mardi 17 octobre 2023

THUAN – le parc aux roseaux – Actes Sud 2023

 


L'histoire

Une jeune vietnamienne rentre dans son pays à la fin des années 2000 après 10 ans passés à Paris pour étudier et faire une thèse de littérature qui ne la passionne pas et qu'elle n'achève pas. Elle confronte son regard occidentalisé à ce qu'est devenue son pays.


Mon avis

C'est un livre à la narration étrange que je vous propose de découvrir. Ici, la structure du roman est bouleversée par des allers-retours entre le passé parisien de la narratrice, ses rêves qui ont une allure de réalité, et son retour dans un Vietnam occidentalisé qu'elle ne reconnaît pas.

Sans brouiller la lecture, qui peut sembler déconcertante, cet ouvrage nous interroge sur l'identité propre, quand on a passé un certain temps dans un pays étranger – où l'on est, ne serait-ce par son physique – une étrangère et un retour au pays. Surveillée par son père, qui considère la littérature comme le plus noble des arts, elle est accueillie par sa sœur, qui a fait fortune dans l'immobilier, et qui lui offre un superbe appartement à Saigon (Ho Chi Min Ville actuellement), lui trouve un poste d'enseignante de français dans l'école qu'elle dirige. Il faut connaître l'histoire du Vietnam, qui sort progressivement d'un régime communiste dur (le Vietnam se veut un régime socialiste, toujours dirigé par le Parti Communiste), mais qui tend à s'ouvrir à l'économie de marché. Avec des passe-droits, sa sœur, mariée à un cadre du régime peut aller n'importe où avec n'importe qui. Son père lui accueille sa fille très content de la revoir mais lui demande de finir sa thèse. Il l'appelait déjà 2 à 3 fois par jour quand elle était à Paris pour suivre ses études. Et là Thuan démontre très bien l'oppression que subissent les femmes vietnamiennes. Soumises aux hommes, quand elles ne sont pas battues ou trompées par leur conjoint, elles se doivent d'être effacées et supposées tenir leur foyer, ne pas faire trop de vague. Même à Paris, les asiatiques sont considérées comme dociles (son amie Na , étudiante, qui attendait un bus se fait prendre pour une prostituée) et fragiles.

Terrible dénonciation du sort des femmes vietnamiennes que ce soit ici ou la. La narratrice (dont on ignore le nom) est célibataire et entend bien le rester. Elle a bien eu un amoureux, un certain P, qui a du se marier depuis, qui ne la considérait pas comme « son égale ». La trouvait-il trop dépendante de son père, de cette surveillance à distance. Son père ignore tout de sa vie parisienne, uniquement ce qu'elle veut bien lui raconter. A coté de cela, les femmes fortes et protégées du régime vivent dans un luxe fou, comme sa sœur, pourtant en instance de divorce, mais qui garde sa place de femme bien en vue.

Et puis il y a le français, la langue qui s'efface au profit de l'anglais, même le russe est oublié, rappelant des temps trop durs. La narratrice après quelques temps passé dans son pays qu'elle ne reconnaît plus, décide finalement de repartir à Paris, pour y vivre son destin. Lequel, on ne le saura pas.

Ce livre est interdit de publication à Ho-Chi Min, c'est dire si il dérange. Pourtant il circule quand même et fait l'objet de nombreuses études sut le style narratif de l'autrice.

Je vous conseille avant tout de vous renseigner sur l'histoire du Vietnam , qui vous permettra une meilleure compréhension du livre : https://fr.wikipedia.org/wiki/Vi%C3%AAt_Nam.




Extraits :

  • Malgré la guerre, la famine, l’embargo, les persécutions, la corruption, les Vietnamiens sourient immanquablement en toute circonstance, d’un sourire triomphant, comme ils disent. Les larmes ne sont réservées qu’à deux occasions : les funérailles et les chagrins d’amour. Les Français ne pleurent pas aux enterrements, rarement lors des ruptures, mais ils vont se pendre dans la forêt ou se jettent du haut d’une falaise pour la simple raison que les feuilles d’automne sont trop jaunes, que la mer est trop bleue ou que les oiseaux sont trop insouciants. Les Vietnamiens, eux, se suicident lorsqu’ils perdent un pari mais sûrement pas à cause de la solitude qu’ils évoquent comme les Français parleraient de voyages. Ils sont fascinés par les chansons qui exaltent la solitude. Chaque soir, des hommes rassemblés autour d’une bière devant un écran de karaoké, la cuisse d’une hôtesse sous une main et un micro dans l’autre, chantent en chœur "Parce que je suis seul, aimer c’est aussi être seul".

  • Mon père, quant à lui, oscille toujours entre la France et le Vietnam, entre pessimisme et optimisme, comme si c’était là son moyen de subsistance depuis son retour au pays. En lui, l’espoir et la déception se heurtent à chaque seconde. Il parle d’un ton exalté avant d’afficher aussitôt un sourire forcé. Peut-être aimerait-il pouvoir tout oublier et se joindre à cet optimisme collectif, mais il est aussitôt rattrapé par le pessimisme hérité de ses années françaises et par le regret, conséquence d’un excès de naïveté qui a changé le cours de sa vie.

  • P m’enlaça et me demanda si j’allais bien et comment j’avais fait pour le trouver ici. Je ne lui répondis pas. Les larmes inondaient mes paupières, coulaient sur mes joues et mes lèvres. Incapable de les sécher, je les avalai. Elles m’empêchaient de lui dire quoi que ce soit. Je le regardais sans sourciller. J’avais le nez bouché. La bouche sèche. Comme si j'étais muette, je fis signe à P de me suivre: mon appartement n'était qu'à une centaine de mètres. Il secoua la tête. Ses cheveux blancs à la lumière du soleil ressemblaient à des filaments de nylon. Son teint était hâlé. Les rides de son visage étaient plus marqués. Ses yeux étaient décolorés. Il était comme le film en négatif de lui-même lors de notre dernière rencontre au parc aux roseaux.

  • Si le pessimisme est la maladie chronique des Français, l’optimisme est le plus grand point commun des Vietnamiens .Ils ont sont si fiers qu’ils ont mis au point pour l’espèce humaine un nouveau concept qu’ils ont baptisé « optimisme révolutionnaire », mais qu’au final eux seuls comprennent et célèbrent à l’unisson .

  • Dans un de ces rêves, P est à bord d'un train, un train très étrange, qui avance sans locomotive, ni conducteur, et je cours derrière en criant son nom, tout comme aujourd’hui j’ai couru dans la ruelle, avec ce courant d’air chaud qui soufflait dans mes oreilles, avec le sentiment que mon cœur bondissait hors de ma poitrine.

  • Si en France les livres nous enseignent : "Je pense donc je suis", au Vietnam la vie nous apprend : "Je calcule pour ne pas mourir"

  • Ici, dire des vérités coûte souvent bien plus cher que les nids d'hirondelle.

  • Pour eux la seule différence entre Dumas et Duras résidait dans la lettre du milieu.

  • Pendant que tu étudiais la littérature à Paris, je me suis amusé: j'ai appris à investir à Saigon.

  • Depuis mon retour, je réalisais que Saigon était devenu un paradis de la chirurgie esthétique. Les femmes n’avaient besoin que de quelques heures pour ressortir de l'institut de beauté avec une arête nasale, de grands yeux à doubles paupières, la peau blanchie et une opulente poitrine, "comme les Européennes


Biographie

Après son baccalauréat à Hanoï, Thuân a suivi des études littéraires à Moscou avant de s’installer à Paris en 1992. Distinguée par le prix de l’Union des écrivains du Vietnam en 2008 et la bourse de la création du Centre national du livre en France en 2013 et en 2020, elle est la traductrice en vietnamien de Houellebecq, Modiano et Sartre, et l’autrice de huit romans dont la plupart ont été traduits en français, notamment chez Riveneuve et au Seuil. "Un avril bien tranquille à Saigon" paru chez Riveneuve en 2017 a été interdit par la censure vietnamienne en 2015. Auparavant, Thuân avait fait paraître chez Riveneuve, en traduction, L’ascenseur de Saigon (2013), T. a disparu (2012), Paris 11 août (2014). Elle a reçu pour son roman "Chinatown" (éditions du Seuil, 2009) le English PEN Translates Award (2020).
Auteure majeure de la littérature contemporaine du Vietnam, Thuân fait partie de la nouvelle génération des écrivains vietnamiens qui voyagent et partagent leur vie entre plusieurs pays. Ses romans font l’objet de nombreuses recherches dans les universités vietnamiennes pour son écriture novatrice, parfois dérangeante par son humour.

Elle vit depuis plus de vint ans à Paris.

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thu%C3%A2n

son site : https://thuan.fr/