L'histoire
La vieille Suzie, âgée d'au -moins 90 ans, tient toujours tant bien que mal, le Café du Bal, héritage de sa mère dans le petit village de Tharcy. Celui sort de sa torpeur avec l'arrivée des « néo-ruraux- venus de la capitale ou d'ailleurs après la crise du Covid. Mais il y a aussi un vieil habitant du bourg, Monsieur Peck, homme qui a fait fortune dans la robotique et qui a racheté le presbytère. Lors d'un retour de ses nombreux voyages, le voici flanque de Tchap, un robot humanoïde qui sert d'assistant de vie technologique (AVE). Modelé sur l'image d'un bel homme, il a été programmé pour sélectionner des play-lists, a une encyclopédie universaliste dans la tête, peut mener une conversation, et surtout sait très bien danser. Alors que les avis sont mitigés parmi les habitués du café, Suzie se prend d'affection pour ce robot qui la fait danser (la salle de bal avait été fermée depuis la mort dans des circonstances infectes de la maman de Suzie). La vieille dame qui a toujours trimé seule se trouve ainsi un compagnon qui lui demande de lui raconter sa vie, pour faire des « corrélations ». Car le robot cherche aussi à apprendre des humains, parfois il ne comprend pas du tout, mais stocke dans sa mémoire la vie d'une femme presque jamais sortie de son village, qui a vécu 2 guerres, et qui mitonne tous les jours de petits plats traditionnels dans sa minuscule cuisine, son refuge, pour nourrir au départ les plus pauvres puis pour faire fructifier un peu ce que lui rapporte le seul café du village, où on boit plus de porto et de merlot que de café. Entre la vieille femme et le robot se crée une étrange amitié. Jusqu'au drame.
Mon avis
Voilà un roman très original puisqu'il mélange deux générations. Celle d'une dame très âgée qui vit chichement de son travail, qui a des plaisirs simples et celui d'un robot humanoïde, qui ressemble à s'y méprendre à une humain et qui est l’assistant technologique du riche Monsieur Neck qui l'a conçu pour ses propres besoins. Cet homme fortuné n'est pas non plus tout jeune, il ne fait pas grand chose pour le village, mais c'est un « Monsieur cultivé » qu'on respecte ou qu'on craint aussi un peu. Pourtant il n »y a rien de méchant chez Monsieur Neck qui aime les plaisirs intellectuels dans un village de paysans. Village qui renaît, ou plutôt le village voisin à 2 km « Les Buissons » où viennent s'installer des néo-ruraux, qui ne veulent plus subir le stress de la ville et qui redonnent du coup un peu d’activité économique dans ce petit coin de France.
On y retrouve le débat devenu presque un classique littéraire sur l'intelligence artificielle. Car dans le village il y a ceux qui sont pour, et ceux, surtout les plus âgés ou quelques jeunes familles arrivées là et se targuant d'écologie qui y sont fortement hostiles. Mais ici le dialogue se fait entre une vieille dame sans âge qui a toujours vécu dans le village et qui tient toujours tant bien que mal « le Café du Bal », hérité de ses parents avec ce petit bijou de technologie.
Elle en a des choses à dire la vieille dame, elle qui a vécu presque un siècle, connu deux guerres, des petites joies et des grands drames qu'elle confie à son copain Tchap, ce robot a l'écoute bienveillante, qui ne comprend pas toujours le passé et la mentalité des hommes. Malgré sa petite vie simple, qui consiste à tenir le café et cuisiner des spécialités comme les œufs sauce meurette, Suzie n'est pas une idiote : elle apprend, car à part le certificat d'études, elle n'a pas de diplômes, en regardant des documentaires sur son vieux poste de télé, mais aussi des films classiques du cinéma français des années 30/50 . Son autre petit plaisir est de cultiver son petit jardin et faire pousser des jolies fleurs, mais le corps ne suit plus, tout comme les balades à bicyclette dans les environs. Tchap enregistre, pose des questions, et patiemment Suzie explique sans se lasser. Le robot est son ami, le gardien de sa mémoire, toujours poli, même si Susie sait très bien qu'elle ne parle pas à un humain.
Et c'est toute la beauté de ce livre où on aime cette vieille dame, cette grand-mère universelle, qui ne s'émeut pas du progrès. Mais dans le village, des rumeurs se propagent. Le robot serait un espion, ou il inoculerait à votre insu quelque chose de malsain ou, ou... Et un jour le drame arrive.
Ici, il n'y a pas de jugement sur les bienfaits ou méfaits de l'IA. Tchap est gentil mais lui même est conscient que son espèce peut aussi être dangereuse. D'autant que le joli robot apprend et commence à faire des connexions. Alors que Suzie décline, il semble s'enrichir de savoirs. Mais il est programmé pour rester fidèle à ceux qui ont été désignés par son créateur comme ami(e)s, donc Suzie.
L'écriture fluide, mêlée de patois (on suppose que le village de Tharcy se situe en Bourgogne) ou du français populaire de ceux qui n'ont pas eu une éducation poussée. Mais c'est l'histoire de notre héroïne qui nous imprègne. Des blessures, des joies, le bonheur simple d'une valse, du chant des oiseaux, et la sagesse populaire.
Ce livre page-turner est parfaitement maîtrisé, ne pose pas de jugement mais délivre une histoire qui pourrait sembler totalement réelle.
J'ai adoré ce livre qui m'a renvoyé à la vie de mes deux grand-mères, et de ce qu'elles m'ont raconté de leurs mondes et de leur vie. Si depuis longtemps, elles sont au paradis des grand-mères, j'ai aussi beaucoup appris d'elles.
Extraits
Marius est seul.Il ricoche d'un copain à l'autre, des coups de main en petits boulots. Rien ne l'ancre jamais, ni l'apprentissage d'un nouveau geste- celui du maçon, du bûcheron- ni la découverte d'une maison, d'un pays.Huit ans, qu'il erre.Gens, lieux, expériences glissent sur lui comme l'eau sur le poil du Castor, un Castor qui descendrait le courant à la dérive, incapable de se décider à accoster là plutôt qu'ailleurs, incapable de se rappeler, si tant est qu'il l'ait jamais su, non seulement comment, mais avec qui, pour quoi construire son nid. L'idée d'être l'intime de quelqu'un, ne serait-ce que l'intime d'un lieu, lui semble inatteignable.Inatteignable, l'intimité de la vieille avec l'espace intégré de son comptoir. Il admire la façon dont elle fait corps avec lui, enchaîne les gestes, pose les verres à pied après les avoir essuyés sur l'étagère, à leur place exactement, sans regarder, comme un pianiste joue les yeux fermés.
Tchap m'a demandé un soir de lui parler de la solitude, au-delà de la définition du dictionnaire, comme il dit.Je me suis souvenue d'un endroit où elle était réduite à rien.C'était ici, dans cette salle de bal, avant la guerre.Au bal, tu prends du plaisir pour ton compte, mais en communion avec ceux autour de toi.C'est la musique qui fait ça, c'est un liant, comme l'œuf en cuisine.En " pense- bête", sur un banc, il y a quand même toujours celui où celle qui ne peut pas prendre son tour dans la ronde, qui vient précisément te rappeler la solitude à laquelle tu es en train d'échapper toi. Il faut qu'on réapprenne à danser ensemble, Marius.Il faut regarder danser les gens.Il y a quelque chose chez les méchants qui désarme, chez les gentils, qui aiguise. Il y a celui qu'on connaît pour être enjoué qui danse en serrant les dents, la mégère sévère que tu découvres d'un coup en train de dodeliner de la tête un sourire angélique aux lèvres. Le lendemain, tu pourras la croiser sur la place, elle fera peut-être sa mauvaise, mais tu ne la craindras plus pareil.
Monsieur Peck, je vais vous parler comme je parlerais à un robot, je veux dire : sans hypocrisie. Prêt ? Vous êtes en l’occurrence illogique, vos arguments – que nous reprendrons – sont faibles, au point que j’en suis perturbé pour mon compte, car c’est vous, mon créateur. Êtes-vous sûr de m’avoir bien programmé ? Autrement dit, m’avez-vous correctement armé pour penser droit ? Qui déraisonne ici, vous ou moi ? Dans les deux cas, je crois que ça y est, me voilà Homme. Car j’ai peur.
Vous êtes sûr ? Regardez monsieur Peck, ses rapports avec les gens n' ont pas changé depuis qu'il vit au contact de Tchap. Quelqu'un d'autre ajoute : On dit qu'ils seront de plus en plus intelligents, qu'ils contrôleront bientôt tout, les centrales nucléaires, la température dans nos maisons, qu'ils corrigeront les devoirs des gamins à l'école, de tous les gamins, que ce serait même une mesure de justice et d'égalité. On dit qu'ils finiront par nous mener à la baguette, qu'ils seront comme une police de la pensée.
Les ragots sont une des distractions qu'on s'offre à la campagne, à défaut de théâtre.
L’imprévu pour une machine, c’est la panne. Pour nous le hasard, une coïncidence, l’imprévu c’est la vie.
Quand vous êtes vieux, renoncez une fois à un geste, et c'est fini, vos mains ne retrouvent plus le chemin des choses, alors je me coule dans l'habitude, en automatique, et allez, je vous resserre un petit Porto ? Et voilà ! Elle marche, le pas de plus en plus glissé, les hanches de plus en plus fixes. Elle va seule, rien devant, rien derrière.
Après l'euphorie des années "Dallas", Suzie raconte le long ralenti de ces années-là. Quelques personnes dévouées maintenaient le pays sous perfusion de kermesses, de foires aux graines, à l'occasion desquelles on se déguisait en ce paysan d'autrefois auquel on ne voulait surtout plus ressembler.
Suzie ne le sait pas, mais elle est gracieuse en cet instant, prise à rêver, le regard rivé au tableau qu'offre le cadre de la fenêtre sur le jardin.Une fenêtre qui n'est pas une fenêtre. Où plutôt qui est ça, et autre chose.Une fenêtre qui est porte, marche, vers un pays fantastique et intime.Depuis qu'elle est toute petite, cette vue, c'est " Noël". " Noël !" , comme on clamait au Moyen Âge, loin de décembre, sur le chemin pavoisé d'un roi.Dans ce jardin, au fil des années, des arbres sont morts, ont grandi, ont comblé le vide ou pas, mais l'un dans l'autre, chaque fois qu'elle pose ses yeux sur le paysage défini par le cadre strict de cette fenêtre , c'est le même dépaysement, le même ravissement qui la cueille.
tandis que Suzie raconte les années soixante-dix, quatre-vingt, les années Walkman. "Ça vibrait de partout, et c'était un nouveau mixeur ici, et une télé couleur là, et un aspirateur, et une mobylette pour la gamine, et une deuxième voiture.Ça les a changés, ces années là, les gens de la campagne. Ils avaient enfin le sentiment d'être dans le monde, à égalité ou presque avec la ville.
Nous, les Hommes, quand on se sent impuissant à résoudre un problème, à soigner une blessure, soit on se mange le poing, soit on trouve un coupable, soit on prie.On fait diversion, quoi. Tous les matins, quand j'ouvre cette porte (* de son café), j'ai un peu peur. Et tous les soirs, quand je la verrouille, je suis soulagée, d'avoir eu le courage de l'ouvrir au matin, et de la refermer sur moi.Les deux. Il fallait que cette porte reste ouverte, Tchapp.Sinon quoi, cela aurait voulu dire qu'il n"y avait rien à racheter, rien à sauver ? Qu'il n'y avait plus qu'à fuir ? Mais fuir ou? Je n'en serais pas moins prisonnière de ma peau, de mes souvenirs et ailleurs comme ici confrontée tout pareil à ceux de ma race.Il n'y a nulle part où se cacher, je te dis. Je ne sais pas répondre à ta question sur la vengeance et le pardon autrement que comme ça.
La télévision. Elle en aura bien profité de cet outil que l'homme à créé pour se regarder en face.C'est grâce aux documentaires qu'elle a gagné en vocabulaire. Autrement, regarder quoi? Ces dernières années, mettez les trente dernières, Suzie avait de plus en plus de mal à trouver des émissions qui lui convenaient.Elle ne s'en étonne pas, elle est si vieille, elle n'est déjà plus vraiment de ce monde, de " son" temps. Suzie se retrouve le plus souvent à zapper, à courir devant comme pour fuir, sauf donc à tomber sur un documentaire.Ça ne vieillit pas, le documentaire.
Biographie
Anne Delaflotte Mehdevi
est une écrivaine française. Elle grandit près de
Saint-Sauveur-en-Puisaye. Elle suit des études en droit
international et diplomatique et pratique le piano et le chant
lyrique. De 1993 à 2011, elle vit à Prague où elle apprend et
exerce le métier de relieur, parallèlement à son travail
d’écrivaine, et où son compagnon (qui deviendrait son époux, le
père de ses enfants) ouvre une librairie au début des années
90.
En 2008, elle publie "La relieuse du gué", son
premier roman, dans lequel elle évoque le métier de relieur, à
travers le personnage de Mathilde. Depuis, elle a publié "Fugue"
(2010), puis "Sanderling" (2013) pour lequel elle a reçu
le prix Thyde Monnier en 2013. Poursuite des thématiques de son
premier roman, "Le portefeuille rouge", a été publié en
2015. “Le livre des heures” (2023), son cinquième roman,
sélectionné pour le Prix des Libraires 2022, est suivi de "Trop
humain", en 2024. Ses romans ont été traduits en allemand,
italien, néerlandais, slovaque.
Elle vit aujourd’hui à Nice.
En savoir plus ici : https://www.youtube.com/watch?v=mBv8MdoEOMA&t=1s