vendredi 24 mars 2023

POLINA PANASSENKO -Tenir sa langue -Edtions de l'Olivier -2022

 

L'histoire

Pauline veut reprendre son prénom d’origine : Polina, née en URSS, trois ans avant la chute de l'URSS en 1991. Ses parents sont juifs et ont gardés dans la mémoire familiale les humiliations de juifs en Ukraine notamment lors de la Grande Famine où les juifs envoyés coloniser dans l'est oriental de la Russie, puis par un antisémitisme pendant la Guerre froide. La jeune Polina ne comprend pas ce changement quand ils débarquent à Saint-Étienne, dans un pays où il ne faut pas de tickets de rationnement, et où l'on trouve toute la nourriture possible, y compris les sucreries. Elle ne comprend pas non plus pourquoi elle doit aller à la maternelle pour apprendre une autre langue, le français, tout comme elle ne comprend pas ce monde qui la perturbe voire la terrifie. Elle se bat alors pour reprendre son nom d'origine, son nom russe dans un récit très amusant.


Mon avis

Un petit livre amusant, qui nous parle de l'identité et de la double identité. Devenue Pauline (pour favoriser son intégration en France, parce que son père ingénieur a trouvé un bon poste à Saint-Étienne), la fillette se retrouve dans un monde qui lui semble effrayant et bizarre. Elle a beaucoup de mal à apprendre le français car elle espère toujours revenir à Moscou où sont restés les grand-parents, et d'ailleurs la famille va leur rendre visite tous les ans, pour son plus grand bonheur.

Finalement Polina va très bien parler le français et même perdre son accent russe, pour parler comme « Jean-Pierre Foucault », ce que sa mère, pourtant intraitable avec l'école, regrette un peu.

Mais l'originalité du roman tient justement du langage, avec des trouvailles linguistiques très amusantes et des bourdes interculturelles, des lapsus pas si innocents. Mais derrière cette histoire amusante, et le combat difficile pour retrouver son vrai prénom, il y a un joli message que veut faire passer cette autrice d'origine russe : la tolérance face aux doubles cultures quel qu’elles soient, et le respect pour les prénoms choisis. Car Polina était le prénom de sa grand-mère prénom qu'elle a choisit pour remplacer son prénom juif « Pessah » qui veut dire passage en yiddish pour faire oublier qu'elle est juive, alors qu'une vague d'antisémitisme s'abat sur la Russie. Laquelle grand-mère utilise des mots de yiddish (qui ne sont pas traduits). Là aussi, un prénom oublié, pour la survie.

Alors l'autrice s'amuse avec les mots, les deux cultures et plaide pour une humanité où le respect intime de la personne doit être une valeur fondamentale. Irrévérencieux, plein d'humour et aussi de tendresse, ce petit livre joyeux se lit très facilement. Finalement quand on y pense nous avons tous plusieurs identités, et qui n'a pas rêvé un jour de changer de prénom ? Dans les civilisions amérindiennes d'ailleurs, un indien aura son prénom américain mais aussi son prénom secret (ou pas selon les tribus) qui représente sa personnalité ou le rôle qu'il aura à tenir au sein de son clan.



Extraits

  • Un matin, l'annonce tombe. Polina, demain tu vas à la materneltchik. […] Le lendemain, j'arrive avec ma mère devant un immense bloc de béton. Sur le côté, il y a un trou noir. Des adultes entrent à l'intérieur avec des enfants et ressortent seuls. À côté du bloc de béton, il y a un enclos avec des enfants qui hurlent et courent dans tous les sens. J’entre dans le trou noir avec ma mère. À l'intérieur ça sent le parapluie mal séché et la peau de lait bouilli. On monte un escalier, on longe un couloir, on s'arrête devant une porte ouverte. À l'intérieur : une grande salle éblouissante pleine d'enfants. J’attrape la cuisse de ma mère à travers son jean. Je l'attrape et je serre fort. Partout des enfants assis à de petites tables. Partout des enfants et aucun parent. Des orphelins ! je me dis.

  • Janvier 1990. Le premier McDonald's d’URSS ouvre à Moscou. Trente mille personnes. Un kilomètre et demi de queue. Je suis dedans avec mes parents et ma sœur. Il fait froid mais ça vaut le coup. On piétine pour les buterbrods venus de l'Ouest et leurs emballages individuels. Une fois le contenu mangé, on ne les jette pas. On les lave et on les garde. C’est une preuve. Ma mère commande un sachet de frites supplémentaires pour mon grand-père. Lui seulement. Ma grand-mère s'est montrée claire sur son refus d'y toucher. Si elle veut une patate, elle se la prépare. Pas besoin d'Américains pour ça.

  • Ma tante a le judaïsme clignotant. Chez elle "le peuple juif" oscille entre le "nous" et le "ils". Elles est juive sans l'être. On dirait que c'est au cas où. Au cas où quoi je ne sais pas mais si je pose une question sur le "nous", il faut y aller mollo sinon on a vite fait de rater l'embranchement et on se retrouve en plein "ils".

  • Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l'abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m'amène de nouveaux mots, vérifie l'état de ceux qui sont déjà là, s'assure qu'on n'en perd pas en route. Elle surveille l'équilibre de la population globale. Le flux migratoire: les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules, se glissent sous la barrière. Ils s'installent avec les russes, parfois même copulent, jusqu'à ce que ma mère les attrape. En général, ils se piègent eux-mêmes. Il suffit que je convoque un mot russe et qu'un français accoure en même temps que lui. Vu!

  • Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins.

  • Tu as un français impeccable. Une cuisine bien lavée. Pas de pelures coincées dans le trou de l'évier. Pas de taches sur la nappe. Même pas une miette accrochée à l'éponge.

  • La Muraille de Chine c'est un immeuble sublime. On dirait un immeuble russe. Un immeuble immigré.

  • Si le son marche, il devient mot. S'il ne marche pas, je le relâche dans le fleuve. Un son qui marche c'est un son qui produit quelque chose. Un son qui ne marche pas équivaut au silence. Tu fais le son mais l'autre fait comme si tu n'avais rien dit. C'est ce qui s'est passé pour le "Salu hibou" de ma mère. Salu hibou? Je regarde Philiptchik: pas de réaction. Splash! Dans le fleuve.

  • En bas de notre immeuble, à côté du mur de la chaufferie, il y a une fenêtre avec une vendeuse derrière. On doit lui dire ce qu’on veut en fonction de ce qu'il reste. Elle pèse tout sur une grande balance bleue avec une flèche qui oscille. Sur un plateau elle pose ce qu'on achète, sur l’autre elle met des cylindres, quand la flèche du cadran est au centre, elle s'arrête. Ensuite elle fait claquer les perles en bois sur les tiges du boulier et annonce un chiffre. Ma mère tend les papiers carrés qui donnent le droit d’acheter et ensuite les roubles. Sans les papiers carrés, les roubles ne servent à rien.

  • Français sans accent ça veut dire français accent TV personnage principal. Accent Laura Ingalls et Père Castor. Accent Jean-Pierre Pernaut et Claire Chazal. Prendre l'accent TV c'est renoncer à tous les autres. Pas de cumul possible avec l'accent TV.

  • Mais à Saint-Étienne on peut parler français sans accent et avoir l'accent stéphanois. On peut le cumuler. Stéphanois + russe. Stéphanois + russe + banlieue. Il y a aussi le parler gaga. Le parler gaga, pendant longtemps, je ne savais pas que ça se cumule. Je ne savais pas qu'en dehors du Forez, personne n'est berchu quand il lui manque une dent.

  • A Sciences-Po, le premier jour de cours, on s'est retrouvés dans le même groupe d' "introduction à la sociologie". Je ne connaissais personne. Je me suis assise derrière une rangée de types de mon âge qui avaient déjà une cravate enfoncée dans la pomme d'Adam et un attaché-case en cuir. Je me suis dit qu'à part la calvitie ça ne leur laissait pas beaucoup de marge pour la suite.



Biographie

Née à Moscou, ,Polina Panassenko est une auteure, traductrice et comédienne russo-française. Après des études à Sciences-Po Paris elle suit une formation en art dramatique à la Comédie de Saint-Étienne et à l'École-studio du Théâtre d’Art de Moscou (MKhAT).
En 2015, elle a publié "Polina Grigorievna", une enquête parue aux éditions Objet Livre.
"Tenir sa langue" est son premier roman.
En savoir plus :

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Dans l'univers du roman

Sur l'antisémitisme en URSS


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Sur l'histoire des juifs en Ukraine

Notons que l'actuel président de l'Ukraine, V. Zelensky est d'origine juive askhénaze.


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Des modèles de lettres sont disponibles sur le web.


Sur le yiddish


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