L'histoire
1930, quelque part en Mongolie entre les premières cimes de l'Altaï et la steppe, Asyuun vit tranquille avec sa famille qui vit de la vente du lait de chèvres. Mais c'est sans compter sur la volonté de Staline d'unifier la Mongolie et de chasser les nomades. Ainsi un régiment de soldats russes dirigés par le sadique colonel Kariakine, qui tue le mari et les deux plus jeunes enfants et viole durement la petite Aysunn 12 ans et sa mère Tsyann. 25 plus tard, la jeune femme reconnaît son bourreau et décide de se venger de lui, nous entraînant aussi bien dans les recoins de l'histoire que dans un western de la taïga passionnant.
Mon avis
Après le succès de sa trilogie Yeruldelgger, l'auteur revient sur un épisode de l'histoire difficiles des Mongols, Touvans (ethnie proche nomade) peu connu. Celui de l'assimilation voulue par Staline, et les dirigeants suivants. Il s'agit de sédentariser les peuples nomades et de leur imposer la culture communiste.
En 2023, une très vieille dame de 106 ans (Aysuun) raconte sa vie à un jeune étudiant « Petit frère » comme elle l'appelle. A 12 ans, Aysunn et sa mère sont violées et laissées pour morte par le régiment du cruel colonel Kariakine. La jeune fille accouche d'un garçon dont elle ne veut pas et qui sera adopté par ce colonel viscéralement attaché aux lois communistes, même si dans les faits, il ne le respecte pas, pillant, tuant, volant les biens de nomades. Sous la protection de son chamane, un homme qui est là pour soigner grâce à sa connaissance des plantes et pour faire régner l’harmonie entre la terre-mère et le ciel-père, Aysuun vit protégée, cavalant dans la steppe ou explorant les recoins des contreforts des monts Altaï. Elle fait aussi de discrètes incursions autour du fort guerrier russe, entourée de yourtes et d'un véritable petit village touvan. Mais quand un nouveau colonel est nommé, elle reconnaît de suite son bourreau. Et n'a qu'une idée en tête : se venger pour la mort de son père, son petit frère, sa petite sœur et de son viol et celui de sa mère devenue muette et quasiment morte-vivante.
Pour cela, elle va élaborer un piège ingénieux, aidée de son petit ami Tumur, du chamane et d'une petite communauté. Mais aussi par les chevaux, ces indispensables compagnons seuls capables de parcourir la steppe et de résister aux grands froids. Mais aussi aidée par les Ours, les pires prédateurs de l'homme, sauf si on les respecte, et les loups amis des Touvans qui ne leur ont jamais fait de mal. Si on tue des yacks pour manger, on ne prélève que le nécessaire et on respecte leurs esprits. Une bien jolie philosophie de vie, aujourd'hui disparue au nom de la mondialisation et du progrès.
Parsemé des légendes et des croyances touvannes, entre poésie de cette nature complexe, faux amis et trahisons, c'est un grand roman épique que nous livre Ian Manook. Aysuun, rebelle, farouche, déterminée, et ingénieuse est de ces héroïnes que l'on ne croise pas souvent. Elle est la mère de Yeruldelgger.
Page turner à souhait, le roman mêle une réalité historique méconnue à la philosophie de vie simple et empathique d'un peuple de nomades qui se contente de l'essentiel. Certains lieux cités dans le roman existent réellement.
Extraits
Ne fais pas semblant, petit frère, ne retiens pas ta surprise, je sais l’âge que j’ai et le visage qui va avec. Cent six ans et la peau ridée comme une risée sur la rivière. Pas de quoi jouer au bâton blanc dans la nuit, je te l’accorde. Mais j’ai encore tout mon entendement pour te raconter chaque partie que j’ai disputée dans ma vie. Parce que la vie, petit frère, ce n’est que ça. On jette le bâton blanc dans la nuit et tout le monde court après, à l’aveugle. Quelques-uns ne cherchent qu’à le gagner aux dépens des autres, et d’autres juste à s’amuser. Certains se battent à mort pour ce bout de bois, ou s’en moquent et en profitent pour frôler l’amour. Se voler un baiser. Disparaître un instant, main dans la main, le souffle court et les joues pourpres. Ce n’est rien d’autre que ça, la vie, petit frère.
Il paraît qu’en Europe, en France je crois, boire son café debout est signe d’une dispute à venir, dit-il en savourant le reste de son beignet frit à la graisse de mouton. - Les hommes savent inventer tant de raisons de se quereller, répond Tsuyann sans se retourner, crois-tu vraiment qu’ils aient besoin de l’excuse d’un café debout ? - C’est une croyance. Elle doit bien avoir un sens, comme toutes celles qui régissent l’ordonnancement de nos yourtes. Peut-être pour forcer les gens à prendre le temps de partager leur café.
Mongols et Touvans se volent les chevaux depuis toujours. Personne ne saura jamais qui a commencé. Les deux peuples en mangent pour survivre, même si les Mongols n’en font pas commerce comme les Touvans. Les Soviétiques font la même chose. Chaque nomade doit au kolkhoze un pourcentage de son troupeau. Les chevaux qu’ils ne peuvent pas monter, ils les abattent. Sauf qu’eux le font sans aucun respect, ni de la bête, ni se son esprit, ni de son âme.
Son cœur n’est qu’un cheval immobile. Je prends son visage entre mes mains et pose mon nez contre sa tempe, pour la saluer à la façon des Touvans.
Cette tente ronde, reliant la terre mère au ciel père par la colonne sacrée du feu central, symbole de l’univers, redevient le monde tout entier à elle seule.
Alors agissons comme l’ont fait les Américains : débarrassons-nous de ces nomades comme ils ont exterminé leurs Indiens. Les plaines libérées de ces parasites, nous pourrons y construire et y développer de grandes métropoles comme ils l’ont fait. C’est le sens de la révolution. Urbaniser et prolétariser la steppe.
L’amour de Tumur est un doux et puissant tumulte. Une longue rivière aux remous profonds, une chevauchée dans le vent, des montagnes et des vallées. Il est l’ours bienheureux et chaleureux, le loup aimant et caressant, l’aigle protecteur qui t’emporte au-dessus du monde. Il est tout à la fois, autour de toi et en toi.
Petit frère, il n’y a rien de plus beau que des chevaux s’enivrant de leur liberté. Surtout dans une steppe sans fin et sous l’immensité du ciel nocturne. C’est autre chose que de faire des roues arrière sur son scooter dans une artère d’Oulan-Bator, non ? J’ai appris que des petits-fils de nomades faisaient ça, maintenant.
Ce n'est qu'un bivouac, pas un aal. Pas de yourte. Des peaux autour d'un feu. Notre terre mère comme lit immense et tout le ciel comme couverture. L'amour de Tumur est un doux et puissant tumulte. Une longue rivière aux remous profonds, une chevauchée dans le vent, des montagnes et des vallées. Il est l'ours bienheureux et chaleureux, le loup aimant et caressant, l'aigle protecteur qui t'emporte au-dessus-du monde. Il est tout à la fois, autour de toi et en toi. Il est le monde réenfanté. Je ne sais pas si les hommes peuvent ressentir ça, petit frère, cette sensation, après l'amour, d'être pleine d'une autre vie.Pas comblée au sens de savoir ses plaisirs assouvis, mais au sens d'être habitée par l'être aimé au point de vouloir le garder en soi, et le chérir dans ton ventre comme l'enfant à naître que tu voudrais qu'il devienne...
Du temps de nos grands empires, petit frère, du temps où nos Khans conquéraient les deux tiers du monde connu, leurs arcs et leurs flèches étaient l’instrument de leur terreur. Va savoir pourquoi, de nos jours, dans les jeux sportifs de nos naadym, la lutte et les chevaux sont l’apanage des hommes alors que le tir à l’arc est abandonné aux femmes.
Quel que soit le conflit, l’Union soviétique n’a jamais voulu admettre ses pertes. Regarde, c’est toujours et encore la même chose avec les Russes d’aujourd’hui. — L’incident de Damanski a fait plus de soixante morts ? — Un incident ? Les chiffres communément admis aujourd’hui sont de vingt à vingt-cinq mille morts, petit frère.
Les bivouacs sont des instants privilégiés, petit frère, je te l’ai déjà dit et je te le redis, parce qu’ils sont l’essence de notre vie de nomade. Des moments suspendus où tu n’es plus qu’un caillou dans l’univers. Une pierre immobile et millénaire. Sur le dos, ton corps finit par appartenir à cette terre qui te porte. Au-dessus de toi, la contemplation vertigineuse du ciel constellé d’étoiles t’aspire au-delà de toute limite. Et tu te sens appartenir à tout ça. À ce vertige. Et si tu aperçois une étoile filante, dis-toi que nos existences sont comme ça. Des petits bouts d’univers qui filent et se consument. Et disparaissent.
Olygbay est une fille des steppes, comme je le suis moi-même. Mais sais-tu au moins ce que cela veut dire, petit frère ? En ce temps-là, les Soviétiques avaient interdit les noms de clan et les noms de famille. Nous ne nous nommions plus que par nos prénoms. Mais la tradition voulait, malgré tout, que nous appelions grande sœur ou grand-mère toute femme plus âgée, ne serait-ce que d’un seul jour. Selon cet usage, Olygbay était ma petite sœur, même si nous n’avions jamais appartenu à la même famille ni au même clan. Seuls le destin et ses chemins sombres ont fait que nos vies se sont croisées et que nous avons partagé la même yourte, loin du kolkhoze, de la garnison et des autres nomades. Triste destin puisque Olygbay est bien plus qu’une petite sœur. Ce qui a fait d’elle une fille des steppes, c’est-à-dire une fille-mère, a emporté à jamais son désir de grandir. Son âme a dû se protéger en redevenant celle d’une enfant. Un peu trop naïve. Un peu trop innocente. Un peu trop joyeuse. Je te raconterai comment plus tard.
L’officier assume. Lui aussi obéit à un ordre supérieur. Il est russe, et l’armée russe a toujours usé du viol comme d’une arme de guerre. Une arme de vengeance contre tout ce qui n’est pas russe. Contre tout ce qui ose se dresser contre la Russie, impériale ou soviétique, peu importe. Contre tous ces peuples mineurs qui n’ont rien compris à la grandeur héréditaire de la Russie. Lui, il est d’un peuple élu, par Dieu ou par Staline, peu importe, mais élu. Supérieur. Il est russe, et que ces petits peuples merdiques qui refusent de l’admettre en crèvent, dans le sang du ventre de leurs femmes et de leurs filles.
Aucun de ces misérables culs-terreux de nomades, Mongols, Touvans, Kazakhs ou n’importe quoi, ne doit se mettre en travers des jours glorieux qu’ont décidés pour eux les pères de la révolution. Lui, il est fier et sans honte aucune de participer à la campagne de pacification ordonnée par le camarade Staline contre ces peuplades sauvages. Contre tous ceux qui se refusent à vivre en kolkhoze ou en sovkhoze selon la loi soviétique, tous ceux qui prétendent à une liberté autre que celle décrétée par l’État au nom du Peuple. Tous ceux qui croient en des dieux, des esprits ou en n’importe quelle autre « supercherie » au lieu de ne croire qu’au Parti et aux lendemains glorieux de la révolution. Ceux-là doivent être éliminés. Eux et leur passé lamentable, leur culture de breloques et de chimères. Et toute leur descendance avec.
Dans la steppe. Un soleil de braise empourpre déjà les sommets lointains. Des ombres bleues creusent les montagnes. Le ciel universel s'éteint et je m'allonge sur le dos pour ne plus voir que lui, dans la démesure de son immensité. Je le sens tout autour de moi, plus haut que moi, plus loin que moi, envelopper le monde tout entier jusqu'à des contrées lointaines que je ne connaîtrai jamais.
Bien que je n’aie fait que le penser, Gombo me répond. - Petite sœur, ce sont peut-être eux qui, par remords, t’offrent aujourd’hui cette occasion. Ou peut-être que les esprits ne sont pour rien ni dans le crime qui t’a frappée, ni dans la vengeance avec laquelle tu vas frapper en retour. Les esprits veillent essentiellement à l’harmonie entre les hommes et la nature. Je ne suis pas certain qu’ils s’intéressent à celle des hommes entre eux. Ceux-là, pauvres mortels, peuvent bien se jalouser, se combattre et se massacrer, comment compteraient-ils pour les esprits, face à l’univers qui nous survivra ?
Biographie
Né à :Meudon, le
13/08/1949, journaliste, éditeur et écrivain dont le vrai nom est
Patrick Manoukian. Il a écrit sous les pseudonymes de Manook, Paul
Eyghar, Ian Manook et Roy Braverman. Il signe également, avec Gérard
Coquet, sous le pseudonyme collectif de Page Comann.
Grand
voyageur, dès l’âge de 16 ans, il parcourt les États-Unis et le
Canada, pendant 2 ans, sur 40 000 km en autostop. Après des études
en droit européen et en sciences politiques à la Sorbonne, puis de
journalisme à l’Institut Français de Presse, il entreprend un
grand voyage en Islande et au Belize, pendant quatorze mois, puis au
Brésil où il séjournera treize mois de plus.
De retour en
France au milieu des années 1970, il devient journaliste indépendant
et collabore à Vacances Magazine et Partir, ainsi qu’à la
rubrique tourisme du Figaro. Journaliste à Télémagazine et Top
Télé, il anime également des rubriques "voyage" auprès
de Patrice Laffont sur Antenne 2 et de Gérard Klein sur Europe 1. Il
devient ensuite rédacteur en chef des éditions Télé Guide pour
lesquelles il édite, en plus de leur hebdomadaire, tous les titres
jeunesse dérivés des programmes télévisés : Goldorak, Candy,
Ulysse 31. Patrick Manoukian écrit en 1978 pour les éditions
Beauval deux récits de voyage : "D’Islande en Belize" et
"Pantanal".
En 1987, il crée deux sociétés :
Manook, agence d’édition spécialisée dans la communication
autour du voyage, et les Éditions de Tournon qui prolongent son
activité d’éditeur pour la jeunesse (Denver, Tortues Ninja,
Beverly Hill, X-Files…). De 2003 à 2011, il signe les scenarii de
plusieurs bandes dessinées humoristiques. Son roman pour la jeunesse
"Les Bertignac : L'homme à l’œil de diamant" (2011),
obtient le Prix Gulli 2012.
En 2013, il publie un roman policier
intitulé "Yeruldelgger". Les aventures du commissaire
mongol éponyme lui ont valu pas moins de seize prix dont le Prix
SNCF du polar 2014. Lesdites aventures se poursuivent dans "Les
temps sauvages" (2015) récompensé par un nouveau prix et "La
mort nomade" (2016). Son roman "Hunter" (2018) est
suivi de "Crow" (2019) , deuxième titre d'une trilogie qui
attend sa conclusion.

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