des prostituées qui travaillent soit comme « danseuses » dans des bars miteux, soit sur le trottoir. Dorian y a perdu sa fille Lecia, assassinée, il y a 15 ans, qui n'était ni prostituée ni mal habillée. De plus Dorian qui aime la nature et les oiseaux, trouve régulièrement des martinets empoisonnés dans son jardin. Elle décide de porter plainte à la police, mais sans grand espoir. Ils n'ont fait aucune enquête sérieuse lors de la mort atroce de sa fille. Mais la jeune inspectrice qui la reçoit semble lui prêter une attention particulière.

D'autant que quelques temps plus tard, une vieille prostituée Kathy est retrouvée assassinée, la gorge tranchée et la tête enveloppée dans un sac plastique. Puis c'est au tour de Julianna, que Dorian a pourtant chercher par tous les moyens de réinsérer dans une vie plus normal. Au total 4 femmes seront victimes d'un sérial killer en 18 mois.

Aucun misérabilisme, aucune compassion sous l'écriture sèche de l'autrice. Ce n'est pas spolier que de dire que le tueur est motivé par un racisme horrible, se souvenant du quartier d'autrefois avec ses belles propriétés immaculées, ces blancs de bonne lignée, et d'un prestige disparu. Les belles propriétés ne sont pas entretenues, elles hébergent des familles noires ou des constructions de fortune, des commerces peu chers et peu propres, et des bars qui ont leur petits salons privés pour les plus jolies prostituées qui peuvent s'offrir les services dédiés d'un videur pour clients indélicats ou violents.

Ici ce sont les victimes qui racontent, sans employer le « je ». On suit ainsi les tristes histoires de Dorian, Kathy, Feelia, Essie, Julianna, Marella qui vivent en marge d'une société où la justice et la police sont absentes, tout comme le peu de services sociaux. C'est un monde clos, qui ne sort pas de ce quartier misérable, qui tente de survivre, alcools et drogues aidant.

Des histoires comme celles-là, vous me direz que vous en avez déjà lu (comme « Arpenter la nuit » de la toute jeune Leila Motley qui, elle, s'inspirait d'un fait divers). Mais c'est nier les mots et le travail d'Ivy Pochoda qui sait décrire avec émotions mais sans aucune complaisance un monde qui doit forcément encore exister, sans le prétexte du polar. Donner la parole aux victimes, à leur chagrin, à leur solitude dans le deuil, que seule la jeune policière Perry est bien la seule à intéresser, elle-même victime d'un lourd passé. C'est mettre les points sur les i de l'indifférence de la société qui n'a que faire de ces femmes « qui ne sont que des petites putes » et qui sont réduites au silence (de la mort cruelle ou de l'indifférence), et de la destruction des corps (prostitution, mort affreuses).

C’est un ouvrage dur, fort, puissant, qui enfin réhabilite ces femmes oubliées. Ce livre a été classé parmi les meilleurs thrillers de 2020 par le New York Times.


Extraits

  • J'avais toujours peur pour elle. Des garçons. De la drogue. Des voitures. Des gangs. De la police. Elle traînait ses emmerdes derrière elle et elle ramenait tout ici dès qu'elle passait la porte. Je les vois, les filles comme elle dans la rue, dans le bus, qui changent tout le temps d'endroit, des filles avec des tatouages et des tenues moulantes, avec leur maquillage et leur coiffures. Des filles qui boivent, des filles qui fument, des filles qui se baladent avec des mecs qui pourraient être leur grand-père. Et je me dis, heureusement que c'est pas ma fille. Mais en fait si. C'est ma fille qui est couverte de tatouages. C'est ma fille qui fume comme un pompier. C'est ma fille qui sent l'herbe. C'est ma fille qui pue le sexe et pire encore.

  • On dit que t’as du pot si un mec ralentit à ton niveau. Du pot si on te laisse te pencher à la fenêtre d’une bagnole. Du pot si on t’emmène faire un tour – dans une des impasses crades près de Western Avenue ou dans les petites ruelles de Jefferson Park. Encore plus si tu vas à l’hôtel. Et encore plus si t’en sors indemne. J’ai du pot. Je connais la rue. Enfin, c’est ce que je croyais. Je vais te dire un truc : faut être vigilant. C’est un grand mot. Dur à prononcer. Mais ça vaut le coup de le connaître. Vigilante. Si je me retrouve encore en cloque, c’est comme ça que j’appellerai ma fille – Vigilante. Vigilante Jefferies. Mais putain, j’aurais jamais cru qu’il fallait être vigilante en dehors du taf. Quand j’étais pénarde au supermarché de la 65e en train de choper un quart de Hennessy et des Pall Mall. Même pas en train de taffer. Juste tranquille là, au coin de la rue, en train de cloper, de kiffer ma race, tu vois. Parce qu’il faisait frais pour une fois. Si ça, c’est pas un putain de miracle. Une journée fraîche, une nuit fraîche. Du vent dans les arbres, tu vois de quoi je parle ? Du vent qui fait danser les arbres. C’est beau à voir, ça

  • Il ne s’agit pas de résoudre des meurtres commis il y a plus de dix ans. Il s’agit de réparer une injustice.
    Sa voix est forte, rageuse et ferme. Elle ébranle Anneke.
    – Il s’agit de comprendre pourquoi l’assassin de nos filles a été en liberté pendant toutes ces années, pourquoi la police n’a rien fait à propos de la mort de nos filles. Pourquoi ils s’en fichaient. Pourquoi ils ont regardé ailleurs. Il s’agit de comprendre pourquoi la police pense que nos filles n’en valent pas la peine. Dorian tient un poster montrant le visage de sa fille.

  • Mais cette policière n’y va pas de main morte. On dirait qu’elle essaie d’être quelqu’un d’autre, avec son maquillage et ses cheveux faits pour un autre type de peau. Et pourtant, elle est flic. D’après l’expérience de Dorian, un flic n’essaie pas d’être quelqu’un d’autre. Un flic se contente d’être flic.

  • Au fil du temps, on apprend à lâcher prise. C’est comme ça. On arrête de faire du bruit. Sinon, on n’est plus que ça. Du bruit. Une plaie. Un problème. Rien que de la colère inutile. 

  • S’il y a bien un truc dont je suis sûre, c’est que le mec était pas noir. Les flics m’ont regardée comme si, pendant que mon sang s’écoulait de mon cou, ma cervelle s’était taillée avec.

  • Je vais ouvrir la fenêtre. Ça pue la mort ici alors qu’ils sont censés nous maintenir en vie. Putain, si ça c’est pas – comment on dit déjà ? ironique. C’est ça. C’est ça, ouais. Je vais ouvrir la fenêtre. Et je te préviens, je vais fumer. Y a plus qu’à espérer que t’aies pas une saloperie aux poumons ou un truc dans le genre. Y a plus qu’à espérer. Enfin, c’est pas un peu de fumée de clope qui va te tuer. Maintenant que t’es là.

  • Elle avait pris l’habitude d’être ignorée. Mais elle parlait quand même, d’une voix agressive et insistante. Sa fureur l’énervait elle-même. On aurait dit que sa voix appartenait à une autre femme. Elle détestait prononcer le prénom de sa fille dans leurs locaux infects. Elle détestait convoquer le souvenir de Lecia sous les néons froids, par-dessus les parasites des radios et le vacarme des téléphones.

  • J’ai toujours été intéressée par la destruction du corps féminin. Ou plutôt par la façon dont le monde s’acharne à le détruire. Selon moi, il est le seul à subir une telle violence, à la fois physique, psychologique et émotionnelle.

  • On dirait un décor de cinéma, avec tous les ingrédients du vieux film d’horreur : murs en pierre délabrés, ailes à l’abandon, tours branlantes, baies vitrées et carreaux cassés. D’un côté de la maison se dresse un porche voûté. Le long de la façade, il y a aussi tout un fatras d’échafaudages et Julianna ne saurait dire s’ils ont été installés pour rénover le bâtiment ou le maintenir debout.

  • Julianna sait à quoi ressemble un vrai restaurant classe, elle sait que là-bas, les menus ne sont pas glissés dans des pochettes en plastique, qu’on ne sert pas l’eau dans des verres de cantine, que la moitié des plats ne sont pas frits, que le vin ne sort pas d’un cubi et que les nappes ne sont pas imperméables.

  • Elle vieillira, perdra sa beauté, deviendra flasque et lourde à force de consommer de l’alcool et de la mauvaise bouffe. Elle ne bossera jamais dans la rue, mais elle devra compter sur des types comme son père pour passer du bon temps. Bientôt, elle les attendra, les espérera, guettera leur appel.

  • Le truc, c’est que les mecs veulent toujours tout avoir, même s’ils ne le savent pas eux-mêmes. Il faut les guider, les instruire, les amener à ouvrir grand leur portefeuille.

  • Qui n’aurait pas le cerveau niqué à force de faire ce qu’on fait, de voir ce qu’on voit ? De se défoncer en faisant semblant qu’on n’a rien à foutre de rien. De faire comme s’il n’y avait aucune différence entre nous et les petites étudiantes friquées qui viennent faire la fête dans les baraques du quartier en se croyant chez elles partout.

  • Elles savent très bien que c’est des conneries. Parce que le salaire de merde et les pourboires pourris des mecs qui préfèrent garder leurs biftons pour les vraies attractions du club ne sont rien comparés au fric qu’on peut se faire dans les salons privés. Avec les lap dance et tout le reste.

  • Kathy est comme un serpent qui mue ou dont la peau durcit à mesure qu’elle s’éloigne du restaurant. Sa voix change, devient plus sèche, plus froide tandis qu’elle s’arme pour la nuit. Elle jauge une femme postée à un coin où elle n’a rien à faire, insulte un automobiliste au regard insistant. Martèle le trottoir de ses talons et toise les passants.

  • On peut faire confiance à personne dans ce monde. C’est la vérité. À rien ni à personne. C’est ça qui est terrible.




Biographie

Ivy Claire Pochoda est une romancière et une ancienne joueuse professionnelle de squash née en 1977 à New-York.
Elle est titulaire d'un BA en littérature grecque classique de Harvard College (1998) et d'un MFA en écriture de Bennington College (2011).
"L'autre côté des docks" (Visitation Street, 2013), son deuxième roman, a été salué par la critique (américaine et française) et lauréat du Prix Page-America 2015. "Route 62" (Wonder Valley, 2017) a obtenu le Strand Magazine Critics Award for Best Novel.
Elle enseigne l'écriture créative à Lamp Arts Studio à Skid Row. Elle vit à Los Angeles avec son mari et sa fille.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivy_Pochoda

son site : https://www.ivypochoda.com/