jeudi 16 mars 2023

AMY JO BURNS – Les femmes n'ont pas d'histoire – Éditions Sonatine 2021

 

L'histoire

Nous sommes dans la Rust Belt, région montagneuse des Appalaches (USA). Wren, adolescente désœuvrée, habillée de vieux vêtements reprisés vit dans une cabane. Elle n'est pas scolarisée, et vit entre son père pasteur à la fois charismatique et possessif, sa mère Ruby, femme désabusée qui n'a pu vivre ses rêves et Ivy, la voisine qui doit s'occuper d'un mari alcoolique et de ses cinq enfants. Ces deux mères ont bien eu des rêves de jeunesse, d'un avenir meilleur, mais elles n'ont pas pu. Wren, elle, croit à son destin et à la possibilité d'échapper à cette communauté qui distille un mauvais whisky, loin de la modernité et du confort. C'est à l'occasion du décès de sa mère qu'elle va comprendre les secrets cachés et trouver une voie à sa vie.



Mon avis

A lire ce roman, on se croit à la fin du XVIIIème siècle. Mais il n'en est rien, il est bien de nos jours (écrit en 2020) et correspond bien à la ligne éditoriale des éditions Sonatine.

La Rust Belt était une région riche grâce à ses ressources en minerais (charbon et fer) et drainait toute une industrie qui s'est petit à petit effondrée après la deuxième guerre mondiale. La région en elle-même s'étendait de la Pennsylvanie au Michigan, de la Virginie occidentale au Wisconsin. Ici nous sommes tout au nord de la Virginie Occidentale, sur le versant ouest des Appalaches. Mais le temps à fait son œuvre, les mines ont été désertées, la région est polluée, sinistrée économiquement, et vit en autarcie, oubliée du reste du monde.

Alors les habitudes sont prises. Le patriarcat règne, le moonshine (un mauvais whisky distillé localement et vendu en contrebande) fait des ravages et les histoires individuelles semblent identiques. Les femmes sont confinées à la maison, aux tâchés ménagères et à l'éducation limitée des enfants. Les maris sont violents, toujours alcoolisés et tyranniques.

Ainsi est le père de Wren, qui se dit pasteur, joue avec des serpents venimeux (une pratique d'autrefois dont il use pour renforcer son pouvoir de gourou), et fixe des règles qui lui conviennent, surtout celles d'enfermer sa fille dans cette cabane sans électricité, tout comme il y a enfermé sa mère. Ruby essaye discrètement d'encourager sa fille à fuir cette vie où les femmes portent des robes longues qu'elles cousent elle-même, pour cacher leurs jambes. Et pour nourrir la famille, elles se débrouillent comme elles le peuvent en cultivant une mauvaise terre où en épargnant quelques billets ici et là.

Le récit, à l'écriture juste est divisé en quatre parties. C'est Wren qui prend la parole puis on passe au récit de sa mère puis de son amie Ivy, leurs jeunesses qui éclaire le présent. Les infortunes de ces femmes prisent dans l'engrenage du faux amour (manipulée pour Ruby, assumée par Ivy qui ne veut pas laisser son amie seule). Dans la dernière partie, Wren prend connaissance des secrets familiaux et décide alors de son avenir.

Ces personnages de femmes sont touchantes de véracité et de forces cachées, forcément attachantes. Et surtout ce premier roman nous éclaire sur cette région des Appalaches, coupée de monde. Les services de l’État sont inexistants : les infrastructures sont en mauvais état, les écoles et hôpitaux sont loin et n'ont cure de cette poignée d'habitants, reclus dans les montagnes, loin des smart-phones et du politiquement correct. La pollution tue, et dans le passé, pour toucher une pension lors de la mort accidentelle d'un mineur, les femmes devaient se prostituer.

Mais avec la beauté parfois inquiétante de cette nature, un peu de mystère, et surtout l'amour infini qui relie Wren à sa mère, Ruby et Ivy, puis Fynn (le moonshiner qui est un homme généreux) à Ruby puis Wren dont il s'occupera, nous avons un contrepoids. L'insolence aussi d'Ivy, tout comme celle de Wren apportent de la fraîcheur dans ces montagnes perdues. Si il s'agit bien d'un roman, l'autrice est née dans les Belt et a recueilli des témoignages sur les pratiques ancestrales du nord de la Virginie Occidentale.


Extraits

  • Il était persuadé de posséder les seules histoires méritant d’être racontées, et il n’avait jamais compris ce que ma mère avait fui toute sa vie pour la seule raison qu’elle était née femme. La vérité s’aigrit si elle s’attarde trop longtemps dans nos bouches. Les histoires, comme les bouteilles de moonshine, sont faites pour être distribuées.

  • Dans nos collines, les gens buvaient du poison au nom de Dieu et manipulaient les serpents sous la conduite de l'Esprit saint.Pour nous, la maladie ne logeait jamais dans le corps. Elle logeait dans l'esprit. Si la maladie s'en prenait à l'un des fidèles, on priait et on attendait l'intervention divine. La preuve de la faveur de Dieu reposait sur le nombre de fois où l'on trompait la mort après l'avoir frôlée.

  • Fabriquer du bon moonshine, c’est un peu comme raconter une bonne histoire, or personne ne raconte les histoires mieux qu’une femme. La femme sait que les légendes et l’alcool sont meilleurs concoctés à l’arrière d’un pick-up à la tombée du jour, et elle sait raconter lentement, distillant son récit comme le whisky qu’on fait couler goutte à goutte à travers le tamis.

  • Les histoires de mon père plastronnaient de bravoure, celles de ma mère sanglotaient de chagrin.

  • Il y a deux façons de voir la montagne, m’a-t-elle dit en protégeant du soleil ses yeux noisette. La vue depuis le sommet et la vue du sommet.

  • Leurs mères avaient bercé Ivy et Ruby du même refrain depuis leur plus tendre enfance : les filles audacieuses devenaient des filles faciles, et les filles faciles, on les brise.

  • T'as jamais eu envie de t'échapper? ai-je demandé. Et de quitter ce monde pour un monde meilleur ?" - Caleb a secoué la tête."Y a qu'un seul monde ».

  • Je suis passée si près d'arrêter le temps avec tes lèvres sur les miennes et ton whisky dans ma bouche que ça m'a rendue craintive de ce qui va suivre. Un mariage, un couple, un bébé, un autre. Le reste du monde ne me connaît qu'à travers les hommes à qui j'appartiens. Je suis la fille d'Hasil Day, je suis la fiancée de Briar Bird. Tu crois que je ne peux pas comprendre ce que ça fait à un homme d'avoir son cœur fendu en deux. Mais c'est pire que ça pour les femmes.

  • T'as pas envie d'être la femme de quelqu'un ? - Être la femme de quelqu'un, c'est la même chose qu'être la propriété de quelqu'un.

  • Mon père avait une histoire tout aussi magique, celle de l’origine de sa vocation d’homme de Dieu. Le plaisir qu’il prenait à la raconter était proportionnel au regret qu’avait ma mère d’y avoir cru un jour.

  • Et une fois l'hiver dissipé, quand viendraient les pluies et que le maïs pousserait haut et fort- nous pourrions l'émonder et le moudre, le faire tremper et le distiller. Nous laisserions la chaleur du feu nous réchauffer et le froid de la riviere nous laver. Et telles les collines qui nous regardent naître, mourir et renaître, nous nous élèverions.

  • Le fardeau semblait trop familier, la même pourriture qui avait répandu son odeur fétide sur toute ma montagne depuis la nuit de l’orage.

  • Ma mère n'était pas du genre à fabriquer quelque chose à partir de rien. Non, elle faisait le maximum avec ce qu'elle avait. c'était ce qu'Ivy préférait chez elle. Ma mère, qui était capable de réparer n'importe quoi, n'avait jamais considéré Ivy comme quelqu'un qui avait besoin d'être réparé.

  • Leurs vies étaient une seule et même vie, vécue deux fois.

  • La preuve de la faveur de Dieu reposait sur le nombre de fois où l’on trompait la mort après l’avoir frôlée.

  • L'héroïne fournissait aux gens le sentiment de communauté que l'église leur apportait jadis - avec un leader et des fidèles, une résolution partagée à survivre encore à un long hiver.


Biographie

Né en 1981, Amy Jo Burns est une auteure américaine. Elle a grandi à Mercury, Pennsylvanie, une petite ville de la Rust Belt touchée par le chômage et la pauvreté. Dans son premier ouvrage, Cinderland (2014), Amy Jo Burns raconte comment une série d’agressions sexuelles sur mineures a perturbé la communauté dans laquelle elle a grandi – et comment elle-même et les autres victimes ont été réduites au silence. La condition des femmes, les régions industrielles dévastées, l’emprise du non-dit et de la tradition sur les existences… Autant de thèmes qu’elle explore de nouveau, sous l’angle de la fiction, dans Les femmes n’ont pas d’histoire, son premier roman traduit en France. Amy Jo Burns a également publié des articles dans de nombreux journaux, parmi lesquels The Paris Review Daily. Elle vit dans le New Jersey avec son mari et ses deux enfants. Les femmes n'ont pas d'histoire est son premier roman traduit et publié en français.

En savoir plus :


Sur le roman 

vidéos

Presse


Dans l'univers du roman

La Rust belt


La Virginie Occidentale


la vie dans les Appalaches


Sur les exploitations minières en Virginie-Occidentale

Aujourd'hui encore, l'exploitation des mines de charbons dans les Appalaches sont responsables de cancers et de pollution des sols et rivières. Si le charbon générait en 2019, 14 milliards de dollars, ceux-ci ne vont pas dans la poche des miniers. De plus les nouvelles méthodes d'extraction, en faisant directement exploser les cimes et la roche renvoient des poussières nocives. Cette technique demande moins de personnel, ce qui crée aussi un chômage important. Les anciennes mines abandonnées sont laissées en l'état, et continuent de polluer aussi. La Virginie Occidentale a le taux de mortalité par cancers et maladies cardio-vasculaires le plus élevé des USA. La région des Appalaches a aussi un taux de chômage et de surmortalité records. Plusieurs affaires ont été médiatisées, mais les actions promises sont longues à se mettre en place.


Sur la pratique religieuse et les serpents


Enfin, et je ne vous conseille pas de le faire, sauf su vous voulez mourir dans l'année, la recette du moonshine : https://fr.wikihow.com/faire-un-rapide-et-savoureux-alcool-de-contrebande. De plus il s'agit de contrbande et vous risquez des peines pénales lourdes.



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