lundi 16 janvier 2023

LEILA MOTTLEY – Arpenter la nuit – Albin Michel 2022

 

L'histoire

Kiara 17 ans vit à Oakland (Californie) et a bien des soucis. Comme le veut son éducation de jeune fille noire, elle a quitté l'école pour s'occuper de sa maison. Sa mère est en prison, son père est décédé et son frère aîné, Marcus, ne fait rien pour l'aider, il passe son temps à chanter du mauvais rap avec ses potes. Et Kiara a une urgence absolue : payer le loyer de l'appartement miteux qu'elle occupe au risque d'être expulsée. Petits boulots, quelques chapardages ne suffisent pas. Personne ne veut donner du travail à une jeune mineure noire. Alors Kaira va arpenter la nuit, se prostituer. Et un jour elle se fait arpenter par une bande de flics ripoux. La prostitution étant illégale, soit elle part en prison (et perd tout) soit elle devient, il faut bien le dire, leur esclave sexuelle. En échangent, ils la payent et la protègent de toute arrestation ou ennui. Mais voilà, un jour, pris de remords, l'un des policiers se suicide et laisse une lettre où il raconte tout et cite son nom. Malgré la peur, soutenue par une avocate et par l'amour, Kiara entrevoit la possibilité d'une nouvelle vie.Inspiré d'une histoire vraie.



Mon avis

Plus d'un million de vente aux USA pour cette nouvelle héroïne qui rejoint les Turtle (Gabriel Tallent – My Absolute Darling), Kya (là où chantent les écrivisses de Délie Owen, Nell et Eva (les deux sœurs Dans la Forêt de Jean Hegland) ou Duchess de Chris Whitaker. Et c'est Leila Mottley, 17 ans seulement qui a écrit ce livre, avec la maîtrise d'une future très grande autrice.

Pour raconter cette histoire, la jeune fille s'est intéressé à un fait divers à San Francisco (dans la baie en face d'Oakland) : une mineure noire prostituée par des policiers, et l'affaire n'a eu aucune suite judiciaire. Elles seraient ainsi plusieurs jeunes filles noires, souvent dans la plus grande précarité à être ainsi exploitée par ceux qui sont supposés les protéger, avec la complicité de l'une justice dévoyée.

Mais elle rend Kiara attachante et unique. Ce que les blancs ne comprennent pas c'est que les jeunes filles noires des quartiers populaires sont éduquées dans l'idée de devenir des bonnes épouses et bonnes mères et surtout tenir coûte que coûte le foyer.

Son père, un homme bon est mort des suites d'un cancer, sa mère est en prison pour infanticide (ce qu'elle nie), une femme égoïste qui passe son temps à se plaindre, ne se soucie pas des deux ados qu'elle a laissé et quand elle sera libérée ne reviendra jamais au foyer. Marcus est un bon à rien. Lui aussi à quitter l'école pour imiter un oncle qui a réussit dans le rap. Fini les promesses de protéger sa petites sœur, Marcus vit chez un pote et passe de temps en temps au foyer mais sans aider sa sœur dont il ignore ce qu'elle fait de ses nuits.

Et puis il y a Trevor, un petit môme de 7ans que Kiara prend sous son aile. La mère de Trev est une droguée, elle quitte son appartement et le petit est livré à lui-même. Et tout l'amour que Kiara n'a pas se déverse sur ce petit qui lui rend bien, en faisant comme elle peut, pour l'accompagner à l'école, le nourrir, le consoler. Lui, il lui apprend à nager dans la piscine délabrée de la résidence, un plaisir aquatique qui vaut mieux que toutes les douches de la salle de bains peu reluisante. Et il y a aussi Alé, la copine de toujours, qui travaille en famille dans un restaurant mexicain et qui dépanne de temps en temps Kiara mais n'approuve pas ses choix, sa propre sœur a disparu, elle aussi se prostituait.

De la prostitution, l'auteur reste pudique, mais nous laisse bien entendre que ce n'est pas une partie de plaisir. Pour s'anesthésier, Kiara boit, pour ne plus sentir ces hommes qui sont sur elles. Elle a aussi l'intelligence de ne pas se droguer, de ne pas devenir alcoolique ou de rentrer dans un réseau maffieux, où les filles sont shootées au crack.

Kiara raconte son histoire, ses peurs, ses espoirs tout simplement, sans pathos, mais avec cette envie de vivre plus que jamais accrochée dans ses tripes, et l'espoir d'un avenir meilleur.

C'est un roman de femmes. Hormis le petit Trevor, ce sont les femmes ici qui s'aident ou pas selon les circonstances. Alé, la meilleure amie, Shauna devenue mère trop jeune, Camila, la prostitué transgenre qui vit comme une reine semble-t-il et tente de prendre en main Kia, la policière qui veut démonter ce système et cette avocate blanche mais ferme qui remet Kiara dans le droit chemin.

A coup sur un livre fort, qui laisse en vous une voix indélébile, et qui dans le contexte actuel des problèmes raciaux aux USA prend toute sa force. Quand en plus on sait que ce roman a été écrit pas une jeune fille de 17 ans, à la maturité émotionnelle, romanesque et politique rares.


Extraits :

  • Le plus souvent je dis que je ne crois en rien, sauf que la façon dont la nuit met des couleurs sur tout me donne envie de croire. Pas à l'au-delà, ni au paradis, ni à aucune de ces conneries. Ça, c'est juste des trucs qui nous font nous sentir mieux par rapport à la mort et moi je n'ai aucune raison de craindre la mort. Je crois simplement que les étoiles pourraient s'aligner et atteindre un autre monde Pas la peine que ce soit un monde meilleur parce que ça, ça n'existe sûrement pas. Je pense que c'est autre chose, un quelque part où les gens marchent un peu différemment. Si ça se trouve, ils parlent en vibrations. Ou alors ils ont tous le même visage, ou pas de visage du tout. Quand j'ai le temps de fixer le ciel, je m'imagine avoir assez de chance pour apercevoir ce quelque chose. Mais je finis toujours par être ramenée sur cette planète.

  • Je crois que ce jour pourrait être celui que j’attendais. Le jour où mon frère va décider de redresser la tête et de réapprendre à tenir plus ou moins le coup dans cette vie. Le jour où il va poser sa tête sur mes genoux et me laisser le bercer. Il pourrait même me prendre la main ou me demander pourquoi j’ai des bleus en travers de la poitrine. Il y a des moments comme ça où j’ai l’impression d’être coincée entre la mère et l’enfant. Où j’ai l’impression d’être nulle part.

  • Camila m’a prise par la main en faisant attention à ne pas m’écorcher la peau avec ses faux ongles en acrylique. Elle nous a appelé une voiture et elle a dit qu’elle me déposerait en allant chez son client. Une fois à bord, elle m’a expliqué ce que je devais faire pour devenir comme elle, où aller, à quelle heure, comment m’habiller, et je me suis dit qu’après tout c’est peut-être là que finissent toutes les filles au bout du rouleau. C’est peut-être là que je trouverais mon fredonnement à moi, là où je pourrais faire résonner mon corps aussi fort que celui de maman.

  • Les jours d’enterrement, c’est l’apogée de nos anciens nous, l’occasion d’organiser nos propres commémorations pour ceux qu’on n’a pas enterrés comme il le fallait.

  • Je ne sais pas si j'ai déjà vu Alé pleurer comma ça et je ne peux pas m’empêcher de m'approcher et d'embrasser sa joue, de goûter son sel en faisant remonter mes lèvres jusqu’au coin de ses yeux. Alé, c'est le fond de l’océan, là où toute la magie reste cachée sous une multitude de couches de ténèbres, d'eau et de sel.

  • Il y a énormément de façons de marcher dans la rue et moi je suis juste une fille recouverte de chair.

  • J’ai un corps et une famille qui a besoin de moi, alors je me suis résignée à faire ce qu’il faut pour nous garder ensemble : je suis allée retrouver la rue et tout son bleu. Je tangue, à moitié marchant, à moitié chancelant. Le long d'International Boulevard. Sans musique et sans Tony. Rien que moi et de la tequila plein l'estomac.

  • Je lui raconte comment le trottoir nous a déchirées en deux et nous a retiré cette partie qui méritait le plus d'être conservée : l'enfant qu'on garde à l'intérieur. La mâchoire en O qui ne supporte même plus de hurler parce que ça aussi, ils nous l'ont pris. Ils nous prennent tout.

  • Maintenant que j'ai couché une fois, je peux le refaire, c'est rien qu'un corps, voilà ce que je me répète.

  • Et moi, je suis toujours là à attendre d'être saisie par un amour capable de mettre l'univers sur pause, un amour qui me retournera de l'intérieur et qui retirera toutes les parties qui sont en train de pourrir en moi. Ou au moins quelque chose qui rendra ma vie supportable et ne sera pas une énième personne qui finira comme les autres par m'abandonner.

  • J'ouvre juste assez la bouche pour que l'air infusé à l'odeur de marée puisse toucher ma langue. J'ai envie d'y goûter, de savoir que la baie existe au-delà de tout ça. Peu importe si tout le reste s'effondre demain, elle, elle sera toujours là et elle aura toujours le goût du sel, de la poussière et du bois des bateaux qui ont transporté trop de corps.

  • Je compose le numéro de téléphone que j'ai promis à Tailleur violet de composer parce qu'il n'y a pas d'alternative quand deux garçons brisés ont besoin de moi et que je n'ai pas assez de mon corps pour leur donner ce qu'il leur faut tout en continuant à respirer. Marsha Fields répond en gazouillant et je commence à parler; je n'ai plus rien d'autre à faire que de laisser les mots s'échapper.

  • Je sais pas, je réponds, même si je le sais. Même si ça semble trop évident, comme une longue route qui ne pouvait pas finir ailleurs qu'ici. Parfois faut faire ce qu'il faut pour les personnes qui ont besoin qu'on le fasse.

  • La différence entre les flics et les mecs de la rue, c'est que les flics aiment transformer ça en jeu. Il attendent avant de me baiser, ils préfèrent me regarder en salivant et chercher un moyen de me terroriser juste assez pour que la peur m'avale et leur laisse un corps digne d'être dominé, des mains qu'ils peuvent coincer derrière ma tête, la peur rien qu'à l'idée de détourner les yeux.

  • A la place, je pense à Marcus, à l'époque où il s'installait sur un bout de trottoir pour essayer de vendre les peintures que je faisais sur du carton. Ça nous rapportait à peine de quoi racheter des couleurs mais au moins on faisait ça ensemble, par choix. Je dois aller lui dire que je ne vais pas pouvoir m'occuper de tous les trucs difficiles à sa place si lui refuse de faire quoi que ce soit pour moi. Lui dire qu'il est temps de lâcher son micro et d'affronter la ville comme je le fais depuis six mois.

  • Tout continue à toucher, à entrer en collision, une salle en bois dans laquelle je me libère comme le ciel ce soir-là quand les étoiles se sont montrées au-dessus de la voie rapide, avant de rentrer dans un appartement qui ne sera plus jamais vraiment le mien. Je n’étais rien qu’une enfant.

  • Je ne prends pas de veste parce que je sais à quel point ça sera étouffant, peu importe la maison, la cabane ou l'entrepôt où aura lieu la fête, et le seul truc pire que le froid, c' est la transpiration causée par une chaleur à laquelle on ne peut pas échapper

  • Les gens ne croient pas en Dieu parce qu’ils ont des preuves, seulement parce qu’ils savent que rien ne peut prouver qu’ils se trompent.

  • Tout lui dire, ça aurait été comme admettre que ma vie se résume désormais à ça, ça aurait été comme m'engager vis-à-vis de la rue. Et se laisser attraper par la rue, ça revient à organiser son propre enterrement. Moi je voulais des lampadaires étincelants et quelques billets au réveil, pas les allées sombres, pas les sirènes. Mais voilà. On finit par se retrouver en plein jour, pile au moment où on s'y attend le moins. La nuit rampe jusqu'à moi quand le soleil est là.

  • Quand j'entends ça, je ne peux pas m'empêcher de m'illuminer, tout mon corps se répand dans un large sourire parce qu'on sait tous les deux (Trevor et Kia) que c'est beaucoup plus que ça, et qu'en même temps c'est aussi simple que ça. Parce qu'on a tous les deux grandi dans le rebond d'une balle, et que notre chute a commencé par un terrain de basket et une grosse raclée. Parce qu'on ne retrouvera jamais ce qu'on a perdu, mais que ce moment-là on peut le voler et le garder pour nous.


Bibliographie

Née en 2002 à Oakland, Leila Mottley est une auteure et poète qui utilise son écriture pour lutter en faveur du changement. Mottley aborde des sujets difficiles dans sa poésie et dans son roman Nightcrawling (Arpenter la nuit) , mettant en lumière les problèmes de violence policière et d'inégalité raciale et sexiste dont elle a été témoin dans sa ville natale. Formée à l'écriture par des enseignants et suivant des ateliers d'écriture (une pratique très répandue aux USA où l'on apprend à structurer, écrire un roman), encouragée par ses professeurs, ses parents et ses amis, la jeune autrice s'est énormément documentée, réussi à rencontrer des travailleuses du sexe et
Finaliste du slam Youth Speaks, Leila Mottley est également lauréate du Scholastic Art and Writing Award et lauréate du prix Oakland Youth Poet Laureate 2018. Elle s'est produite lors des réunions du dialogue culturel de la ville d'Oakland, de la marche des femmes d'Oakland, et d'autres événements. Ses écrits ont été publiés dans Oprah Daily et The New York Times , entre autres publications. Son travail offre un regard perspicace sur les changements qu'elle voit à Oakland et les luttes auxquelles les personnes de couleur sont confrontées dans une ville qui s'embourgeoise rapidement.

En savoir Plus :

Sur le roman


Sur Oakland (Californie)

Oakland se trouve dans la baie en face de San-Francisco. Elle abrite l »université de Berkeley. C'est aussi une des villes les plus peuplées des USA et réputée dangereusen même si la Mairie fait un gros travail de réhabilitation. 32% de la population est Afro-américaine, contre 35% de blancs : de 1920 à 1945, les industries automobiles, l'activité portuaire et la métallurgie ont attiré des noirs venus de Louisiane ou du sud américain pour pourvoir à la main d'oeuvre. Avec la délocalisation des industries, la chute de l'activité portuaire, beaucoup sont repartis mais ceux qui sont restés ont migré et aggrandi la ville au nord et au sud. C'est aussi la ville où fut fondée le BBP (Black Panthers Party).


Sur la criminalité à Oakland


Sur la prostitution des jeunes mineurs noires à Oakland :


Sur les doits civiques à Oakland

Play List parce que Leila Mottley a été élevée au son du jazz et et son roman parle de musique (le père de son héroïne est un percussionniste).Il s'agit de funk and dance.


Photos

Prostitution International Bd

Prostitution International Bd Oakland

Prostituée sur l'International Bd

Résidence North Eastland où vit Kaira

Quartier pauvre Oaland


 
Skarte Park East Oakland (Alé fait du Skate)

Lac Merrit à Oakland pour les sorites le week-end

Kaira graffe depuis ses 13ans. Elle aurait pu faire celui-ci.

Funérarium. Des buffets et les affaires des défunts sont donnés gratuitement. Kaira y va pour se vétir et manger

Quartier chic

Main Street Oakland


Stockon, prison où est enfermée la mère de Kiara




samedi 14 janvier 2023

Velma Wallis – Un cadeau du froid – Editions JC Lattès - 2009

 

L'histoire

C'est un conte que l'on raconte toujours en Alaska aujourd'hui encore, celui des 2 grand-mères. C'est un voyage à travers l'histoire des inuits tous là-haut presque au Pôle Nord.


Mon avis

Voilà un bien joli conte que nous traduit et enjolive Velma Wallis, un petit livre qui vous enchante par sa solidarité, le courage qui est la seule survie.

Dans cette tribu athabaskane, composée de nomades qui suivent le gibier, même si c'est cruel, il était coutume d'abandonner les vieilles personnes ou les malades incurables dans le dernier campement. Mais voilà, les 2 grand-mères qui sont abandonnées alors que la saison froide arrive n'ont pas du tout envie de mourir. Avec leurs sagesses et leurs connaissances ancestrales, non seulement elles vont survivre et retrouver leur famille, mais plus jamais la tribu n'oubliera les siens.

Ce conte est tiré d'une histoire réelle dans le passé des amérindiens d'Alaska.

Velma Wallis connaît son sujet. Elle est née dans une famille traditionnelles de 12 enfants. A 13 ans, son père décède et elle doit alors aider sa mère. Elle réussit toutefois à reprendre des études puis revient dans son village natal pour apprendre à vivre comme ses ancêtres. Passionnée de lecture, elle publie en 1993 cette légende que tous les indiens de la rosière Yukon connaissent et se transmettent de génération en génération. Elle décide alors de l'écrire l'ayant apprise de sa mère.

Elle écrit : "Les histoires sont des cadeaux que l'on fait aux plus jeunes. Malheureusement ce cadeau n'est plus souvent donné et reçu de nos jours, parce que la télévision, la rapidité de la vie moderne sont bien plus captivant pour les jeunes. Cette histoire est antérieure à l'arrivée de la culture occidentale, et je me devais de l'écrire ».



Etraits :

  • La nourriture était rare, mais les deux femmes se préoccupaient surtout d'avoir chaud et, la nuit, elles restaient à parler, pour se protéger l'une l'autre de la solitude et de l'angoisse menaçante. La tribu consacrait bien peu de leur précieux temps au bavardage : ils parlaient pour communiquer, pas pour établir des relations. Elles faisaient donc exception aux habitudes, elles parlaient tout au long des interminables soirées. Elles découvraient chacune les épreuves endurées par l'autre et y gagnaient un respect mutuel.

  • Elles ne s'étaient pas bien connues avant d'être abandonnées. Elles avaient été deux voisines rivalisant de jérémiades et échangeant des propos futiles. Là, le grand âge et la cruauté de leur sort étaient tout ce qu'elles avaient en commun. Cette nuit-là, à la fin de leur éprouvant voyage, elles ne savaient pas comment échanger des paroles amicales et chaque femme se repliait donc sur ses propres pensées.

  • En ces temps-là, il n'était pas exceptionnel de laisser les vieux derrière soi en cas de famine, mais c'était la première fois que cela arrivait dans cette bande -là. L'âpreté de la terre primitive semblait le demander, alors, pour survivre, les humains devaient imiter certaines coutumes animales. A l'instar des jeunes loups, les plus capables, qui rejetaient un chef âgé, ces gens devaient laisser les vieux afin d'aller plus vite, allégeant ainsi leur fardeau.

  • Les rapports s'améliorèrent donc entre les deux femmes et le reste de la tribu. Les uns et les autres avaient appris qu'un aspect inconnu de la nature humaine se révélait dans les épreuves. Les autres s'étaient crus forts, alors qu'ils étaient faibles. Et les deux vieilles qu'on avait jugées faibles et les moins utiles avaient été fortes. Une compréhension tacite s'instaura, et tous se trouvèrent friands de la compagnie des vieilles femmes, auprès desquelles ils trouvaient informations et conseils. Ils comprirent que, pour avoir vécu si longtemps, elles en savaient plus long qu'ils ne l'avaient cru.

  • Puis je m'avisai de l'importance d'être au coeur d'un grand groupe. Le corps a besoin de nourriture, mais l'esprit a besoin des gens.

  • L’obscurité s’avança, le pays devint calme et silencieux. Il fallait beaucoup de concentration pour s’occuper durant ces longues heures. Les deux femmes confectionnèrent force accessoires avec les peaux de lapin, mitaines, bonnets, passe-montagnes. Mais, en dépit de ces activités, une grande solitude se referma lentement autour d’elles.


Bibliographie

Née en 1960, Velma Wallis est née à Fort Yukon, Alaska, dans une tribu athabaskane d’environ 650 personnes. Née dans une fratrie de treize, Velma Wallis a été élevée de manière traditionnelle, dans le respect des aînés de la tribu. Puis elle suit des études de littérature à l’Université de Fairbanks puis elle revint et vit seule un an dans une cabane de trappeur près de la rivière Yukon. La légende racontée est hélas aussi une réalité : sa propre grand mère perdit la moitié de sa famille dans la région de Circle City. Adoptée par un chaman, elle fit élevée dans le camps des pêcheurs de Chalkyitisk.

Parlant l'anglais mais aussi plusieurs dialectes Gwich'in', dont les athabaskans sont l'une des 11 groupes ethniques, répartis en clan. La langue n'est pas un problème, les différentes ethnies se comprennent. Elles descendent des asiates qui passèrent de la Sibérie orientale vers l'Alaska, il y a des millions d'années. Les athabaskanes sont des nomades qui vivent le long des rivières, car ils vivent de la pêche (les gwich'in sont des chasseurs vivant en forêt. Mais l'arrivée des colons, de l’alcool, des maladies, la population fut largement décimée. Elle est depuis sédentarisée mais certains groupes continuent de vivre de façon traditionnelle.En 1993, elle publie la première édition du Cadeau du froid qui devient aussitôt un best-seller international traduit en 17 langues, avec plus d’un million d’exemplaires vendus.
En savoir plus :


En savoir Plus :

Sur le roman


Sur l'Alaska

Sur la rivière Yukon

Sur les Amerindiens du grand Nord

vendredi 13 janvier 2023

BRIT BENNETT – l'autre moitié de soi – Autrement 2020 ou poche « J'ai lu »

 

L'histoire 

En 1954, les jumelles Désirée et Stella fuient Mallard en Louisiane. Un tout petit village fondé et peuplé uniquement de noir à la peau blanche qui peuvent facilement être confondus avec des personnes blanches. Quatorze ans plus tard, Désirée revient avec sa fille Jude, 7 ans, plus noire que le charbon, fruit d'un mariage toxique avec un homme qu'elle fuit. Mais Désirée, mal accueillie dans son village natale en raison de la couleur de peau trop noire de sa fille, a du mal à se faire accepter. Elle n'a aucune nouvelle de sa jumelle don on dit qu'elle aurait épousé un homme blanc, se faisant passer pour une femme blanche. En 1978, Jude part faire des études supérieures à UCLA en Californie et quelques temps plus tard, elle tombe par hasard sur sa tante et la fille de celle-ci (raciste et blanche). Comment cette famille étrange va-t-elle pouvoir se retrouver, à travers les conditions sociales et raciales d'une Amérique qui sort tout juste de la ségrégation ?



Mon avis

Un très joli roman, écrit dans une langue simple et presque douce pour raconter une histoire incroyable. Sur 3 générations nous suivons la famille Vignes. La grand mère Adèle, arrière petite fille du fondateur de Mallard, la ville qui n'existe sur aucune carte postale élève seule les deux jumelles Désirée et Stella, après la mort de son mari. Dans ce village tout se sait, toutes les opinions sont tranchées : on aime pas les blancs qui étaient esclavagistes, mais on aime pas non lus les noirs à la peau trop sombre qui rappelle aussi les conditions de jadis et le peu de révolte. Bref à Mallard on est unique et plus les bébés ont la peau clair et les cheveux roux-blonds plus on est heureux. Mais on s'ennuie terriblement aussi dans cette bourgade repliée sur elle-même et ses traditions. Les deux jumelles ne veulent pas aller faire des ménages dans les luxueuses propriétés des maisons des anciens esclavagistes. Alors elles décident de fuir, et abandonner leur mère, se promettant de lui envoyer de l’argent pour qu'elle aussi ne s'épuise pas. Arrivée à la Nouvelle-Orléans, elles trouvent des jobs miteux avant de chacune saisir leur chance. Stella se faisant passer pour une femme blanche devient secrétaire et finit par épouser son patron, un homme très riche, dont elle a une jolie petite fille blonde aux yeux bleus nommée Kennedy. Désirée travaille pour le FBI et rencontre son mari, un noir qui très vite la tabasse. De cette union naît Jude, à la peau plus sombre que la nuit, habituée au racisme quotidien fuit elle aussi Mallard pour étudier à Los Angeles. Sans amis à la fac, elle se lie avec des drag queens (qui ont de respectables métiers le jour) et rencontre l'amour de sa vie avec Reesen en pleine mutation sexuelle, qui lui aussi a du fuir sa famille, connaître la rue et sa misère. 

Et puis Stella, la femme double. Celle qui s'assimile à une blanche, vivant dans le confort du mensonge mais angoissée par la peur qu'on devine ses origines. Stella qui a tout, le bon mari, la belles maison, le confort luxueux d'un palace dans le quartier le plus huppé de Los Angeles. Secrète, perpétuelle insatisfaite, elle rêve de devenir une grande mathématicienne.Sa fille Kennedy, élevée dans ce luxe cède à la paresse, arrête ses études au grand désespoir de ses parents pour finir actrice minable de série B. Avec Jude, elle entamera une amitié qui réunira peut-être une famille totalement éclatée.

Ici c'est non seulement l'héritage et la quête d'identité sur ce qu'on est vraiment que le racisme ou les racismes, des blancs envers le noirs et inversement qui est décortiqué au sein d'une famille presque exclusivement féminine. Les hommes que l'on croise, à part l'ex-mari de Désirée sont des faire-valoir, des hommes gentils, qui aiment sans se poser de question de couleur de peau.

Avec cette histoire totalement originale, pour son deuxième roman, Brit Bennett porte un autre regard sur le racisme et prône la tolérance. Elle y adjoint aussi la bienveillance à la lutte LGBT, parce que les causes sont les mêmes, l'ignorance, les clichés, le poids de l'histoire. On a comparé cette jeune autrice à Toni Morrisson. UN roman captivant, qui sous une apparence nonchalante porte des thèmes forts.


Extraits :

  • Il laissa le silence s'installer, la dévisageant. Puis elle sentit sa main sur sa nuque. Tendre, presque comme on consolerait un enfant en pleurs. C'était tellement déstabilisant, tellement différent de sa brusquerie habituelle, qu'elle resta sans voix. Soudain, il tira sur son foulard. Les traces commençaient à s'estomper mais, même dans la pénombre, l'hématome qui s'étalait sur son cou était encore bien visible. Tous ces gens qui s'extasiaient sur la clarté de son teint quand elle était enfant, aucun ne l'avait prévenue. Personne ne lui avait dit que la colère d'un homme marquerait plus facilement sa peau.

  • C’étaient de braves gens, d’honnêtes citoyens qui donnaient aux bonnes œuvres et grimaçaient devant les reportages où l’on voyait des shérifs matraquant des étudiants noirs dans le Sud. Ils pensaient que ce Martin Luther King était un orateur remarquable, approuvaient peut-être certaines de ses idées. Jamais ils ne lui auraient tiré une balle dans la tête, et peut-être même avaient-ils pleuré à son enterrement – dire qu’il laissait des enfants si jeunes –, mais de là accepter qu’il s’installe dans le quartier, il y avait un monde. 

  • Elle n'était pas idiote au point de croire qu'un jour elle serait claire, mais marron, pourquoi pas ? Tout, sauf ce noir infini. Elle essaya donc de conjurer le sort. Elle avait vu une publicité pour Nadinola dans 'Jet', une femme caramel (...) souriante, la bouche écarlate, un homme lui parlant à l'oreille : 'La vie est plus belle quand on a le teint frais, lumineux, clair-Nadinola !' Elle avait arraché la publicité et l'avait pliée en quatre. Elle l'avait gardée sur elle pendant des semaines, la dépliant si souvent que les plis blancs fendaient les lèvres de la femme. Une crème, c'était tout ce dont elle avait besoin. Elle s'en tartinerait la peau et, à la rentrée, elle retournerait à l'école métamorphosée.(Jude)

  • Mentir, elle savait faire. La seule différence entre le mensonge et le théâtre, c’était le public : dans un cas, il n’était pas au courant, dans l’autre, si ; mais au bout du compte il s’agissait toujours de jouer un rôle. (Stella)

  • Son père était si clair de peau que, par certains matins glacials, elle pouvait voir le bleu de ses veines quand elle retournait son bras. Mais rien de tout cela n’avait fait de différence, le jour où les Blancs étaient venus le chercher, alors qu’est-ce que ça pouvait bien faire d’avoir le teint clair ?

  • Quand on a une jumelle, on a parfois l’impression de vivre avec une autre version de soi. Tout le monde a sans doute ce fantasme d’un soi alternatif. Sauf que le sien était réel. Stella se réveillait le matin face à elle-même. Certains jours, elle lui paraissait une étrangère. Pourquoi est-ce que tu ne me ressembles pas plus ? pensait-elle. Comment suis-je devenue moi et comment es-tu devenue toi ?

  • Barry se vantait de sa capacité à compartimenter sa vie. " J'obéis à la Bible, lui avait-il dit une fois. Fais en sorte que ta main droite ne sache pas ce que fait la gauche." Il était Bianca, deux samedi par mois et, le reste du temps, elle n'existait pas. (...) . Bianca avait sa place et Barry la sienne. On pouvait vivre une vie coupée en deux . Tant qu'on savait qui était aux commandes.

  • Sous les applaudissements de ses camarades, alors que Stella s’effaçait, avalée par l’obscurité du gymnase, elle s’était enfin sentie une personne à part entière, pas une jumelle, pas la moitié incomplète d’une paire.

  • Une femme avec un cerveau, il n'y a rien de plus effrayant pour un homme.

  • Il était né dans l'Ohio et ne s'était jamais aventuré au sud de la Virginie. Sa mère l'avait poussé à aller étudier à Morehouse, à Atlanta, mais non, il avait préféré l'université d'Etat de l'Ohio. C'était avant la déségrégation des campus. Il avait assisté à des cours où des professeurs blancs ignoraient ses questions. (...) Il sortait avec des filles à la peau claire qui refusaient de lui tenir la main en public. Le racisme du Nord, il connaissait ; celui du Sud, non merci. Si sa famille était partie, c'était pour une bonne raison et il n'allait pas remettre en cause leur jugement. Ces ploucs ne le laisseraient sans doute même pas rentrer chez lui, plaisantait-il. Il arriverait là-bas pour faire du tourisme et se retrouverait à ramasser du coton.

  • Mais Stella était devenue blanche depuis des années maintenant, presque la moitié de sa vie. Quand on jouait un rôle aussi longtemps, ça cessait peut-être d'être un rôle. À force de prétendre qu'on était blanc, on le devenait.

  • Elle ne comprenait pas très bien ce dont il parlait, mais elle était heureuse de faire partie d'un nous. On croit qu'être unique, ça fait de soi quelqu'un d'exceptionnel. Non, ça fait juste quelqu'un de seul. Ce qui est exceptionnel, c'est d'être reconnu et accepté.

  • Après le campus idyllique, ses immenses pelouses vertes, les vélos qui sillonnaient les allées, et les bâtiments de brique où elle pénétrait toujours avec une certaine révérence, baissant la voix comme si elle était à l'église, West Hollywood lui faisait l'effet d'un autre monde. A la résidence universitaire, elle côtoyait une ambition acharnée ; lorsqu'elle rentrait chez elle, elle croisait des gens dont les rêves de célébrité avaient déjà été brisés. Des cinéastes qui travaillaient dans des magasins Kodak, des scénaristes qui enseignaient l'anglais aux migrants, des acteurs qui jouaient des spectacles burlesques dans des bars miteux. Tous ceux qui ne réussissaient pas à percer faisaient partie intégrante de la ville ; sans le savoir, partout on marchait sur des étoiles à leur nom.

  • A la Nouvelle-Orléans, Stella se divisa en deux. Elle ne le remarqua pas tout de suite, parce qu'elle avait été double toute sa vie : elle était elle-même et elle était Desiree. Belles et rares, on ne les appelait jamais les filles, uniquement les jumelles, comme si c'était un titre officiel. Elle s'était toujours définie ainsi mais, à la Nouvelle-Orléans, la division s'opéra peu après son renvoi de la blanchisserie. Ce jour-là, à Dixie Laundry, elle rêvassait, songeant à la matinée où on l'avait prise pour une blanche au musée. Ce qui lui avait plu, ce n'était pas tant d'être blanche que d'être quelqu'un d'autre.

  • À Socorro, il s'était enveloppé la poitrine de bandages blancs, et, le temps d'arriver à Las Cruces, il avait réappris à marcher, jambes écartées et épaules carrées. Il se disait que c'était plus sur pour faire du stop. En réalité, il s'était toujours senti Reese. À Tucson, c'était Thérèse qui lui faisait l'effet d'un déguisement. Est-ce qu'une personne était authentique, si on pouvait s'en dépouiller comme d'une vieille peau en mille cinq cents kilomètres ?

  • Quand j'étais petite, à quatre ou cinq ans, je croyais que c'était juste la carte de notre côté du monde. Que l'autre face se trouvait sur une carte différente. Mon père m'a dit que c'était idiot." Son père l'avait emmenée dans une bibliothèque et, quand il avait fait tourner le globe, elle avait bien vu qu'il avait raison. Mais, alors que Reese passait son doigt sur la carte, elle se rendit compte qu'une part d'elle espérait toujours que son père s'était trompé, qu'une partie du monde restait à découvrir.

  • When you married someone, you promised to love every person he would be. He promised to love every person she had been. And here they were, still trying, even though the past and the future were both mysteries.

  • But what had changed about her? Nothing, really. She hadn't adopted a disguise or even a new name. She'd walked in a colored girl and left a white one. She had become white only because everyone thought she was.

  • There was nothing to being white except boldness. You could convince anyone you belonged somewhere if you acted like you did.

  • The world worked differently than he'd ever imagined. People you loved could leave and there was nothing you could do about it. Once he'd grasped that, the inevitability of leaving, he became a little older in his own eyes.


Bibliographie

Née en 199 en Californie, Brit Bennett est essayiste et romancière afro-américaine.
Elle est diplômée à l'Université Stanford et titulaire d'un MFA à l'Université du Michigan. Elle y a également remporté le prix Hopwood de la Nouvelle des étudiants ainsi que le Prix Hurston/Wright des écrivains de faculté.
Ses travaux ont été publiés dans les magazines The New Yorker, The New York Times, The Paris Review et Jezebel.
"Le cœur battant de nos mères" ("The Mothers", 2016), son premier roman, a été sur la liste des best-sellers du New York Times et finaliste de nombreux prix littéraires. Il a été acheté par la Warner pour une adaptation cinématographique.En 2016, elle fait partie des 5 lauréats de la National Book Foundation parmi 35 candidats sélectionnés.
Brit Bennett vit à Los Angeles.

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Sur le roman

Sur la dépigmentation des peaux noires


Sur la situation actuelle des transgenres aux USA


Sur la situation des afro américains en Louisiane


Mariage interraciaux

Couleurs de peaux