jeudi 8 février 2024

Ron RASH – Le chant de la Tamassee – Seuil 2016 ou Points poche.

 

 

L'histoire

Une jeune fille de 12 ans, fille d'un important promoteur de Chicago se noie dans la Tamassee, rivière classée sauvage par le Congrès Américain, qui s'écoule entre la Géorgie et la Caroline du Sud. Maggie, photographe de presse qui travaille pour un journal local de Columbia (la Capitale de l’État) est envoyée sur place en compagnie d'un journaliste qui a frôle le prix Pullitzer. La jeune femme connaît bien cette région pour y être née, mais elle n'y a pas remis les pieds depuis 15 ans. Sur place, le débat oppose les militants écologistes au père de la jeune noyée qui veut faire élever un barrage temporaire pour récupérer le corps de sa fille cachée sur rocher. Mais la loi interdit toute intervention humaine sur cette rivière impétueuse...


Mon avis

Lire Ron Rash c'est toujours un bonheur. Même si ses romans se situent toujours en Caroline du Nord et Sud, les émotions sont toujours fortes entre violence et amour.

Ici il nous propose un dilemme : faut-il instaurer un barrage provisoire pour récupérer le corps d'une petite fille qui s'est noyée, prise dans un ressaut hydraulique, autrement dit un tourbillon de courants contraires dans la Tamassee, cette rivière tumultueuse que la loi a classé comme « sauvage », ce qui interdit toute intervention humaine ? Le débat oppose les écologistes et le père de famille dévasté mais aussi méprisant pour ces « bouseux » d'une région rurale bordée par la fin des montagnes Appalaches.

Il y a l'argument humain, où une famille peut enterrer son enfant, et les arguments écologistes : si on commence à installer ne serait-ce qu'une barrage temporaire, alors on ouvre une brèche. Les prometteurs du coin profiteraient de ce précédent pour construire des locations de vacances et faire perdre au comté sa nature exceptionnelle.

En parallèle, Maggie, la narratrice, revoit sa famille, alors qu'elle était partie depuis 15 ans. Elle est brouillée avec son père, atteint d'un cancer. Elle lui reproche son alcoolisme et une absence injustifiée pendant laquelle son petit frère s'est ébouillanté en voulant saisir une marmite bouillante de haricots. Ben a du subir des nombreuses greffes au visage et au main, mais d'un tempérament calme, il a pardonné à son père. Maggie est impitoyable et têtue. Autre dilemme pour elle, pardonner enfin à son père ou rester figée sur ses positions. Même si le père, ravagé par le cancer, reconnaît ses torts, c'est encore trop facile pour cette jeune femme qui est pourtant capable d'empathie.

Bien évidemment, Ron Rash donnera la solution aux doubles questions que lui même pose. A la violence des propos des deux parties sur le sort de la Tamassee et celle entre Maggie et son père, s'oppose la magnifique rivière et les souvenirs magiques que Maggie garde de son enfance traumatique.

La presse a parlé d'un polar écologique. Il n'en est rien à mes yeux, il s'agit d'un roman qui nous parle d'une région ou la nature est aussi magnifique que terrifiante, des ruraux qui vivent du commerce du bois et de la petite agriculture familiale. Avec un sens de l'observation des comportements humains rare et des envolées poétiques qu'on a presque envie de s’asseoir dans une petite crique de la rivière, entourée des sommets juste pour le plaisir. Ce roman, le deuxième de l'auteur, définit déjà un style et on est subjugué par la poésie, le mot juste, sans fioritures, résonne encore plus aujourd'hui où la biodiversité est menacée. Ron Rash garde toujours une belle humanité en lui, avec un amour infini pour son pays natal. Liser au moins un de ses livres, vous ferez un merveilleux voyage et aussi une introspection qui ici relève non plus de la loi mais du « juste ».

Nota : ne cherchez pas la Tamassee, cette rivière n'existe pas, mais l'auteur s'est inspiré de la bien réelles Chattogaa dans le comté d'Occonee où se déroule l'action. La Caroline du Sud comme du nord est un métissage de colons (irlandais), de cheyennes et d'autres tribus indiennes.


Extraits

  • Et pourtant nos cœurs n’étaient toujours pas vides. C’était comme si nous avions mal calculé tout ce que nous pouvions nous dire et qu’il nous restait encore assez de rancœur pour protéger ce qui se trouvait au plus profond, ce qui ne pouvait s’exprimer que par des paroles de réconciliation et de pardon – des paroles pour reconnaître que nous étions liés par le sang et la famille, et même malgré notre volonté qu’il en soit autrement, par l’amour. Des paroles si effrayantes que nus fermions hermétiquement la bouche, n’osions pas une seule syllabe de ce langage-là. Parce que nous comprenions tous deux que, une fois que l’on ouvre la bouche pour prononcer ces mots-là, on ouvre aussi son cœur. On l’ouvre aussi grand qu’une porte de grange, on démonte les gonds, et du coup n’importe quoi peut en sortir ou y entrer. Y-a-t-il quoi que ce soit de plus effrayant ?

  • " Dégaine ton appareil, a-t-il dit d'un ton sérieux. Tu vas avoir sous peu l'occasion de prendre une vraiment bonne photo."
    J'ai sorti le Nikon de son étui alors qu'Herb Kowalsky s'avançait dans les hauts-fonds et grimpait sur la pierre plate sous laquelle gisait sa fille. Il a regardé dans l'eau, seul à présent - ni sauveteurs, ni écologistes, ni badauds.
    En photo il n'y a pas de mémoire. l'image impressionne la pellicule ou n'existe pas. J'ai approché le Nikon de mon oeil droit pour faire naître cet instant dans la vie de Herb Kowalsky. A ce moment là, la partie de moi qui pointait l'objectif se contrefichait de Herb Kowalsky, de sa fille, de la rivière ou de la loi fédérale. J'ai appuyé sur le déclencheur, sans arrêt jusqu'à ce que je n'ai plus de pellicule, et puis j'ai collé un autre rouleau dans l'appareil. Ce n'est qu'une histoire de lumière, d'angle et de grain, me suis-je dit. ce que font ces photos pour moi ou qui que ce soi d'autre n'est pas un but. Je ne suis qu'une observatrice de ce qui est déjà là.

  • Après la mort, tout dans une maison semble vaguement transformé – la couleur d’un vase, la longueur d’un lit, le poids d’un verre sorti d’un placard. Peu importe le nombre de stores qu’on relève et de lampes qu’on allume, la lumière est plus pâle. Les ombres qui, comme des toiles d’araignées, tapissent les encoignures prennent de l’ampleur et s’épaississent. Les pendules sont un peu plus bruyantes, le silence qui sépare les secondes est plus long. La maison elle-même paraît être de guingois, comme si les fondations avaient été étalonnées en fonction du poids et des déplacements du défunt.

  • Wolf Cliff est un lieu où la nature s'est donné un mal fou pour que les humains se sentent insignifiants. La falaise elle-même, c'est soixante mètre de granite qui dominent la gorge. Une fissure balafre sa face grise tel un fragment d'éclair noir incrusté là. La rivière se resserre et devient plus profonde. Même l'eau qui paraît calme y est rapide et dangereuse. Au milieu de la rivière, cinquante mètres au-dessus de la chute, un hêtre aussi gros qu'un poteau téléphonique repose comme un ponceau en équilibre sur deux rochers de la hauteur d'une meule de foin. Une crue de printemps l'avait déposé là douze ans auparavant.

  • J'ai écouté le temps égrener son tic-tac comme des sabots frappent la chaussée. Mais on ne peut pas serrer la bride au temps. Il avance sans jamais s'arrêter, nous emportant avec lui quel que soit notre désir qu'il en soit autrement.

  • C’est agréable de savoir qu’il existe dans le monde quelque chose qui n’est pas dénaturé. Quelque chose qu’on ne peut ni acheter ni couper en morceaux pour que quelqu’un en tire de l’argent.

  • Tu es une vagabonde, m'avait dit tante Margaret.C'est la façon que tu as de regarder les montagnes tu veux savoir ce qu'il y a derrière. Et tant que tu ne le sauras pas, tu ne seras jamais franchement satisfaite." J'avais huit ans et nous étions en train de cueillir des mûres sur le versant est de Sassafras Mountain.

  • Nous n'avions rien ajouté. Tout ce avec quoi nous pouvions nous blesser, nous l'avions dit. Nous étions donc restés plantés là en silence, papa et moi, comme des boxeurs qui ont asséné leurs meilleurs coups et constatent que leur adversaire est toujours debout.

  • Un ciel d'octobre s'élargit au-dessus de ma tête sans une volute de nuage gris ou blanc, rien que du bleu lissé comme un jeté de lit tendu sous un cadre.

  • Sous l’éclairage rouge d’une chambre noire, tout est gris. Vos mains sont sans vie. Le bain d’arrêt vous emplit les narines et le ventre comme du formol. C’est peut-être normal, au fond, car ce que fait un photographe, c’est embaumer quelque chose ou quelqu’un dans une éternité encadrée et figée.

  • Le brouillard s’était finalement dissipé et le soleil avait percé. Nous étions à ce moment-là sur une partie de la rivière où des bosquets de peupliers bordaient les deux rives. Tandis que les dernières taches de brouillard s’évaporaient, les feuilles jaunes des peupliers sur lesquelles tapait le soleil s’étaient illuminées telles des mèches de lampe qu’on allume. L’air était électrique et vivant, comme lorsque des éclairs trouent le ciel avant la pluie. Nous étions sur des eaux lentes mais le pouls de la rivière avait paru s’accélérer. Tout, y compris Luke et moi, miroitait dans une lumière dorée. Pour la première fois de ma vie, j’avais vu la rivière comme il me semblait qu’il la voyait.

  • C'est peut être ce qui arrive quand les gens grandissent quelque part où les montagnes les encerclent, retiennent tout replié vers l’intérieur, créent une zone tampon en eux et le reste du monde.Combien de temps faut il pour que ce paysage se trouve intériorisé, se transmette de génération en génération, tout comme le groupe sanguin ou la couleur des yeux ?

  • Le week-end précédent mon retour à Clemson, Luke m'avait proposé de faire une descente en canoë. Il connaissait tous les courants, tous les fonds, tous les troncs immergés et les rochers. Il savait comment entrer dans chaque pertuis. Les rats d'eau m'avaient raconté qu'il lui arrivait parfois de sortir la nuit, et j'avais pensé qu'ils parlaient des nuits claires, constellées d'étoiles, en lune montante. Mais alors que nous descendions le courant, en ce dernier dimanche d'août, je m'étais rendu compte qu'il n'avait pas besoin de lumière. Il pouvait naviguer sur la rivière sans y voir.

  • Autrefois, j'étais assez présomptueux pour croire que je pourrais sauver le monde, mais ça y est, j'ai compris. Le mieux qu'on puisse faire, c'est trouver une bonne cause, une seule, si infime soit-elle, et y consacrer toute son énergie.

  • C’était comme pénétrer dans l’éternité, avait-il repris tandis que nous remontions vers Bear Sluice. C’était ce que croyaient les Celtes - que l’eau était un passage vers l’autre monde. Ils avaient peut-être raison.


Biographie

Né Chester, Caroline du Sud , le 25/09/1953, Ron Rash est un écrivain, poète et nouvelliste, auteur de romans policiers.
Il étudie à l'Université Gardner-Webb et à l'Université de Clemson, où il obtient respectivement un B.A. et un M.A. en littérature anglaise. Il devient ensuite professeur de littérature anglaise.
Il est titulaire de la chaire John Parris d’Appalachian Studies à la West Carolina University (WCU). Il enseigne l’écriture de nouvelles.

Sa carrière d'écrivain s'amorce en 1994 avec la publication d'un premier recueil de nouvelles, puis d'un recueil de poésie en 1998. Il a écrit des recueils de poèmes, des recueils de nouvelles, et des romans, dont un pour enfants, tous lauréats de plusieurs prix littéraires. Il publie "Un pied au paradis" ("One Foot in Eden"), son premier roman policier, en 2002. "Le chant de la Tamassee" ("Saints at the River", 2004) est son deuxième roman. Suivront "Le monde à l'endroit" ("The World Made Straight", 2006), ou encore "Une terre d'ombre" ("The Cove", 2012) qui obtient le Grand prix de littérature policière 2014. Son roman "Serena", sorti en 2008, a été transposé au cinéma par Sasanne Bier en 2014, avec dans les rôles titres Bradley Cooper et Jennifer Lawrence, puis en bande dessinée par Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg.

Ron Rash vit actuellement à Asheville en Caroline du Nord. Il est particulièrement engagé dans la défense de l'environnement et la protection de l'eau, prend des positions et publie régulièrement des tribunes sur ces sujets.



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