Détroit – Michigan (USA).
En 1935, avec l'essor économique due à l'industrie automobile, arrivent des travailleurs noirs, qui vivent dans des bidonvilles. Avec le New Deal, Eleanor Roosevelt, la femme du Président américain annonce la création de millions de logements, avec eau courante froide et chaude, cuisine équipée pour un loyer des plus modiques. Se construisent alors très rapidement des tours (façons HLM), et un nouveau quartier « le Brewster Douglass Project ». Plus de 10 000 logements sont construits pour les populations noires.
Les habitants y vivent heureux avec leurs commerces, et surtout leurs clubs de jazz, où tout le monde vient danser sur les musiques des atistes de la Motown qui est crée en 1951 et qui trouvent dans la ville des artistes qui connaîtront une renommée internationale : Les Suprêmes et Diana Ross, Marvin Gaye, Steevie Wonder ou Aretha Franklin qui y emménage à 5 ans, son père étant pasteur du quartier.
C'est cette période-là qu'évoque Judith Perringnon, à travers les souvenirs des personnages, récit choral dans différentes époques et toujours dans ce quartier de Brewster devenu une ruine (il sera finalement démoli en 1991 et remplacé par une friche industrielle puis totalement démoli en 2013). Mais les souvenirs restent, les souvenirs joyeux d'une époque révolue, où l'amitié, la musique et la joie de vivre étaient à l'image des habitants, chaleureux et toujours prêts pour danser. Ce roman est le témoignage à la fois joyeux et triste d'une ville et d'un passé définitivement perdu.
La prose légère de l'auteure nous donne envie de réécouter un tube de Diana Ross ou le son grunge des Stooges, voir le rap d'Eminem (natifs de la ville).
L'auteure
Judith Perrignon est née en 1967 est une journaliste française et écrivaine. Elle a séjourné plusieurs fois à Détroit (en 2010, 2014, 2015) pour comprendre le mécanisme de l’effondrement de la ville et y a rencontré des habitants. Elle a publié 15 romans. https://www.franceculture.fr/personne-judith-perrignon.htmlExtraits
8 août 2013. J’ai vu l’aigle à tête blanche tourner au-dessus du Project, l’autre jour. L’immeuble où j’ai grandi est devenu l’abri des rapaces. Il y a tout ce qu’il faut là-haut, dans les étages, vêtements déchirés, fauteuils défoncés, cloisons affaissées, fils arrachés, télés renversées, capotes usées, tout le reliquat, toutes les fibres de nos vies pour tisser le nid de notre emblème national.Mâle et femelle le fabriquent
ensemble.
C’est écrit dans cette vieille encyclopédie que j’ai
entre les mains.
Ils l’installent près d’une étendue d’eau,
sur une falaise, un buisson ou dans un arbre. Faudrait peut-être
ajouter qu’une bonne vieille dalle de béton à l’abandon près
d’une rivière peut aussi faire l’affaire.
Mais ce livre est
trop ancien pour avoir envisagé notre déclin.
C’est pour ça
que je viens ici, chez John King. Des étagères de bois remplies
jusqu’à la gueule, des bouquins d’occasion à l’infini sur
quatre étages, écrits par de plus optimistes que nous. D’ordinaire,
je fréquente le rayon des polars, c’est plein d’histoires plus
compliquées à résoudre que les miennes, mais aujourd’hui j’ai
pris la travée d’en face, la numéro 7, j’ai tiré la ficelle du
néon au plafond, et j’ai regardé les titres sur les tranches :
Oiseaux du monde, Oiseaux du désert, Oiseaux des villes et des
villages, Oiseaux américains en couleur, Oiseaux du Canada et du
nord des États-Unis. J’ai choisi celui-là.
Reprenons.
La
reproduction se déroule d’avril à août. Les couples se reforment
chaque année pour la parade nuptiale, ils s’accrochent par les
serres, ils tournoient en plein ciel, se laissent tomber et se
séparent juste avant de toucher le sol. Les deux partenaires sont
fidèles l’un à l’autre tout au long de leur vie.
Tout au
long de leur vie !
Valent mieux que nous, les aigles.
Je me
rappelle des cris qui s’échappaient de la cour, de maman qui
soupirait,
Le point faible ici, c’est les pères.
Le mien
compris. On habitait au deuxième étage de la tour 303. Appartement
2046.
Ça n’a plus beaucoup d’importance, les numéros. Comme
les fenêtres d’ailleurs, il n’y en a plus depuis longtemps. Les
oiseaux entrent sans se demander si c’était là une cuisine ou une
chambre, c’est chez eux, c’est l’été, ils pondent. Pendant
que d’autres tuent. On a trouvé un corps, là-bas, au pied des
tours, la semaine dernière. Une balle en pleine tête.
Ce matin,
le maire a enfilé son costume, puis son long manteau tout droit
sorti des années 1950. Étrange, cette façon qu’il a de vouloir
ressembler à un lieutenant de Luther King. Il est trop tard. Un
conseiller d’Obama était à ses côtés. C’est pas si mal. Le
gouvernement fédéral lâche six millions de dollars pour raser le
Brewster Project. Alors « 3, 2, 1, let’s go ! » ont décompté le
maire et le type de Washington dans le micro. Les mauvaises herbes
caressaient doucement les ourlets de leur pantalon. J’ai vu ça à
la télé. Puis la mâchoire d’une pelleteuse s’est abattue sur
le toit d’un vieux condo de deux étages qui semblait en carton.
Quelques journalistes filmaient avec leur téléphone. Le maire a
dit,
– C’en est fini du Brewster Project, paradis des
criminels.
Il n’a pas mentionné le corps retrouvé l’autre
jour. Les journalistes ne l’ont pas évoqué. Ça ne nous surprend
plus. Nos habitudes nous rongent. Moi le premier. J’ai envoyé en
taule trop de copains d’enfance.
Comme Tim, ça fait un bail.
J’aurais préféré te revoir ailleurs.
Je lui ai parlé du bon
vieux temps au Project, on a ri de nos virées, de l’ascenseur qui
tombait en panne, on s’est remémoré quelques noms, et je ne sais
pas pourquoi il s’est rappelé cette fois où ma mère l’avait
embarqué avec nous à la bibliothèque municipale sur Woodward
Avenue. Elle nous y conduisait tous les dimanches, moi et mes
frangins, à l’heure des enfants. Ça faisait une bonne marche
depuis le Project, deux miles pas plus, mais qui semblait contenir
des siècles, nous mener vers d’étranges faveurs. Une fois
arrivés, c’était comme si un château nous ouvrait ses lourdes
portes cuivrées, laissait des gosses noirs et minuscules traîner
leurs pieds sur son marbre et grimper ses massifs escaliers de
pierre. Tim s’en est souvenu dans mon bureau trente ans plus tard.
Au bout d’un quart d’heure à discuter, je lui ai tendu une
cigarette.
Tu veux me dire la vérité ? je lui ai demandé.
Oui.
Parce que ta mère m’a traité comme un être humain.
Et je l’ai
revu dans la bibliothèque qui se baladait la nuque en arrière, ce
n’était pas les livres qu’il regardait, c’était les plafonds
sculptés, les fresques et les fenêtres si hautes, les colonnes que
nos deux bras ne pouvaient pas enlacer, et qui soutenaient l’autre
versant du monde.
Aux infos ce matin encore, c’était comme un
chœur d’église. Ou comme le lancement de je ne sais quelle guerre
dont notre grand pays a le secret. Bankruptcy ! Ils n’ont plus que
ce mot-là à la bouche. Detroit vient d’être déclarée en
faillite, ça fait les titres dans tout le pays, même à l’étranger.
La belle affaire ! Oh, mon Dieu, ça y est ! Le frisson de la crise,
de la rouille, du crime, de l’effondrement. Mais quoi ? Tout ça
c’est bon pour ceux qui vivent loin d’ici. Nous autres, toutes
races confondues, je veux dire hommes et animaux, ça fait longtemps
qu’on l’a compris. C’est sauvage, Detroit. L’aigle à tête
blanche est en ville. On a aussi repéré un félin bien trop grand
pour être un chat dans les quartiers est, la semaine dernière.
Bankruptcy, ça alors ! Quelle surprise ! C’est un mot d’ordre ou
une prière ? Cette ville, depuis qu’elle respire mal, c’est
comme un corps malade mis en quarantaine, un héros national qui a
mal tourné et s’en va sans avoir remboursé ses dettes. Ils
veulent récupérer leur fric. C’est ça leur mise en faillite.
Récupérer la ville surtout. Ils ont nommé un manager. Quant au
maire et au gouvernement, c’est-à-dire ceux qu’on a élus, ils
n’ont qu’à se charger des ruines et du nettoyage.
Le maire a
dit, Nous n’oublierons jamais ce que le Brewster Project a
représenté pour tant de gens ici. Moi, ça me laisse de marbre. Et
je suis bien content que ma mère ne soit plus de ce monde.
Elle
aurait pleuré.
Mais elle serait heureuse de me voir chez John
King, parmi les bouquins. C’est bien ici, c’est même mieux que
la bibliothèque municipale sur Woodward, il n’y a rien qui
t’écrase, rien de savant, c’est nous, notre poussière, nos
parquets usés, nos vieilles bibles, nos grands et nos mauvais
écrivains, nos musiciens, nos vedettes, nos stars, nos animaux, nos
recettes de cuisine. 15 dollars, l’encyclopédie des oiseaux
d’Amérique du Nord. Je la prends, elle est belle, avec son tissu
délavé et ses gravures à chaque page. Je redescends. Les livres
débordent jusque dans l’escalier. Y a aussi quelques croûtes, des
peintres du dimanche qui ont tenté un portrait de Hendrix ou de
Kennedy. C’est notre grenier, John King. Aucun système
informatique n’a répertorié ce qui est ici. Faut chercher, suivre
les étiquettes, les genres, les tranches alphabétiques, tout est
écrit à la main. Nos vies, nos rêves, nos cauchemars sont dans ces
milliers de livres.
*************************
J’ai toujours pensé qu’il y a un gamin de neuf ans en chacun de nous, le meilleur comme le pire d’entre nous. Et c’est à celui-là que je m’adresse quand je cuisine quelqu’un, c’est lui que je cherche, que je veux atteindre. Y a pas besoin de violence pour faire avouer un suspect, pas besoin de briser les gens, ils le sont déjà, ils n’ont rien à perdre, faut s’approcher, les pousser à se confier, à se soulager, chercher le gosse sous le cuir, des restes d’innocence, cet âge où tu commences à mentir à ta mère sans être mauvais encore. C’est à ce môme que je donne à manger ou que j’offre une douche. À ce môme qui aurait pu être mon copain dans le Project. Que j’ai été aussi.
Mais je n’ai jamais trouvé l’enfant de neuf ans chez celui de quatorze.
Il aurait pourtant dû être là, pas loin, à quelques années, à portée de main, de mots. Les couches de la vie ne sont pas si épaisses, aussi dure soit-elle. Il devait être là, dans ce flot de larmes qui coulaient devant moi, j’ai creusé, cherché sa trace, les réflexes de l’enfance, le besoin de l’adulte, cette volonté qu’on a tous en nous qu’on nous fasse du bien, j’ai espéré Tim le tueur à gages en lui, mais je n’ai entrevu personne, rien ni personne que je puisse reconnaître. Il n’y avait rien de tendre à l’intérieur, aucune attente, aucune demande, aucune incompréhension, juste des glandes lacrymales programmées pour s’enclencher en cas de stress, des cordes vocales pour ânonner maman, sans que je sois sûr qu’il mesure l’affection que transportent naturellement ces deux syllabes. Je n’ai vu que le vide, le vide qui a mangé la ville et pousse en nous maintenant, chez certains de nos gosses en tout cas, qui leur bouffe le cœur, leur brûle le cerveau. J’avais devant moi un assassin de quatorze ans. Ce n’est pas lui qui a tiré. Mais j’avais l’impression qu’il pouvait devenir le pire de tous. Il savait parfaitement ce qu’il avait fait.
– Ça en valait la peine ? je lui ai demandé.
– Non, ça valait pas la peine.
**********************************************
J’aurais pu
leur dire,
À ton âge, mon père était en taule.
Ça nous
faisait deux points communs. Mais je ne l’ai pas fait. Il y avait
un abîme entre nous. Il y aurait eu un abîme entre eux et Tim. Un
trou où l’humanité s’est dissoute, où l’on ne tue pas sur
ordre, pour sauver ou gagner sa vie, mais pour rien, par
désœuvrement. La vie n’a plus de valeur. Ni la leur ni celle des
autres. J’abandonne à quiconque l’exploit de trouver de la
lumière dans ce puits sans fond. Je n’avais rien à leur dire. Ils
défaisaient mon idée des hommes, qu’il n’est personne de
complètement, de radicalement mauvais.
Ni mon père…
Ni Tim…
En savoir Plus
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.