vendredi 6 janvier 2023

JAMES MC BRIDE – La couleur de l'eau – Gallmeister Totem 168 - 2020

 

L'histoire

James McBride raconte son enfance et surtout l'histoire de Rachel (Ruth) sa mère, une femme extraordinaire. Fille d'émigrés juifs, son père alcoolique et violent tient une épicerie à Suffolk en Virginie. Rachel vit sous la surveillance permanente de son père, le racisme patenté des blancs chrétiens puritains et des menaces du Ku Klux Klan. Sans amies, elle tombe amoureuse d'un pasteur noir, se marie avec lui et a 8 enfants. Au décès de cet époux elle se remarie à un autre noir et aura 4 enfants de plus. Une vraie tribu, pauvre, qui vit dans le pire quartier du Quenns, mais peu importe. La mère se fiche de la couleur des autres et réussit le miracle de faire faire à tous ses enfants des écoles supérieures. Un magnifique portrait de femme, dans une Amérique où débute le mouvement des droits civiques, les discours de Martin Luther King et le mouvement des blacks Panthers.



Mon avis

Les éditions Gallmeister ont fait réviser la première traduction de ce roman autobiographique de James Mc Bride (sorti en 1996), pour lui donner un aspect plus dynamique et plus proche de l'écriture de Mc Bride. Les traducteurs de Gallmeister rencontrent en général les auteurs ce qui leur permet d'affiner les traductions au plus juste.

Il a fallu 14 ans à l'écrivain américain pour retracer l'histoire de sa mère, en enquêtant auprès des proches, des amis. Quelle femme cette mère ! Née Rachel, débarquée aux USA de sa Pologne natale à 2 ans en 1923, sa vie valait bien un roman.

James est le 8ème des 12 enfants de sa famille. Sa mère a subi les violences d'un père se prétendant rabbin et faisant régner la terreur dans sa famille. Il pratique un judaïsme dévoyé, est raciste, nous sommes encore dans l'Amérique ségrégationniste. Alors Rachel devient Ruth, s'enfuit à New-York, épouse un jeune homme noir avec lequel elle fonde une église évangélique, se convertissant au catholicisme. Sa famille la renie et elle ne les reverra jamais. A la mort de son premier époux, elle se remarie avec un autre homme noir dont elle a 4 enfants. Mais le papa aime tous les enfants sans distinction. Se moquant des préjugés, vivant très pauvrement, elle organise pourtant la vie de sa tribu avec deux objectifs : se foutre de ce que les autres pensent mais faire des études supérieures car le savoir et la culture offre des bons métiers. Nous passons ainsi de la ségrégation à son abolition en 1964 (chaque enfant de la famille s'engageant plus ou moins dans la lutte pour les droits civiques).

Le style vif et amusant de James Mc Bride rend ce roman à la fois amusant et terriblement touchant. Alternant une sorte de confession de sa mère et leurs vies avec ses remous, les copains, la vie pauvre du Queens, il y a aussi une énorme tendresse pour cette mère lionne qui a su mener à bien sa tribu.

Le livre aussi interroge sur l'identité : elle est la seule blanche dans un monde de métis et de noirs, ses enfants même si ils sont élevés dans l'amour de Jésus sont quand même aussi nés de mère juive (la judaïté se transmet par la mère). Les enfants ne se préoccupent pas de cela, ils vivent dans un joyeux capharnaüm, se disputent, jouent ensemble, se taquinent. Finalement une enfance particulière vu de l'âge adule mais pleine de vie, d'un amour infini qui fait fi des couleurs de peau, es discriminations pour un monde plus joyeux et la misère, la faim, la ségrégation finalement ne sont que des aléas dont comme le dit Maman Mc Bride : on s'en fout.


Extraits :

  • Il n'y en avait que pour la violence et la mort à Suffolk. Rien d'autre. Sous leur apparence polie, hospitalière, les gens restaient des sauvages. Des bombes prêtes à exploser. La chaleur, la haine, l'alcool rendaient fous, et pour un rien, les doigts appuyaient sur les gâchettes. C'est l'atmosphère du Sud, je la sens encore, un air lourd de secrets terribles. (Rachel)

  • Parfois, sans en avoir toujours conscience, nos idées, notre foi, nos centres d’intérêt sont ancrés dans le passé. Nous songeons à une autre époque, à d’autres lieux, à d’autres personnes et perdons notre emprise sur le présent. Parfois, nous sommes persuadés que nous serions plus heureux si nous pouvions remonter le temps. Mais quiconque tente l’expérience court vers une déception assurée. Quiconque, après des années d’absence, revisite sa ville natale mesure effaré la distance qui sépare ce qu’il voit des souvenirs qu’il en avait. Il a beau parcourir les rues et les routes familières, il n’est plus qu’un étranger dans un pays étranger, incapable de retourner chez lui, même en esprit. La vie l’a conduit dans un autre monde, ce qu’il regrette n’existe plus. Ni physiquement ni en rêve, il ne retrouvera ce qui fut.

  • New York me grisait. Tout le monde y semblait trop occupé pour se soucier de votre race ou de votre religion. J'adorais ça. (Ruth)

  • Aux États-Unis, quand on pense aux Afro-américains, la première idée qui traverse l'esprit est celle de la délinquance, pas celle qu'un Noir puisse avoir une mère blanche et juive.

  • Mais moi, suis-je noir ou blanc? - Tu es un être humain. Travaille à l'école, sinon tu deviendras un moins que rien. -Un moins que rien noir ou blanc ? -Pour un moins que rien, la couleur n'a aucune importance.

  • Enfant, je me demandais souvent d'où venait ma mère, comment elle était arrivée dans ce monde. Quand je l'interrogeais, elle répondait : "C'est Dieu qui m'a faite", et changeait de sujet. Si je m'étonnais qu'elle soit blanche, elle haussait les épaules : Non , j'ai la peau claire". Puis, elle parlait à nouveau d'autre chose. Exposer son histoire personnelle ne faisait pas partie du programme d'éducation qu'elle appliquait à ses douze enfants café au lait, curieux et indociles.

  • Un autre après-midi, en revenant de l'église à la maisons, je lui demandai si Dieu était noir ou blanc. - Ni l'un ni l'autre, répliqua-t-elle agacée. Dieu est pur esprit. - Mais qui préfère-t-il, les Noirs ou les Blancs? - Il aime tout le monde. C'est un esprit, je te dis.- C'est quoi un esprit?
    - Un esprit est un esprit. - De quelle couleur est l'esprit de Dieu? - Il n'en n'a pas. Dieu a la couleur de l'eau. C'est-à-dire aucune. Je n'avais rien à opposer à cet argument massue qui aujourd'hui encore me paraît sans réplique. (dialogue entre James et sa mère).

  • Être mort ou en vie, ce n'est pas du tout pareil, me dis-je. Moi, je suis vivant. Le plus beau cadeau qu'un homme puisse faire à un autre consiste à lui donner la vie. Le pire des péchés est de la lui ôter. Toutes les lois et toutes les religions du monde sont accessoires. Ce ne sont que de vulgaires mots et croyances auxquels les gens choisissent d'adhérer tout en semant la haine et le meurtre derrière eux. Je m'avançais sur un autre chemin et espérais que mes enfants m'y suivraient. Le cœur en paix, je repartis pour New York. Je réalisais que ma grand-mère n'avait pas souffert inutilement. Elle n'était pas morte en vain. (Ruth)

  • Assise dans son petit fauteuil à bascule, elle aimait regarder les oiseaux par la fenêtre de sa chambre au premier étage. Elle posait des miettes de pain sur le rebord et chantonnait en yiddish quand ils venaient picorer: "Feygele, feygele, gay a veck!" ("Petit zoziau, petit zoziau, envole-toi!"). Ensuite, elle agitait les bras pour le plaisir de les voir prendre leur liberté à tire-d'aile. (Ruth)

  • There's such a big difference between being dead and alive, I told myself, and the greatest gift that anyone can give anyone else is life. And the greatest sin a person can do to another is to take away that life. Next to that, all the rules and religions in the world are secondary; mere words and beliefs that people choose to believe and kill and hate by. My life won't be lived that way, and neither, I hope, will my children's. I left for New York happy in the knowledge that my grandmother had not suffered and died for nothing.

  • He thought money he spent to take care of his wife would do it, you know, substitute for the fact that he didn't love her. But a wife wants love. She was a good Jewish wife to him, but their marriage was starting to crumble because he didn't care about her. That's why I knew I was leaving home. I wasn't going to have an arranged marriage like my parents did. I'd rather die first, which I did do in a way, because I lost my mother and sister when I left home.


Bibliographie 

Né en 1957 James McBride est un écrivain, scénariste et journaliste.
Il est né d'un père afro-américain, le révérend Andrew D. McBride (1911-1957) et de Ruchel Dwajra Zylska (1921-2010), une immigrée juive de Pologne et fille d'un rabbin orthodoxe qui se convertit au christianisme après son mariage. Il est le huitième d'une fratrie de 12 enfants élevés à Brooklyn.
Il évoque l'univers de son enfance et le destin singulier de ses parents dans ses mémoires, parues en 1995, intitulées "La Couleur de l'eau" ("The Color of Water: A Black Man's Tribute to His White Mother").
Titulaire d'un master en journalisme à l'Université Columbia en 1979, il a travaillé pour différents journaux américains comme "The Boston Globe", "People", "The Washington Post".
"Miracle à Santa Anna" ("Miracle at St. Anna"), son premier roman, paru en 2002, rencontre un
gros succès dont il tire un scénario, réalisé en 2008 par Spike Lee.
James McBride obtient le National Book Award de la meilleure œuvre de fiction en 2013 pour son roman "L’Oiseau du Bon Dieu" ("The Good Lord Bird"). Il sera adapté en mini-série pour la télévision en 2020 avec Ethan Hawke.
James McBride est aussi un musicien reconnu : saxophoniste et compositeur professionnel. Père de trois enfants, il vit entre New York et Lambertville, New Jersey.
En savoir plus :



En savoir Plus :

Sur le roman

Sur la ségrégation raciale aux USA


Sur les grandes figures de la lutte anti-ségrégation

Nota : les communautés juives progressistes ont largement aidé les noirs dans les mouvements de luttes :

L'AJC : https://fr.wikipedia.org/wiki/American_Jewish_Committee

L'ADN : https://fr.wikipedia.org/wiki/Anti-Defamation_League (plus contesté pour sa politique trop pro-Israëlienne)


Sur le judaïsme orthodoxe

Même si les femmes combattent la religion juive orthodoxes, celle-ci impose aux femmes : de parler le yiddish, d'être dévouée à son mari, de s'occuper de la nourriture casher, et de la bonne éducation des enfants. Certains rabbins peuvent dissoudre des mariages si la femme ne peut pas donner des enfants à son mari.

Le film d'Amos Gitai Kaddosh explique bien cette situation : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kadosh


Sur les mariages interraciaux aux USA


Play-list

lundi 2 janvier 2023

ZOYA PIRZAD – Un jour avant Pâques – Zulma 2008 (ou livre de poche)


L'histoire

La vie d'Edmond, arménien vivant en Iran sur trois périodes de sa vie : son enfance dans un petit village au bord de la me Caspienne, sa vie adulte où il est directeur d'école à Téhéran et sa vie de vieil homme qui doit se réconcilier avec sa fille.


Mon avis

Hasard des lectures, l'Arménie revient en force ici, mais vu par Zoya Pirzad, qui sait de quoi elle parle puisqu'elle même est née de mère arménienne et père iranien. Comme toujours, l'écriture est douce et les choses restent toujours dans un non-dit pudique. Pourtant de tous les livres que j'ai pu lire de cette grande dame, c'est peut-être l'un des plus engagé. Ici, c'est du coté arménien qu'elle se place. Et du coté des femmes, même si le héros Edmond raconte l'histoire, un peu comme si il était le témoin de sa propre vie.

Sa mère, femme d'esprit indépendant, se bat contre son mari qu'elle a épousée sans amour. Elle se bat aussi contre les femmes de la famille de son mari, engluées dans des croyances catholiques d'un autre âge, tolérant à peine les musulmans, et ayant des idées très précises sur la place de la femme : au foyer, bonne ménagère et mère, garante de la culture arménienne. Ici, le génocide arménien n'est pas évoqué, mais bien plus la vie quotidienne. Martha l'épouse d’Edmond ne supporte pas l'idée que leur fille unique décide d'épouser un musulman érudit et tolérant. Par contre, elle va protéger Danik, la jeune assistance scolaire dont le crime fut d'avoir voulu épouser un iranien et qui a du fuir sa ville natale pour éviter le scandale. La vie est pourtant harmonieuse dans ce Téhéran de 2007 entre les communautés. On s'entraide dans les moments difficiles, on partage avec les plus démunis.

Alors qu'actuellement les femmes (les hommes et les jeunes) se battent pour la liberté et la démocratie en Iran, cet ouvrage fait du bien, et nous fait espérer des jours meilleurs où l'on vivra en paix dans un beau pays, pacifié et multiculturel.

Un glossaire en fin de livre nous permet aussi de nous familiariser avec certaines coutumes iraniennes et perses, notamment la nourriture. Ce petit roman (100 pages) se lit vite et se garde pour sa poésie du quotidien.

Près de 150 000 arméniens vivent en Iran, dans la région d'Ispahan.



Extraits :

  • La maison de mon enfance était mitoyenne avec l'église et l'école.
    La cour, comme dans toutes les maisons des petites villes côtières, était remplie d'orangers sauvages. Un massif bordait la véranda du rez-de-chaussée. Mon père y plantait ses fleurs au printemps et pendant l'été. Dès l'automne, il était inondé jusqu'à l'hiver.
    Le rez-de-chaussée était fait de larges pièces aux plafonds hauts soutenus par des piliers de bois. La lumière y pénétrait seulement par la cour, si bien qu'en fin d'après-midi il était plongé dans l'obscurité. Personne n'y habitait. Effat Khanom y gardait son savon et ses bassines pour la lessive hebdomadaire. Les jours de pluie, elle venait y étendre le linge sur des cordes tendues entre les piliers. Ma mère y remisait aussi tout ce qu'elle n'utilisait plus mais dont elle n'avait pas le courage de se défaire : mon berceau, mon baby-trotte, sa propre bicyclette d'enfant, une armoire à glace qui lui venait, disait-elle, du trousseau de sa mère.

  • Le mot "déshonnête" me trottait dans la tête. Nous étions en visite chez ma grand-mère. "L'honneur d'une femme, dit celle-ci, c'est de se soumettre aux volontés de son père jusqu'à son mariage, et une fois tenue par les liens sacrés du mariage, d'obéir à son mari. C'est pour nous une coutume millénaire."
    Ma mère ironisa :"Et que pensent nos coutumes millénaires de l'honneur des hommes ?"

  • L'intelligence n'a rien à voir avec la culture

  • Dis-moi, Edmond, ce n'est pas une faute de tomber amoureux ?

  • Tahareh était la seule non-arménienne de notre ville dont on pouvait parler à ma Grand-Mère sans qu'elle fronçât le sourcil.


Bibliographie

Née en 1952 à Abadan (près du Golfe Arabique), Romancière, nouvelliste, Zoyâ Pirzâd est née d’un père iranien d’origine russe par sa mère et d’une mère arménienne.
Mariée, mère de deux garçons, elle débute sa carrière d'écrivain après la révolution de 1979.
Elle a d’abord publié trois recueils de nouvelles dont "Comme tous les après-midi", en 1991. Trois recueils repris aux éditions Markaz à Téhéran en un seul volume.
En 2001, elle a publié un roman, "C’est moi qui éteins les lumières", salué par de nombreux prix, dont le prix du meilleur livre de l'année. En 2004 elle publie: "On s’y fera" roman très remarqué.
Zoyâ Pirzâd est aussi traductrice d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carol et de poèmes japonais. Elle fait partie des auteurs iraniens qui font sortir l’écriture persane de ses frontières et l’ouvrent sur le monde.
Sa langue est un persan simple et quotidien, une langue très équilibrée. La leçon ultime de Zoyâ Pirzâd est humaniste. Elle vit aujourd'hui quelque part en Europe.

En savoir plus :

En savoir Plus :

Sur le roman


Sur la place des arméniens en Iran

 

Sur la condition des femmes arméniennes

La condition des femmes en Arménie n'est pas reluisante : violences (une femme sur '4 en serait victime selon Amnesty International). La femme arménienne doit respecter les 4 piliers qui sont : le respect de son mari, l'éducation pieuse des enfants et de l'histoire, prendre soin de ses beaux-parents et s'occuper de sa maison. Autrement dit une forme d'esclavagisme, issu d'un catholicisme orthodoxe moyen-âgeux. Malgré une convention internationale signée en 2019, l’Arménie a bien du mal à faire respecter les droits des femmes. https://www.ohchr.org/fr/news/2022/10/experts-committee-elimination-discrimination-against-women-commend-armenia-continuing



Play-list

Viguen est un grand chanteur irano-arménien très apprécié en Iran


samedi 31 décembre 2022

Elif SHAFAK – La bâtarde d'Istanbul – Poche 10/18 - 2007

 

L'histoire

A Istanbul, Asya 19 ans est une adolescente en révolte contre sa famille. Fille née sans père, donc bâtarde, elle est élevée par sa mère (Tante Zeliha), ses «  sœurs, sa grand mère et « Petite Ma », l'arrière-grand mère. Entre ses désirs d'indépendance et les personnalités contrastées mais assez traditionnelles de cette famille exclusivement féminine, Asya se réfugie dans un café intello d'Istanbul. Puis elle va rencontrer Amy (Armanoush) une jeune américaine-arménienne, qui vit soit avec sa possessive mère remariée à un turc (ennemi juré des Arméniens) soit avec son père et sa famille arménienne à San Francisco où l'on cultive l'art de vivre arménien, d’être fidèle au pays sous une gentillesse un peu envahissante aussi. C'est pour retrouver ses origines arméniennes qu'elle part en cachette à Istanbul, où elle a appris que sa grand-mère y avait eu une maison. Et tout naturellement, elle s'installe dans la famille d'Asya puis que le mari de sa mère est le frère de des tantes. Comme si la vie des deux familles étaient déjà liées...


Mon avis 

Troisième roman que je lis de l'écrivaine turque, et la magie est toujours au rendez-vous. Dans ce roman totalement féminin, c'est aussi une part de l'Histoire de la Turquie et l'Arménie qui se joue. Le terrible génocide arméniens par la Turquie en 1915/1916 fit au moins entre 60 000 et 1 milion de morts, et plus d'1 millions d'arméniens furent déportés, torturés, les femmes violées. Ce génocide a également provoqué un exode massif (la diaspora arménienne) vers les États-Unis, l'Amérique latine, la France.

Le livre n'aborde pas le fond du conflit mais plutôt un appel à l’apaisement et au bien vivre ensemble. N'oublions pas que plus de deux millions d'arméniens (chrétiens) vivaient en Turquie avant les massacres, et qu'aujourd'hui encore 0,4% de la population turque est arménienne. Et c'est à travers la rencontre de deux jeunes filles, enquête de leur identité que cette rencontre va se faire. Asya, farouche et rebelle, ne connaît pas son père et étouffe dans cet univers féminin où chaque femme est caractérisée par un caractère bien trempé : sa mère Zeliha est belle, s'habille sexy et est tatoueuse de métier. La tante aînée, veuve, se trouve des dons de voyante, mais porte le voile et accommode Allah à sa façon. Les deux autres sœurs sont pour l'une rigoriste institutrice et pour l'autre déprimée chronique, le tout sous le regard de la mère qui tient à maintenir les traditions. Avec beaucoup d'humour et sans jamais tomber dans les clichés, Elif Shafak nous emmène en balade (une balade aussi très gourmande) dans un Istanbul vivant à travers ses différentes communautés mais surtout l'idée qu'on est avant tout un stambouliote, avec ses petites manies, les embouteillages, les nouveaux immeubles sur la rive asiatique, la pluie, et surtout la vie des femmes. Entre tradition et modernité.

Et puis Amy qui arrive de son Amérique avec sa double culture, à la recherche du passé perdu de sa famille, et très étonnée d'être reçue comme une princesse. Apparemment en Turquie (qui n'a toujours pas reconnu officiellement le génocide arménien) on ignore tout des arméniens, à part « qu'ils mangent comme nous » et que cette jeune fille si polie leur raconte des histoires fabuleuses sur cette Arménie voisine dont elles ignorent l'existence (les cours d'histoire en Turquie sont bien purgés d'allusions aux extorsions passées). Et pourtant ce fichu hasard va réunir deux familles bien plus proches qu'elles ne l'imaginent. Même jusqu'à un drame final mais qui n'est au fond que la justice des femmes

Drôle, sans tomber dans la caricature, le roman est extrêmement bien structuré, dans un premier temps, nous suivons les vies parallèle des deux jeunes filles. Ensuite l'action se passe à Istanbul dont nous visitons les endroits insolites. Chaque chapitre est le nom d'un ingrédient de la nourriture turque, et vous donne l'eau à la bouche, les plats sont aussi copieux que variés et abondants. L'écriture et les dialogues sont savoureux, entre poésie et absurde.Une réussite parfaite pour cette écrivaine féministe, qui se documente minutieusement et qui voyage énormément à travers le monde.

Elle a d'ailleurs risqué 3 ans de prison pour son évocation du génocide arménien et a eu la chance d'être soutenues par des artistes et écrivains étrangers qu'elle remercie d'ailleurs.


Extraits :

  • Ces foutus richards ! Ils accumulent de l'argent toute leur vie, pour quoi faire? C'est stupide ! Est-ce que les linceuls ont des poches ? Car nous finirons tous dans le même linceul de coton. Pas de vêtements chics, pas de bijoux. Ils pensent pouvoir emporter leurs smoking ou leurs belles robes de soirée dans leur tombe ? Qui dirige les cieux, selon eux ? Personne ? Dans ce cas, pourquoi le ciel ne nous tombe-t-il pas sur la tête ? Je ne vois aucune colonne pour le retenir, moi. Et vous?

  • Tu sais le mot Fin n’apparaît jamais quand tu termines un livre. Ce n’est pas comme au cinéma. Quand je referme un roman, je n’ai pas l’impression d’avoir terminé quoi que ce soit, si bien que j’ai besoin d’en ouvrir un autre, la taquina Armanoush, inconsciente de sa beauté exaltée par la lumière du soleil couchant…

  • Le samedi 24 avril 1915, à minuit, des douzaines de notables arméniens d'Istanbul furent arrêtés et conduits de force au quartier général de la police.
    Ils étaient tous vêtus élégamment, comme s'ils se rendaient à une cérémonie. On les garda longtemps sur place sans leur fournir d'explication, puis on les sépara en deux groupes et ils furent déportés à Ayach et à Cankiri.
    Un triste sort attendait le groupe d'Ayach.

  • Nous sommes piégés. Nous sommes coincés entre l'Est et l'Ouest. Entre des modernistes si fiers du régime séculier qu'ils ont instauré que la moindre critique est inacceptable, et des traditionalistes si infatués de l'histoire de l'Empire ottoman que la moindre critique est inacceptable. Ils ont l'opinion publique et l'autre moitié de l'Etat de leur côté. Que nous reste-t-il ?

  • Comment se libérer du joug familial alors qu'elle leur était si attachée ? Comment repousser la gentillesse de personnes qu'elle adorait ? Etait-il possible de repousser la bonté ?

  • À quoi bon lutter pour la liberté d’expression, se disait-il, quand la liberté d’humour n’existait pas ?

  • On avait tout à fait le droit de ne pas apprécier la pluie, main on ne devait sous aucun prétexte jurer en direction du ciel ; parce que tout ce qui en tombe n'en tombe jamais seul, parce que c'est là que se trouve Allah le Tout-Puissant.

  • On devrait tous se réunir sur le pont du Bosphore et souffler de toutes nos forces pour pousser la ville vers l'ouest. Et si ça ne marche pas, on essaiera dans l'autre sens. Ce n'est jamais bon d'être entre deux eaux. La politique internationale ne s'accommode guère de l'ambiguïté.

  • D'où te viennent ces idées absurdes ? Les femmes turques ont abandonné le voile il y a quatre-vingt-dix ans. Aucune de mes filles ne renoncera aux droits que le grand commandant en chef Atatürk a accordés aux femmes de ce pays. - Nous avons obtenu le droit de vote en 1934. Au cas où tu l'ignorerais, l'histoire marche en avant, pas en arrière. Enlève ça immédiatement !

  • Zeliha lâcha un chapelet de jurons. Consciente d'être la seule femme de sa famille, et l'une des rares Turques, à user d'un langage si grossier avec une telle véhémence, chaque fois qu'elle se mettait à jurer, elle le faisait copieusement, comme pour compenser la retenue des autres.

  • Un dîner sans pain constituait un grave péché qu'Allah pouvait pardonner, mais Banu, certainement pas.

  • Je n’ai jamais réussi à être arménienne. J’ai besoin d’aller à la recherche de mon identité. Vous savez ce dont je rêve secrètement? D’aller voir la maison de ma famille en Turquie. Grand mère parle sans cesse de leur magnifique demeure d’Istanbul. Il faut que je la voie de mes propres yeux. Que je retourne dans le passé des miens pour pouvoir enfin me tourner vers mon avenir. Le Paradoxe Janissaire continuera à me hanter tant que je n’aurai rien fait pour découvrir mon passé.

  • L'aube approche. Elle n'est plus qu'à quelques pas de cette zone étrange qui sépare la nuit du jour. Ce moment où il est encore possible de tirer du réconfort des rêves mais trop tard pour s'y replonger.


Bibliographie

Elif Shafak est née le 25 ocotbre 1971 à Strasbourg. Elle est la fille d’une diplomate turque. Élevée par sa mère après le divorce de ses parents, elle a passé son adolescence à Madrid puis à Amman, en Jordanie, avant de retourner en Turquie.

Diplômée en relations internationales de la Middle East Technical University d'Ankara, elle est aussi titulaire d'un master en genre et études féminines dont le mémoire portait sur la circulaire Compréhension des derviches hétérodoxes de l'islam.

En 1998, elle obtient pour son premier roman, "Pinhan", le Prix Mevlana récompensant les œuvres littéraires mystiques en Turquie.
Son second roman, "Şehrin Aynaları", entremêle les mysticismes du Judaïsme et de l'Islam dans une Méditerranée historique du xviie siècle. Mahrem confirme par la suite le succès de Şafak, lui valant
ainsi le Prix des écrivains turcs en 2000.
"The Saint Of Incipient Insanities" (2004) est le premier roman que Şafak écrit en anglais. Elle y raconte les vies d'immigrants musulmans à Boston et visite le sentiment d'exclusion que ceux-ci peuvent ressentir aux États-Unis. Lorsqu'elle y met la touche finale en 2002, Şafak est chargée de cours au Mount Holyoke College (dans le Massachusetts) auprès de la chaire de Women's Studies.Elle enseigne ensuite à l'université du Michigan dans la discipline “Gender and Women's Studies”. L'année suivante, elle devient professeur à temps plein au département des Études du Proche-Orient à l'université d'Arizona.
Elif Şafak écrit aussi des articles pour des journaux et magazines en Europe et aux États-Unis, des scripts pour séries télévisées et des paroles de chansons pour des musiciens rock. Mariée à Eyüp Can, journaliste turc, rédacteur en chef du quotidien Referans, et mère de deux enfants, elle vit à Londres. Elle reconnait aussi des relations homosexuelles.

En savoir plus :


En savoir Plus :

Sur le roman


Sur Istanbul :


Sur la condition des femmes en Turqie

Depuis 2021, la politique menée par le président turc Recip Erdogan durcit de plus en plus la conditions des femmes et des personnes LGBT.


Sur le génocide Arménien

Play-list

Johnny Cash qu'Asya écoute en boucle :

Galerie Photo



Tour Galata, le plus haut point d'Istanbul

Sivas en Turquie

Le quartier Sisli - rive asiatique

Le pont Galata à Istanbul

Petite rue typique sur la rive occidentale

Passage des fleurs Istanbul rive Occidentale

Une Konac, maison traditionnelle sambouliote

Le grand Bazar d'Istanbul

Café typique Istanbul rive occidentale

Achure, dessert turc



Femmes arméniennes vivant en turquie

le mémorial arménien de Mount Davidson à Sant Franscico

Le mémorial national arménien à Erevan (Arménie)

Pirkonik, village arménien détruit près de Sivas