samedi 2 décembre 2023

BEATRICE SALVIONI – La Malnata – Albin-Michel – 2023.

 

L'histoire

Monza, en Lombardie (Italie) sous le régime fasciste de Mussolini.

Francesca, une dizaine d'années s'ennuie dans sa grande maison bourgeoise entre les remarques désobligeantes de sa mère, une belle femme égocentrique et un père souvent absent. Sans véritable amie, elle observe celle que la petite ville appelle la Malnata (la née mauvaise), une gamine dépenaillée qui est insolente, est exclue de l'école et joue près des rives du Lumbro, avec 2 garçons un peu plus âgés qu'elle commande. Mais bientôt une grande amitié va naître entre ces deux filles que tout sépare, malgré les petites disputes, l'obstruction de la mère de Francesca. Une amitié libératrice où elles vont affirmer leur rôle de futures femmes dans un monde qui considère la vraie femme italienne est une mère reproductrice, et respectable. Où alors une « hirondelle » autrement dit une pute ou une femme aux mœurs légères.


Mon avis

L'entrée en littérature de la jeune Béatrice Salvioni (26 ans), se fait par ce roman dur et tendre à la fois, sorti et traduit simultanément dans 48 pays.

Dans le genre héroïnes qui ne vous quitteront plus, après les Turtle, Nelly et Eva, Duchess, Kiara ou Betty (Tiffany Mc Daniels), voilà le duo formé par Francesca et Maddalena (la malnata). Deux jeunes filles dans l'Italie fasciste que les vies opposent. D'un coté nous avons Francesca, la narratrice, mal dans sa peau, seule, dont la vie est réglée par sa mère qui n'a aucune marque d'affection pour sa fille, mais qui doit sauver les apparences. Francesca le comprendra plus tard, sa mère a des amants riches et notamment le signor Colombo, un magnat proche du Duche, respecté et craint aussi.

Rusant pour rejoindre cette Malnata qui la fascine, une amitié solide se crée et tisse des liens invisibles. La Malnata, la sorcière, la fille « qui n'a peur de rien » vit avec sa sœur et son frère Ernesto avec leur mère dans un minuscule appartement où les toilettes sont sur le palier, mais où il règne une chaleur humaine forte. Ce sont des pauvres, mais qui savent partager un panettone avec de la crème de mascarpone pour le repas de Noël, et où Francesca trouve comme une seconde famille.

Cette amitié fait jaser, d'autant que la petite fille devient une femme et suit les comportements de son amie, ose enfin faire des choses peut-être un peu stupides, mais qui sont le signe d'un rébellion qui s'ancre : contre le régime, contre les injonctions faites aux femmes. Et contre aussi les maltraitances subies : Domenica, la sœur aînée de la Malnata tombe enceinte d'un des fils Colombo qui lui avait promis le mariage et qui la rejette brutalement, tout comme il essaiera de violenter Francesca qui devient une jolie demoiselle. Ernesto, le frère aîné protecteur, fiancé et amoureux est mobilisé lors de la guerre contre l’Éthiopie d'où il ne reviendra pas, alors que les fils Colombo sont dispensés du front.

De quoi accroire l'animosité contre cette classe riche qui soutient un régime de plus en plus dur.

Mais il y a un tel charme entre la franchise de Maddalena et la douceur de Francesca, cette amitié fusionnelle pour inverser le destin, où les notions de bien ou de mal ne sont plus manichéennes, mais tout simplement l'expression de nos âmes humaines.

L'écriture parfaite de l'autrice, sans un mot de trop, avec des rebondissements, des joies et des chagrins font de ce livre un véritable cri de révolte. Non seulement parce qu'il rejoint l'actualité avec les violences faites aux femmes, mais qu'il interroge aussi sur l'Italie actuelle aux mains de l'extrême droite qui n'est jamais en faveur des femmes. Mais le féminisme ici se fait par des petites actions et par solidarité, entre la fougueuse et invincible Malnata et un Francesca qui se révèle aussi comme une battante. Un régal de lecture, un indispensable qui se joue des croyances populaires et absurdes, d'un monde qui refuse le mot chéri de liberté.


Extraits

  • Le père de Matteo répétait au contraire : "Cette guerre ne sert qu'à faire mourir de braves garçons pour ramasser un peu de sable. Les Abyssins ont raison. c'est nous qui voulons aller dans la maison des autres. Parce que c'est cela que font les fascistes. Ils prennent les affaires des autres et ils se les mettent dans la poche à leur profit et au profit de leurs copains. C'est ce qu'ils ont fait avec ma boucherie et ils le feront avec vos affaires à vous. Et pour nous, les pauvres gens, il ne reste plus que les crachats. Ou les grains de ce maudit sable d'Ethiopie !"

  • C’était peut-être cela, être grande et être une femme : ce n’était pas le sang qui vous vient une fois par mois, ce n’étaient pas les commentaires des hommes ou les beaux vêtements. C’était rencontrer les yeux d’un homme qui vous disait : « Tu es à moi », et lui répondre : « Je ne suis à personne. »

  • D'un côté, il y avait la vie telle que je la connaissais, de l'autre, celle que me montrait la Malnata. Et ce qui avant me semblait juste devenait difforme comme notre reflet dans le lavabo quand on se passe de l'eau sur la figure. Dans le monde de la Malnata, on faisait des concours de griffures de chat et pour apaiser la douleur on les léchait avec le sang. C'était un monde où il était interdit de jouer à faire semblant, et où on parlait aux garçons en les regardant dans les yeux. Je le contemplais debout sur son bord, son monde, prête à glisser dedans. Et je mourais d'impatience d'y tomber.

  • Le Duce, nous on avait appris à l'aimer depuis le début de l'école primaire, avec des comptines apprises par cœur qui comparaient sa naissance à celle de l'Enfant Jésus et racontaient l'histoire de sa vie comme une transfiguration.

  • On l'appelait la Malnata et personne ne l'aimait. Prononcer son nom portait malheur. C'était une sorcière, une de celles qui vous collent sur le dos le souffle de la mort.

  • Noé répandait une odeur de teinture d’iode et de pommade qui étouffait son parfum de terre qui me plaisait tant.

  • Je pensais vraiment que tu étais de celles qui fendent les têtes, tu sais? dit-il en se tournant vers la Malnata. J'y croyais, à ce qu'on disait de toi, et je dois dire que je pensais la même chose. Mais la vérité, c'est que toi, tu entres dans la tête des gens pour ne plus en sortir. C'est ça que tu fais.

  • La Malnata, elle a le diable dans le corps. Et si le diable te donne un baiser, tu ne lui échappes plus jamais. Même pas si tu meurs, parce qu'après tu vas en enfer.

  • S'affronter à coups de poing, se râper les genoux contre le fond visqueux et sentir la boue noire s'insinuer entre mes doigts et se coller à mes cheveux - tout cela fit de moi un être de chair. J'étais faite de sang et de peau, de bleus et d'os, d'angles aigus et de hurlements. J'étais vivante. Avec les Malnati, je pouvais dire pour la première fois "Je suis là" en percevant tout le poids de ces mots.

  • Dans leur monde, il n'y avait que des certitudes. La première : les choses qu'ils n'arrivaient pas à expliquer avaient été envoyées par le démon ou par le seigneur, selon qu'elles frappaient des gens qu'ils estimaient des personnes comme il faut ou des canailles. L'autre : ce n'était jamais de la faute des hommes.

  • Aucune toile n'était tombée du toit pour me fendre le crâne, aucune constriction des poumons ne m'avait suffoquée, aucun arrêt intempestif du cœur. J'avais parlé avec la Malnata, je l'avais fixée dans les yeux et le démon ne m'avait pas extirpé l'âme par les oreilles.

  • Le monde était régi par des règles qui ne devaient pas être violées. Il était rempli d'affaires de grands, énormes et dangereuses, et de fautes sans rémission qui pouvaient vous tuer ou vous envoyer en prison. C'était un endroit terrifiant, plein de choses interdites, où il fallait marcher sur la pointe des pieds en faisant bien attention à ne rien toucher. Surtout quand on était une fille.

  • Je progressais dans l'art de dire des mensonges et grâce à la complicité de Carla, j'arrivais à m'échapper au Lambro presque chaque jour pour être avec la Malnata et les garçons.



Biographie

Née à Monza en 1995, Beatrice Salvioni est titulaire d'une maîtrise en philologie moderne à l'Université catholique de Milan avec une thèse sur la narration interactive. Elle est diplômée du Collège "Writing" de l'école Holden de Turin et a remporté la session de nouvelles "Au-delà du voile de la réalité" du Prix Calvino 2021. Avec ses histoires, elle a également été lauréate du prix Raduga 2021 "Apprendre à connaître Eurasia" et finaliste du prix "8×8 you hear the voice".
Elle a pratiqué l'escrime médiévale et a gravi le Mont Rose. Elle dit qu'à l'âge de neuf ans, elle a mis des chaussettes et du jus de pomme dans un sac à dos et s'est enfuie à la recherche de l'aventure. L'évasion a duré jusqu'à la porte de la maison, mais elle écrit des histoires depuis.

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