L'histoire
Denver
1895. Celle qui fut la ville la plus prospère aux pieds des
Rocheuses, grâce à l'exploitation des mines d'or n'est plus que
l'ombre d'elle-même. Ceux qui n'ont pas pu partir ailleurs sont
devenus des SDF, la maffia locale règne en maître tout comme la
corruption. A 15 ans, Cora, jeune fille fluette mais à la
détermination intacte recueille des enfants dans un lieu désaffecté
nommé l'Usine. Lieu où vit également Sam, 11 ans, amoureux de Cora
sans le lui dire. Les enfants se nourrissent de déchets, de vols, de
mendicité et arrivent à maintenir leur territoire intact contre les
violences des SDF. Mais voilà que Sam et Cora, après avoir soigné
un homme défiguré et force de la nature se voit proposer un boulot
par Cole, qui n'est autre que l'un des chefs de gangs maffieux les
plus cruels de la région. Et Sam va alors entrevoir les ravages des
luttes sans pitié entre gangs rivaux, police locale complice,
jusqu'à ce que Denver soit reprise en main par des hommes
non-corrompus et que les ligues de vertus fassent leurs œuvres.
Mon
avis
Le dernier opus de
Benjamin Whitmer vient de sortir en poche Totem et ce n'est pas de la
lecture pour âmes sensibles. La violence est omniprésente, entre
quelques moments de tendresse.
Commençons par la douceur
donnée par Cora, cette enfant qui depuis des années déjà
recueille les orphelins et leur offre un toit et de la nourriture.
Cora a un cœur immense et elle mène à la baguette sa petite tribu.
Chacun sauf les petits ont une mission, comme ramener à manger,
mendier, voler, et protéger l'usine contre les attaques incessantes
des SDF en face. Si le lieu est misérable il offre un toit et avec
des couvertures, des cartons, les talents de couturières de Cora et
son énergie permettent aux enfants de ne pas être livrés à
eux-mêmes ou finir à la merci des gangs : prostitution, trafic
de drogues, jeux clandestins. Elle est épaulée par Sam, trouvé
dans la rue et qui est follement amoureux de Cora sans jamais lui
dire et elle, si elle le devine, a du mal à lui interdire notamment
de s'engager auprès de la pire bande de truands de la ville.
L'histoire commence avec
l'arrivée sur le toit de l'usine qui permet un panorama à 360° de
la ville d'un homme défiguré et muet, une force de la nature qui,
en voulant écarter une bande de SDF a été blessé. Cora le soigne
et les enfants qui au départ en ont peur deviennent ses protégés.
Car souvent Goodnight, c'est son nom, vient dormir sur le toit. Bien
que muet, Sam se rend compte que l'homme n'est pas un idiot et le
suit jusqu'à se faire embaucher à l'Abattoir, le club de Cole qui
gère les tables de faro clandestins, des bordels, le trafic de
drogue. Cole vit dans une belle maison aux abords de la ville avec sa
femme Betty, un amour tumultueux de deux alcooliques, mais Cole
respecte ses filles et les protège avec son équipe de gros bras.
Mais Cole est gênant,
pour les autorités qui sont bien impuissantes et les concurrents qui
ont quelques agents de police à leur solde. Cole, homme irascible,
refuse une proposition de fermer ses tables de jeu, en échange d'une
protection par des policiers corrompus. Mais on ne dicte aucune loi à
Cole. C'est alors un déchaînement de violences, où le moindre faux
pas, la parole de trop vaut un coup de fusil où un écrabouillage en
bonne forme par les molosses qui entourent Cole. Qui va jusqu'à
lyncher en public le flic ripoux de la ville. Une vraie guerre
s'organise. Sam assiste à tout cela, il est trop jeune pour manier
les armes, pas assez costaud pour tabasser à mort les ennemis
désignés. Son rôle est de surveiller Goodnight, dynamiteur de
profession, qui ne se remet pas de la perte de sa fiancée,
probablement dans une explosion ou une bagarre.
Cette vie à 100 à
l'heure, ponctuée sans cesse de rebondissements souvent macabres,
lui fait oublier Cora, laquelle a finalement rejoint le pasteur Tom,
un homme qui lui aussi recueille les sans-abris, et aménage pour
elle une aile dans son monastère pour les enfants, enfin bien
nourris, habillés de linge propre, toilettés et en sécurité. Je
vous laisse lire l'épilogue pour ne pas spoiler.
Whitmer connaît Denver
comme sa poche et y a fait des recherches sur le passé trouble de la
ville, il connaît son histoire par cœur et si il la romance dans le
style brut et violent qui est le sien, c'est pour mieux souligner ces
exclus, ces enfants dont personne ne veut, analphabètes, livrés à
eux-même, à qui personne ne vient en aide. « Les crânes de
nœuds » comme ils nomment les adultes, hormis le pasteur, ne
font rien pour eux, pas plus qu'ils ne font pour les SDF. La svie
américaine est déjà fracturée : d'un coté la bonne société
qui vit dans des beaux quartiers, dont les femmes se font grandes
dames des ligue de vertu (mais pas pour les plus crados et ceux qui
ont vraiment besoin) et où les hommes se battent pour le pouvoir,
tout en fréquentant les bordels chics de la ville. Alors Cora crée
son univers avec rien, juste son grand cœur, et personnellement je
trouve que le personnage n'est pas assez exploité. Sam lui est un
jeune foufou qui fonce tête baissée dans les emmerdes, même si il
s'en sort toujours, mais n'utilise pas sa finesse de pensée et le
fait qu'il est le seul lettré de la bande d'enfants. Le monde sombre
des voyous le fascine et il n'anticipe pas l'avenir et surtout finit
par oublier totalement Cora, la seule qui pouvait lui apporter la
paix. Il est aussi le narrateur de cette histoire cruelle, bestiale
presque où la tendresse des duos formés par Sam/Cora,
Sam/Goodnight, Cole/Goodnight, Cole/Sam sont noyés par la violence,
la survie, la totale perte d'humanité face à un monde qui se défait
(Denver sera reprise en main en 1902 par l'élection d'un maire non
corrompu mais il faudra attendre les années 1970 et l'arrivée du
pétrole pour que la ville redevienne une grande ville américaine,
avec son université, et plusieurs institutions fédérales). Un roman qui se tient mais
qui ne vous épargnera pas.
Extraits :
Vous ne pouvez jamais
croire ce que les gens vous disent d’eux-mêmes. Je n’ai jamais
rencontré une seule personne qui se connaisse un tant soit peu
elle-même. Quand quelqu’un vous dit qu’il est honnête, ça ne
vous renseigne pas du tout sur le fait qu’il soit honnête ou non,
ça vous dit juste que ça lui plaît de penser qu’il est. Et
c’est la seule chose que vous puissiez apprendre de ce que les
gens vous disent. Ce qu’ils aimeraient être.
La vérité, c'est
que je ne pense pas que la plupart des gens veuillent réellement
l'amour. L'amour fait exploser votre vie en mille morceaux, et il
les réarrange selon ses propres lignes. Et il est éphémère. Si
vous le manquez, vous le manquez. Il a son temps à lui, et vous
n'en êtes pas maître. Si vous ne le prenez pas dans votre filet
quand la chance s'en présente, il disparaît. Et même si vous
l'attrapez, il finira toujours par vous briser le cœur. Même quand
il dure une vie entière, il finit par laisser l'un de vous deux
seul dans un monde si vide que c'en n'est pas supportable.
Dans le centre-ville,
des hommes en cravate se pressaient les uns contre les autres pour
monter dans les trams en disant des trucs débiles comme "Je
vous prie de m'excuser" ou "Comment allez-vous ?".
Dans le centre-ville, des femmes à taille de guêpe marchaient à
petits pas sur les trottoirs, coiffées de chapeaux à plume.
J'aurais donné n'importe quoi pour voir tous ces gens-là se
nourrir comme nous de poules sauvages et de cactus. Il n'y en avait
pas un seul capable de tenir dix minutes sans vivre sur le dos de
quelqu'un d'autre.
Il y a des débuts
et il y a des fins. Mais si vous vivez assez longtemps, vous savez
qu'il n'y a pas du tout de vrai début, que tout est seulement le
début d'une fin.
Presque aucune
lumière ne brûlait dans Denver, et la ville s'étendait comme une
flaque de cendre étalée sur la plaine.
Les gens essaient
toujours d'obtenir ce qu'il veulent , et font toujours les choix
qui, pensent-ils, leur permettront d'y parvenir. Toujours. Vous
pouvez savoir qui est quelqu'un en cherchant ce qu'il veut, et vous
pouvez savoir ce qu'il veut en cherchant ce qu'il poursuit.
Tu sais ce que Jesse
James faisait, quand il cambriolait une banque ? - Non. - Il
demandait à toutes les personnes présentes dans la banque de
montrer leurs mains. Tous ceux qui avaient les mains calleuses, il
les laissait partir. Il ne dévalisait que les fils de putes aux
mains douces. Les hommes qui ne travaillaient pas pour vivre.
Les lumières de
Denver brillaient devant nous comme des soleils lointains. Toutes
ces lumières, je me sentais toujours perdu quand je les regardais.
Ça me mettait les nerfs en boule de savoir que chacune d'elles
contenait le monde entier de quelqu'un. Des mondes dont je ne savais
rien, dont je ne saurais jamais rien.
Vous avez déjà vu
un homme adulte pleurer? - Pas depuis le jour où j'ai planté une
fourchette dans le cou de mon père, dit Cole.
C'est une sensation
qui ne m'a jamais quitté, que je continue à éprouver, et c'est
toujours la nuit que je me sens le plus petit. Quand c'est une
mauvaise nuit, je suis prêt à tout pour réussir à la passer. Je
suis prêt à boire n'importe quoi, à prendre n'importe quoi. Tout
ce qui est susceptible de m'anéantir. Je me suis brisé la tête à
force de la frapper contre tout ce qui existe pour survivre à une
mauvaise nuit.
Bon Dieu, je déteste
quand il s’exprime par citations, dit Cole. Je peux pas faire
confiance à un homme qui parle avec les mots d’un autre.
Parce que les riches
vont leur tomber dessus comme une tonne de boulets de canon. Et pas
pour avoir fait fermer leurs putes et leurs tables de jeu. Pour
avoir fait valoir qu'ils devaient eux aussi obéir aux mêmes lois
que nous autres.
Il était rare de
croiser quelqu’un de plus de vingt ans qui n’ait pas perdu
quelque chose. Le monde tordait les corps aussi salement qu’il
tordait les esprits.
Pour le reste d’entre
nous, en revanche, les Crânes de Nœud étaient zone interdite.
C’étaient des Crânes de nœud précisément parce qu’ils
avaient le crâne plein de nœuds. Ce n’était pas compliqué. Ils
s’étaient fait embrouiller par tout ce qui les entourait. Par
Denver, par leur propre vie. Ils avaient pourri de l’intérieur.
Nous restâmes des
semaines dans cette cabane. Des mois peut-être. Je perdis le sens
du temps. Au début, c’était une sorte de luxe, tout ce temps
qu’on avait. Il y avait des livres, et plein de provisions, et pas
une seule foutue personne au monde dont je doive m’occuper. Et au
début, c’était parfait. Je lisais. J’étais tranquille. En
fait, il est possible de vivre sans personne, si vous croyez le
faire pour quelqu’un.
Jusqu’à ce que vous vous rendiez
compte que c’est parce que la personne en question se porte mieux
sans vous. Ça, ça vous bouffe le cœur à petites becquées de
moineau.
Il y a une forme de
salut dans le fait de haïr la merde qui est à l’extérieur de
vous plutôt que la merde qui est à l’intérieur de vous.
Les nuits s’étaient
un peu réchauffées. Ça commençait à sentir l’été. The Line
se vautrait dans l’opium, et nous marchions à cinq de front. Moi,
Goodnight, Cole et deux autres gars parmi les plus rudes que Cole
avait. Eat ‘Em Up Jake, ancien boxeur professionnel dont les
traits se mouvaient avec la viscosité sirupeuse d’un homme qui se
serait récemment pris un coup de sabot de mule en plein tête, et
Magpie Ned, qui avait un visage comme une vieille lame usée et une
tache permanente sur la joue, noire comme un cancer. L’un comme
l’autre tuait des hommes comme les petits garçons tuent des
fourmis. Tout le monde s’écartait de notre passage. Un chariot de
prêcheurs s’était garé dans la rue pour répandre la bonne
parole dans The Line ; lorsqu’ils nous virent, leur chant
s’étouffa en plein milieu d’une note.
Vous commencez par un
mauvais choix. Un petit. Vous ignorez peut-être même qu’il est
mauvais au moment où vous le faites. Mais une fois que vous l’avez
fait, il vous amène à un choix pire. Alors vous faites ce choix.
On est dans le
journal, dit-il. T'as manqué ça. On a envoyé un gamin courir dans
Union Station en criant "pickpocket", et tous les hommes
présents ont tout de suite porté la main à la poche dans laquelle
ils avaient mis leur portefeuille. Ensuite, sachant où ils
gardaient leur argent, nos vrais pickpockets les ont tous
détroussés. Je t'ai apporté ta part.
e croyais Cole parce
que j’avais envie de le croire. Vous avez envie de croire qu’ils
savent ce qu’ils font. Qu’ils ont un peu de maîtrise sur les
choses. Cole et Goodnight paradaient dans le Monde des Crânes de
Nœud comme s’ils l’avaient construit eux-mêmes. Comme s’il
n’y avait pas un seul morceau de ce monde qu’ils ne pourraient
pas s’approprier. Et vous avez envie de croire que c’est
possible. Parce que ça voudrait dire qu’il existe un moyen pour
grandir et entrer dans le Monde des Crânes de Nœud sans devenir un
Crâne de Nœud soi-même. Mais il n’en existe pas.
Pour le papier, il y
avait toujours des groupes de dames patronnesses qui distribuaient
des bibles sur le trottoir. Elles ne se disaient jamais qu'on
pouvait avoir besoin de nourriture, mais il y avait toujours des
bibles. Alors je roulai une cigarette dans une page de l'Exode, je
l'allumai, la donnai à Cora, puis en roulai une autre pour moi.
je n'arrivais à
penser à rien d'autres qu'à retourner auprès d'elle. C'était
toujours cette sensation qui remontait dans ma poitrine, l'envie de
rentrer, l'envie d'être avec elle.
Il ne se passait pas une
minute sans que je brûle de la toucher, de la serrer contre moi, de
la sentir, d'enfouir le visage dans le creux de son cou et de humer
son odeur, comme une odeur de feu de forêt éteint depuis
longtemps, plaquée par la pluie de la nuit précédente.
La corruption, la
prostitution, l'opium, les bagarres, la guerre et le meurtre, tout
ça avait du sens pour eux. Mais pas la dynamite. Ils n'y voyaient
aucune logique. C'était impossible de trouver un quelconque sens à
une bombe qui saute dans un café. C'était soudain, absurde et
brutal. Ils s'en chiaient dessus de peur.
L’été, quand
l’atmosphère était si chaude et si marécageuse en bas, on
vivait sur le toit. Il y avait un cabanon que nous avions construit
avec du bois de récupération, du papier goudronné, et des vieux
bouts de tuyau de poêle que nous avions coupés en deux et aplatis
à coups de semelle. À l’intérieur, on faisait notre feu sur une
plaque de fer qu’on avait trouvé en bas, de sorte que nous
pouvions cuisiner même quand il pleuvait ou qu’il y avait du
vent.
Biographie
Né
en 1972dans le Colorado, Benjamin Whitmer est un écrivain
américain. Iia publié des récits dans divers magazines et
anthologies avant que ne soit publié son premier roman, "Pike",
en 2010. Traduit en français en 2012, ce texte a immédiatement
séduit tous les amateurs du genre. En 2015, il sort "Cry
father". En 2018, son roman "Évasion" ("Old
Lonesome") paraît en France en avant-première mondiale. Il est
lauréat du prix Libr'à Nous 2019. "Les dynamiteurs" ("The
Dynamiters") est publié en 2020.
Ses romans, tous traduits
par Jacques Mailhos, ont la particularité d'avoir été publiés en
France mais pas aux États-Unis.
Il est également coauteur, avec
le chanteur Charlie Louvin (1927-2011), de "Satan Is Real: The
Ballad of the Louvin Brothers" (2012).Son roman "Pike"
est en cours d'adaptation cinématographique d'après un scénario de
François Médéline.
Benjamin Whitmer vit avec ses deux enfants
dans le Colorado.
-
https://fr.wikipedia.org/wiki/Benjamin_Whitmer
-
http://benjaminwhitmer.com/