L'histoire
Benjamin Rask, fils
d'industriel, fait fortune et s'enrichit grâce à sa connaissance
des marchés financiers et de ses analyses mathématique. Il surmonte
sans problème, et même en s'enrichissant la terrible crise
boursière et économique des années 1929. Homme discret et
solitaire, il épouse une jeune fille de bonne famille, tout aussi
solitaire que lui, mais qui trouve un intérêt dans les œuvres
caritatives. Personnalité fragile, elle sombre dans une dépression
sans issue et laisse son mari inconsolé.
Voilà de le début d'une
réussite comme on les aime aux États-Unis, raconté par un écrivain
mystérieux Harold Vanner. Mais dans les autres parties on découvre
une toute autre réalité. Il y a cet Andrew Bevel qui est en
réalité le vrai Benjamin Rask, et qui livre son autobiographie.
Mais cela ne suffisant pas à faire taire les rumeurs, Bevel demande
à une journaliste soigneusement sélectionnée de réécrire la
biographie du couple, pour faire oublier le roman de Vanner, toujours
considéré comme la réelle histoire d'un couple devenu mythique. La
dernier partie nous livre encore une autre version, et termine un
étrange puzzle qui revient sur la décennie 1920/1930 des
Etats-Unis.
Mon avis
Hernan Diaz, déjà connu
pour un roman à succès littéraire « Au loin » a
décroché le prestigieux prix Pulitzer (l'équivalent de notre prix
Goncourt) avec Trust. En anglais Trust signifie à la fois « croire »
et mais aussi empire financier. Rien qu'avec ce titre, le ton est
donné, nous allons partager un incroyable puzzle, avec non seulement
une maîtrise totale du sujet, mais en plus, un jeu de style
particulièrement intéressant.
Le roman de Vanner qui
ouvre le récit est écrit dans un style qui fait penser à Francis
Scott Fitzgerald, avec un certain maniérisme et un lyrisme qui ne se
font plus dans l'écriture américaine contemporaine. L'histoire
magnifique d'un financier Rask, homme discret mais génie de la
finance qui monte une fortune inestimable en quelques années. Il
épouse Hélène, une femme tout aussi discrète et mutique que lui,
qui se prend de passions pour les œuvres caritatives, dépensant
ainsi l'argent gagné (mais il y a toujours plus d'argent). Femme
fragile et instable, Helen sombre dans la folie et en meurt.
Puis en 1938, la réelle histoire
de Bevel, qui est une autobiographie écrite avec des phrases
courtes, limpides, on sent l'influence d'Hemingway ou de Carson Mc
Cullers, pas de mots en trop et pas de manières, plus une ébauche de notes pour faire oublier les erreurs du roman de Vanner. Et se montrer aussi sous son meilleur jour, d'homme d'affaires rigoureux mais aussi bienfaiteur grâce aux actions caritatives de sa femme Mildred, qui hélas est atteinte d'une maladie dont on ne connait pas la nature. Peut-être une maladie pulmonaire ou psychique, elle est en tout cas incurable.
Dans la troisième
partie, écrite par Ida Partenza, une jeune écrivaine prometteuse,
le style est narratif, sans excès de langage, sans effets
particuliers. Il s'agit d'un travail de commande pour la jeune femme,
qui a été engagée pour finaliser la biographie de Bevel sous sa surveillance stricte. Mais il y a les petits accommodements avec la
réalité, ce qui brouille encore plus l'image de Rask/Bevel. A la fin des années 80, elle se souvient de cette année là, des choses tues, et livre sa vérité. Enfin la dernière partie, sans doute la plus belle et poétique, nous donne accès aux journaux de Mildred Bevel, la femme d’Andrew, souffrante nous révèle sa vérité , il
s'agit plus de notes prises dans son journal, parsemé de pensées
poétiques, parfois erratiques, ou juste un mot ou deux, qui révèle enfin la vraie Mildred, fragile et forte, sublime de génie et de tendresse.
Très documenté sur la
crise financière de 1929, Diaz nous entraîne dans un puzzle à la
fois simple et complexe où chacune des 4 narrateurs se répondent,
se contredisent, s'opposent ou s'unissent selon.
Tout comme la narration
fluctuante, l'argent est au centre de l'intrigue. L'argent, le fric,
le pognon où se joue le sort du monde. Bien ou mal acquis, il
profite toujours aux plus aisés et aux plus malins, dans une société
où l'on passe progressivement d'un libéralisme encadré avant 1929
à l'ultra libéralisme, la mondialisation où des empires financiers
se construisent, non pas pour le bien de tous, mais pour des projets
de société tirés par la technologie toujours plus imposante. Bien
sur en 1980, les ordinateurs n'existaient pas, pas plus que ce que
l'on appelle l'intelligence artificielle. L'IA est d'ailleurs au
centre des débats partout dans le monde, entre ce qu'elle peut
apporter de positif (dans le domaine de la santé) mais aussi de
négatifs (surveillance de masse, mise sous contrôle discret des
peuples). Tout cela Diaz l'anticipe dans son roman, même si il est
tout autant que nous au courant des derniers progrès technologiques.
La démonstration est brillante, la lecture facile et même amusante,
tant on sent le plaisir de l'auteur de jouer avec nous, comme lui
joue avec les mots.
Il se permet de mettre un
roman dans le roman, par une structure sûrement très étudiée mais
qui passe avec une facilité déroutante. Alors que le monde se
complexifie, alors que l'argent est le maître du jeu, la fluidité
de l'écriture, même si elle fait des clins d’œils aux grands
romanciers américains, nous emporte totalement.
Les personnages féminins sont magnifiques. Elles ont toutes en commun d'avoir été élevées dans un foyer disfonctionnels. La fictive Helen aurait été élevée par un père féru de savoir qu'i veut transmettre à sa fille et qui lui fait visiter l'Europe sans lui laisser le temps de lier des amitiés, et d'une mère snobinarde. Mildred semble avoir été élevée dans ces conditions, on sait juste qu'elle et sa mère reviennent de Suisse lors de la Grande Guerre. Ida est élevée par un père anarchiste qui ne supporte pas la contradiction. Elle a perdu sa mère jeune et à 8 ans endosse celui de la femme au foyer. Mais Ida n'ai pas du genre à se laisser faire ou impressionner. Même devant le rigoureux Bevel, elle cherche à en savoir plus, et envoie bouler un prétendant jaloux et maladroit. En fait ses 3 héroines discrètes se révèlent des femmes d'une grande intelligence, à une époque où la femme était cantonnée à ses foyers, l'éducation des enfants et quelques bonnes oeuvres.
Dans ce tourbillon de mots, les personnages se font écho, parfois dissonnants, parfois complice, dans un récit maitrisé jusqu'à la dernière phrase. Il demande aussi au lecteur de "comprendre entre les lignes", ce qui fait de lui un personnage actif de ce roman. A lire absolument, le jeu ne fait que commencer.
Extraits
Chacune de nos
actions obéit aux lois de l'économie. Quand nous nous réveillons
le matin nous échangeons du repos contre du profit. Quand nous
allons nous coucher le soir nous renonçons à du temps
potentiellement profitable pour reprendre des forces. Et durant la
journée nous nous lançons dans d'innombrables transactions. Chaque
fois que nous trouvons un moyen de minimiser nos efforts et
d'augmenter notre profit nous effectuons une transaction
commerciale, même si c'est avec nous-mêmes. Ces négociations sont
tellement enracinées dans notre quotidien que nous les remarquons à
peine. Mais la vérité est que notre existence gravite autour du
profit.
Nous aspirons tous à davantage de richesse. La raison en
est simple et se trouve dans la science. Parce que rien dans la
nature n'est stable, on ne peut pas simplement conserver ce que l’on
a. Comme les autres créatures vivantes, soit nous nous
épanouissons, soit nous disparaissons. C'est la loi fondamentale
qui gouverne tout le règne du vivant.
la fiction,
inoffensive ? Regarde la religion. - La fiction, inoffensive ?
Regarde les masses opprimées qui s'accommodent de leur sort parce
qu'elles acceptent les mensonges qu'on leur fait avaler. L'histoire
elle-même n'est qu'une fiction - une fiction avec une armée. Et la
réalité ? La réalité est une fiction avec un budget illimité.
Voilà ce que c'est. Et avec quoi la réalité est-elle
financée ?Avec une fiction de plus : l'argent.
Beaucoup connaissent
mon nom, certains mes actions, très peu ma vie. Cela ne m’a
jamais trop inquiété. Ce qui importe c’est la somme de mes
accomplissements, pas les légendes qu’on nous prête. Toutefois,
dans la mesure où mon passé a si souvent coïncidé avec celui de
notre nation, j’en suis venu dernièrement à songer que je dois
au public de révéler certains des moments décisifs de mon
histoire.
Les histoires
manquaient de ces petits détails (un objet quelconque, un endroit
précis) et colifichets verbaux (une marque, un tic de langage)
souvent utilisés pour amadouer les lecteurs en leur faisant croire
à la véracité de ce qu’ils lisent.
Benjamin Rask
ayant bénéficié de presque tous les avantages depuis sa
naissance, l'un des rares privilèges qui lui avaient été refusés
était celui de connaître une ascension héroïque : son
histoire n'était pas marquée par la résilience et la
persévérance, ce n'était pas la légende d'une volonté
inflexible se forgeant une glorieuse destinée à partir de simples
vétilles.
Wall Street était
plongé dans la perplexité face à la pertinence de Rask et son
approche méthodique, qui non seulement menait à des gains
substantiels mais était aussi un exemple d'élégance mathématique
la plus rigoureuse - une forme impersonnelle de beauté.
Je lui ai dit, par
exemple, que j'en étais venue à vivre différemment l'expérience
du temps. Le mot que je tapais étais toujours dans le passé tandis
que celui auquel je pensais étais toujours dans le futur, ce qui
laissait le présent étrangement inhabité.
En se promenant du
côté de Wall Street le week-end, on a l'impression que les
affaires du monde ont été réglées une bonne fois pour toutes,
que l'ère du travail est enfin révolue et que l'humanité est
passée à l'étape suivante.
Le kitsch est
toujours une forme de platonisme inversé, valorisant l'imitation
plutôt que l'archétype. Et dans tous les cas, il est lié à une
inflation de la valeur esthétique, comme on le constate dans la
pire espèce de kitsch : le kitsch "chic". Solennel,
décoratif, grandiloquent. Annonçant de manière ostentatoire,
arrogante, son divorce avec l'authenticité.
Au cours des épreuves
et des entretiens que j'ai passés chez Bevel Investments, j'ai
appris une chose que j'ai eu l'occasion de corroborer maintes fois
au cours de mon existence: plus on est près d'une source de
pouvoir, plus l'ambiance devient calme. L'autorité et l'argent
s'entourent de silence, et on peut mesurer l'influence de quelqu'un
à l'épaisseur du silence qui l'enveloppe.
Helen se rendit
bientôt compte que, en plus d’être l’élève de son père,
elle était devenue l’objet de ses expériences. Il semblait
s’intéresser aux résultats concrets des enseignements qu’il
prodiguait et à la manière dont ils façonnaient l’esprit et la
moralité de sa fille.
Mon métier consiste
à avoir raison. Toujours. S'il m'arrive de me tromper, je dois
faire usage de tous mes moyens et ressources pour tordre la réalité
de manière à la faire coïncider avec mon erreur, afin que
celle-ci cesse d'être une erreur.
Une fois, à l’époque
où je travaillais à la boulangerie, j’avais surpris une
conversation amusante entre deux clients résignés. « Il
existe un monde meilleur, avait dit un homme. Mais c’est plus
cher. » Ce mot d’esprit m’est resté, non seulement parce
que c’était une approche radicalement différente des visions
utopiques de mon père, mais aussi parce qu’elle soulignait la
nature irréelle de la richesse, qui m’a été confirmée durant
la période que j’ai passée auprès de Bevel.
Les anarchistes
étaient systématiquement persécutés aux États-Unis, où ils
servaient de boucs émissaires pour les angoisses politiques, et
même, Dans le cas des Italiens, raciales... Le fait qu'il ne reste
quasiment aucune trace de ces nombreuses publications et des gens,
plus nombreux encore, qu'il y avait derrière montre avec quelle
efficacité les anarchistes ont été effacés de l'histoire
américaine.
Que le luxe absolu
fût pour elle une tasse de chocolat chaud en fin de journée
devrait en dire suffisamment sur sa nature modeste et sans
prétention.
Peut-être ce livre
aidera t’il mes concitoyens à se souvenir que c’est par la
somme d’actes individuels audacieux que cette nation s’est
élevée au-dessus des autres et que notre grandeur provient
exclusivement de l’inter action libre entre des volontés
individuelles.
.
Biographie
Né en 1973 en
Argentine, Hernán Diaz est un écrivain
argento-américain. Il est aujourd'hui directeur adjoint de
l'Institut hispanique de l'Université Columbia.
En 2012, il a
publié un essai, "Borges, between History and Eternity".
"Au
loin" ("In the distance", 2017), son premier roman, a
été finaliste du prix Pulitzer et du Pen/Faulkner Award et lauréat
du prix Page/America.
Après avoir vécu en Suède et à Londres,
il vit depuis vingt ans à New York.
Son site : https://www.hernandiaz.net/