mardi 12 mars 2024

Estelle-Sarah BULLE – Basses-terres – Edition Liana Levi - 2024

 

L'histoire

Été 1976, Basse-Terre en Guadeloupe. Le volcan, la soufrière toussote et lâche vapeurs et cendres. Les autorités déclenchent un plan de sauvegarde dans l'hypothèse d'une grosse éruption et nombreux sont les habitants à fuir vers Grande Terre, plate et sans danger. Au delà de cet événement, nous suivons la vie des deux familles, la grande tribu des Bévaro qui sont très fiers d'accueillir le fils cadet, installé en France et marié avec une femme blanche. Et puis aux abords du volcan, Eucate, persuadée que le volcan n'entrera pas en éruption élève seule sa petite fille Anastasie, 16 ans, qui n'est pas très pressée de trouver un emploi, et qui vit dans une grande précarité.

C'est toute un chapitre de l'histoire de la Guadeloupe qui nous raconte avec tendresse Estelle-Sarah Bulle.



Mon avis

Voilà le dernier roman de Madame Bulle, un petit livre de 250 pages qui met l'accent à travers un phénomène géologique la société guadeloupéenne en 1976. D'emblée, l'éruption n'aura pas lieu, mais elle alimentera bien des légendes urbaines, à croire que cela s'est vraiment passé.

Mais à l'ombre de la soufrière vit une vieille dame magnifique d'humanité, Eucate, qui s'est réfugiée là, après la mort de ses deux maris et le départ de ces enfants. Reste juste Anastasie, 16 ans, sa petite fille qu'elle tente d'élever au mieux de ses moyens. Eucate a travaillé dans les plantations de bananes et a été violée plusieurs fois par le propriétaire de la bananeraie, un « béké » un blanc. Le sort des noirs antillais n'est pas brillant en Guadeloupe à cette époque. Mal payés, employés soit dans des mines soit dans les bananeraies, ils sont humiliés par les contremaîtres blancs, n'ont pas d'avantages sociaux, et semblent totalement ignorés de la Métropole. De cette union forcée naîtra une petite fille, Espérance, avec un pied bot. Mais la blancheur de son teint et ses jolies formes ne laissent pas indifférents les hommes noirs de l'île. Par naïveté, elle se laisse séduire par un homme fort en gueule, qui en fait la méprise, et a fait le pari avec ses copains de se faire cette jolie fille. A son tour, elle met au monde Anastasie, mais pour éviter les ragots qui ne manquent jamais, elle décide de partir en France, en laissant sa fille à Eucate. Elle y refera sa vie, avec un emploi correct, un mari respectueux et deux enfants, mais ne reviendra jamais en Gualdeloupe. Eucate vit avec un poids terrible sur le cœur, la mort de son premier fils, lors d'une tornade infernale – même si elle n'aurait rien pu faire. Depuis, elle vit chichement dans sa case, dans une ravine sur les pentes de la Soufrière, entretien un petit jardin, et ne parle à personne. Pourtant elle est liée à la famille Bevaro par un amour secret, la seule joie de sa vie.

A Grande-Terre vit la famille Bevaro. Elias, le patriarche est ravi d'accueillir son petit dernier Daniel, qui a trouvé une bonne situation en France, s'est marié avec une blanche et a deux petits enfants. Entre le père et la fils, les retrouvailles sont émues, malgré la promiscuité, toute la famille se réunit sur ce propriétaire terrien, ni très pauvre, ni très riche, mais qui a fait construire pour l'occasion une case de 3 pièces. Il n'y a pas l'eau courante ni l’électricité, des groupes électrogènes ou des magouilles dans les rares branchements EDF permettent d'avoir du courant. Et avec la famille qui arrive de Basse-Terre, il y a du monde, mais tradition d’accueil oblige, tout le monde est accueilli. Elias est en conflit avec Ange, interné dans un hôpital psychiatrique. L’aîné reproche à son père, alcoolique à ses heures, d'avoir laissé leur mère aller chercher à manger de nuit lors d'un épisode de famine prise dans un tir entre gangs rivaux.

D'une écriture simple et sans superflus, avec quelques mots de créole que l'on comprend parfaitement, l'autrice nous révèle ainsi l'histoire de l'île, dominée par les blancs et qui semble totalement oubliée des pouvoirs publics. La population noire s'entasse dans des bidonvilles, sans eau courante, sans électricité, les plus malins échappent au du labeur dans les bananeraies ou les champs de cannes à sucre piquantes, et deviennent mécaniciens ou employés avec des salaires qui permettent de vivre sans superflu. On découvre ainsi une terrible réalité, la mentalité colonialiste qui résiste toujours, alors que par ailleurs la Guadeloupe s'enrichit de beaux hôtels sur les côtes pour les touristes auxquels on ne montre que les belles plages de sable blanc.

Et pour terminer cette histoire sur 3 générations, Eucate qui vit toujours sur son lopin de terres apprend qu'il est désormais interdit de cultiver des légumes sur ces terres volcaniques mais fertiles. Les traitements chimiques dont le chlordécone utilisé intensivement dans les bananeraies ont contaminés les sols.

Un bien joli roman, qui nous fait découvrir un pan de notre histoire que j'ignorais totalement de ce département français 971 (les mots dom et tom on fusionné en drom en 2003).


Extraits

  • Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses. Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.

  • Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
    avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
    Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
    de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs. Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue.

  • La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d'Ange, la première fois qu'il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu'ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d'y gratter encore un peu l'humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l'incroyable sentiment de supériorité des Blancs.

  • Allègre, souffle bruyamment, les mains sur les genoux, puis se redresse. Tazieff s'est déjà mis en route, la mâchoire serrée. L'équipe s’ébroue et repart sans attendre vers Basse-Terre, laissant derrière elle cette vieille femme sauvage entourée d’esprit.

  • Marianne ne se sent appartenir à aucune des deux espèces. Elle est heureuse de ne pas faire partie des touristes, bien qu’elle soit ignorante de toutes les choses de l’île. Avant de partir, Daniel lui a dessiné la Guadeloupe sur la nappe d’un restaurant de Châteauroux. Ça ressemblait à une espèce de trèfle à deux pétales - Tu vois, là c’est la Basse-Terre. La partie montagneuse. Ensuite, tu as un petit bras de mer et l’autre côté de l’île, c’est la Grande-Terre, d’où je viens. La Grande-Terre, c’est tout plat. – Pourquoi la partie montagneuse s’appelle la Basse-Terre ? Ça devrait pas s’appeler la Haute Terre ? – J’en sais rien. Un truc de colons. Les Espagnols, ils ont vu ce qu’ils voulaient bien voir depuis leur bateau. Pourquoi ils ont appelé ça la Guadeloupe ? D’après ce que je sais, Guadeloupe, ça vient d’un mot arabe. Aucun rapport avec les Indiens qui vivaient là.

  • Le volcan s’insinua dans les maisons. Il resserra un peu les liens d’amour qui s’étaient distendus et amoindrit temporairement les rancœurs les mieux établies. Il obligea les portes à s’ouvrir et les parents à se souvenir d’autres parents perdus de vue.

  • Marianne comprend rapidement que Berthe s’avère aussi utile pour les choses du quotidien qu’un balai sans brosse. Berthe n’a jamais appris par elle-même ce que son père ne s’est pas soucié de lui inculquer : elle est incapable de dessaler les queues de cochon, elle ignore comment écailler proprement le poisson ou faire correctement sécher le linge.

  • Parfois cependant sous la pluie froide, elle s’aventure à repenser à Santarèm. Elle resserre alors le col de son manteau sur sa poitrine et se demande si la haine usée qu’elle parvient encore à ressentir est un reste d’amour.

  • Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d'huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l'aimer, son île.

  • Les gens de Grande-Terre appellent les déplacés de Basse-Terre les « magmas ». Ils disent qu’ils puent le soufre. Une sorte de plaisanterie mâtinée de mauvaise humeur face à l’arrivée de dizaines de milliers de gens hagards qu’il faut héberger comme on peut. Une espèce de moquerie timide aussi, envers la Soufrière qui n’en finit pas de tousser comme une vieille n’arrivant pas à expectorer, tout le monde attendant, les yeux rivés sur elle, de voir la catastrophe sortir enfin de sa vieille bouche édentée.

  • Il disparaissait pendant des semaines, multipliait les conquêtes au grand contentement des voisins d’Eucate, commençait à parsemer l’île d’enfants, mais revenait toujours s’asseoir dans la case, avec son sourire et sa douceur de miel uniquement réservés à cette femme encore vaillante qui allait, d’après les décomptes et les évaluations faites par le facteur, la boulangère ou la femme d’un collègue dans le dos de Libert, sur ses cinquante ans.

  • Trois frères et sœurs d’Elias apparaissent dans la matinée. Marianne ne s’étonne plus de les voir se matérialiser chaque fois qu’un événement se produit chez Elias ; soit qu’il les ait prévenus d’une façon ou d’une autre, soit que les nouvelles aient volé jusqu’au bourg à dos de chauve-souris.

  • Elias raconte toutes sortes d’histoires à Daniel en déplaçant les bêtes, abolissant non seulement les dix-sept ans d’absence et les sept mille kilomètres de distance permanente, mais réparant aussi un peu, sans le savoir, les années d’enfance de Daniel, celles où les conversations entre père et fils étaient aussi rares qu’un repas abondant ou un éclat de rire.

  • Elle n’a jamais considéré le volcan comme une chose extérieure à sa propre vie ; le volcan fait corps avec elle, comme les cals sur ses doigts.

  • C’est peut-être ça le secret de la vie pense Marianne ; râper sans arrêt le peu qu’on a pour en faire sortir ce qu’il y a de plus délicat, de plus subtil, et s’en bâfrer comme si l’on était riche.


Biographie

Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de Conseil puis pour différentes institutions culturelles.
Elle a reçu le prix "Stanislas du premier roman" pour son ouvrage "Là où les chiens aboient par la queue".
Bibliographie :
– Les étoiles les plus filantes
– Là où les chiens aboient par la queue
– Les fantômes d’Issa
– L’Embrasée

jeudi 7 mars 2024

Colin NIEL – Darwyne – Editions du Rouergue – ou Livre de poche 2024 -

 

 

L'histoire

Mathurine, assistante sociale à la protection de l'enfance reçoit un signalement concernant une famille qui vit dans un grand bidonville en lisière de la forêt amazonienne. Yolanda la mère, est une femme sans-papier et vit dans un cabret ces cabanons fait de zinc, et planches tout en haut de Bois-Sec. C'est une très belle femme élégante, très soignée, son intérieur est propre. Mère de deux enfants, Ladymia qui vit avec son amoureux et travaille en ville, et de Darwyne un garçon de 10 ans boitillant, elle réussit à gagner sa vie en proposant des plats qu'elle prépare, ou des marchandises qu'elle revend sur son petit stand. Mais impossible de communiquer avec l'enfant qui refuse de parler. Jhonson, le nouvel amant de sa mère déplaît fortement au garçon qui voue une adoration sans borne à cette mère. Mathurine a du mal à entrer en contact avec l'enfant, mutique, en échec scolaire. C'est lors d'une sortie dans la forêt, cette canopée qui ne cesse de repousser sans cesse l’artificialisation des sols, que Mathurine comprend combien l'enfant aime cette forêt dont il connaît tous les animaux et semble à son aise dans cet environnement sauvage.

Mais Mathurine ignore ce qui se passe réellement entre la mère et ce fils traité de « petit pian » et des « beaux- pères » qui disparaissent inexorablement. Et peu à peu les masques tombent.


Mon avis

Qu'est-ce qui fait pour moi un magnifique roman ?

La richesse des émotions, le trait d'humour, un fond social et un peu de magie. C'est tout cela que nous retrouvons dans l'envoûtant dernier roman de Colin Niel.

Envoûtant comme cette forêt qui ne veut pas se laisser dompter par l'homme et qui envahit systématiquement le petit cabret (cabanon en créole) où vivent Yolanda, son fils et son nouvel amoureux qui passe son temps à désherber.

Un roman qui marche par dualité et trialité.

Dualité des relations entre la mère et son fils : Yolanda, cette si belle femme qui s'habille avec goût, qui réussit à survivre dans le pire des bidonvilles, en essayant de donner une bonne éducation à ses enfants, entretient avec son fils, le petit Darwyne âgé de 10 ans des relations complexes voire malsaines. Darwyne qui voue une adoration quasi mystique à sa mère, et qui, handicapé, boitille, sauf dans la forêt amazonienne qu'il connaît comme sa poche. Il communique à l'aide des appeaux qu'il fabrique avec la faune dont il connait tous les spécimens et la flore abondante.

Dualité des relations aimantes entre Yolanda et sa fille aînée Ladymia qui a un emploi en ville, est fiancée et vit dans un vrai appartement tout carrelé.

Dualité entre Yolanda et ses amants, dont le dernier en date, Jhonson, le 8ème beau-père, un homme fou amoureux de cette femme mais qui n'aime pas son fils qu'il trouve bizarre et inversement. Darwyne déteste ces faux beaux-pères qui ne se comportent jamais en père pour lui, et qui ont une tendance fâcheuse à disparaître sans jamais dire au revoir.

Puis les trios s'installent : la relation à peine esquissée entre Mathurine, l'assistante sociale, Darwyne et la forêt qu'ils aiment parcourir, cette amazone qui peut être aussi effrayante que magique. Trio entre Yolanda, son actuel compagnon et Mathurine où la mère craint qu'on lui retire son fils. Trio entre Mathurine, son désir d'enfant et Darwyne auquel elle s'attache un peu trop.

Puis arrive le fantastique, sous forme d'hallucinations pour le dernier amant de la mère. Colin Niel s'ispire ici d'une vieille légende guyanaise : une créature forestière et magique bien connue des peuples d'Amazonie, Maskilili capable du bien comme du mal. On peut véritablement parler de « nature writing » tant la forêt est un traitée comme un personnage.

Le dernier trio qui clôt le livre avec brio est celui qui entraîne Yolanda, la forêt et Darwyne dans un maelstrom où il n'y a plus de retour possible.

N'oublions pas le duo est celui qui oppose les habitants de ce bidonville qui s'étend toujours, en tentant de défricher une canopée qui ne le veut pas, et la ville où les décisions ne sont pas prises, faute de moyens ou de réelle volonté politique. Après tout, dans ce « Bois Sec », ne vivent que des sans-papiers. Voilà une réflexion très en phase avec l'actualité, notamment à Mayotte, autre territoire d'outre-mer, pauvre et sans politiques à long terme.

Au delà de tout cela, il y a aussi une préoccupation écologique, la préservation de l'espace naturel et sauvage face à l'artificialisation des terres et l'espoir d'une vie en harmonie avec la nature.

Un vrai coup de cœur pour ce roman dont on ne se défait pas, tant le mystère, l'ambiance hypnotique et des personnages très travaillés nous emmène dans un voyage inoubliable. Le titre « Darwyne » n'est pas non plus choisi par hasard.



Extraits

  • Bon, Lucien, dit le maître. Dis-nous : toi, qu'est-ce que tu as écrit ? Tu veux faire quoi quand tu seras grand ? Darwyne sort de ses réflexions. La classe entière se tourne vers l'écolier interpellé, deux rangs devant lui. Lucien, un gamin grand comme s'il était déjà au collège, qui se tortille sur sa chaise, sourire aux lèvres. - Allez, dis-nous. - Pff, monsieu, pourquoi moi ?Le maître insiste, et Lucien dit enfin : - Bon, j'ai écrit... J'ai écrit CAFeieur.- Quoi ? Caféier, tu veux dire ? Mais ce n'est pas un métier, c'est un arbre, ça.- Non, non, non. CAFeieur. Tu fais la queue des heures, sous le soleil. Mon Dieu, c'est difficile. L'adulte soupire, rit un peu aussi, l'air de se demander s'il s'agit ou non d'une blague. Une autre voix s'élève spontanément, côté fenêtre. Celle de Jayden, qui clame avec fierté : - Moi, monsieur je veux être mule. - Mule ? - Oui. Transporteur international de cocaïne. Comme mon grand frère.

  • Puis il empoigne sa débroussailleuse et se dirige vers le portail automatique, la villa avec terrasse et piscine et arbres fruitiers dans son dos. Il devine que l'homme le suit du regard, rassuré de le voir quitter les lieux. Parce que les gens comme lui, les étrangers, ça va pour débroussailler son terrain, mais il ne faudrait pas qu'ils s'incrustent non plus. Il a compris ça, Jhonson, qu'ici il y a des frontières faites pour ne jamais être franchies.

  • A force, la pluie a fini par s'imposer comme une nouvelle normalité, même plus entrecoupée par la moindre éclaircie. Bois Sec s'est habitué aux vibrations des tôles au-dessus des visages abattus, au goutte à goutte sur les meubles et les lits, brèches trop coriaces pour qu'on cherche encore à les combler, à l'humidité omniprésente, bois gonflés, habits jamais vraiments secs, draps moites sur les matelas aux odeurs de moisi. On a cessé de se plaindre, désormais on se contente de préserver ce qui peut l'êre encore, réparations d'urgence en attendant la fin du déluge.

  • Jhonson boit son eau fraiche. Il en a déjà entendu parler, de cette histoire de réchauffement , mais il ne sait pas très bien quoi en penser. Ni en quoi ça les concerne, vu la chaleur qu'il fait déjà toute l'année et tous les problèmes d'argent et de papiers que les gens comme eux ont déjà sur les épaules.

  • Darwyne, il s'y connait en beaux-pères. Il lui semble, même, que sa vie d'enfant a été rythmée par ça, par le passage des hommes de la mère dans leur petit carbet. Il ne se souvient pas des noms, ou plutôt il n'a pas envie de s'en souvenir, alors dans sa tête, il leur a donné des numéros : beau-père un, beau-père deux, beau-père trois.

  • Beaucoup plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s'il y a bien un danger en forêt amazonienne c'est celui-là : se perdre.

  • Les enfants, c’est comme les arbres, finalement, il ne faut pas les laisser pousser n’importe comment.

  • Elle se dit qu'en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette coupure entre ces jeunes et l'immensité du monde vivant qui les entoure. Que c'est l'un des grands drames de l'humanité moderne, que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre volatile. Que c'est cette ignorance qui pousse les humains à détruire cette part du monde qu'à présent ils appellent "nature", qui au fil des siècles leur est devenue étrangère.

  • Elle songe à ces espèces "découvertes " il y a peu par les naturalistes, plusieurs centaines au cours des dernières années, plantes, poissons, reptiles, oiseaux, un ouistiti, même, à peine un an plus tôt en pleine Amazonie. Elle pense à celles encore inconnues du monde dit "moderne", jamais observées, jamais décrites, bien plus nombreuses encore à en croire les spécialistes.

  • Dès le début, quand elle le lui a présenté, il l’a trouvé bizarre. Ce n’est pas tant ses pieds en dedans et sa manière de marcher, non, c’est autre chose. Il a l’air un peu crétin, en fait. Et sale, aussi, malgré les bains que lui impose sa mère. Toujours à traîner dans la terre, à fouiller je ne sais quoi dans les racines de cette vieille souche qu’il faudra un jour évacuer du terrain. À observer les volatiles qui viennent se poser sur les piquets du fil à linge, à faire des petits bruits pour essayer de les imiter. À tailler ses machins avec le couteau de la cuisine pendant des heures, franchement, ce ne sont pas des occupations pour un enfant de son âge. 

  • À son avis, les beaux-pères, ce sont toujours de mauvaises personnes : il y en a des plus grands que d’autres, des plus forts, des plus calmes, des qui rigolent, des qui crient, des qui jouent les gentils pour l’amadouer ou se faire mousser devant la mère, mais au fond ils sont tous pareils. Avec
    le temps et les souvenirs qui s’accumulent, Darwyne a appris à ne plus se faire d’illusion à ce sujet : il sait comment les choses commencent, et comment elles finissent. Toujours de la même manière, et plutôt mal, il lui semble. C’est un cycle qui se répète, en fait, il n’y a que le numéro qui change.Alors avec le nouveau, le numéro huit, ce sera la même chose. Darwyne en est certain.

  • Darwyne l'aime bien, cette brume-là. Il aime la regarder s'écouler comme un fleuve au ralenti, se déliter en volutes, il aime voir les oiseaux la transpercer dans leurs ébats. On dirait un voile, oui, un voile aux dimensions infinies sous lequel le monde se cache quand le jour revient le découvrir.

  • Jamais il n'irait dire cela, ni à la mère ni à personne d'autre, mais ce qu'il entend d'abord, c'est la lisière débroussaillée en train de guérir de ses blessures. Les plaies qui se referment lentement, le crissement ligneux des tissus végétaux. Et plus loin, Darwyne entend gronder la faune nocturne qui se presse derrière l'orée, il entend les oiseaux de nuit, feuler le grand ibijau, crisser la chouette à lunettes, il entend chanter les rainettes et les adénomères, il entend brailler les singes hurleurs, tout là-bas. Et ne sachant aucun de ces noms-là, ces noms couchés dans les livres des naturalistes, il les nomme à sa manière dans sa tête.

  • Quand la paroisse se répand devant la façade blanche, que s’engagent les palabres sur le bitume défoncé, rumeurs d’expulsions prochaines par les forces de l’ordre, tenues de consultations médicales gratuites par une association, Darwyne et sa mère ne s’attardent jamais. Elle n’aime pas les cancans, c’est ça l’explication. Mais Darwyne, il croit que ça a un peu à voir avec lui, avec l’allure qu’il a dans sa tenue trempée de sueur, le genre de tenue qui va très bien aux autres enfants mais à lui beaucoup moins.

  • Mon avis, c'est qu'ici les étrangers, tout le monde les déteste. Et que ce qui leur arrive, ça n'intéresse personne. Soit on est des parasites, soit on est... des fantômes.

  • C'est une séductrice, quoi. Dans sa vie, les hommes, ils apparaissent, comme par magie. Après, quand ça ne va plus, ils disparaissent totalement, terminé, elle ne veut plus en parler.

  • C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé.

  • Toi, tu l'aimes, ta maman. Tu l'aimes beaucoup, hein? Et alors l'enfant hoche le menton, lèvres rentrées yeux grands ouverts, soudain emplis de cet amour que Mathurine vient d'évoquer. Elle en a croisé des gosses, des dizaines, des centaines, mais rarement elle a vu un attachement filial d'une telle évidence. Comme s'il venait de s'emparer de tous les traits de son visage, qu'il en débordait même, impossible à contenir.

  • Lorsque Jhonson arrive à la source, une rixe est sur le point d’éclater. C’est l’heure de pointe, trop de monde agglutiné autour du fil d’eau. A ce que lui ont raconté ses nouveaux amis, c’était pire l’année dernière, avant que la mairie ne se décide à installer des bornes-fontaines à l’autre bout du quartier. A l’époque, ici c’était le seul endroit où venir s’approvisionner, alors forcément c’était la cohue, parfois trois cents familles venaient faire la queue en fin de journée.


Biographie

Né Clamart , le 16/12/1976, Colin Niel est un romancier français, auteur de romans noirs.

Ingénieur agronome, ingénieur du génie rural et des eaux et forêts, diplômé d'études approfondies en biologie de l'évolution et écologie, il a travaillé pendant 12 ans dans la préservation de la biodiversité. Il a vécu plusieurs années en Guyane française, où il a notamment été chef de mission pour la création du parc amazonien de Guyane, mais aussi à Paris, à Lille, à Montpellier, en Guadeloupe où il fut directeur adjoint du parc national de la Guadeloupe.
Il commence à écrire à son retour de Guyane et donne vie au capitaine André Anato, un gendarme noir-marron à la recherche de ses origines, et à ses enquêtes en Amazonie française. Sa série guyanaise comprend: "Les hamacs de carton" (2012, prix Ancres noires 2014), son premier roman, "Ce qui reste en forêt" (2013, prix Sang pour Sang Polar 2014), "Obia" (2015, prix des lecteurs Quais du polar/20 Minutes 2016, prix Polar Michel Lebrun 2016) et "Sur le ciel effondré" (2018, Trophée 813 du meilleur roman francophone 2019).

En 2017, il publie "Seules les bêtes" (qui ne fait pas partie de sa série guyanaise), pour lequel il reçoit notamment le prix Landerneau Polar 2017 ainsi que le prix Polar en Séries de Quais du Polar 2017. Ce roman est adapté au cinéma par Dominik Moll en 2019, avec Denis Ménochet. En 2019, en collaboration avec le photographe Karl Joseph, paraît un album : "La Guyane du capitaine Anato".
En 2020 parait "Entre fauves", thriller choral entre désert de Namibie et vallées pyrénéennes, qui explore les relations entre hommes et grands prédateurs, et l'instinct de chasse niché en chaque être humain. Il a reçu le Prix Libraires en Seine 2021.
Colin Niel vit à Marseille, où il se consacre à l'écriture.

mardi 5 mars 2024

JOSU ARTEAGA – Histoire universelle des hommes-chats – Éditions Nouveau Monde – 2022-

 

 

L'histoire

La drôle de vie des habitants d'un village basque espagnol de l'autre coté des Pyrénées. Ici tout semble figé dans le temps. Il y a des légendes et puis la vie rude des paysans, partagés entre franquisme, militants ETA. Rivalités, complicités, cocasses des situations avec un peu de fantasmagories, c'est le premier livre de l'auteur basque espagnol.


Mon avis

Voilà un drôle de petit livre (250 pages) d'un auteur quasi inconnu. Il nous conte la vie dans un village fictif des Pyrénées espagnols, coté basque. Ici la capitale c'est Pampelunne et pas Madrid. On y vit chichement, on s'aime et on se déteste. Des légendes parcourent le village qui oscille entre des encore adeptes du franquisme, des militants de l'Etat, des utopistes qui ne restent pas longtemps. Mais la légende la plus persistante est peut-être vraie : des mains et des pieds coupés qui seraient enfouis quelque part. Sous l’œil des chats, errants, ou domestiqués qui vivent leurs vies de chats, Josu Artega livre ici, par une prose à la fois très poétique et pleine d'humour, une critique de la société espagnole qui a avancé presque à marche forcée vers le capitalisme de masse, où les repères n'existent plus dans ce village figé, comme partout dans le monde.

Le village est fictif, tout comme les mots basques totalement réinventés par l'auteur, et que le traducteur a choisi de traduire en occitan et que l'on comprend parfaitement, le texte original modifiait la langue basque pour en faire des calembours, intraduisibles pour le lecteur français. Ici l'humanité est bien faible et on ne croit pas plus au catholicisme qu'au politique. On vit selon les coutumes ancestrales et on ne se préoccupe que de ce qui se passe chez son voisin. Finalement un récit assez universel, où chaque chapitre est comme une petite nouvelle, qui forme un tout : le livre. Comme la disparité des humains forme un tout, un peuple, une nation.

Avec un petit coté fantastique pour pimenter le tout, cet ouvrage ne laissera pas indifférent, tant il est hors des sentiers battus de la Littérature.


Extraits

  • Un grand asile d’aliénés. Le monde entier. Remplis de dingues qui se croient raisonnables. Fous à lier.

  • Capituler face à l’indolence.



Biographie

Josu Artéaga vit au pays basque espagnol dans un petit village. Il a été ouvrier, chanteur et bassiste d'un groupe de rock punk. Il a déjà écrit et publié des nouvelles et des poèmes. Son premier livre « Histoire universelle des hommes-chat » a été diffusé en Espagne et au Mexique. Sa traduction française est due à l’obstination de son traducteur qui avait découvert des poèmes publiés dans des journaux espagnols. Il aime aussi le jardinage et fait toujours un travail de recherche sur cette minuscule région, l'Arraste, qui a une tradition de ferronnerie et de coopératives ouvrières. Un peu oubliée du monde, cette région montagneuse a aussi été le refuge pour de nombreux membres de l'ETA.



lundi 4 mars 2024

COLSON WHITHEHEAD – Undergournd railrod – Livre de poche 2018 -

 

 

L'histoire

Cora, 16 ans, est esclave dans la plantation de coton Randall, fille et petite fille d'esclaves. Sa mère Mabel s'est enfuit et personne ne l'a jamais retrouvée. Elle décide de fuir à son tour, avec son ami Ceasar. Après bien des tourments, capturée puis libérée, il sera long le chemin qui la mènera à la liberté .


Mon avis

Lire Colson Whitehead, c'est replonger dans les racines de l’esclavage aux États-Unis dans les années 1820, 40 ans avant la guerre de sécession.

Cora a 16 ans et elle est esclave dans les champs de coton de la famille Randall. Déjà fouettée pour avoir voulu protéger un gamin, elle sent que sa situation ne va pas s'améliorer avec le nouveau maître de la plantation, le fils cadet Terrance, aussi débauché que cruel. Un esclave c'est de la marchandise qui s'achète plus ou moins cher. Ici en Géorgie, on encourage les femmes à faire des enfants, qui éviteront d'acheter à nouveau des esclaves. Mal logés, nourris quand même parce qu'il faut assurer la main d’œuvre nécessaire au ramassage du coton, les châtiments sont terribles pour ceux qui osent s'enfuir. Cora, abandonnée par sa mère Mabel, une esclave qui a fuit et qui n'a jamais été retrouvée a déjà un fort tempérament. C'est sa terrible odyssée que nous allons suivre. En compagnie d'un autre esclave, lettré, et de son amie, ils fuient avant d'être rattrapés par les chasseurs et contremaîtres du camps. Si l'amie se fait prendre, il s'ensuit une bagarre où un blanc est tué mais qui laissent à Cora et Caesar le temps de prendre un de ces railroad underground, des tunnels creusés sous terre, par des esclaves et des abolitionnistes. Ils arrivent en Caroline du Sud où ils sont séparés. Cora est prise en charge par une institution caritative. Elle apprend à lire et écrire mais travaille dans la journée pour une blanche comme bonne. Elle est en quelque sorte affranchie. Mais la Caroline du Sud a un autre raisonnement que la Géorgie : la reproduction des noirs risquent d'inverser le ratio entre population blanche et noire et l'on pratique, soit couvert de visites médicales une stérilisation des femmes, par ligature des trompes, sans trop d'hygiène – certaines femmes en meurent, et sur les hommes des expérimentations médicales. Le noir est considéré comme race inférieure, primitive dans un racisme et une haine implacable. Cora comprend ce qui risque de lui arriver et seule, découvre un autre tunnel qui la mène cette fois en Caroline du Nord où elle n'est pas attendue, le tunnel n'étant pas sur. Elle vivra 3 ans dans les combles d'un immeuble où elle continuera son instruction grâce à Mr Fletcher. Dénoncés par leur bonne, une irlandaise raciste, la famille se fait arrêter et Cora est promise à la pendaison tout comme la famille jugée « traîtres ». Elle sera pourtant récupérée par le vicieux chasseur d’esclaves Ridgeway, dont elle réchappera par deux fois, avant d'acquérir enfin sa liberté.

Ce roman, très documenté, remet l'accent sur un fait oublié de l'histoire, les fameux trains souterrains construit par des noirs et des blancs abolitionnistes qui permettaient aux esclaves de regagner, en plusieurs étapes les pays du Nord, où l'esclavage était interdit.

C'est un récit magnifique et terrifiant à la fois que nous livre l'auteur qui a reçu pour ce livre à la fois le prix pulitzer 2017 et le National Book Award 2016, les plus prestigieux prix littéraires américains. L'écrivain ne fait pas dans la dentelle, en s'appuyant sur des témoignages conservés dans les archives fédérales des États de Caroline du Nord et autres archives qu'il a pu consulter. Il crée cette femme Cora, magnifique de résilience et de courage, une volonté chevillée au corps, une libertaire farouche qui finira par gagner sa liberté. Des petits chapitres nous informe du sort ou des pensées des personnages secondaires, du courage aussi des abolitionnistes qui risquent aussi leurs vies.

Ce récit, passionnant, très rythmé, par une écriture sans complaisance, mais traversé aussi de moments de pure poésie, est un fabuleux témoignage sur l'esclavage d'avant la Guerre de Sécession. Indispensable. Pour que jamais dans le monde ne se reproduisent de telles horreurs.


Extraits

  • En un sens, la seule chose que nous avons en commun, c’est la couleur de notre peau. Nos ancêtres sont venus de toutes les régions du continent africain. Et il est vaste. Ils avaient des coutumes différentes, des moyens de subsistance différents, ils parlaient cent langues différentes. Et ce grand mélange a été emmené vers l’Amérique dans les cales des navires négriers. Vers le Nord, vers le Sud. Leurs fils et leurs filles ont récolté le tabac, cultivé le coton, travaillé dans les plus vastes domaines et les plus petites fermes. Nous sommes des artisans, des sages-femmes, des prêcheurs et des colporteurs. Ce sont des mains noires qui ont construit la Maison-Blanche, le siège de notre gouvernement national.

  • Les Blancs étaient venus sur cette terre pour prendre un nouveau départ et échapper à la tyrannie de leurs maîtres, tout comme les Noirs libres avaient fui les leurs. Mais ces ideaux qu'ils revendiquaient pour eux-mêmes, ils les refusaient aux autres. Cora avait entendu maintes fois Michael réciter la Déclaration d'indépendance à la plantation Randall, sa voix flottant dans le village comme un spectre furieux. Elle n'en comprenait pas les mots, la plupart en tout cas, mais "naissent égaux en droits" ne lui avait pas échappé. Les Blancs qui avaient écrit ça ne devaient pas tout comprendre non plus, si "tous les hommes" ne voulait pas vraiment dire tous les hommes. Pas s'ils confisquaient ce qui appartenait à autrui, qu'on puisse tenir ce bien dans sa main -comme la terre - ou non- comme la liberté. La terre qu'elle avait labourée et cultivée avait été une terre indienne. Des corps volés qui travaillaient une terre volée.

  • On ne peut pas sauver tout le monde. Mais ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas essayer. Parfois, une illusion utile vaut mieux qu'une vérité inutile. Rien ne va pousser dans ce froid cruel, mais nous pouvons toujours avoir des fleurs.
    "En voici une d'illusion : que nous pouvons échapper à l'esclavage. C'est impossible. Les cicatrices qu'il a laissées ne s'effaceront jamais. Quand vous avez vu votre mère vendue, votre père battu, votre soeur violée par un maître ou un chef d'équipe, pensiez-vous qu'un jour vous pourriez être ici aujourd'hui, sans chaînes, sans le joug, au sein d'une nouvelle famille ?

  • "Et l'Amérique est également une illusion, la plus grandiose de toutes. La race blanche croit, croit de tout son coeur, qu'elle a le droit de confisquer la terre. De tuer les Indiens. De faire la guerre. D'asservir ses frères. S'il y avait une justice en ce monde, cette nation ne devrait pas exister, car elle est fondée sur le meurtre, le vol et la cruauté. Et pourtant nous sommes là. (...)
    En un sens, la seule chose que nous ayons en commun, c'est la couleur de notre peau. Nos ancêtres sont venus de toutes les régions du continent africain. Et il est vaste. (...) Ils avaient des coutumes différentes, des moyens de subsistance différents, ils parlaient cent langues différentes. Et ce grand mélange a été emmené vers l'Amérique dans les cales des navires négriers. Vers le Nord, le Sud. Leurs fils et leurs filles ont récolté le tabac, cultivé le coton, travaillé dans les plus vastes domaines et les plus petites fermes. Nous sommes des artisans, des sage-femmes, des prêcheurs et des colporteurs. Ce sont des mains noires qui ont construit la Maison-Blanche, le siège de notre gouvernement national. Ce mot "nous". Nous ne sommes pas un peuple mais une multitude de peuples différents. Comment une seule personne pourrait-elle s'exprimer au nom de cette grande et belle race - qui n'est pas une seule race mais mille races, avec des millions de désirs, de voeux et d'espoirs pour nous-mêmes et pour nos enfants ? Car nous sommes des Africains en Amérique. Une chose sans précédent dans l'histoire du monde, sans modèle pour nous dire ce que nous deviendrons.

  • Le maître répétait souvent que la seule chose qui soit plus dangereuse qu'un nègre avec un fusil, leur dit-il, c'était un nègre avec un livre.

  • Les vastes champs éclataient de centaines de milliers de capsules blanches, reliées entre elles à l'image des constellations dans le ciel par la plus claire des nuits claires. Quand les esclaves en avaient fini, les champs se retrouvaient dépouillés de leur couleur. C'était un processus magnifique, de la graine au ballot, mais aucun d'entre eux ne pouvait s'enorgueillir de son labeur. On les avait spoliés.

  • La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espace disponible.

  • La littérature anti-esclavagiste était illégale dans cette région du pays. Les abolitionnistes et sympathisants qui s’aventuraient en Géorgie et en Floride, étaient chassés, fustigés et molestés par la foule, recouverts de goudron et de plumes. Les méthodistes et leurs inanités n’avaient pas leur place dans le giron du roi Coton. Les planteurs ne toléraient pas la contagion.

  • Je suis ce que les botanistes appellent un hybride, dit-il la première fois que Cora l'entendit discourir. Un croisement de deux familles différentes. Quand il s'agit de fleurs, un tel mélange est un régal pour l'œil. Quand cette hybridation prend une forme de chair et de sang, certains s'en offensent. Dans cette pièce, nous reconnaissons ce métissage pour ce qu'il est : une nouvelle beauté née au monde, et qui fleurit tout autour de nous.

  • La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espace disponible. Sur la plantation, elle n'était pas libre, mais elle y évoluait sans restriction, elle goûtait l'air frais et suivait la course des étoiles l'été. C'était un endroit vaste dans son étroitesse. Ici, elle était libérée de son maître, mais elle tournait en rond dans un terrier si minuscule qu'elle ne pouvait même pas s'y tenir debout.

  • Elle avait vu des hommes pendus à des arbres, abandonnés aux buses et aux corbeaux. Des femmes entaillées jusqu'à l'os par le fouet à lanières. Des corps vivants ou morts, mis à rôtir sur des bûchers. Des pieds tranchés pour empêcher la fuite, des mains coupées pour mettre fin aux vols. Elle avait vu des garçons et des filles plus jeunes que cet enfant se faire rouer de coups.

  • L’éventail des possibles se déployait devant ces pèlerins tel un banquet, eux qui toute leur vie avaient eu tellement faim. Jamais ils n’avaient vu une chose pareille, mais ils laisseraient leur marque sur cette terre nouvelle, aussi sûrement que les glorieux colons de Jamestown ; ils la feraient leur en vertu d’une inexorable logique raciale. Si les nègres étaient censés jouir de leur liberté, ils ne seraient pas enchainés. Si le Peau-Rouge était censé conserver sa terre, elle serait encore à lui. Et si le Blanc n’avait pas été destiné à s’emparer de ce nouveau monde, il ne le possèderait pas. Tel était l’authentique Grand Esprit, le fil divin qui reliait toute entreprise humaine : si vous arrivez à garder quelque chose, c’est que cette chose vous appartient. C’est votre bien : votre esclave, votre continent. L’impératif américain…

  • La grand-mère de Cora n’avait jamais vu l’océan jusqu’à ce jour lumineux, dans le port de Ouidah, où l’eau l’avait éblouie après son séjour dans les cachots du fort. C’est là qu’ils avaient été parqués en attendant les navires. Les razzieurs dahoméens avaient d’abord kidnappé les hommes, puis étaient revenus au village à la lune suivante, rafler les femmes et les enfants qu’ils avaient fait marcher de force jusqu’à lamer, enchaînés deux par deux.

  • Cora repensa à son potager de Randall, ce lopin qu'elle chérissait. A présent, elle le voyait tel qu'il était : risible - un infime carré de terre qui l'avait persuadée qu'elle possédait quelque chose. Il était à elle autant que le coton qu'elle semait, désherbait et cueillait. Son lopin était l'ombre d'une chose qui vivait ailleurs, hors de vue. Tout comme le pauvre Michael récitant la Déclaration d'indépendance était l'écho d'une chose qui existait ailleurs. A présent qu'elle s'était enfuie, qu'elle avait vu du pays, Cora n'était plus certaine que ce document décrive quoi que ce soit de réel. Comme elle, l'Amérique était un fantôme des ténèbres.

  • L'Underground Railroad n'est pas un vrai chemin ferré. Il le devient sous la plume de Colson Whitehead. "L'Underground Railroad est en réalité un réseau de personnes qui ont agi pour aider les esclaves à se cacher, à s'échapper, en chargeant quelqu'un dans une voiture, par exemple, pour le conduire quelques kilomètres plus au Nord, ou aider à traverser un fleuve… Mais quand j'étais enfant, j'ai grandi à New York et donc quand j'ai entendu pour la première fois le mot "Underground Railroad", j'ai pensé que c'était un vrai métro. Plus tard évidemment mes professeurs m'ont expliqué qu'il ne s'agissait en fait pas d'un vrai réseau ferré qui voyageait comme ça sous terre clandestinement, j'ai évidemment été triste et déçu ! Plus tard, c'était en 2000, je suis retombé sur cette histoire d'Underground Railroad et j'ai pensé que cela ferait une bonne idée de départ pour un livre, si c'était réellement un vrai chemin de fer souterrain. Et après il me fallait trouver une histoire qui pouvait fonctionner autour de cette idée-là".



Biographie
Né à New-York , le 06/11/1969Colson Whitehead, né Arch Colson Chipp Whitehead, est un romancier. Il fait ses études à la Trinity School de New York, puis obtient son diplôme au Harvard College en 1991.
Il devient alors chroniqueur au "The Village Voice", où il écrit sur la télévision et la musique. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont "The New York Times".

"L'Intuitionniste" ("The Intuitionist", 1999), son premier roman, est finaliste pour Hemingway Foundation/PEN Award. "Zone 1" ("Zone One", 2011) est sur la liste des best-sellers du New York Times.
Colson Whithehead a remporté le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017 avec son roman "Underground Railroad" ("The Underground Railroad", 2016), qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession. Les droits audiovisuels du roman ont été acquis par le réalisateur Barry Jenkins. Il est adapté en série télévisée diffusée sur Amazon Prime Video en 2021.

En 2020, Colson Whitehead remporte une nouvelle fois le prix Pulitzer de la fiction pour "Nickel Boys". Auteur de nombreux ouvrages de non-fiction, il a enseigné dans plusieurs universités et a été écrivain en résidence au Vassar College. Il vit avec sa femme et ses enfants à Brooklyn.
Son site : https://www.colsonwhitehead.com/




mardi 27 février 2024

Jeanine CUMMINS – Une déchirure dans le ciel – Éditions Rey - 2022

 

L'histoire

L'histoire réelle de la famille de Jeanine Cummins traversée par un fait divers, la mort de ses deux cousines et la douloureuse absence.



Mon avis

En 1991, près de Saint-Louis dans le Missouri, la famille Cummins se retrouve le temps de quelques vacances. Outre Jeannine qui a 8 ans lors des faits, se retrouvent cousins et cousines. Tom, le frère aîné de l'autrice a 17 ans et il noue une amitié solide avec Julie 20 ans qui l'encourage, et qui est aussi, comme sa sœur Robin 19 ans, engagée pour les bonnes causes. Elles militent pour Amnesty International, Julie écrit des poèmes magnifiques, et ce trio de jeunes adultes s'entend merveilleusement bien. Le dernier soir des vacances, les deux filles veulent montrer à Tom un poème que Julie avait peint sur un vieux pont désaffecté le Old Chain of Rocks Bridge qui enjambe le Mississippi et relie le Missouri à l'Illinois. Ils sont alors abordé par 4 jeunes et la situation dégénère. Les agresseurs violent sauvagement les cousines tandis qu'un autre maintient Tom tête part terre, puis les balancent dans les eaux glacées du Missouri. Tom essaye bien de sauver Julie qu'il aperçoit, mais le courant est trop fort, et il la perd de vue. Tant bien que mal, il arrive à remonter les eaux boueuses et appelle les secours. Il est 4h du matin, l'obscurité empêche les forces de police a mené des recherches.

Tom est immédiatement conduit au poste de police où il va passer 34 heures, dans ses habits couverts de boue, et à peine ravitaillé par son père Gene. De son coté, la famille Cummins au grand complet se mobilise autour de la tante, puis aussi de Tom. Par manque de chance, on le fait passer au détecteur de mensonges, et celui-ci, pourtant jugé peu fiable contredit sa version. Les policiers qui ont bien envie d'en découdre et de trouver un assassin en déduisent que Tom est le meurtrier, sans écouter la version du jeune homme. Le corps de Julie ne sera découvert qu'un bon mois plus tard et on ne retrouvera jamais celui de Robin.

Après un an passé en prison, avant que d'autre indices et témoignages ne le fasse enfin sortir. Mais il restera toujours mis au ban de la société, jusqu'à réhabilitation complète et condamnation des 4 agresseurs, dont 2 mineurs, des petits délinquants.

Dès les premières pages, avec le talent qu'on connaît à l'autrice d'Américan Dirt, nous sommes embarqués dans une incroyable enquête. Ici sont pointées les erreurs de la police trop pressée d'avoir un coupable, et le mépris des victimes, les familles Cummins et Perry. Ayant consulté toutes les archives qu'elle a pu trouver, et fait un véritable travail d’enquête, ce livre est sorti en 2004, avant d'être traduit et publié en France en 2022. L'écrivaine essaye de rester le plus objective possible mais comme elle le dit « c'est ma famille tout de même ». Elle est contre la peine de mort, car cela ne permet pas le temps de la rédemption et n’apaise en rien les souffrances des familles. Seul le temps, l'entourage aimant, et le soutient sans faille d'une famille unie par un tel drame sont les seuls remèdes.

Un livre à la fois poignant sans misérabilisme et coup de point soutenu par l'écriture sans fioriture de l'autrice. Ce roman/récit résonne aussi curieusement avec l'actualité, avec la vague me-too qui secoue le cinéma français, et où la parole des victimes se libère petit à petit.


Extraits

  • Je ne peux pas prendre position contre la peine de mort par compassion pour ces hommes parce que je n'ai pas ressenti une once de compassion envers eux à ce stade. Ce serait peut-être le cas si je pensais qu'ils regrettaient - s'ils exprimaient un quel conque remords véritable pour leurs actes. Je peux simplement dire que la peine capitale n'a rien résolu pour moi. Elle ne m'a pas aidée à cicatriser mes plaies, et je ne m'attends pas à ce que cela arrive.
    Néanmoins, je suis frustrée par cette éternelle rhétorique. Nous concentrons toujours notre attention au mauvais endroit. Peut-être que la peine de mort est mauvaise, pas uniquement d'un point de vue humanitaire, mais parce qu'elle aliène encore davantage des familles qui ont déjà tant souffert. Parce qu'elle retourne le couteau dans la plaie. Parce qu'elle minimise le rôle des personnes qui devraient avoir le plus d'importance. Parce qu'elle donne aux meurtriers l'opportunité de porter un insigne qu'ils ne méritent pas - celui de la victime.

  • Il jeta un coup d’œil à Jacobsmeyer, dont l’expression demeurait sévère et patiente. Gene savait que, s’il coopérait, il resterait dans les bonnes grâces de la police. Et que, en retour, on le laisserait accéder à son fils, et par la même occasion maintenir un certain degré de contrôle de la situation, si infime soit-il. Il était déterminé à faire ce qui était préférable pour Tom, à rester intimement impliqué dans le processus.

  • Saisie d’une de ses humeurs poétiques, Julie leur parla rêveusement du pont, non en tant que simple moyen de rejoindre deux morceaux de terrain, mais plutôt comme outil de communication entre la terre, l’eau et le ciel, comme lieu profondément propice à la paix et à la contemplation. La lune était basse dans le ciel au dessus de l’Illinois, une demi-lune, d’une couleur rouge orangé. Une lune d’automne, commenta Tom, étonné qu’elle soit aussi basse et orangé à cette époque de l’année.

  • Plus tard dans l'après-midi, Hollee McClain, la meilleure amie de Julie, vint à la barre pour évoquer succinctement son amitié avec les deux sœurs. Sa voix tremblota au moment où elle commença à y lire tout haut le poème qu'elles avaient peint sur le pont, Faites ce qui est juste ». Pour les personnes présentes dans la salle d'audience à qui ce texte était encore inconnu, son contenu était d'une ironie à couper le souffle.

  • C’était un endroit de solitude publique, de grandeur délabrée, de terrible beauté. Un endroit où les mots peints avec soin des graffitis de Julie étaient cernés par les lignes enchevêtrées de la nature – les arbres denses, les plantes grimpantes noueuses, la rive sinueuse du fleuve. C’était un endroit qui parlait de ses passions, qui l’inspirait. Elle aimait ce vieux pont de tout son cœur et de toute son âme, et la poétesse en elle reconnaissait qu’à cet instant précis il représentait probablement davantage pour elle qu’il ne le ferait jamais plus. Car elle était arrivée devant un pont dans sa propre vie. Elle était en train de passer de l’enfance à l’âge adulte, de construire son avenir et de choisir ses combats.

  • Peut-être Julie était-elle attirée par ce vieux pont parce que, comme elle, il était pétri de contradictions. Certains venaient y chercher paix et sérénité, et d’autres, frissons et danger. C’était un endroit de solitude publique, de grandeur délabrée, de terrible beauté.

  • La pire chose que peut jamais faire un oppresseur à une victime est de lui inspirer une telle haine que la victime devient capable du même genre de monstruosités que celles qui l'oppressent. Cette menace d'altération de l'âme de la victime en elle-même est bien plus terrifiante à mes yeux que n'importe quelle brutalité physique potentielle. Si je laisse ma révulsion pour les meurtriers de mes cousines me condamner à être assoiffée de sang, les voyous de ce monde ont gagné. Et les Julie et les Robin ont perdu.

  • Tom, il faut que tu arrêtes de te fustiger avec ça, lui conseilla Frank tandis qu'ils mangeaient leurs steaks. Le noeud du problème, c'est que tu as survécu. Et c'est une bonne chose, sinon personne n'aurait jamais su ce qui était arrivé à Julie et Robin. Ces quatre monstres se baladeraient encore en liberté quelque part. Tu as survécu au fleuve. Tu as survécu aux médias. Et c'est ton témoignage qui va envoyer ces quatre mecs à leur véritable place. Tu devrais être sacrément fier de toi.

  • FAITES CE QUI EST JUSTE
    L'Union Fait la Force
    La Division Nous Affaiblit
    Rien N'est tout Blanc ni tout Noir Nous, la Nouvelle Génération
    Devons Prendre Position Nous Unir pour ne Faire qu'Un Il faut K on
    ARRÊTE
    De s'Entre-tuer
    Pas Besoin d'être Blanc ou Noir
    Pour Ressentir les Préjugés
    Pour Tomber Amoureux
    Connaitre la Douleur
    Engendrer la Vie
    Pour Tuer
    Pour Mourir
    Il faut simplement être Humain
    Faites ce qui est Juste. (poème de Julie peint sur le sol sous le pont)

  • Winfrey commença à paniquer. Ce n'était pas tant par bonté d'âme ni par trouille qu'il s'en était abstenu, mais parce qu'il possédait apparemment une barrière intérieure inconsciente et innée qui l'empêchait de violer. Une barrière que la plupart des gens normaux devaient posséder aussi, pensait-il, tout en essayant de ne pas trop s'avouer à quel point ses compagnons devaient être dangereux pour être dépourvus de cette caractéristique humaine de base.

  • Toutefois, même si Tom l’avait su, il n’en aurait probablement pas beaucoup modifié son comportement pour autant, parce qu’il était convaincu de ne pas être considéré comme suspect. Dans cette affaire, il était manifestement une victime – ça sautait aux yeux. Émotionnellement, c’était une véritable boule de nerf. […] Il était traumatisé, sale et épuisé. L’idée que Stittum et Ghrist puissent réellement le soupçonner, lui, d’un quelconque méfait ne lui avait même pas traversé l’esprit

  • C'était étrange pour eux tous d'être là à rire, plaisanter et manger au Red Lobster alors que Julie et Robin étaient encore dehors quelque part dans le noir, portées disparues. Cet instant de légèreté fut donc bref, même s'ils en avaient tous énormément besoin. Et ils ne tardèrent pas à payer ces rires par ce terrible sentiment pesant de culpabilité qui est toujours le lot des survivants. Les visages momentanément souriants autour de la table redevinrent tous graves. Les miettes sur l'assiette de Tink furent mouillées de larmes, et son appétit s'évanouit de nouveau.

  • "La ruse et la tromperie sont par moments indispensables au processus de l'interrogatoire criminel. Comme nous l'avons souligné, elles ne présentent pas le risque d'induire de faux aveux." Ce manuel, le même qui est utilisé dans tous les États-Unis pour former nos policiers à la bonne conduite d'un interrogatoire, explique en détail que la Cour suprême des États-Unis a autorisé l'utilisation de la ruse et de la tromperie dans ce cadre. Ce texte donne également divers exemples où les suspects ont été amenés par la ruse à faire des aveux recevables. De plus, le manuel incite effectivement les policiers à se servir de la ruse et de la tromperie pour provoquer des aveux chaque fois que c'est nécessaire, dans les limites de ce que l'on appelle la « décence ».

  • Dans son article intitulé « La persuasion coercitive et le changement d'attitude» cité au début de ce chapitre, Ofshe affirme: Dans des circonstances inhabituelles, les méthodes d'interrogation modernes de la police peuvent comporter certaines des propriétés d'un programme de réforme de la pensée. Bien qu'ils surviennent rarement en même temps, les ingrédients nécessaires pour provoquer de faux aveux que l'on croit temporairement sont : des soupçons erronés de la police, l'utilisation de certaines procédures d'interrogation communément employées, et un certain degré de vulnérabilité psychologique de la part du suspect. Les tactiques employées pour obliger le suspect à changer de position et obtenir des aveux de sa part incluent des manœuvres conçues pour accentuer ses sentiments de culpabilité et de détresse émotionnelle.

  • Nous oublions nos victimes.
    En tant que société, nous avons une certaine fascination pour le meurtre et la violence. Ce n'est pas nécessairement malsain - nous sommes des gens curieux. Nous voulons savoir pourquoi les atrocités ont lieu; nous voulons comprendre les causes de la malveillance. Nous allons chercher des réponses dans les livres, dans la thérapie, dans nos médias. Toutefois, malheureusement, pour ceux qui cherchent des réponses, les cadavres ne parlent pas. Les morts ne peuvent pas raconter leurs propres histoires.




Biographie
Né à Rota, Espagne , le 6/12/1974, Jeanine Cummins est une romancière américaine.
Diplômée de l'Université de Towson, elle passe deux ans en Irlande comme serveuse de bar. De retour aux USA en 1977, elle vit et travaille à New-York.

Sa première œuvre est un mémoire sur la tentative de meurtre contre son frère et l'assassinat de deux cousines au Missouri en 1990. Son second ouvrage, le roman "The Outside Boy", traite des Travellers, nomades irlandais, gens du voyage, Roms Pavees. L'action de son troisième roman se déroule durant la Grande famine irlandaise de 1845-1852.

Son quatrième livre, "American Dirt", sur la violence des cartels au Mexique (Acapulco) et la fuite d'une survivante et de son fils vers la barrière entre les États-Unis et le Mexique, dans les années 2015-2019, lui assure une reconnaissance ambiguë en 2020, Jeanine Cummins s'étant retrouvée lors de sa sortie au cœur d'une polémique dénonçant la légitimité d'une blanche new-yorkaise à écrire sur l'immigration.
Jeanine Cummins vit à New York avec son mari et leurs trois enfants.

vendredi 16 février 2024

Cormac MC CARTY – Stella Maris – Editions de l'Olivier - 2023

 

 

L'histoire

Alicia Western, jeune femme de haut niveau intellectuel a demandé à être internée et suit une thérapie avec son psychiatre. Pourquoi en est-elle arrivée là ? Est-elle si différente des autres ?


Mon avis

Ce roman est la suite du Passager, qu'il complète dans une narration faite de dialogues entre Alicia et son thérapeute. En anglais, Stella Maris est le nom donné à la vierge Marie catholique. Alicia est la sœur de Bobby, le héros du Passager, qu'elle aime d'un amour impossible. A sa demande, à 20 ans, elle demande à être internée dans un institut psychiatrique dans le Wisconsin. Nous sommes en 1972 et le roman peut dérouter par sa forme entièrement composée de dialogues entre le psychiatre et Alicia.

Celle-ci était promise à un brillant avenir de mathématicienne. Elle refuse de faire débrancher son frère Bobby (le héros du Passager) qui est dans le coma en Italie et finalement s'en remettra. Mais même sans avoir lu le Passager, ce roman est ici concentré sur cette jeune femme, amoureuse de son frère, et dont le père a contribué à mettre au point la bombe atomique qui s'est abattue sur Hiroshima, faisant porter à Alicia tout le poids d'une culpabilité dont pourtant elle n'est pas responsable. Elle qui est aussi une spécialiste de la physique quantiques et des topologies en mathématiques, finit pas rejeter tous les enseignements reçus qu'elle juge néfaste et dérisoires pour l'humanité.

Elle vit dans un monde illusoire où les personnes réelles sont remplacées par des personnages. Alicia est un personnage bouleversant d'humanité et de lucidité. Sa présupposée folie pointe avec exigence les fondements de la réalité, démontrant que l'inconscient, cerveau animal s'il en est, prime sur une pseudo-normalité qui ne serait sans doute pas une excellente nouvelle. "Se dire qu'il y a peu de joie dans ce monde n'est pas une simple façon de voir les choses. On finit par comprendre que le monde ne pense absolument pas à nous."
Pessimiste? Sans doute. Mais surtout extrêmement lucide. l'ateur est proche du dernier round, et cela transpire dans chaque phrase.
Alors, il joue. Il joue avec l'idée d'être, d'avoir été un habitant d'un monde capable et coupable d'avoir inventé le moyen de s'anéantir lui-même. Où l'on revient à la Bombe, événement fondateur, qui traverse les deux volumes. "Le projet Manhattan est l'un des événements les plus significatifs de l'espèce humaine. (…), peut-être même le numéro 1. C'est juste qu'on ne le sait pas encore. Mais ça viendra."
Le Passager et Stella Maris sont indissociables. Ils dialoguent, s'explicitent, se confrontent, se rapprochent et se repoussent. Alicia en est à mon sens le pivot central qui, du haut de ses vingt ans, a compris que vouloir expliquer le monde n'est que le rendre plus indicible. "Parce que je savais ce que mon frère ne savait pas. Qu'il y a une horreur sous la surface du monde et qu'elle avait toujours existé. "
Serait-ce notre passager manquant, ou la connaissance intime de notre finitude? "L'élixir de la vie
coule au sol." "Il faut se dépêcher. "
Au seuil de la dernière porte, c'est un message diablement exigeant que nous délivre Mc Carty. Et, s'il nous semble si infiniment triste et pessimiste, il abrite une beauté universelle. L'esprit humain EST le monde tout entier. Il en génère les merveilles comme les horreurs. Il est le Langage, l'Art, la Littérature, l'espoir, le désespoir et la lucidité.
De plus l'auteur fait allusion à James Joyce et son Ulysse, un auteur qu'il admire. Même si il n'y a pas de ponctuation, on ne perd pas le fil de ce roman étrange, avec un portrait de femme supérieurement intelligente, mais totalement fracassée par ses émotions, son passé, son enfance. Un roman érudit qui nous offre la possibilité d'aller nous renseigner sur l'Univers et qui me fait penser à « la mélodie secrète de l'Univers » de astrophysicien Trinh Xuan Thuan qui parlait de Dieu comme une forme d'entité créatrice.



Extraits

  • J'irais dans une petite ville et je m'achèterais des vêtements d'occasion au marché. Des chaussures. Une couverture. Je brûlerais toutes mes affaires. Mon passeport. Je jetterais peut-être simplement mes vêtements à la poubelle. Je changerais de l'argent dans la rue. Et puis je grimperais dans les montagnes. A l'écart de la route. Pas de risques inutiles. A pied à travers les terres ancestrales. Peut-être de nuit. Il y a des ours et des loups là-haut. Je me suis renseignée. Il serait possible d'allumer un petit feu la nuit. Peut-être de trouver une grotte. Un torrent de montagne. J'aurais un bidon d'eau pour quand je serais trop faible pour me déplacer. Au bout d'un moment l'eau aurait un goût extraordinaire. Elle aurait un goût de musique. Je m'enroulerais dans la couverture la nuit pour me protéger du froid et je regarderais les os prendre forme sous ma peau et je prierais pour pouvoir saisir la vérité du monde avant de mourir. Quelquefois la nuit les animaux viendraient tout près du feu et circuleraient et leurs ombres se déplaceraient parmi les arbres et je comprendrais alors que quand le dernier feu ne serait plus que des cendres ils viendraient et m'emporteraient et je serais leur eucharistie. Et ce serait ma vie. Et je serais heureuse.

  • Pourquoi pleuriez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ?
    Excusez-moi. Pour davantage de raisons que je ne pourrais dire. Je me vois encore essuyer mes larmes sur la table d’harmonie de l’Amati et le poser à l’écart et me rendre à la salle de bain pour m’asperger le visage d’eau. Mais ça a recommencé. Je n’arrêtais pas de penser au vers : Quel chef-d’œuvre que l’homme. Impossible de m’arrêter de pleurer. Et je me rappelle avoir dit : Que sommes-nous ? Assise sur le lit avec l’Amati dans mes mains, si beau qu’il semblait à peine réel. C’était la plus belle chose que j’aie jamais vue et je ne comprenais pas comment une telle chose pouvait être possible.

  • Dans ce cas précis c’est la prise de conscience que ce que l’on soupçonnait depuis longtemps est vrai en réalité. Que les mathématiques n’ont pas de limites. Qu’elles sont inépuisables. Il n’y avait plus aucun doute là-dessus. Et il fallait maintenant s’asseoir un moment et réfléchir à l’univers. Et qu’est-ce qu’on s’est dit ? Sur l’univers. On s’est dit que l’investigation allait souffrir d’une disponibilité de plus en plus réduite de l’empirique. Pendant même qu’on travaillait l’univers s’éloignait. Alors qu’est-ce qu’on apporterait à l’investigation ? La seule chose qu’on possède, je suppose. L’esprit. Et pourquoi penserait-on que l’esprit est à la hauteur de la tâche ? Parce que nous sommes là. Que nous ne sommes nulle part ailleurs. Et qu’il n’y a rien d’autre à savoir

  • notre expérience du monde consiste en grande partie à nous prémunir contre la déplaisante vérité que le monde ne sait pas qu'on existe.... J'ai compris pour la première fois que le monde visible était à l'intérieur de notre tête. Le monde entier ,en fait. ...le monde visible est créé par des êtres pourvus d'yeux pour le faire. Non pas créé à partir de rien mais de ce quelque chose dont la réalité est à jamais inconnaissable. ...

  • La première règle de l’univers c’est que toute chose disparaît pour toujours. Au point que si on refuse d’accepter ça on vit dans un fantasme.

  • Si vous deviez porter un jugement catégorique sur le monde en une seule phrase ce serait quoi ? Ce serait : Le monde n'a rien créé de vivant qu'il n'ait l'intention de détruire.

  • Le rêve nous réveille pour nous dire de nous souvenir. Peut-être qu'il n'y a rien à faire. Peut-être que la question est de savoir si la terreur est une mise en garde contre le monde ou nous-mêmes. Le monde nocturne d'où on émerge d'un bond dans son lit, haletante et en sueur. Est-ce qu'on se réveille de quelque chose qu'on a vu ou de quelque chose qu'on est ?

  • La nature spirituelle de la réalité est la principale préoccupation de l’humanité depuis toujours et ce n’est pas près de s’arrêter. L’idée que tout est simplement matériel ne semble pas nous convenir.

  • Il est fort possible que l'imaginaire soit ce qu'il y a de mieux. Comme le tableau d'un paysage idyllique . L'endroit où on préférerait être. Où on ne sera jamais.

  • Dans ce cas précis c’est la prise de conscience que ce que l’on soupçonnait depuis longtemps est vrai en réalité. Que les mathématiques n’ont pas de limites. Qu’elles sont inépuisables. Il n’y avait plus aucun doute là-dessus. Et il fallait maintenant s’asseoir un moment et réfléchir à l’univers.
    Et qu’est-ce qu’on s’est dit ? Sur l’univers. On s’est dit que l’investigation allait souffrir d’une disponibilité de plus en plus réduite de l’empirique. Pendant même qu’on travaillait l’univers s’éloignait. Alors qu’est-ce qu’on apporterait à l’investigation ? La seule chose qu’on possède, je suppose. L’esprit. Et pourquoi penserait-on que l’esprit est à la hauteur de la tâche ?
    Parce que nous sommes là. Que nous ne sommes nulle part ailleurs. Et qu’il n’y a rien d’autre à savoir.

  • Il faut comprendre ce qu'a été l'avènement du langage. Le cerveau s'en était assez bien passé pendant plusieurs millions d'années. L'arrivée du langage a été comme l'invasion d'un système parasite. Cooptant les zones du cerveau les moins dédiées. Les plus susceptibles d'annexion. Une invasion parasite. ]...[
    La guidance intérieure d'un système vivant est aussi nécessaire à sa survie que l'oxygène et l'hydrogène. La gouvernance de tout système évolue au même rythme que le système lui-même. Tout ,d'un battement de paupières à un accès de toux en passant par la décision de s'enfuir à toutes jambes. Toutes les facultés excepté le langage ont la même histoire. Les seules règles évolutionnistes que suit le langage sont celles qui servent à sa construction. Processus qui a duré à peine plus qu'un battement de paupières. L'extraordinaire utilité du langage en a fait du jour au lendemain une épidémie.
    Le système de guidance inconscient a plusieurs millions d'années, la parole moins de cent mille. Le cerveau ne se doutait absolument pas de cette arrivée. L'inconscient a dû se démener en tous sens pour accueillir un système qui s'est avéré parfaitement implacable. Non seulement il est comparable à une invasion parasite mais il n'est comparable à rien d'autre. Le langage ne s'est développé à partir d'aucun besoin connu. C'était juste une idée. Et l'idée était qu'une chose pouvait en représenter une autre. Un système biologique soumis à l'agression victorieuse de la raison humaine.



Biographie
Né à Providence, Rhode Island , le 20/07/1933 et décédé à Santa Fe, Nouveau Mexique , le 13/06/2023, Cormac McCarthy, né Charles McCarthy, est un écrivain américain d'origine irlandaise.
Il est troisième d'une fratrie de six enfants. En 1951 et 1952, il étudie à l'Université du Tennessee. Après ses études, il rejoint en 1953 l'armée de l'air américaine pour quatre ans, dont deux passés en Alaska, où il anime une émission de radio. En 1957, il reprend ses études à l'université.

Il épouse Lee Holleman en 1961, dont il a un fils. Il quitte l'université sans aller jusqu'au diplôme, et s'installe avec sa famille à Chicago, où il écrit son premier roman, "Le Gardien du verger" ("The Orchard Keeper", 1965). Divorcé, il rencontre Anne DeLisle durant l'été 1965. Ils se marient l'année suivante. Grâce au soutien financier de la Fondation Rockefeller, il voyage également dans le sud de l'Europe, avant de séjourner quelque temps à Ibiza, où il écrit son deuxième roman, "L'Obscurité du dehors" ("Outer Dark", 1968).

En 1969, McCarthy et sa femme s'installent dans le Tennessee. Il y écrit "Un enfant de dieu" ("Child of God", 1973). McCarthy et Anne DeLisle se séparent en 1976, et l'écrivain déménage pour El Paso au Texas. En 1979, le roman sur lequel il travaille depuis près de vingt ans, "Suttree", est enfin publié. "Méridien de sang" ("Blood Meridian"), roman souvent considéré comme son meilleur, paraît en 1985. En 1992, on découvre "De si jolis chevaux" ("All the Pretty Horses"), premier volume de la "Trilogie des confins". Le livre remporte le National Book Award en 1992. Les deux autres volumes sont "Le Grand Passage" ("The Crossing", 1994) et "Des villes dans la plaine" ("Cities of the Plain", 1998).

"De si jolis chevaux" a été adapté au cinéma en 2000 par Billy Bob Thornton. "Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme" ("No country for old men", 2005) est porté à l'écran en 2007 par les frères Coen. Le film est récompensé de quatre Oscars en 2008 dont celui de meilleur film. Son roman post-apocalyptique, "La Route" ("The Road", 2006) obtient le prix Pulitzer de la fiction 2007, le prix James Tait Black Memorial 2007 et le prix des libraires du Québec 2009. McCarthy revient en 2013, en tant que scénariste du thriller "Cartel" ("The Counselor"), réalisé par Ridley Scott. En 2022, il publie "Le Passager", premier volet d’un diptyque. Stella Maris est son dernier roman.
McCarthy vit jusqu'à sa mort dans le Nouveau-Mexique, avec sa troisième femme, Jennifer Winkley, qu'il a épousée en 1998, et leur fils, né en 1999.




jeudi 15 février 2024

TESS GUNTY – ECOUTEZ-MOI JUSQU'A LA FIN » - Gallmeister 2023

 

 

L'histoire

Blandine Watkins est une jeune fille de 18 ans qui vit dans « le clapier » (dans une ville fictive dans l'Indiana), en compagnie de trois autres garçons qu'elle n’apprécie pas plus que cela. Il faut dire que Blandine, qui cherche désespérément sa place dans la vue s'intéresse au mysticisme, aux saintes catholiques. Elle cherche à combattre le consumérisme affolant qui est un danger selon elle ? Mais Blandine a surtout beaucoup de mal à engager des amitiés durables, soit elle parle trop et on pense qu'elle est un peu cinglée, soit elle se retranche dans un mutisme où « elle sort de son corps », mais ses visions ne sont pas joyeuses. Autour d'elles gravitent des personnages plus ou moins sympathiques. Et puis un jour, dans un mois de juillet trop chaud, c'est le drame.


Mon avis

Tess Gunty a presque 30 ans quand elle publie ce livre qui reçoit dans la foulée le National Book Award, un prix littéraire comparable à notre Goncourt.

Un livre où il ne se passe rien , mais qui analyse les conséquences sociales d'une petite cité d'une ville en total déclin suite à la fermeture de plusieurs usines. Reste alors une population désœuvrée qui est logée dans les anciens logements ouvriers et que les habitants surnomment le « clapier ». Des habitants qui attendent une rénovation qui ne vient jamais. Blandine et 3 garçons sont placés dans l'appartement C4, et d'emblée nous faisons connaissance avec le voisinage, peu sympathiques. Blandine est une jolie fille qui ne s'en rend pas compte. N'ayant guère de perspectives en terme d'emploi, elle plonge dans le mysticisme, et s’approprie les propos d'Hildegarde De Bingen, nonne et savante du 12ème siècle.

Ce roman n'a pas vraiment d'intrigues. C'est une suite de portraits de gens déclassés, sans avenir, parfois drôles, mais aussi violents, alcooliques ou déprimés. Au mysticisme de l’héroïne s'ajoute une part de fantastique, sans doute pour ajouter une touche originale.

L'autrice raconte le monde en collant à sa réalité – le capitalisme, l'amour, l'identité, les jeux de pouvoir et les traumas – tout en multipliant les pas de côté : Amérique à la géographie réinventée, goût pour la bizarrerie et l'insolite, confrontation avec ce qu'il y a de plus morbide dans l'être humain, incursions fantastiques et réalisme magique. . Blandine Watkins pourrait même être vue comme une version réactualisée de Joelle van Dyne alias PGOAT – pour « Prettiest Girl of All Time » – : Blandine est un trou noir qui capte tous les regards, dont tous les hommes tombent amoureux. Sauf qu'en 2022, ce n'est pas sa beauté qui est au centre de tout, mais son aura hypnotique : « Elle irradie une forme de puissance qu'il associe aux fantômes, aux extraterrestres, à la magie, aux miracles », dit un des personnages. Blandine est une sorcière aux invocations lumineuses.

Ancré dans la tradition littéraire américaine d'exploration du capitalisme et de ses conséquences, Ecoutez-moi jusquà la fin, parle d'un point de bascule entre l'ère industrielle – industrie automobile en tête – et celle des sociétés d'exploitation immobilières, comme si après avoir assuré les déplacements des personnes, il s'agissait de les sédentariser, en mettant sous le tapis la pauvreté sur laquelle les nouveaux bâtiments de luxe seront construits. L’écrivaine dénonce le capitalisme, et dans un même mouvement celles et ceux qui en font un bouc émissaire au malheur, à même de justifier leur aux échecs.
Plus spécifiquement, Tess Gunty examine l'exploitation capitaliste – l'exploitation du corps de la femme, traitée comme une marchandise ; l'exploitation des animaux, tués par les colocataires de Blandine pour lui prouver leur amour ; l'exploitation du ventre de Hope par le bébé qu'elle attend –, en intriquant celle-ci au patriarcat. L'histoire d'amour que vie Blandine avec James Yager, son professeur de théâtre, convaincu d'être un homme bien, à l'éthique irréprochable, est éloquente de ce qui se passe dans l'ère post metoo : la nécessité pour les dominants de prendre conscience de l'étendue de leur pouvoir.

Non content d'être un bouillon d'idées et de personnages, ce drôle de roman alterne en plus les styles et les formes : passages à la troisième et à la première personne, extraits de textes, nécrologie autobiographique, ou encore un chapitre incroyable composé des dessins de Todd. Toutefois, sa structure pourra déplaire à certains, tout comme le manque à mon avis de structure. Certes c'est original mais on a l'impression d'avoir lu cela plusieurs fois, hormis les digressions mystiques.

Bref avis mitigé sur ce roman, trop long (539 pages). Je pense à Hermann Diaz qui a proposé sous forme de polar, la même analyse, avec plus de brio.


Extraits

  • Il se réveille avant l'aube dans un musée des objets magnifiques de sa femme et passe sa journée à errer de pièce en pièce d'un pas traînant. Les chats se font discrets. Il évite le Couloir de la Famille Zorn qui lui a toujours flanqué la trouille et qui lui cause à présent des spasmes oesophagiens. Il ne croit pas aux fantômes, mais il y a longtemps qu'il a accepté leur présence dans cette maison. Ils l'habillent de couvertures froides et humides. Ils foutent le bordel dans le réseau électrique, le réseau mobile et le wifi. Ils le traitent de petit péquenaud. Ils savent ce qu'il a fait. Il essaie de faire une flambée, tisonne et réarrange les bûches, utilise tout le papier journal qu'il y a dans la maison, mais le bois ne prend pas .

  • Elle trouve profondément dérangeant les effets ensorceleurs qu'un bien immobilier peut avoir sur son corps, et elle ne parvient pas à réconcilier ses idéologies bourgeonnantes sur la propriété privée. Qui a permis à cette fille de la protection de l'enfance de s'intéresser au mobilier artisanal ? D'apprécier comme une putain d'aristocrate les tapis faits à la main ? Pour qui se prend t-elle ? Tels sont les contours de ses pensées tandis qu'elle lit aux filles une comptine illustrée sur les ravages du capitalisme.Le papier peint de leur chambre la fait ressembler à une forêt. Des fées confectionnées en tissus, paillettes et cure-pipes nichent dans un enchevêtrement de lumières au plafond. Tiffany n'a même jamais rêvé d'une enfance si joliment paysagée tandis qu'elle grandissait dans le système, léguée de maison en maison comme un héritage maudit. Avec des cadenas aux réfrigérateurs.

  • Le problème, c’est que quand tu es une jeune femme, tu ne peux pas décider de sortir du système de production économique. Personne ne le peut, pas vraiment, mais un homme blanc comme toi est au moins en mesure de faire quelque chose qui ressemble à une telle sortie. Une femme ne peut même pas plus ou moins décider de sortir, peu importe ses efforts, parce que son corps contient des biens et des services, et que les gens essaieront forcément d’extraire ces biens et ses services avec ou sans sa permission. Comment pourrais-tu comprendre ? On commence enfin à parler de comportements sexuels abusifs, et c’est déjà ça. À l’évidence, il y a un peu de justice horizontale qui se fait actuellement, et ce n’est pas vraiment idéal, mais c’est quand même quelque chose. –Justice horizontale ? –Je veux dire que si on ne peut pas abattre le machisme américain en la personne de son commandant-en-chef alors peut-être qu’on peut abattre le producteur, le PDG, les présentateurs de JT, les acteurs, et ainsi de suite. On s’en sentira bien, ça fera un peu de bien, mais au bout du compte, note sécurité, nucléaire et démocratique est déterminée par un concours international pour savoir qui a la plus grosse, et quand tu as vécu dans des foyers d’accueil, tu ne… Peu importe.

  • À tous égards, Beth est un être humain extraordinaire et une partenaire très compréhensive/patiente/positive. Elle sent la lavande et m’envoie des articles scientifiques intéressants par SMS à l’heure du déjeuner. Ou, du moins, m’en envoyait, avant que tout parte en couille. Alors j’ai eu envie de faire quelque chose de gentil pour son quarantième anniversaire.
    J’ai invité quelques uns de ses amis du travail - elle travaille dans une petite association de défense de l’environnement - et comme je voulais qu’elle passe une excellente journée, j’ai invité Valentina, sa copine de Master. Beth est proche de Valentina, et protectrice à son égard, parce que Valentina aurait soi-disant subi une sorte de traumatisme d’enfance au sujet duquel Beth refuse de m’en dire plus. Je suis sceptique à propos de ce « traumatisme » c’est bien dans le genre de Valentina que de chercher à susciter la compassion à coup de mensonges.

  • Il n’avait jamais entendu parler de Vacca Vale avant l’affront de la nécrologie, mais il aime bien visiter l’Amérique du milieu, il aime aller y enquêter puis livrer ses rapports aux deux côtes. Leurs églises et leurs sourires de supermarchés. Leur maïs en boîte, qui parcourt des milliers de kilomètres avant de revenir dans la région qui l’a produit. Leurs drapeaux américains dans leurs jardins, leurs monospaces et leurs écoles chrétiennes. Les routes, l’impossibilité de se déplacer à pied, les R qu’ils prononcent de façon à la fois rude et amicale. Leurs gentils pompistes. La foi, la colère, la géométrie. Tout n’est que grande route et Dieu. Moses ne comprend la politique contemporaine que lorsqu’il est dans le Midwest.

  • Certains responsables mettent en avant la thèse selon laquelle les intrus étaient des militants des droits animaux cherchant à protester contre le fait qu’il y ait du gibier au menu.

  • Avoir une nationalité, un amant, une famille, un collègue, un voisin… la mère voit bien que toutes ces attaches sont fondamentalement absurdes, étant donné qu’elles sont accidentelles – mais elles sont en même temps les tyrans de toute vie.

  • La plupart des femmes mystiques relatent des expériences semblables. Jésus leur apparaît, et… voyez, quoi… il les demande en mariage.

  • Soudain, ce fut un vendredi aux environs de quatre heures, deux semaines avant ma mort - mon heure la plus abhorrée de toutes. Une heure purgatoriale, ni après-midi, ni soir, trop tôt pour manger et trop tôt pour boire, une heure qui encourage ses otages à faire le bilan de leurs échecs, une heure qui représente votre vie entière sous les traits d'un parking à voitures. Je fixai mon téléphone.

  • Elle est en train de découvrir que la grossesse, l’accouchement et le rétablissement post-partum sont trois actes d’un film d’horreur que personne ne vous autorise à regarder avant que vous ne le viviez.

  • La plupart des gens sont beaux parce qu’ils ressemblent à la moyenne de tout le monde, mais Blandine est belle parce qu’elle a l’air bizarre. Asymétrique. Membres maigrichons. Elle a quelque chose d’extraterrestre. Une beauté qui devrait être laide mais qui ne l’est pas.

  • L’histoire de l’humanité est une histoire de blessures et d’usurpations répétées infligées par l’homme à la femme, dans le but direct d’établir sur elle une tyrannie absolue.

  • Par un soir de chaleur dans l'appartement C4, Blandine Watkins sort de son corps. Elle n'a que dix-huit ans, mais elle a passé l'essentiel de sa vie à souhaiter que cela se produise. C'est une douce souffrance, comme l'ont promis les mystiques.

  • Ils [les réseaux sociaux] sont conçus pour qu’on y devienne accro, pour se repaitre de nos angoisses et s’en servir pour nous faire rester. Ils exploitent la solitude de tout le monde et nous promettent de la communauté, de l’approbation, de l’amitié. Honnêtement, sur ce plan, les réseaux sociaux ressemblent beaucoup à l’Église de Scientologie.

  • Je ne suis peut-être pas opprimée, au sens strict, poursuit Blandine en mâchonnant son bonbon pour éviter que ses dents claquent. Mais dans cette situation, je suis indiscutablement le prolétariat et tu es évidemment la bourgeoisie, et le capitalisme empêche qu’il se passe quoi que ce soit entre nous, en dehors d’une transaction foireuse, fondée sur le présupposé selon lequel tu possèdes tout ce que je produis.

  • Sur un podium, le maire, Douglas Barrington, qui ressemblait exactement à tous les autres maires qu’Hope avait jamais vus : blancs, mâles, grands, en surpoids, cheveux gris, costume bleu, avec des airs de père. Quinquagénaire. On voyait qu’il mangeait beaucoup de viande rouge. Si c’était votre père, il serait là pour les grandes occasions, mais vous le verriez peu tout le reste du temps.

  • L’important n’est pas de vivre longtemps mais de vivre bien.” Elsie Blitz a vécu à la fois longtemps et bien. Elle est la petite chérie de l’âge d’or de la télévision américaine et elle nous manquera terriblement.

  • Les scientifiques estiment que moins de quatre-vingts paresseux nains survivent encore sur cette île, à cause de la destruction illégale de la mangrove, du changement climatique et du braconnage.

  • Ce genre d’acte d’agression est une menace pour nous tous. Nous sommes là pour aider et protéger cette ville – pour favoriser les liens sociaux – et cet acte est, en quelque sorte, l’antithèse de tout ça.”

  • On ne peut pas renverser le système sans sortir de chez soi et croiser quelques regards. Aussi minime que soit votre empreinte carbone, vous ne pouvez tout simplement pas abandonner la nourriture, le confort et le sexe toute votre vie en vous autoproclamant éthiquement sacrificiel.


Biographie
Né(e) à : South Bend, Indiana Tess Gunty est une romancière américaine.

Elle est titulaire d'un BA d'Anglais de l'Université de Notre-Dame-du-Lac à South Bend et d'un MFA en écriture créative de l'Université de New York.

Son premier roman, "Écoutez-moi jusqu'à la fin" ("The Rabbit Hutch", 2022) a été acclamé par la critique et a remporté le National Book Award for Fiction 2022.
Elle est également la première lauréate du Waterstones Debut Fiction Prize.
Tess Gunty vit à Los Angeles.

son site : https://www.tessgunty.com/