lundi 31 octobre 2022

GAYL JONES – Corrégidora – Editions Dalva – 2002 -

 

L'histoire

Ursa, 25 ans est chanteuse de blues dans un cabaret. Son mari jaloux la projette dans les escaliers et elle doit subir une ablation de l'utérus. Traumatisme terrible car, elle a une mission à accomplir comme toutes les femmes de sa famille : ne pas oublier le passé où depuis son arrière-grand mère, les femmes ont été esclaves d'un gros propriétaire terrien a Brésil. Esclaves dans tous les sens du mot, battues, violées, tuées en cas de problème.Ursa doit faire vivre toutes ces femmes, mais aussi être confrontée aux mauvais choix. Un grand classique de la littérature américaine.

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Mon avis

Il aura fallu attendre plus de 50 ans pour que ce roman soit publié par les éditions Dalva qui se spécialisent dans la publication d'autrices. Sans doute parce que le roman est dérangeant. On y parle cru et cash, on a le pardon à géométrie variable.

La grand mère d'Ursa est l'enfant illégitime d'un riche portugais qui exploite des champs de coton, tabac, du café avec une esclave. Ce qui ne l'empêchera pas de violer sa fille, comme il a violé sa mère, et toutes les femmes noires et esclaves qu'il trouvait à son goût. C'est ce passé terrible qui pèse sur les épaules d'Ursa, qui ressemble à son père, un blanc qui lui aussi fut violent avec sa mère noire. Cette mère qui à l'instar des autres femmes de la famille veulent avoir des filles pour que celles-ci transmettent l'héritage familial horrible de la famille Corregidora, le regard des hommes sur ces femmes, souvent noires, métisses, amazoniennes. La blanche est pour le mariage et les enfants officiels, les fils bien sur, qui reprendront le domaine familial. Et même si l'esclavage est aboli, on trouve quand même le moyen de faire pression sur des femmes mal payées, peu cultivées, qui parfois ne parlent même pas le portugais mais des dialectes locaux.

La femme se résume à un corps, un trou entre les cuisses, et c'est tout. Mais pour Ursa, privée d'enfants, jalousée par sa voix, comment dire l'indicible ? Surtout quand l'amour charnel est source de plaisirs même par le pire des hommes... 

Alors Ursa se remémore les paroles de ses aïeules, et les écrit dans un journal, les chante où même elle reconnaît ses blessures internes, ses forces, et ses fissures. Nous sommes en 1947, aux USA. L'esclavage y a été interdit depuis 1886, mais il a fallu attendre 1968 pour que la ségrégation soit totalement abolie. Et actuellement le mouvements Lives Black Matters divise encore les USA.

Un livre fondamental, parce qu'il explore aussi la psychologie d'Ursa. Ursa n'est pas une Rosa Parks, ni une militante. Elle a peu d'instruction mais une voix magnifique pour chanter le blues ou le fado, voix qui s'intensifie pour gagner une profondeur magnifique, mais elle ne sera pas une Billie Holiday, elle bosse dans un petit club (l'action semble se passer au Kentucky, état du Sud des plus ségrégationnistes), et elle vit dans un quartier pauvre, noir. Elle ne fait pas les bons choix, parce qu'elle est impulsive  et a tendance à s'imaginer des choses qu'elle ne peut pas accepter (comme l'amour entre 2 femmes). Une femme en proie aux tourments physiques et moraux, entre le désir et la haine. Et les mots puissants, sans jamais verser une seconde dans le pathologique, car on parle le langage de la rue, ce qu'on possède tient dans deux cartons et l'argent sert à payer le minimum vital où un verre de whisky, un paquet de clopes, un mauvais hamburger. Parce que le chemin du pardon et de la résilience est long, douloureux et que l'amour parfois ne suffit plus.

Un roman édifiant.

Extraits :

  • La dernière fois que je suis retournée à Bracktown, j’ai accompagné Maman à l’église baptiste. — C’est qui que tu nous ramènes ? Une traînée qui débarque en ville et qui va mettre le grappin sur nos maris ? — Non, c’est Ursa, c’est ma puce. — C’est la petite Ursa ? Elle a grandi. — Oui, elle a bien grandi. Au buffet. — Je vous propose de la salade de pommes de terre ? me demande un type.
    Je l’ai laissé me servir une portion. Je n’avais pas vu qu’il était venu accompagné, mais elle, elle ne m’a pas lâchée des yeux. Il est parti, elle s’est approchée en catimini. « ’Spèce de morue aux cheveux roux. » Plus tard, alors que je marchais dans la rue, vaquant à mes petites affaires, ces deux bonnes femmes dans une voiture. « ’Spèce de morue aux cheveux roux. » Bracktown, je n’y ai pas fait de vieux os. Juste le temps de voir comment se portait ma famille

  • Ça t’apporte quoi le blues ? Ça m’aide à expliquer l’inexplicable.

  • She was closed up like a fist. It her very own memory, not theirs, her very own real and terrible and lonely and dark memory.

  • It was as if she had more than learned it off by heart. Though. it was as if their memory, the memory of all the Corregidora women, was her memory too, as strong with her as her own private memory, or almost as strong. But now she was Mama again

  • I wanted a song that would touch me, touch my life and theirs. A portuguese song, but not a portuguese. song. A new world song. A song branded with the new world. I thought of the girl who had to sleep with her master and mistress. Her father, the master. Her daughter's father. The father of her daughter's daughter. How many generations. Days that were pages of hysteria. their survival depended on suppressed hysteria.

  • I am Ursa Corregidora. I have tears for eyes. I was made to touch my past at an early age. I found it on my mother’s tiddies. In her milk. Let no one pollute my music. I will dig out their temples. I will pluck out their eyes.

  • My great-grandmama told my grandma the part she lived through that my grandma didn't live through and my grandma told my mama what they both didn't live through and my mama told me.

     

Biographie :

Née à : Lexington, Kentucky , le 23/11/1949,Gayl Jones est une écrivaine afro-américaine. 

Son père est cuisinier dans un restaurant et sa mère est femme au foyer.

Elle sort diplômée en 1971 du Connecticut College où elle obtient son Bachelor of Arts. Pendant ses études, elle remporte le prix Frances Steloff pour la fiction. Pendant ses études supérieures en écriture créative à l'Université Brown, elle obtient une maîtrise ès lettres en 1973 puis son doctorat en 1975. En 1974, elle publie "Chile Woman", sa première pièce. Elle a suivi les cours d'écriture de Toni MORRISON qui remarque son potentiel. (nota : aux USA, l'écriture s'enseigne comme les mathématiques ou la géographie, par des cours universitaires et des stages auprès des grands écrivains).

En 1975, Random House (Toni Morrison) publie le premier roman de Jones, "Corregidora" ; elle a 26 ans. La même année, elle est chargée de cours à l'Université du Michigan, qui l'embauche l'année suivante comme maître assistant. Pendant ses études, Jones rencontre un étudiant, Robert Higgins (Bob Higgins), qui devient son mari. "Eva's Man" (1976), le deuxième roman de Jones, traite de la douleur entre les femmes et les hommes afro-américains, avec un sentiment de désespoir encore plus grand que son premier roman.

Suite à des problèmes judiciaires, elle quitte son poste de professeure en 1983 et part s'installer avec son mari en Europe, où elle écrit et publie Die Vogelfaengerin (The Birdwatcher) en Allemagne et un recueil de poésie, "Xarque and Other Poems" (1985), aux États-Unis.
Son roman "The Healing" (1998) est finaliste du National Book Award.

En 1998, après une confrontation avec la police à leur résidence, Bob Higgins se suicide et Gayl Jones est mise sous surveillance.
Elle vit actuellement à Lexington, Kentucky, où elle continue d'écrire.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Gayl_Jones

 

En savoir Plus :

Sur le roman


Sur l'esclavage et la ségrégation raciale (USA - Brésil)

Sur les mouvements des droits civiques

Sur le blues Play List


Autres musiques très chouettes

Galerie photos

Billie Holiday

Esclavage brésil


Esclavage Brésil

Ghetto noir à Lexington - Kentucky

Ghetto noir en Louisiane

Nègre marron

Supplices pour les noirs marrons


Ghetto noir de Louisville - Kentucky

Quartier du ghetto de Lexington

Métisse 

dimanche 30 octobre 2022

TONY HILLERMAN – Le voleur de temps – Rivages noir N°110 - 1988

 

L'histoire

Un trafic de poteries anasazis, une pelleteuse et un camion volés, une anthropologue disparue depuis plus de 3 semaines, voilà les ingrédients de cette nouvelle enquête menée par le sergent Jim Chee et le lieutenant Leaphorn qui se passent en plein pays Anasazi, au-delà de la réserve indienne.


Mon avis

Pour son 7ème polar des enquêtes navajos, Tony Hillerman nous envoie dans le pays anasazi, ces amérindiens probablement arrivés par le détroit de Béring, puis descendus vers le Colorado en 900 et subitement disparu vers1300 pour des raisons encore inconnues.

Les anasazis vivaient dans des maisons troglodytes à flanc de montagne, dans des canyons bordant la Mexico Water (affluent de la San Juan). Or les fouilles archéologiques et anthropologiques sont très protégées par le Bureau des Affaires Indiennes qui donne des permis d'exploitation des zones, et le pillage pour la revente est totalement illégal. L'acquéreur doit remplir un formulaire mentionnant le lieu de la découverte, le n° du permis etc. A l'époque où Hillerman écrit ce roman, il y a une forte demande par les collectionneurs privés des poteries des premiers indiens à avoir occupé le Colorado. Les prix se chiffrent en milliers de dollars.

Une anthropologue, spécialisée dans la poterie est train de faire une découverte majeure : un ou une artiste anasazi avait découvert une façon de faire de la céramique de couleur rose avec des motifs géométriques blancs. Ce qui supposerait que les anasazis avaient découvert l'art de la céramique, alors que l'on sait qu'ils ne connaissaient pas la métallurgie ou même l'usage de la roue.

Hors, les trafics de poterie ont bien lieu et se retrouvent avec des certificats falsifiés dans les plus grandes galeries d'Art, notamment à New-York. Les 2 inspecteurs mettent à jour un petit trafic, mais aussi une violation des permis d'exploitation archéologiques, où des malfrats n'hésitent pas à piétiner à coup de pelleteuse les sites anciens.

Par ailleurs nous suivons les parcours personnels de Leaphorn qui vient de perdre sa femme taant aimée, et de Jom Chee très intéressé par une avocate navajo..

Un polar qui nous permet de comprendre un peu de la vie des anasazis. Pour cela, l'auteur a rencontré des anthropologues et archéologues du Parc National de Recherches de Chaco, mais a inventé des lieux de fouilles interdits pour préserver le vandalisme à flanc de falaises. Un roman passionnant si comme moi vous aimez et les polars et l'histoire des amérindiens.

Et comme toujours Hillerman nous dresse une carte des lieux de l'action et un glossaire des mots navajos.


Extraits :

  • A cet instant précis elle entendit à nouveau le sifflement. Juste derrière elle. Pas un oiseau de nuit. Pas une variété de reptile. C'était une mélodie que les Beatles avaient rendue célèbre. «  Hey, Jude », en étaient les premières paroles. Mais Eleanor ne la reconnut pas. Elle était trop terrifiée par la silhouette bossue qui sortait du clair de lune pour pénétrer dans cette poche des ténèbres.

  • La chemise était humide à cause de la pluie sous laquelle il avait marché pendant qu'il se rendait de son hôtel à cet immeuble de bureaux, avant de se réfugier dans un drugstore. A sa grande surprise, le magasin vendait des parapluies. Il en avait acheté un, le premier qu'il eût jamais possédé, et avait poursuivi sa route en s'abritant dessous ( affreusement conscient de l'image qu'il offrait de lui-même), tout en se disant qu'il allait posséder le seul parapluie de Window Rock, et peut être le seul parapluie de toute la réserve, si ce n'était de tout l'Arizona.

  • Quelle que soit la raison qui l’avait fait agir, il était là, sur la frange de la réserve navajo, tout à l’est, à plus de cent cinquante kilomètres de chez lui. Quand les circonstances le lui permettraient, il irait parler à un homme dont l’existence même lui était désagréable. Il lui poserait des questions auxquelles cet homme refuserait peut-être de répondre, et qui, s’il répondait, ne lui apprendraient peut-être rien. La seule autre solution consistait à rester assis dans leur salon, télévision allumée pour servir de bruit de fond, à essayer de lire. Mais l’absence d’Emma l’en empêchait toujours en se faisant palpable. Quand il levait les yeux, il voyait la gravure de R.C. Gorman qu’elle avait accrochée au-dessus de la cheminée. Elle avait été le sujet de discussions entre eux. Emma l’aimait, lui pas. Les mots prononcés résonnaient à nouveau à ses oreilles. Et le rire d’Emma. C’était la même chose quel que soit l’endroit où il regardait. Il devrait vendre cette maison, ou la brûler. C’était dans la tradition du Dineh. Abandonner la maison contaminée par la mort, éviter que la maladie du fantôme ne s’empare de vous et ne vous mène à la mort. Sages étaient les anciens de son peuple, et le Peuple Sacré qui leur avait enseigné les règles de vie et les coutumes navajos. Mais au lieu de le faire il allait se livrer à ce jeu futile. Il allait retrouver une femme. Si elle était vivante, elle devait souhaiter qu’on la trouve. Si elle était morte, cela n’avait pas d’importance.

  • Le canyon tourna sous la falaise et quitta le clair de lune. Elle alluma sa torche. Il n’y avait aucun risque que quelqu’un la voie. Et cela l’amena à penser à la distance qui devait la séparer de l’être humain le plus proche. Pas très grande à vol d’oiseau, peut-être vingt-cinq ou trente kilomètres à tire-d’aile. Mais il n’y avait pas d’accès direct. pas de routes pour traverser ce paysage constitué de roches presque continues, et aucune raison d’en construire. Aucune raison non plus d’ailleurs pour que les Anasazis soient venus là sinon pour échapper à quelque chose qui les menaçait. Aucune raison que les anthropologues aient réussi à imaginer… pas même les spécialistes de l’anthropologie culturelle avec leur célèbre talent pour échafauder des théories sans preuves. Mais ils étaient bien venus. Et avec eux était venue leur artiste. Elle avait abandonné Chaco Canyon. Elle était venue ici pour créer ses nouveaux pots et pour mourir.
    De l’endroit où le docteur Friedman-Bernal marchait, elle pouvait voir l’une de leurs ruines sur sa droite, vers le bas de la paroi de la falaise. Si ça avait été le jour, se souvient-elle, elle aurait pu en distinguer deux de plus dans l’immense amphithéâtre situé plus haut à flanc de falaise sur sa gauche. Mais pour l’instant la niche était envahie d’une ombre noire : elle ressemblait à une immense bouche entrouverte.

  • Aucune raison non plus d'ailleurs pour que les Anasazis soient venus là sinon pour échapper à quelque chose qui les menaçait. Aucune raison que les anthropologues aient réussi à imaginer...pas même les spécialistes de l'anthropologie culturelle avec leurs célèbre talent pour échafauder des théories sans preuves.

  • .Et plus important que tout ça, elle était en train de découvrir que cette femme avait dû quitter Chaco et fabriquer des poteries dans un autre endroit.
    - Cette femme ? répéta Luna en levant les sourcils. Elle t'a dit que son potier était une femme ?
    - Qui d'autre pourrait avoir abattu un tel boulot !

  • La réserve s'étendait sur une superficie supérieure à celle de la Nouvelle Angleterre prise dans son ensemble, mais sa population n'atteignait pas les 150 000 habitants. Tout au long de la vie qu'il avait passée à y pratiquer le métier de policier, il avait rencontré, d'une manière ou d'une autre, beaucoup de ses habitants.

  • C'est une anthropologue, expliqua Arnold dont le gloussement était redevenu sourire.Vous retraduisez ce mot du langage universitaire à la langue anglaise et voila ce qu'il signifie : un pilleur de ruines, quelqu'un qui écume les tombes, de préférence les plus anciennes. Une personne qui a reçu une bonne éducation et qui vole des objets d'art avec beaucoup de dignité.
    Arnold, ne pouvant résister à l'esprit de ce qu'il venait de dire, rit avant de poursuivre :
    - Si c'est quelqu'un d'autre qui fait la même chose ils le traitent de vandale. C'est le mot qu'ils emploient pour leurs concurrents.Y a quelqu'un qui arrive en premier, qui fiche le camp avec tous ces trucs avant que les archéologues puissent mettre la main dessus, ils l'appellent un Voleur de Temps.

Biographie :

Voir Ici

En savoir Plus :

Sur le roman


Sur les anasazis

Photos :


Sur les autres amerindiens de l'époque et de la région


JULIEN M. - L'étonnant voyageur qui n'aimait pas les mots

 


Hiver 2008, Paris.

Je ne me souviens plus du livre en question, mais, alors que je le tenais ouvert dans ma main forte, totalement pris dans sa lecture, mon regard sembla se dérégler : d'un coup, je voyais flou. 

Je me secouais la tête comme pour débarrasser mon objectif de sa poussière, puis reposais mes yeux
sur la page : rebelote, les mots bavaient, fuyaient, se déformaient. Je fermais les yeux plusieurs fois avec vigueur, me massais les paupières, puis posais mon regard hors de la page : le lit, le papier peint, le micro-ondes, tout était clair, net, précis, les lignes, droites, et les angles, assurés. Alors que je reposai les yeux sur la page, je commençais à paniquer : les mots dansaient, les phrases ondulaient, et cette suite ininterrompue de signes ordonnés m'apparaissait alors comme un pâté ductile de tâches d'encre grossières et indéchiffrables. 

Le texte était toujours le même : c'étaient mes yeux, qui se refusaient dorénavant à le lire.

Qu'est-ce que je cherchais dans ces lignes ? Qu'est-ce que cette suite de signes, ces pattes de mouches agglutinées, avaient bien à m'apprendre ? Rien de ce qu'on avait appelé « vie » ne pourrait plus s'y trouver : on m'avait fait croire que l'imprimé contenait l'impression, mais aujourd'hui mes impressions avaient violemment pris possession de mon corps, et il me semblait tout à fait impossible de les enfermer à nouveau dans le livre : elles s'étaient libérées, à jamais. Sur la page, ce n'étaient plus des signes noirs sur fond blanc, mais du blanc, du vide, de l'espace, imprimé sur fond noir ; pourchassé par des lignes et des lettres désireuses de l'enfermer dans leurs courbes et leurs crochets. 

Pour la première fois je distinguais l'espace entre les mots et le silence entre les sons. Le mot, la phrase, la page, le livre, n'étaient que limitations. J'étouffais, je paniquais, devant le vide à perte de vue de cette crevasse qui s'ouvrait sous mes pieds. Ma main se mit à trembler, et mes doigts, hagards, s'écartèrent, et laissèrent le livre tomber au sol.

C'était le jour décisif, où je n'avais plus d'autre choix, que de vivre ma vie hors du mot, de la page, du livre. C'était le jour où je n'étais plus un intellectuel. Et cette brutale ex-communication des peuples du Livre n'était que le début de mes (nouvelles) peines, car je n'allais pas tarder à sombrer dans la terreur : comment dorénavant interpréter le vivant ? Qui étaient à présent mes alliés, mes ennemis, mes frères ? Quel nouvel alphabet remplacerait l'ancien pour m'aider à décrypter le réel ?

J'étais dans l'antichambre du langage, un entre-deux infernal dans lequel tout me paraissait insaisissable, étranger, hostile, car plus rien n'avait de nom, et je n'avais pas été éduqué pour faire face à une réalité nue : la nudité, de chair comme de langage, était, chez mes instructeurs, chez les tenants des sagesses officielles, au mieux un tabou. 

Je criais en dedans de moi toute ma peur, de me trouver brutalement expulsé de ma bulle amniotique, tout forcé de respirer, digérer, regarder par moi-même. Des mots des autres, je n'arrivais plus qu'à ressentir les intentions. J'étais enfin de nouveau né.
 
son site ICI

samedi 29 octobre 2022

TRISTAN CABRAL – La poésie de l'absence


 

Extraits d’œuvres

Quand j'étais de ce monde (Montmartre – Passage des Brumes – 1984 ) - extrait 

quand j'étais de ce monde

je serrais sur mon cœur des poignées de mains ivres

des bouquets de couteaux et des épingles d'eau

je lançais des paillettes

à des sources magiques

et mes mille ans tout neufs à des orgues fanées

j'avais organisé l'évasion des lumières

dénoncé les serrures posées contre les nuits

pour me retrouver seul

avec une grande plaie

en ce temps-là

je n'ai pas eu le temps d'être un enfant dans la femme

en ce temps-là

j'habitais en silence dans les siècles à venir

je me couchais sous les orages

je me couchais sous les trains fous en serrant mon amour

j'étais un romantique

j'avais l'âme incomplète

on m'appelait Matthias du château des Carpates

j'avais les bras plus plus grand que les révoltes

j'étais le roi d'un monde absent

cherchant l'homme à abattre

dans la grande maladie des hommes désemparés

et je portais ma chair à l'épaule du jour

vêtu d'une autre peau

volée un soir de de fête dans le vestiaire d'un bal

. 

quand j'étais de ce monde

je descendais des hommes

j'habitais cette rue

où naissent les organistes en deuil

au pied du Sacré Cœur

les couleurs tenaient mal sur ma peau

je semais sur la neige des yeux de fleurs fanés

et je fuyais les maladies de ma naissance

en cherchant une tombe où passerait la mer

en ce temps-là

je cachais sous la terre mes vieux doigts de sourcier

des oiseaux morts tombaient du ciel

.

et les arbres tombaient de sommeil

je serrais sous l'eau blanche un enfant échoué

avec au fond du cœur

un grand soleil de fin du monde

en ce temps-là

je cherchais l'or du rêve

le cadavre du feu

et je cherchais mes morts dans la mémoire des puits

je déchirais la peau des torches

en jouant du piano pour des vagues défuntes

j'allais aux chambres délirantes

boire des fleurs d'acacia en costume de larmes

et les soirs de veuvage

j'allais dans les éclipses

des veines dans les miroirs avec de longues ophélies

et puis j'allais m'abattre à des portes de sable

.

quand j'étais de ce monde

j'ouvrais des veines dans les miroirs

pour voir couler le sang sur des livres anciens

je mimais les aveugles pour qu'il me vienne des yeux

et quand venaient les équinoxes

je me couchais devant les vagues

en refermant les yeux pour continuer la nuit

je ne quittais la mer

qu'à l'heure de recevoir une pierre de lumière

entre les deux épaules

.

********************

Et soit cet océan

Il y a longtemps que je ne vis plus ici
je ne prends plus le bras de la pluie pour sortir
et que pourrais-je dire des étés invisibles où je sauvais la mort sur les restes du jour

certains jours je mettais des années de côté
et mes yeux repoussaient à chaque démesure
je donnais des oublis au fond des parcs sombres
et j’ai su quelquefois ressembler à ma voix

j’ai même accompagné les invasions secrètes
et des blessures m’ont fait la peau
quand on fêtait les guerres
je me joignais aux grands défigurés

je marchais dans ma chute
je ne changeais jamais les murs
et parfois j’ai confié mon visage à l’abîme
surtout ces temps de chien où j’étais mis à prix

je n’avais de pitié pour les terres habitées
et quand les jours ne m’allaient plus
je mettais mon passé pour traverser vos rues
je n’avais plus que mon silence à vous donner

il y a longtemps que je ne vis plus ici
l’oiseau s’est séparé de son vol inutile
alors après ma mort
ne fouillez pas mes poches

vous n’y trouveriez rien qu’une barque fantôme

Le passeur du silence

Quand un enfant blessé se prend pour un navire
et regarde la mer de son lit de poussière
quand le filin des jours vous glisse entre les doigts
quand le vent tient ouverts même les yeux des morts
quand les pierres se détachent de nos années perdues
quand la douleur ressemble à quelqu’un qui approche
alors on aimerait bien pour mourir l’un à l’autre
trouver une maison où l’on oserait vieillir

_____________________________________________

L'amer nous guide

Je suis né d’une erreur du vent et de la mer
 c’est pourquoi j’ai vécu au rythme des marées
 entre les hommes et dieu je n’ai pas pu choisir
 poisson-lune égaré sur un trottoir vitreux
 je n’ai fait que passer sans pouvoir respirer

un enfant replié s’est pris dans ma mémoire
 qui m’empêche d’atteindre au pays d’où je viens
 quand trouverai-je enfin de quoi crever mes yeux
 sur le plancher glissant d’une barque fantôme

si je viens à mourir qu’on me jette à la mer
 dans l’aube bleue des sables je trouverai ma route
 j’arriverai enfin à cette grande fête
 où mon corps fait face à l'intérieur du sel

Somnambule corps fait surface à l’intérieur du sel Je suis né d’une erreur du vent
Dans un désert de peau je guette un enfant fou
je vois dans les bûchers des émeutes de miroirs
et le même visage à toutes les fenêtres....

de la mer
où mon corps fait surface à l’intérieur du sel

Dans la nuit survivante

J'apprends très lentement à vivre à ciel ouvert

j'enterre la face humaine sous des gangrènes d'or

et j'ai abandonné des tessons de soleil

dans la chair oubliée des hommes inutiles

 

dans la nuit survivante les hommes sont contagieux

il y a des fusils plus lourds que les épaules

j'ai vu tomber la neige grise des phalènes

et le corps maternel excisé sous les arbres

 

mais quand l'écorce enfin aura pitié de l'arbre

quand les oiseaux aveugles chanteront malgré tout

les vagues arriveront jusqu'aux maisons ardentes

 

alors nous irons seuls dans nos vêtements de pierre

nues sous leur peau les femmes allumeront l'aurore

et j'irai parmi vous comme un  crime qui revient

Au mur

J'ai peut-être perdu tous mes yeux dans la mer...

venue comme un ancien pressentiment d'étoiles

une femme soudain m'a donné un visage

qu'elle semblait avoir ramassé dans les cendres

 il m'arrivait d'avoir des dimanches de vagues

j'écoutais sur le sable de vieilles détonations

les femmes portaient des masques pour allumer l'aurore

et je dilapidais l'obscurité des mondes

 les maisons fortes tombaient lentement dans la mer

un enfant commandait un feu invisible

et je voyais rouiller des hommes privés de gestes

ces femmes recouvraient le visage des jours

elles roulaient dans leurs doigts un peu de ciel rouge

qu'on découvre parfois dans les plis de la mort...

Du pain et des pierres

J'investis mes étoiles dans un  ciel toujours vide

et la nuit

je promène sur la mer

mes ongles de cellule

 dans une enfance couchée à mort

je marche le long d'une autre vie

et j'ai noué mes poings au vol des cormorans

 et les éclats de voix croissent et se multiplient quand la métaphore se fait cri

 mon corps est d'un autre âge mon sang d'une autre mer

j'habite les révoltes et les révolutions

*******************

Je garde sous la peau mon costume de mort
avec à l'intérieur le long poignard de l'aube
ma voix se couvre mon ombre et moi nous sommes seuls
et je laisse sur l'eau des blessures insensées

Je suis à bout de peau je fais des métiers d'absence
je descends dans le corps des oiseaux somnambules
j'éteins les ombres blanches sur le miroir des morts
et la couleur du monde s'est perdue en chemin

Je vois le ciel pendu à des crochets de plomb
je vois des marées mortes dans le sang blanc des algues
et sur les seuils de pierre des bracelets d'oiseaux

Dans un désert de peau je guette un enfant fou
je vois dans les bûchers des émeutes de miroirs
et le même visage à toutes les fenêtres....

de la mer
où mon corps fait surface à l’intérieur du sel



Biographie


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Poèmes en lignes