L'histoire
Quand Stella aperçoit l'agression d'une jeune fille, dans un terrain abandonné derrière sa maison, elle ne reconnaît pas sa nièce Emily, 13 ans. Et la police qui met 4 h à venir ne la croit pas, la jeune fille s'étant enfuie.
C'est ainsi que commence le roman choral de Katherena Vermette qui va donner tour à tour la parole à 9 femmes et un homme, tous amérindiens, qui vivent dans le quartier défavorisé de Nord- Est de Winnipeg (Canada). Et tous les secrets, la lutte constante de ces femmes pour assumer leur place dans la société.
Mon avis
Une jolie trouvaille des excellentes publications de la filiale « Terres d'Amérique » d'Albin Michel.
Katherena Vermette connaît son sujet elle est née à Winnipeg dans ce fameux quartier du North End. Elle va nous raconter à travers la voie des 9 femmes et d'un homme la vie difficile dans un quartier gangrené par les gangs, la drogue et l'alcool. Tour à tour chaque femme s'exprime, souvent de la même famille, les Traverse. Il y a l'arrière grand-mère, la sage Kookom qui comprend bien des choses sans le dire et est toujours là pour apaiser. Puis ces 2 filles Cheryl, femme vieillissante qui a tendance à boire et aussi prendre les choses en mains et Rain, droguée, retrouvée morte probablement tabassée par son petit ami de l'époque. A la génération suivant nous retrouvons les petits-enfants : Stella, fille de Rain, élevée par sa grand-mère qui a épousé un blanc, un homme gentil et protecteur mais qui ne la comprend pas. Puis les cousines Lou, mère de deux garçons qui attend le retour de son compagnon Gabe tout en sachant qu'il ne reviendra pas, et qui elle aussi veut se présenter comme une femme forte. Elle est assistante sociale, voit défiler des gamines perdues tous les jours, sans solutions satisfaisantes. Sa sœur Paulina, la mère d'Emily, est une femme timide qui vit avec un homme gentil et rassurant dont pourtant elle se méfie. Véritable mère-poule, elle ignore tout de l'histoire d'Emily, la jeune fille agressée.
Puis nous avons les paroles de Zegwan, meilleure amie d'Emily, qui elle aussi a été agressée, et a perdu de vue Emily. Elle se montre très réticente à dire la vérité à la police pour ne pas révéler le secret d'Emily (une histoire d'amour adolescente). Et puis Phoenix, la loubarde, fille d'une femme droguée, qui est placée de foyer en foyers d'accueil. Elle s'enfuit du dernier et trouve refuge chez son oncle, un dealer membre d'un clan.
Enfin Timmy, le policier « méti » (peuple autochtone reconnu parmi les 3 peuples de la région de Manitoba, méprisé par son chef, un vieux flic blanc et flemmard, mais qui à force de ténacité va résoudre l'enquête.
En fait, ce n'est pas l'enquête en elle-même qui nous passionne, mais plutôt les récits et les vies difficile des ces femmes, qui n'arrivent pas à guérir de leurs blessures intérieures : la méfiance des hommes, souvent violents, le manque de reconnaissance sociale, emprise des drogues, pauvreté. Mais c'est aussi l'amour immense qui soude ces femmes, toutes reliées par des liens familiaux ou amicaux, à travers les époques. Certaines s'expriment à la première personne du singulier, d'autres à la 3ème personne. Et puis il y a la voix poétique de Rain, trop vite disparue qui lie le roman d'un amour inconditionnel, tout comme celui de Kookom (grand-mère en Cree).
La justesse des personnages, l'écriture structurée, les émotions diverses (violence, douleur, remords, colère) n'en font pas un livre à charge contre les conflits ethniques mais ouvre sur la voie de la Beauté, de l'amour et sur la force de ses femmes qui malgré tout trouvent la force de ne plus subir mais de s'émanciper, dans ce Canada sous la neige d'un univers glacial et fantomatique. Un premier livre très réussi pour cette jeune écrivaine en devenir, très « page turner » comme on dit.
Extraits
Pendant que Stella s'affaire à ranger, Kookoo, assise dans son fauteuil, lui raconte les derniers ragots. Ce qui s'est passé dans le quartier depuis qu'elle est partie. Qui s'est enfui avec qui, la série de cambriolages, les vitres brisées, et les gangs qui sont si dangereux. "Tu n'as jamais eu envie de déménager, Kookoo ? demande Stella au bout d'un moment. De partir t'installer ailleurs ? - Partir m'installer où? C'est chez moi ici. C'est là que j'ai grandi." Elle pointe le menton en direction de la rivière. "Tu as grandi là." Elle le pointe dans l'autre direction. "J'ai toujours vécu ici. - Je sais, mais ce n'est pas un quartier sûr, Kookoo . On devrait peut-être aller vivre ailleurs." Elle dit "on" au cas où ça pourrait convaincre sa grand-mère. Si Stella déménageait en premier, elle la rejoindrait peut-être volontiers. "Sûr ou pas, un quartier est un quartier." Stella secoue la tête. "C'est faux. Il y a plein de trucs qui n'arrivent pas dans les quartiers sûrs." Kookoo rit sans méchanceté. "C'est juste différent là-bas, ma Stella. C'est juste différent, ou alors c'est bien camouflé. Ça a l'air différent mais il se passe des choses épouvantables partout. - Ma Kookoom." l'air sérieux, Stella regarde sa grand-mère droit dans les yeux. "Les filles ne se font pas agresser dans les quartiers sûrs." Sa grand-mère la fixe malgré sa quasi- cécité." Ma Stella, les filles se font agresser partout."
Phoenix conserve en elle toutes les histoires dont elle se souvient. Elle avait l'habitude de les considérer comme de bons secrets qu'elle seule détenait. Quand elle était petite, elle croyait que si elle en avait plus de bons que de mauvais, alors tout irait bien. Maintenant qu'elle a grandi, elle sait que ce sont des conneries, mais elle continue à chérir les bons secrets.
Elle a vécu une vie entière depuis la mort de sa mère. Elle a obtenu son diplôme de fin d'études secondaires, elle est allée à l'université, elle a voyagé, occupé des postes intéressants, épousé un type bien, planifié ses grossesses - toutes ces choses dont elle n'aurait jamais pensé être capable. Elle est devenue le genre de femme qu'elle n'avait jamais rencontré avant. Et pourtant, la voilà, la même enfant sur le même canapé, avec les mêmes visages qui la regardent depuis le mur. Petite, frigorifiée, apeurée, seule, elle se retrouve dans le périmètre de quelques pâtés de maisons où elle a passé la plus grande partie de son existence.
Dans une demi-heure, elle sera rentrée dans son appartement et pourra travailler jusque tard dans la nuit. Mais d’abord, il lui faut profiter d’être là, bien au chaud, entourée de ses filles. Ce sont les moments qu’elle préfère, ceux qui lui font toujours du bien, quoi qu’il arrive.
Quand je t’ai entendue, encore pénétrée de tant de souffrance et de tristesse, je n’ai voulu qu’une chose, être à tes côtés. J’avais encore besoin que tu aies besoin de moi. Je suis le souffle léger et le vent autour de toi. Je suis la certitude que tu n’es jamais vraiment seule. Tu es tout ce qui fait ma force et rien de ce qui fait ma faiblesse. Tu es le rêve de ma vie. Voilà ce que j’ai à t’offrir.
Je suis différent, je suis un sang-mêlé, Je le serai toujours, la moitié du sang de l'un et la moitié de l'autre. Différent des deux. Les Européens ont commencé à partir discrètement, tel un homme qui, dans le noir, quitte sur la pointe des pieds la chambre d’une femme endormie.
Le fait est que lorsque ma sœur est apparue, vêtue d’une vieille chemise et d’un pantalon de jogging, avec un énorme saladier à la main, Pete l’a regardée comme s’il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Son visage s’est littéralement illuminé.
Mais pour elle, la cinquantaine ressemble exactement à la quarantaine- sauf que tout lui fait plus mal.
Elle est aussi impitoyable que je suis hésitante. Elle a des couilles alors que je n’éprouve que des sentiments de fille, gris et compliqués, pour tout.
Les deux amies attrapent leurs manteaux et prennent la direction du bar. Bras dessus, bras dessous, elles glissent sur la neige et rient trop fort, la bouche ouverte, car personne ne s’intéresse à ce que font les femmes de leur âge.
Biographie
Née en 1977 à Winnipeg (Province du Manitoba – Canada) à Belfast, L’auteure d’origine autochtone Katherena Vermette a grandi à Winnipeg, au coeur du territoire de la nation Métis visé par le traité no 1. Elle signait en 2012 le recueil de poésie North End Love Songs, lauréat d’un Prix du Gouverneur général. Ligne brisée, dont la version originale anglaise The Break a été finaliste au Prix du Gouverneur général et au Rogers Writers’ Trust Fiction Prize, en plus d’être récipiendaire du Amazon First Novel Award, est son premier roman.
En savoir plus :
https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/katherena-vermette
https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/katherena-vermette
son site : https://katherenavermette.com/
Sur le roman
vidéos
Presse
https://www.senscritique.com/livre/les_femmes_du_north_end/47475530
https://actualitte.com/livres/1126463/les-femmes-du-north-end
https://www.telerama.fr/livre/romans-polars-bd-les-livres-de-2022-a-devorer-cet-ete-7011029.php
Dans l'univers du roman
Sur Winnipeg
Les ethnies à Winipeg
https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/winnipeg-2
https://www.gov.mb.ca/inr/resources/pubs/abpeoplembfrweb.pdf
Les Cree
photos : https://www.gettyimages.ca/photos/cree-canada et https://www.alamyimages.fr/photos-images/cree-people-quebec-canada.html?sortBy=relevant
Les meti ou métis
Sur les femmes autochtones et amérindiennes au Canada
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