L'histoire
L'histoire se déroule de 1960 à 1993, principalement en Argentine. Juan, veuf, homme cardiaque à la santé fragile mais à la beauté éblouissante veut avant tout protéger son fils Gaspar d'une dangereuse société secrète et mystique l'Ordre. Juan a caractère difficile, est considéré comme le "médium" de l'Ordre. Il peut entrer en contact avec une force supérieure et angoissante :"L'obscurité" qui se manifeste par une lumière noire et lumineuse en même temps, qui donne des instructions confuses à ses adeptes et exiges des sacrifices (humains le plus souvent). Les fidèles pensent que comprendre "l'obscurité" leur donnera le don d'immortalité. L'Ordre est aussi une incroyable puissance qui infiltre des subordonnés partout dans les institutions politiques et économiques à Londres et en Argentine. Fondée par deux familles richissimes, ils règnent en maîtres sur les rentables productions de maté. Les employés sont traités comme des esclaves ou servent aussi de dons pour l'obscurité, souvent affreusement mutilés. Et les gêneurs ou les inutiles à la "Cause" sont tués ou intimidés. L'Ordre cherche sans arrêt des médiums pour communiquer avec l'obscurité. Gaspar, protégé parfois durement par son père de cette famille effrayante, n'est pas considéré par l'ordre comme le futur médium . Mais Gaspar, le sait, il a le don.
Mon avis
Comment parler de ce livre de 800 pages si intense et si irracontable ? Sans doute faut-il partir de ce paradoxe : Notre part de nuit dépasse tout ce que l’on peut en écrire, c’est une expérience de lecture qui s’empare de vous, dès les premières pages et vous habite intimement, jusqu’au bout, pour longtemps vous hanter.Mariana Henriquez a le don de mélanger le fantastique,
l'intrigue et le contexte particulier de l'Argentine sur 30 ans. Peu
importe le régime, l'Ordre survit toujours. Avec une vision de de
"l'Obscurité" particulièrement macabre : les lieux
physiques se déforment et seul le médium avec quelques initiés
ouvrent des "portes " qui débouchent sur des fortes
d'ossements ou de débris humains (âmes sensible s'abstenir, même
si l'écriture poétique lui donne une notion de fantasmagorie). A
qui appartiennent ces os ? Aux victimes offertes à l'Obscurité ?
Mais cet ordre et ces horreurs sont aussi l'histoire de la dictature
en Argentine, avec ses charniers, et une critique du capitalisme (libéralisme de
Ménem qui va endetter l'Argentine jusqu'à aujourd'hui encore).
Le
livre est raconté par le narrateur, la mère disparue de Gaspar qui
revient sur les années hippies en Angleterre, une journaliste qui
enquête sur les massacres de la dictature, mais la structure du roman ne perturbe en rien sa lecture.
Les femmes sont peu présentes dans le livre, même si l'auteure y insère le journal de Rosario, la mère de Gaspar, qui nous éclaire plus sur le fonctionnement de l'ordre, puis la narration d'une journaliste qui enquête sur les massacres de la dictature ne sont pas très représentative de l'univers créé. Rosario, lumineuse, libre, qui déteste les horreurs de sa propre mère (laquelle la fera assassiner alors qu'elle est encore jeune et que son fils a 5 ans). Les femmes de l'Ordre surtout sont les garantes du pouvoir et leur cruauté est sans limites, s'accrochant à leurs luxes, surtout celui de tuer les pauvres, les indiens guaranis ou acheter des enfants qui seront autant d'offrandes à l'Obscurité.. Seule peut-être Tali, la tante de Gaspar, une indienne guaranie (une ethnie présente dans la région de Corrientes) est une amie fidèle. Elle appartient à l'ordre de façon minoritaire, elle est prêtresse de San Muerte, un saint mélangeant paganisme et christianisme, et considéré comme protecteur (lui aussi reçoit des offrandes mais par opposition à l'Ordre, les dons relèvent du positif, fleurs, fruits, bougies, talisman).
Enfin Gaspar et
ses amis d'enfance. Gaspar n'est pas formé aux pouvoirs de médium
de l'ordre, mais il comprend ses dons et si il ne les maîtrise pas,
il a au moins un but. Retrouver Adela, cette petite fille manchote,
déterminée, qui a mystérieusement disparu dans une maison et qui
ne semble pas un fait de l'Ordre. Gaspar considéré comme un adolescent dépressif a eu sa vie brisée. Parfois il joue le père de Juan, cet homme qui cache son immense affection pour son fils, mais doit le maltraiter pour le protéger, ne s'occupe pas vraiment de lui, rongé par la maladie et le but de protéger son fils, par des rituels magiques. La fin ouverte nous laisse
espérer : soit une suite littéraire, soit de laisser notre part de lumière
imaginer une vie pacifiée.
Marina Henriquez a puisé dans
l'héritage des traditions ésotériques, des contes correntinas, la
mythologie guaranie, et avec elle on voyage à travers l'Argentine,
et surtout dans le Buenos Aires et sa banlieue des beaux quartiers, La Plata. Mais aussi dans la province de Corrientes.
Mais plus que
tout, c'est la notion de transmission et d'héritage qui est au cœur
du roman. Ce que l'on transmet, ici une malédiction familiale, et ce
que l'on fait de notre héritage (au sens intellectuel et spirituel).
« J'espère te transmettre tout sauf ma
part de nuit » dit Juan, mourant, à
son fils.
Intense
parfois drôle, l'écriture est à l'image du roman : mystérieuse.
Pouvant aller du tragique à l'humour, du gore à la poésie pure (on
sait que l'auteure admire certains poètes anglais ou argentins, elle
y fait référence dans son livre), son lyrisme passionnant, nous
entraîne dans ce drôle de livre qui nous dépasse un peu. Entre
fantastique, polar, mysticisme, Histoire, légendes..Comme si ce livre
aussi nous demandait de révéler notre part de nuit, nos zones
obscures parfois inconscientes.Un monument littéraire a la critique internationale fabuleuse.
Galerie Photos des principaux lieux du roman
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Bella Vista à Puerto Reyes (rprovince de Corrientes) |
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Eglise de San LOrenzo - Corrientes |
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Fleuve Costaenera (Buenos Aires) |
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La plata, quartier central de Buenos Aires |
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Posadas/ Misiones |
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Le parc Castelli à la plata |
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Puerte Iguazu - province de Corrientes (lieu de charniers pendant la dictature |
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Rue Pinedo à la Plata où vivent Juan et Gaspar |
Extraits :
Comme il détestait ces films et feuilletons TV où on voyait des malades héroïques qui souffraient en silence ! Il connaissait suffisamment les hôpitaux et la maladie pour savoir que la plupart des patients étaient tyranniques, odieux, et faisaient tout pour que les autres souffrent autant qu’eux.
Un culte qui n'offre pas de récompenses éternelles, ou inhabituellement longues, ne bâtit pas une foi. Croire ne se discute pas
C’est comme si on montait sur une échelle tous ensemble et à un moment je dis : « Moi je reste ici ». Et de cette marche, je les regarde, ils sont heureux, plus haut. Avait-il toujours été comme ça ? Ce n’était pas de la timidité, ni de la réserve, ni de l’adolescence, comme pensaient les autres. Ça ne passerait pas. Il pouvait danser seul, être bouleversé dans sa chambre par un livre, mais quand la soirée tournait à la fête, il décrochait. Les autres se fondaient dans un film qu’il pouvait regarder, mais auquel il lui était impossible de participer. Alors il devenait invisible, ce qui n’était pas difficile car ils étaient tous ivres. Et il retournait dans sa chambre, où il éprouvait le plus grand soulagement.
Tu possèdes quelque chose à moi, dit-il, je t’ai laissé quelque chose, j’espère que ce n’est pas maudit, j’ignore si je peux te donner quelque chose qui ne soit pas souillé, qui ne soit pas obscur, notre part de nuit.
Nous avons continué d’avancer. Il y avait plus d’oxygène. Le tronc des arbres est devenu plus fin. Laura a remarqué, la première, quelque chose dessus, qu’il n’était pas facile de distinguer au premier coup d’œil : des mains. De nombreuses mains, les unes sur les autres, étreignant le tronc des arbres. Coupées, amputées, collées aux troncs, paumes pliées, doigts arqués. Des mains humaines, rigides et crispées. Toute la forêt était ainsi à cet endroit. Des arbres et des arbres de mains mortes. Quelqu’un les installait avant que survienne la rigor mortis. Sur le premier tronc, on en a compté douze. D’autres en avaient davantage encore. Certains n’en avaient qu’une. J’ai pensé à la Main de Gloire que je désirais tant.
C’est un collectionneur, ai-je dit. Un artiste. Ou bien ils sont plusieurs. À droite de la Forêt des Mains, telle que nous l’avons baptisée, se trouvait ce que Juan indiquerait plus tard sur la carte comme la Vallée des Torses. On aurait dit des pierres dressées ou des tombes. Aussi symétriques que dans un cimetière militaire. Mais c’étaient des torses humains. Sans bras, sans tête ni jambes. Certains avec la peau marquée de personnes âgées, d’autres avec de beaux seins de jeune fille, des torses d’enfants, gros, maigres, bruns, pâles, des ventres plats, des ventres obèses, des poitrines de femmes qui avaient allaité. J’ai reconnu sur un dos les cicatrices laissées par des ongles, identiques aux marques qu’exécute Juan pendant le Cérémonial, comme celles de Stephen.
Ce qu'il avait vu lui semblait désormais une illusion ; les voix, la chaleur étouffante et le cercle dessiné par terre, tout le fait penser à quelque chose d'obscur, de mortifère, aux araignées, aux vieux cimetières, au sol froid de la salle de bains le soir, au sang qui coulait entre les cuisses de sa mère et sentait le métal et la chair, aux chaînes que le vent faisait tinter la nuit dans l'usine désaffectée de l'avenue et dans la maison abandonnée, murée, de la rue Villarreal, au silence qui suivait une coupure d'électricité, aux rêves de mains froides qui se glissaient sous ses draps et lui caressaient le ventre, et à la tâche d'humidité au plafond qui, certaines nuits, lui rappelait un gros chat, et d'autres, un animal avec des cornes.
C'est cela aussi être riche [...] : ce mépris pour ce qui est beau et l'incapacité de nommer dignement. Toutes les fortunes se bâtissent sur la souffrance d'autrui, et l'édification de la nôtre, même si elle possède des caractéristiques uniques et insolites, n'est pas une exception.
Elle est prêtresse d'un dieu qui l'ignore, comme tous les prêtres de n'importe quel culte sont et ont été ignorés par leurs dieux. Mais son dieu me parle. Et pour elle, avoir un oracle aussi peu digne de confiance a toujours été une sorte de malédiction. Je crois à l'Obscurité, mais croire ne signifie pas obéir. Comment n'y croirais-je pas puisqu'elle est dans mon corps ? Dans mon corps. Ce que leur dit l'Obscurité ne peut pas être interprété au premier degré. L'Obscurité est démente, c'est un dieu sauvage, c'est un dieu fou.
Il n'était pas normal,il était beau à l'intérieur.Toucher son cœur fatigué et hypertrophique avait été pour Bradford une expérience comparable à la vision d'une nymphe dans une forêt sacrée ,à une aube lumineuse,à la surprise d'une fleur qui s'ouvre dans la nuit.
Les médiums ne vivaient pas longtemps. Le contact avec les dieux anciens les détruisait physiquement et mentalement. Certains mouraient au premier contact, ou très tôt. La plupart d'entre eux devenait rapidement fous, de façon irrémédiable. Il n'existait pas de magie, de rituel ou de science pour les soulager. La magie et un peu de science aidaient à les maintenir en vie quelques années, plus que leurs corps et leurs esprits ne le pouvaient, mais pas longtemps.
A force d'observer les étoiles, on se sent perdu, hors du monde. Dans l'espace, la vie humaine n'a pas de signification.
Après une amputation, c'est très commun. Je crois que le cerveau continue d'envoyer des informations au membre absent, alors il produit des sensations qu'il estime cohérents. On ne sent pas avec notre peau, mon fils, mais avec notre cerveau. La douleur est dans le cerveau
Sur la rive opposée de la rivière, il y avait une forêt plus importante et une petite colline qu’on voyait à peine à cause de l’obscurité. Nous sommes retournés sur le chemin d’os et d’objets décoratifs : les fémurs formant des figures alambiquées, les crânes suspendus, immobiles, les petits os de pieds et de mains assemblés comme de délicats bijoux et, sur le sol, des mètres et des mètres d’os abîmés. Combien de temps avait-il fallu pour faire ça ? Certains os bordaient le chemin comme des sentinelles, des côtes entières dressées, des parties de colonnes vertébrales, quelques-unes entières, avec l’os caudal des animaux aquatiques.
Au sein de l'Ordre, Mercedes était la plus ferme adepte de la cruauté et de la perversion pour accéder à des illuminations secrètes. Juan pensait, par ailleurs, que pour elle l'amoralité était une marque de classe. Plus elle s'éloignait des conventions morales, plus évidente était la conviction de la supériorité de ses origines.
Dans la grotte de la Brujeria, il y avait un gardien, qu'on appelle invunche. C'est un bébé entre six mois et un an que les sorciers ont enlevé et qu'ils martyrisent : ils lui brisent les jambes, les mains et les pieds, et quand ils ont fini, ils lui tournent la tête à 180 degrés, comme dans l'Exorciste. A la fin, ils lui entaillent profondément le dos, sous l'omoplate, et enfoncent son bras droit dans la plaie. Une fois la blessure guérie, le bras reste coincé dedans et l'invunche est prêt. On le nourrit avec du lait humain et, plus tard, également avec de la chair humaine. Il doit marcher comme une bestiole à moitié écrasée.
Sur la mythologie guaranie :
http://regardsdailleurs-py.eklablog.com/mythes-legendes-et-monstres-guarani-a118596424
Sur la mythologie mapuche
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cat%C3%A9gorie:Mythologie_mapuche
https://data.bnf.fr/fr/14526714/mythologie_mapuche/
Sur la vierge d'Itati à Corrientes : Ici
Sur les musiques traditionnelles argentines évoquées dans le livre
https://www.youtube.com/watch?v=Mv47VtRm0bY (rès appréciée aen Argentine
https://www.youtube.com/watch?v=IYUJmoNq78c (candombe)
et pour le plaisir : Carlos Gardel : https://www.youtube.com/watch?v=I5JQ1m3mxKw
En savoir Plus :
https://www.telerama.fr/livres/notre-part-de-nuit,n6955633.php
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