mardi 13 juin 2023

ELIF SHAFAK – Crime d'honneur – Édition Phoebus ou Poche 10/18. - 2014

 

L'histoire

Londres 1991. Iskender, 30 ans à peine, sort de prison après 13 années de peine. Il a tué sa propre mère, La jolie Pembé dont il supposait la liaison avec un homme autre que son père. En fait de liaison, il s'agissait de pudiques rencontres avec un homme, à peine un baiser échangé du bout des lèvres. Il faut dire que Pembé a été abandonnée par son mari, alcoolique, joueur, et infidèle qui est parti pour vivre avec une danseuse de cabaret ? Pour nourrir ces 3 enfants, la fougueuse Esma et le petit dernier Yunus scolarisés dans des bonnes écoles à Londres, Pembé travaille dans un salon de coiffure. Mais elle est aussi l'héritière d'un lourd passé familial. Il faut comprendre le pourquoi de ce meurtre, et comment des croyances d'un autre temps et d'un autre pays ont conduit à cette situation là.


Mon avis

On n'est jamais déçu quand on lit un livre d'Elif Shafak. A chaque fois, elle nous offre des histoires qui tentent de réconcilier Orient et Occident. Avec sa poésie naturelle, une structure du roman qui ne nous laisse jamais en rade.

Pour comprendre l'histoire, il faut remonter à 2 générations. Dans un village perdu de la Turquie kurde, la mère de Pimbé n'a donné naissance qu'à 7 filles et pas un héritier. Ce que cette femme, morte en couches après avoir encore donné naissance à une fille mort-née, ne se pardonne pas.

Parmi les benjamines, les deux jumelles Pembé et Jamila sont inséparables. Mais Jamila i est déjà exclue du village : même si sa virginité est restée intacte, elle avait été enlevée par des truands mais les ragots du village font qu'elle ne peut pas se marier et d'ailleurs elle ne le souhaite pas. Son prétendant Arem épouse donc la jumelle, une femme qu'il n'aime pas et qui ne l'aime pas non plus, mais ainsi est fait le destin. Jamila restera au village, dans une modeste maison où elle deviendra sage-femme et guérisseuse, tout en correspondant avec sa sœur tant aimée.

Après un séjour à Istanbul, la famille de Pembé, alors enceinte de son troisième enfant, débarque en Angleterre dans le quartier modeste de Hackney où vivent des familles de migrants. Adem trouvera bien un emploi mais entre la boisson et les dettes de jeu, il fini par délaisser le foyer, pour s'installer avec une danseuse de cabaret dont il devient le serviteur.

Pembé se retrouve seule à élever 3 enfants. Iskender celui qu'elle appelle son sultan, l’aîné, est orgueilleux, violent, soupçonneux. Entouré d'un gang de mauvais garçon, et influencé à son insu par l'islamisme radical qui commence à prendre racine, il se met à surveiller sa mère et découvre qu'elle voit un autre homme en cachette. Sans rien savoir ni comprendre, sans parler avec sa mère, poussé par les mauvais conseils, il décide qu'en tant qu'homme et chef de famille désormais il doit agir. Et il comment l'irréparable.

Sa sœur Esma est douée pour les langues et se fond très vite dans la société anglaise. Elle se rêve en auteur (elle précise bien écrivain sous un pseudonyme), noue une belle complicité avec son petit frère, et ne s'intéresse pas au comportement de sa mère, en bonne adolescente rebelle.

Yunus lui, bien qu'à peine 7 ans tombe amoureux d'une jeune punkette qui vit dans un squat où se retrouve toute une bande hippies, d'anti-capitaliste, où la bière coule à flots tout comme les pétards, la musique punk dans une atmosphère finalement bon enfant. Ce sont les années Thatcher, la crise économique frappe, mais on est aussi à peine sorti du mouvement hippie et les jeunes désabusés refont le monde à leur façon. Yunus qui deviendra un musicien reconnu se sent bien dans cette nouvelle famille. Si il aperçoit sa mère avec un autre homme par hasard, il ne dit rien. Il est d'un tempérament pacifique, et ne perçoit pas le danger mais il sera efficace quand on aura besoin de lui, tout comme Esma, ces deux là sont liés d'une forte complicité.

D'ailleurs Adem, le père malgré ses crises d'ivrogne est plutôt un homme libéral, il est fier des ses enfants, et il est content que les deux derniers aillent dans de bonnes écoles, ne fait pas attention aux tenues de sa fille ou de sa femme qui s'habille sobrement. Il ne fait pas non plus ses prières, plus gagné par la passion du jeu et un amour impossible pour une belle qui le méprise ouvertement. Pas plus qu'il ne songe à demander le divorce, étant pris dans son propre engrenage.

Un récit plein de rebondissement, où nous suivons les vies des principaux personnages, dans la Turquie kurde musulmane très attachée à ses traditions, où l'on parle de djinn, de sorciers, de sort et où on gagne à peine de quoi survivre et dans un Londres en pleine mutation socio-économique. Et avec des actions violentes contre les migrants, on voit aussi comme se met en place le début d'un Islamisme radical, dans un pays jugé bien trop libertaire, et ceci en raison de l'autonmie des femmes.

Elif Shafak nous réserve aussi des petites surprises, mais je ne dévoilerais rien.

Encore une fois, ce livre se lit d'une seule traite, avec cette belle écriture, où se mêlent les parfums de rose, d'épices, ou de sueur du métro. Et au centre de tout cela, Iskender qui fait malgré lui un cheminement en prison, rongé par le remords, la culpabilité qu'il masque par la colère et abandonné des siens.




Extraits :

  • Une fois, après un orage, il était tombé sur des créatures des profondeurs rejetées sur la rive. ça l'avait choqué de voir ces organismes si singuliers sans espoir, après ce déplacement. Au fil des ans, tandis qu'il travaillait dans de nombreuses villes occidentales, il s'était souvenu de cette scène en observant la vie des immigrants de première génération. Eux aussi étaient coupés de leur environnement naturel. Dans leur nouveau cadre, ils avaient du mal à respirer, ils étaient vulnérables, ils attendaient que l'océan les remporte ou que la plage avale leur inconfort, les aide à se faire une place. Elias comprenait ces émotions, car il s'était toujours considéré comme un homme vivant en marge d'autes cultures, mais, fondamentalement, il était différent d'eux. Il pouvait survivre n'importe où, puisqu'il n'était attaché à aucun bout de terre.

  • A une époque, je me croyais de taille à réaliser de grandes choses, à livrer des batailles épiques, à défendre des idéaux. J'allais devenir écrivain et militante des droits de l'homme. Je voyagerais par le monde pour voler au secours des opprimés, des victimes. J.B. Ono- le célèbre auteur de romans où personne ne se laisse piéger par l'amour. J'avais souhaité être au centre du monde. J'ai fini par accepter de n'être qu'un des nombreux personnages d'une histoire, et encore, pas un des principaux.

  • Je ne crois pas être en mesure de devenir un véritable écrivain, et ça n'a plus d'importance. J'ai atteint un âge qui me met davantage en paix avec mes limites et mes échecs. Il fallait pourtant que je raconte cette histoire, ne serait-ce qu'à une personne. Il fallait que je l'envoie dans un coin de l'univers où elle pourrait flotter librement, loin de nous. Je la devais à maman, cette liberté.

  • Les humains sont des êtres curieux. Ils trouvent les insectes répugnants, mais se disent chanceux quand une coccinelle se pose sur leur doigt. Ils détestent les rats, mais affectionnent les écureuils. Révulsés par les vautours, ils sont impressionnés par les aigles. Ils méprisent les moustiques et les mouches, mais s’émerveillent devant les lucioles. Alors que le cuivre et le fer ont leur importance en médecine, ils ne leur prêtent guère d’attention, mais ils vénèrent l’or. Ils ne remarquent même pas les pierres sur lesquelles ils marchent et deviennent fous devant les pierres précieuses.

  • Notre père nous envoyait des cartes postales, des cadeaux et de l'argent d'Abu Dhabi, de moins en moins au fil des ans, jusqu'à ce qu'il finisse par couper tout contact. Mon oncle et ma tante nous ont cachés son suicide aussi longtemps qu'ils ont pu, en dissimulant, brouillant, déformant la vérité. Je le sais, parce que je fais la même chose avec mes enfants. C'est devenu une tradition familiale de voiler la vérité, de l'enterrer si profondément dans le quotidien immuable qu'au bout d'un moment on ne peut plus l'atteindre, même par l'imagination.

  • Istanbul... Dans les circonvolutions de ma mémoire, le nom de la ville se distingue des centaines de mots que j'ai rangés tout au fond, au fil de ma vie. Je le pose sur ma langue, je le déguste lentement, avec envie, tel un bonbon. Si Londres était un bonbon, ce serait un caramel - riche, intense et traditionnel. Istanbul, par contre, serait un morceau de réglisse à la cerise - un mélange de saveurs opposées, capable de transformer l'aigreur en sucre, la douceur en amertume.

  • Quoi qu'il se produisît dans un coin du village, ça se savait immédiatement. Les secrets étaient un luxe que seuls les riches pouvaient s'offrir.

  • Un salon de beauté est sans doute un lieu où se faire couper les cheveux avant une mise en plis, mais c’est surtout un lieu de parole. Les femmes n’y viennent pas parce qu’elles doivent arranger leur coiffure tous les quinze jours. Beaucoup ont juste envie de bavarder, d’échanger des mots qui s’écoulent comme l’eau suit les méandres d’un fleuve. De temps à autre, les clientes ont besoin de quelqu’un avec qui papoter, elles aiment se faire chouchouter comme la princesse qu’elles ont rêvé d’être, enfant.

  • Les mots, comme les tribus nomades, n'ont pas d'adresse. Ils voyagent au loin, se dispersent sur la terre.

  • Un homme privé de l’honneur qui lui est dû est un homme mort. Il ne peut plus marcher dans les rues, à moins de s’habituer à déambuler le nez vers les pavés. Il ne peut plus aller au salon de thé ni jouer au trictrac, ni regarder un match de foot au bistrot. Il voûte les épaules, serre les poings, ses yeux s’enfoncent dans leurs orbites et tout son être n’est plus qu’une masse apathique contre les rumeurs, de plus en plus rabougrie. Personne ne lui prête attention quand il parle, ses mots n’ayant pas plus de valeur que des galettes de bouse.

  • Les mères ne montent pas au paradis, quand elles meurent. Elles obtiennent la permission de Dieu de rester un peu plus longtemps dans les parages pour veiller sur leurs enfants, quoi qu’il se soit passé entre eux au cours de leurs brèves vies mortelles.

  • Cette fois, Naze ne chercha pas à s’enfuir. Elle poussa un soupir, enfouit son visage dans l’oreiller et se tourna vers la fenêtre ouverte, comme si elle s’efforçait d’entendre le destin murmurer dans le vent, doux comme le lait. Elle se dit que, si elle écoutait très attentivement, elle pourrait percevoir une réponse des cieux. N’y avait-il pas, après tout, une raison qu’elle ignorait mais qui était sûrement évidente aux yeux d’Allah, pour qu’Il leur ait envoyé deux filles de plus, alors qu’ils en avaient déjà six, et toujours aucun fils ?

  • Depuis qu’elle était petite, Pembe adorait les chiens. Elle aimait leur manière de lire dans l’âme des gens, même profondément endormis, à travers leurs paupières closes. La plupart des adultes croient que les chiens ne comprennent pas grand-chose, mais elle pensait qu’ils avaient tort, que les chiens comprenaient tout. Ils étaient juste indulgents.

  • Pour elle, l'avenir était une terre pleine de promesses. Elle n'en connaissait rien, mais elle ne doutait pas qu'il fût lumineux et superbe, un lieu au potentiel infini, une mosaïque de pierres mouvantes, tantôt en ordre impeccable, tantôt un peu désorganisées, qui se recréait constamment.
    Pour Adem, le passé était un autel, fiable, solide, immuable et surtout persistant. Il fournissait l'explication du début de tout ; il lui donnait une impression de stabilité, de cohérence et de continuité.

  • Le passé se trouve dans un coffre, au grenier, au milieu de choses valables ou sans aucun intérêt. Je préfère le laisser fermé, mais il s’ouvre au moindre coup de vent, de lui-même, et, avant que je puisse intervenir, son contenu s’éparpille. Je remets chaque feuille à l’intérieur, une par une, les souvenirs, bons ou mauvais, jusqu’à ce que le coffre se rouvre quand j’y suis le moins prête.

  • La culpabilité est une émotion bizarre. Ça commence par un doute, petit comme un pou. Ça s’incruste dans votre peau, ça vous suce le sang, ça accroche ses œufs partout.

  • Les noms féminins, quant à eux, évoquent la délicatesse d’un vase en porcelaine fine. Avec des noms comme Nilüfer, « Fleur de lotus », Gülseren, « Buisson de roses », ou Binnaz, « Mille flatteries », les femmes sont les ornements de ce monde, de jolis à-côtés, mais rien d’essentiel.

  • Comparée à celle d’un diamant, la vie humaine est plus brève qu’une pluie d’été. À quatre-vingts ans, un humain est vieux et frêle, mais un diamant n’est encore qu’un nourrisson.

  • Nul besoin d’être noire pour qu’un raciste s’en prenne à vous. Il y a de nombreuses formes de racisme, bien qu’elles soient toutes les mêmes, à mon avis.

  • Si un homme est querelleur, son amour est plein de luttes. S’il est calme, son amour est un baume. S’il se plaint tout le temps, son amour tombera en poussière. S’il est joyeux, son amour parlera de joie. Avant de perdre ton cœur pour une femme, tu dois te demander quel genre d’amour tu peux lui offrir.

  • Les êtres humains étaient destinés à la sédentarité, comme les arbres et les rochers. Sauf si vous étiez un de ces trois personnages : le mystique errant qui a perdu son passé, le fou qui a perdu la tête ou un Majnûn qui a perdu sa bien-aimée.

  • En Angleterre, tout était sens dessus dessous. Le mot "couscous" bien que courant, y était traité avec respect. Pourtant le mot "honte", bien qu'important, était pris à la légère.

  • Ce n'est que la surface. Avec les les gens comme avec la terre, la surface représente rarement le cœur.

  • On appela donc les jumelles par leurs deux noms : Pembe-Kader et Jamila-Yeter, Destinée-Rose et Assez-Belle. Qui aurait pu deviner que de l'un de ces noms ferait un jour la une des journaux dans le monde entier ?


Biographie

Née à Strasbourg en 1971, Elif Shafak, est une écrivaine turque. Elle est la fille d’une diplomate turque. Élevée par sa mère après le divorce de ses parents, elle a passé son adolescence à Madrid puis à Amman, en Jordanie, avant de retourner en Turquie.

Diplômée en relations internationales de la Middle East Technical University d'Ankara, elle est aussi titulaire d'un master en genre et études féminines dont le mémoire portait sur la circulaire Compréhension des derviches hétérodoxes de l'islam.

En 1998, elle obtient pour son premier roman, "Pinhan", le Prix Mevlana récompensant les œuvres littéraires mystiques en Turquie.
Son second roman, "Şehrin Aynaları", entremêle les mysticismes du Judaïsme et de l'Islam dans une Méditerranée historique du xviie siècle. Mahrem confirme par la suite le succès de Şafak, lui valant ainsi le Prix des écrivains turcs en 2000.
"The Saint Of Incipient Insanities" (2004) est le premier roman que Şafak écrit en anglais. Elle y raconte les vies d'immigrants musulmans à Boston et visite le sentiment d'exclusion que ceux-ci peuvent ressentir aux États-Unis. Lorsqu'elle y met la touche finale en 2002, Şafak est chargée de cours au Mount Holyoke College (dans le Massachusetts) auprès de la chaire de Women's Studies. Elle enseigne ensuite à l'université du Michigan dans la discipline “Gender and Women's Studies”. L'année suivante, elle devient professeur à temps plein au département des Études du Proche-Orient à l'université d'Arizona.
Après la naissance de sa fille en 2006, Şafak souffre de dépression post-partum pendant plus de 10 mois. Elle aborde cette période dans son premier roman autobiographique ("Lait noir") et y combine fiction et diverses formes de non-fiction.

Internationalement reconnue, elle est l'auteur d'une douzaine de livres, dont "La Bâtarde d'Istanbul" et "Bonbon Palace" qui sont des best-sellers en Turquie. Elif Şafak écrit aussi des articles pour des journaux et magazines en Europe et aux États-Unis, des scripts pour séries télévisées et des paroles de chansons pour des musiciens rock. Mariée à Eyüp Can, journaliste turc, rédacteur en chef du quotidien Referans, et mère de deux enfants, elle vit à Istanbul. .
En savoir plus :



Sur le roman

vidéos

Presse

Dans l'univers du roman

Sur les crimes d'honneur

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.