vendredi 1 avril 2022

Henri Michaux, espace intérieur

 


Tu t’en vas sans moi, ma vie.
Tu roules.
Et moi j’attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi.
Je ne t’ai jamais suivie.
Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l’apportes.
A cause de ce manque, j’aspire à tant.
A tant de choses, à presque l’infini...
A cause de ce peu qui manque, que jamais tu n’apportes.
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La jeune fille de Budapest

Dans la brume tiède d’une haleine de jeune fille, j’ai pris place
Je me suis retiré, je n’ai pas quitté ma place.
Ses bras ne pèsent rien. On les rencontre comme l’eau.
Ce qui est fané disparaît devant elle. Il ne reste que ses yeux.
Longues belles herbes, longues belles fleurs croissaient dans notre champ.
Obstacle si léger sur ma poitrine, comme tu t’appuies maintenant.
Tu t’appuies tellement, maintenant que tu n’es plus.
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Je vis un arbre dans un oiseau.
Celui-ci le réfléchissait tout entier et une brise infiniment légère en assouplissait seulement l’extrême bord des feuilles.
L’oiseau était immobile et grave.
C’était un matin clair, sans soleil, un matin qui ne dévoile rien encore de la journée à venir, ou très peu.
Moi aussi, j’étais calme.
L’oiseau et moi, nous nous entendions, mais à distance, comme il convient à des êtres d’espèce animale, ayant eu, sans retour possible, une évolution parfaitement divergente.

Mais Toi, quand viendras-tu ?
Un jour, étendant Ta main
Sur le quartier où j’habite,
Au moment mûr où je désespère vraiment ;
Dans une seconde de tonnerre,
M’arrachant avec terreur et souveraineté
De mon corps et du corps croûteux
De mes pensées-images, ridicule univers ;
Lâchant en moi ton épouvantable sonde,
L’effroyable fraiseuse de Ta présence,
Elevant en un instant sur ma diarrhée
Ta droite et insurmontable cathédrale ;
Me projetant non comme homme
Mais comme obus dans la voie verticale,
TU VIENDRAS .

Tu viendras, si tu existes,
Appâté par mon gâchis,
Mon odieuse autonomie ;
Sortant de l’Ether, de n’importe où, de dessous
Mon moi bouleversé peut-être ;
Jetant mon allumette dans Ta démesure,
Et adieu, Michaux.

Ou bien, quoi ?
Jamais ? non ?
Dis ; Gros lot, où veux-tu donc tomber ?

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Rends-toi, mon cœur
Nous avons assez lutté.
Et que ma vie s’arrête.
On n’a pas été des lâches,
On a fait ce qu’on a pu.

Oh ! mon âme,
Tu pars ou tu restes,
Il faut te décider.
Ne me tâte pas ainsi les organes,
Tantôt avec attention, tantôt avec égarement,
Tu pars ou tu restes,
Il faut te décider.

Moi, je n’en peux plus.

Seigneurs de la Mort
Je ne vous ai ni blasphémés ni applaudis.
Ayez pitié de moi, voyageur déjà de tant de voyages sans valises,
Sans maître non plus, sans richesse et la gloire s’en fut ailleurs,
Vous êtes puissants assurément et drôles par-dessus tout,
Ayez pitié de cet homme affolé qui avant de franchir la barrière vous crie déjà son nom,
Prenez-le au vol,
Qu’il se fasse, s’il se peut, à vos tempéraments et à vos mœurs,
Et s’il vous plaît de l’aider, aidez-le, je vous prie.

Bibliographie
Les poésies d'Henri Michaux sont publiées aux éditions Nrf Gallimard.
Henri Michaux d'A. Packement, Gallimard, livre d'art
Henri Michaux, bibliographie de Jean-Pierre Martin, Nrf Gallimard



J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire: me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie »


Henri Michaux est né à Namur (Belgique) le 24 mai 1899. S’il lit beaucoup, il commence par s’orienter vers des études de médecine, qu’il abandonne pour s’engager comme marin. La lecture de Dostoïevski, Lautréamont, Tolstoï le pousse à écrire.

Il arrive à Paris en 1924 et se lie d’amitié avec le poète Jules Supervielle. Ensemble, ils voyageront en Amérique Latine. Michaux tient ses carnets de voyages et écrit. De retour à Paris, il fréquente les surréalistes. Il s’intéresse aux arts graphiques et commence à dessiner à l’encre en 1925. Aquarelles, encres, gouaches, Michaux semble rechercher l’économie de moyens et une écriture calligraphique.

Grand voyageur, il parcourt le monde (Asie, Moyen-Orient, Amérique), et publie pour vivre ses carnets de voyages. Il expose pour la première fois en 1937 ses dessins. Pendant la seconde guerre mondiale, il se réfugie dans le Midi. La mort de sa femme en 1946 le laisse sombre et déprimé. Sa peinture devient de plus en plus abstraite.

En 1955, Michaux décide de tenter une expérience inédite. Sous contrôle médical, il prend de la mescaline, et dessine sous l’effet de cette drogue. Michaux et son amie Claude Calhun s’intéressaient à la médecine et à la psychiatrie. Michaux expérimente aussi le dessin sous l’emprise de Lsd.

A la fin de sa vie, Michaux décide de vivre dans la solitude créatrice. Il meurt le 20 octobre 1984. Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du « verbal » je peins pour me déconditionner.

Double est l’œuvre de Michaux, poétique et plastique, comme deux mouvements qui se complètent et se renvoient. Mouvement, voilà bien l’essence même de l’œuvre de Michaux, qui est dans son art un voyageur des mondes intérieurs. Récits des voyages physiques, mais aussi des parcours internes, des visions chimériques d’un monde personnel, et désabusé. Michaux voit l’être humain comme précaire, dans un monde hostile auquel il doit constamment s’ajuster. Le poète fait partie de la génération des artistes qui ont connu les deux guerres mondiales, et il relate le sentiment d’une privation, d’une division entre soi et le monde. Peu de recours pour y échapper, si ce n’est trouver des passages à travers l’écriture, la peinture.

Parce que l’expression plastique est un langage efficace, un partage immédiat, Michaux laisse une œuvre considérable, personnelle, sans aucun souci d’esthétique ou d’affiliation à un courant donné. Michaux cherche à traduire les courants, les variations d’une énergie fluide. Il visualise ce que l’on n’avait jamais vu, laissant sa main conduire les flux sans automatisme, juste transcrire des émotions, des expériences.

Dans son écriture aussi, Michaux tente d’exorciser les hantises internes, avec dérision. Reprenant à son compte la biographie imaginée dans ces récits de voyage, se focalisant sur l’insolite, et empruntant peut-être aux auteurs américains un ton alerte et magnifiant l’art de l’ellipse. Souvent affiliés au Surréalistes, Michaux s’en détache par une écriture très travaillée contrairement à ses œuvres peintes, où il laisse l’inconscient s’exprimer sous le papier.

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